Notes
-
[1]
S. Freud, L’Homme aux loups, Paris, puf, coll. « Quadrige », 1990, p. 103.
-
[2]
P. Bruno, « Dépliage de la passe en huit mouvements », Toulouse, 13 mars 2004, conférence inédite.
-
[3]
Le titre, proposé par la rédaction de Psychanalyse, reprend une question à moi-même adressée dans un travail déjà daté : « Avons-nous chacun notre homme aux loups ? » (« L’Homme aux loups : la névrose obsessionnelle ? », ecf-acf , Agen, 27 mai 1998), après lequel j’avais pris la décision de revenir sur Sergueï Pankejeff (désigné aussi par hl ou sp dans la suite). J’ai battu en retraite devant le projet de rendre compte de l’ensemble de la littérature : c’est au moins plus de deux cents titres essentiels qu’il conviendrait de retenir. On me pardonnera de limiter le corpus à Freud (« Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf, 1975, p. 325-420 ; dans M. Gardiner, voir plus loin, p. 172-267 – je me référerai, précédé des lettres sf, à L’Homme aux loups, Paris, puf, coll. « Quadrige », 1990), Ruth Mack Brunswick (rmb, « Supplément à l’“Extrait d’une névrose infantile” de Freud », dans Muriel Gardiner, voir plus loin, p. 268-313), Karen Obholzer (ko, Entretiens avec l’Homme aux loups, Paris, Gallimard, 1981), Muriel Gardiner (mg, L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, Paris, Gallimard, 1981), Patrick Mahony (pm, Les hurlements de l’Homme aux loups, Paris, puf, 1995), Gilles Deleuze et Félix Guattari (« 1914 – Un seul ou plusieurs loups ? », dans Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 38-52), Michel Schneider (« L’Homme aux analystes », Préface à ko, op. cit., p. 10-32), Nicolas Abraham et Maria Torok (Le verbier de l’Homme aux loups, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1976 ; précédé de J. Derrida, « Fors », p. 7-73), et à quelques autres, sans toujours bien savoir ce que je dois à chacun d’eux. Sans oublier Jacques Lacan, qui a commencé son séminaire par un commentaire de L’homme aux loups, souvent évoqué comme « le séminaire zéro », et qui ne cessera pas de revenir sur son interprétation.
-
[4]
Psychose maniaco-dépressive pour Kraepelin qui reconnaîtra s’être trompé… mais que Marie-Claire Terrier, à laquelle cet article doit beaucoup, soutient avec talent (« L’Homme aux loups et ses humeurs », Journée d’études : le sujet et ses humeurs, Nantes, acf-vlb, 7 juin 1997, inédit) ; névrose obsessionnelle associée à une névrose phobique et une hystérie de conversion, à un fétichisme, avec évolution paranoïde, chez Freud, mais aussi Gardiner et Eissler ; paranoïa à forme hypocondriaque pour Mack Brunswick ; organisation limite ou trouble narcissique de la personnalité pour nombres de commentateurs – Bergeret (La personnalité normale et pathologique, Paris, Dunod, 1985, p. 136, 138), Green (La folie privée, Paris, Gallimard, 1990, p. 161-164), Marinov (Rêve et séduction. L’art de l’Homme aux loups, Paris, puf, p. 253-289)… Patrick Mahony, Antonio Quinet, que je remercie de m’avoir confié son précieux travail (« O Homem dos lobos, leçon du 9 déc. 2002 », « A instalaçao da hipocondria do Homem dos lobos, leçon du 23 déc. 2002 », « O Homem dos lobos como psicotico, leçon du 27 nov. 2002 », Rio de Janeiro, 2002, inédit) et Agnès Aflalo (« Réévaluation du cas de l’Homme aux loups », La Cause freudienne, n° 43, 1999, p. 85-117) étayent chacun l’hypothèse de la psychose, mais pour des raisons quasiment antagoniques. À cela s’ajoutent les auteurs qui se servent de cet état de la question pour discréditer la psychanalyse et comme théorie – elle est incapable d’expliquer « l’état » de l’Homme aux loups – et comme pratique – elle a été incapable de le guérir, et peut-être même est-elle responsable de ses rechutes ! Enfin, pour faire bonne mesure, hl se pense lui-même, au moins une fois, schizophrène (ko, 263) !
-
[5]
S. Freud, « Construction dans l’analyse » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, t. II (1921-1938), Paris, puf, 1985.
-
[6]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 135.
-
[7]
J. Lacan, « Fonction et champ… » (1953), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 310-311.
-
[8]
Cf. la thèse de Marie-France Joseph-Génin, en cours.
-
[9]
Outre « la forme paranoïde » de la « psychose », déjà évoquée, cf. Écrits, op. cit., p. 385-393.
-
[10]
Il le qualifiera d’obsessionnel (Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 373).
-
[11]
J. Lacan, leçon du 19 décembre 1962 de la version prononcée du Séminaire X ; mention disparue malencontreusement de l’édition définitive (op. cit., p. 90).
-
[12]
Signe d’une prise de distance ? Freud espère en 1937 voir R. Mack Brunswick publier le compte-rendu de la reprise de l’analyse avec elle… paru huit ans auparavant dans l’Internationale Zeischrift für Psychoanalyse, vol. 15, cahier 1, p. 1 sq. (« L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 233).
-
[13]
C’est également le point de vue de Lacan (« Fonction et champ… », art. cit., p. 312).
-
[14]
« Je ne peux plus vivre ainsi », lâche la mère devant l’enfant à propos de ses saignements. L’Homme aux loups le répète à la suite d’un épisode encoprétique à 4 ans et demi, dont il eut particulièrement honte (sf, 74). Beaucoup plus tard, après avoir passé l’été 1922 à se regarder dans une glace pour peindre un autoportrait, hl est frappé, en novembre 1923, par une verrue noire sur le nez de sa mère (telle que sa femme en avait eu une) ; malgré les conseils des médecins, elle hésite à la faire enlever devant les allées et venues de la verrue.
-
[15]
Agnès Aflalo (art. cit.) retient l’absence de dialectisation du cas en faveur de l’hypothèse de la psychose ; Jean-Claude Maleval étaye justement le diagnostic de névrose sur l’absence de rupture des chaînes associatives – il considère abusive l’évocation d’une forclusion (« Du rejet de la castration chez l’Homme aux loups », dans Actes de la Cause freudienne. Premières journées d’études, La clinique psychanalytique d’aujourd’hui, Paris, ecf, 1982, p. 29-33 et 35-39 ; La forclusion du Nom-du-Père, Paris, Seuil, 2000, p. 33-764, 78, 152-153).
-
[16]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, inédit, leçon du 12 mai 1965.
-
[17]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 226-227, souligné par moi.
-
[18]
Ibid., p. 244-245.
-
[19]
Résistance d’autant plus inébranlable si elle est bien constituée de ce qui fonde le refoulement originaire !
-
[20]
S. Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (le petit Hans) » (1909), dans Cinq psychanalyses, Paris, puf, 1975, p. 137.
-
[21]
S. Freud, « L’analyse avec fin, l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 232-234.
-
[22]
J. Lacan, « Fonction et champ… », art. cit., p. 310-311.
-
[23]
Ibid., p. 311-312.
-
[24]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, op. cit., p. 54.
-
[25]
S. Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans », art. cit., p. 120-121.
-
[26]
Cette formule lacanienne du symptôme (Séminaire XXIII, Le sinthome, leçon du 18 novembre 1975, Ornicar?, n° 6, 1976, p. 5) figure chez M. Schneider… par ailleurs hostile à Lacan (ko, 14) !
-
[27]
M. Bousseyroux réfute justement le fait que le repérage des lettres sp marque l’identification de hl à son symptôme ; mais, « loupant » le symptôme, il s’effraye « prémonitoirement », à la suite de V. Marinov (op. cit., p. 301), de « l’autoportrait en Hitler » qui témoignerait d’un retour au pire (« Nomination du réel », dans L’angoisse et la cause, ccpso, 2000, p. 21) : le portrait en question date de 1920… après l’adhésion d’Hitler au parti ouvrier allemand, mais avant qu’il en prenne la tête (1921) et, surtout, avant son monstrueux crime contre l’humanité. En 1920, l’ex-peintre Hitler n’est pas encore Hitler, la figure du pire…
-
[28]
Discussion avec P. Bruno, séminaire Une autre psychanalyse, séance du 15 novembre 2004, inédit.
-
[29]
S. Freud, « La négation » (1925), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 134. Il faut plutôt chercher l’allusion à l’Homme aux loups dans « Construction dans l’analyse », parmi ces sujets où s’observe « la présence occasionnelle de véritables hallucinations […], des cas qui n’étaient certainement pas psychotiques » (ibid., p. 278).
-
[30]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, inédit, leçon du 29 mai 1963.
-
[31]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), leçon du 4 février 1959, inédit.
-
[32]
J. Lacan, « La chose freudienne » (1956), dans Écrits, op. cit., p. 404, 427-428, 429 ; cf. P. Bruno, La passe, op. cit., p. 127.
-
[33]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Le Seuil, version 2001, p. 117 ; Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., leçon du 4 février 1959 ; Le savoir du psychanalyste, leçon du 6 janvier 1972, inédit ; le terme, quoique absent, est appelé par le commentaire de l’analyse du petit Hans dans Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994 (voir note suivante) ; appelé encore par l’écriture ?o de la « Question préliminaire », dans Écrits, op. cit., p. 571.
-
[34]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit. ; cette localisation du père réel est précisément ce qui n’opère pas chez Hans : échec… de la forclusion du réel hors du symbolique (p. 415) !
-
[35]
I. Morin, La phobie comme modalité de traitement du réel, thèse pour le doctorat de psychologie (psychopathologie), université de Toulouse 2 ; cet article doit beaucoup aux remarques d’Isabelle Morin.
-
[36]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), op. cit.
-
[37]
Cf. l’article que Pierre Bruno consacrera à la psychose dans la prochaine livraison de Psychanalyse.
-
[38]
Le psychanalyste monte lui-même la structure en symptôme quand il fétichise « son » écoute (J. Lacan, « L’acte psychanalytique », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 377-378 ; P. Bruno, La passe, op. cit., p. 127).
-
[39]
Le savoir du psychanalyste, inédit, leçon du 6 janvier 1972 ; dans la leçon du 1er juin, Lacan avance encore à propos des médecins qui ont mis la psychanalyse « à leur pas » : « Ce n’est pas parce que la Verwerfung rend fou un sujet, quand elle se produit dans l’inconscient, qu’elle ne règne pas, la même et du même nom d’où Freud l’emprunte [forclusion de la castration ?], qu’elle ne règne pas sur le monde comme un pouvoir rationnellement justifié » ; cf. J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, op. cit., p. 117.
-
[40]
Lacan décrit le fonctionnement du discours capitaliste comme exclusif des autres modalités de discours, dont le discours du maître, qui livre la structure de l’inconscient !
-
[41]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, leçon du 11 janvier 1977, publié dans Ornicar?, n° 14, 1978.
-
[42]
F. Milbert, « sp : un Russe sur le divan de Freud », Le trimestre psychanalytique, publication de l’Association freudienne internationale, numéro spécial : « Les embarras des psychanalystes devant le cas de l’Homme aux loups », n° 1, 1997, p. 105-111.
-
[43]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, leçon du 16 mars 1976, Ornicar?, n° 9, 1977, p. 34 ; je dois à Nicolas Guérin la plupart des références à la forclusion (L’état de certitude. Approche psychanalytique et modalités épistémiques des variétés de l’incroyance, thèse de psychopathologie et psychanalyse, université d’Aix-Marseille 1, soutenue sous la direction de J.-J. Rassial le 6 octobre 2004).
-
[44]
J. Lacan, Séminaire XXII, R.S.I., leçon du 11 février 1975, Ornicar?, n° 4, 1975, p. 95.
« Il va de soi qu’un cas comme celui décrit ici pourrait fournir l’occasion de mettre en discussion tous les résultats et problèmes de la psychanalyse. Ce serait un travail infini et injustifié. Il faut se dire qu’on ne peut pas tout apprendre à partir d’un cas unique, tout décider par rapport à lui et se contenter de l’exploiter pour ce qu’il nous montre le plus nettement. »
1 Alors que je me débattais avec les diagnostics de l’Homme aux loups, je me réveillai un matin avec la réflexion suivante : malgré les indices de névrose recueillis de ma propre analyse, les amis (et les moins amis) qui épinglent ma folie ont peut-être raison. Au fond, ce à quoi je suis le plus attaché est non pas le fait de savoir si je suis de telle structure, névrotique ou psychotique, mais ce que la psychanalyse m’a conduit à construire avec cette structure. De ce point de vue, il est clair, au moins à mes yeux, et pour la satisfaction de quelques autres, que le monde est nettement mieux viable depuis ma cure qu’avant ! Paradoxe, ce renoncement sur le savoir préalable de la structure est l’occasion d’une conclusion assurée à partir du symptôme – ce radical de la singularité [2] – que je tairai ici. Cette réflexion et cette conclusion me conduisent à aborder le cas de l’Homme aux loups à nouveaux frais, dépouillé de préjugés, sans l’obsession ni la phobie de la conclusion.
2 La place manque pour, de façon exhaustive, reprendre chacun des éléments mis au jour par Freud et tirer tous les fils qu’il a laissés pendre, et encore plus pour exploiter la masse de ses commentateurs et critiques. Mais cet article atteindrait son but si, jetant une lumière rasante, il donnait à apercevoir un nouveau relief [3].
Une singularité « éclatante »
3 Cette entrée en matière est pourtant l’occasion d’une première conclusion : Sergueï n’en a pas fini avec Freud en 1914, il revient le voir en 1918 pour une postcure de six mois et de façon épisodique entre 1920 et 1924, avant que ce dernier ne l’envoie, en 1926, chez Ruth Mack Brunswick. Il ira de psychanalyste en psychiatre (comme à certaines périodes de tailleur en tailleur, de dentiste en dentiste, de dermatologue en dermatologue) jusqu’à la fin de sa vie en hôpital psychiatrique. Bref, l’Homme aux loups est une sorte d’objection vivante à la psychanalyse de son temps.
4 La revue des auteurs donne l’impression d’enfreindre l’avertissement de Freud (ici en exergue) : les psychanalystes n’auraient de cesse de résoudre le cas de l’Homme aux loups et de le réduire à un cadre identifié. La démarche est doublement problématique : elle traite de la structure (névrose, psychose, perversion) comme d’une espèce (d’une idée platonicienne !) et non comme un processus ; elle récuse dans son principe la singularité de l’Homme aux loups. Or, c’est sans doute l’un des mérites majeurs du fragment d’analyse transmis par Freud qu’il ne cesse de faire voler en éclats les positions les mieux assurées : de quoi est fabriquée cette singularité qui ne se loge bien dans aucune des études publiées jusqu’à aujourd’hui ? Malgré leurs richesses respectives, les innombrables reprises du cas témoignent, par leurs impasses, leurs contradictions, voire l’inconsistance de l’ensemble qu’elles constituent, qu’un réel échappe à chacune et divise leurs auteurs. De sorte que nous pouvons partir de l’hypothèse que le réel qui met la cure en échec est le même que celui sur lequel butent les diverses théorisations. La multitude des diagnostics accuse le coup de la vague psychanalytique venue se briser sur ce cas, véritable roc de la castration de la théorie [4] !
5 A-t-on lu la suite de l’avertissement de Freud placé en exergue ? « Dans la psychanalyse, la tâche explicative est de toute façon étroitement délimitée. Sont à expliquer, par la mise à découvert de leur genèse, les formations de symptômes frappantes ; les mécanismes psychiques et les processus pulsionnels auxquels on est ainsi conduit ne sont pas à expliquer, mais à décrire. Pour acquérir de nouvelles généralités à partir des constatations portant sur ces deux derniers points, il faut disposer de nombreux cas de ce genre analysés convenablement et en profondeur. Ils ne sont pas faciles à avoir, chacun d’eux nécessite un travail de plusieurs années. Le progrès dans ces domaines ne peut donc s’effectuer que lentement. La tentation est à vrai dire très grande de se contenter, pour nombre de personnes, de “gratter” à la surface psychique et de remplacer alors ce qui a été omis par une spéculation que l’on met sous le patronage d’une quelconque orientation philosophique. On peut également faire valoir des besoins pratiques en faveur de ce procédé, mais les besoins de la science ne se satisfont d’aucun succédané » (sf, 103). Il est étonnant de voir Freud distinguer ainsi le particulier, la formation du symptôme, du général, les mécanismes psychiques et les processus pulsionnels, pour affirmer que seul le particulier est à portée de la cure tandis que le général relève de la démarche scientifique. Depuis Lacan, le problème se pose dans d’autres termes : le général semble être désormais accessible à travers l’universel de la structure, tandis que la singularité dénoncerait la prétention de toute visée de saisie exhaustive quant à la particularité d’un cas. D’où l’amer que nous ciblerons : de quoi est fabriqué ce « radical de la singularité » qui maintient ouverte l’interprétation du « cas » envers et contre tout ?
Le cas interprète les psychanalystes
6 Au risque d’impatienter le lecteur, place, d’abord, à quelques commentateurs : leurs trouvailles, leurs impasses et leurs difficultés éventuelles à conclure contribuent à nous orienter.
7 La critique de Mahony porte sur la rhétorique de Freud. Très vite, il isole ce qu’il considère comme les quatre pieds de la démarche freudienne : recherche de prototypes, repérage de substituts, identification des lacunes présentées par les substituts, que Freud s’efforce de combler. Le quatrième élément consiste dans la mise en relief de l’un des procédés utilisés par Freud dans sa tâche : la traduction des éléments cliniques par leur contraire (l’actif par le passif, l’immobilité par l’activité, le masculin par le féminin, etc.). Le tout débouche sur un procès rédhibitoire : avec cette théorie, il serait possible d’expliquer tout et son contraire. Ce n’est pourtant pas son dernier mot. En effet, Mahony s’attache à montrer, preuve à l’appui, que les signifiants et les scènes traqués par Freud chez l’Homme aux loups viennent de sa propre histoire : de sorte que le cas est un rêve de Freud, l’accomplissement déguisé d’un désir freudien ! C’est au fond une réactualisation de la critique que Rank mit en circulation dans les milieux analytiques, précisément à propos de l’Homme aux loups, et qui a conduit Freud à demander à son patient d’intervenir en sa faveur ! Elle rate l’aspect positif de l’incidence intempestive de Freud : les traces de son désir – dont Lacan extraira l’opérateur de la cure, le « désir de l’analyste ».
8 On aurait tort de rire de ces objections. Avec la première, Mahony isole, malgré lui, la structure du signifiant : le signifiant ne fait que représenter ; le réel dont il sort par définition lui échappe et il ne peut l’approcher qu’au travers de la répétition, rencontre ratée ; la structure basique du signifiant est bien celle d’un couple d’oppositions : pas de dur sans mou, de blanc sans non blanc, de présent sans absent, et donc, d’« une chose sans son contraire ». La seconde objection est discutée par Freud lui-même : à supposer que les fantasmes du patient soient suggérés par le psychanalyste, d’où viennent les fantasmes du psychanalyste [5] ? Lacan, le premier, traitera la psychanalyse de délire de Freud et interprétera le complexe d’Œdipe et Totem et tabou comme un rêve [6]. Loin d’en tirer prétexte pour disqualifier la doctrine freudienne, il en extrait la structure universelle du sujet et la logique qui préside à son effectuation.
9 Il est en revanche difficile de passer sous silence la traduction que Mahony adopte pour l’après-coup : « effet différé ». Pour Freud, la névrose infantile est constituée d’un moment de crise dans les rapports du sujet à l’Autre (les parents, ceux qui maintiennent le lien à l’habitat langagier) et de la solution adoptée. Rien n’assure l’enfant de la pérennité des soins et du seul plaisir qu’il connaisse, oral (plus tard anal…). Du coup, soit il convient à l’Autre qui s’occupe de lui… et il court le risque d’être croqué (éventuellement par un loup !) – ce que confirment les cauchemars –, soit il ne convient pas, et c’est la détresse du « laissé en plan ». Freud est celui qui a découvert que la solution à cette impasse réside, également, dans le complexe d’Œdipe – qui permet de symboliser la dépendance (l’aliénation) de l’Autre – et dans le complexe de castration – qui permet de symboliser, cette fois, la séparation d’avec l’Autre.
10 Seulement, de quel matériau sont fabriqués lesdits complexes ? Des propos entendus et des scènes vues, emmagasinées, même si le sujet ne les a pas compris. Or, il arrive que la compréhension du phénomène s’effectue plus tard et contrevienne au bon déroulement de la névrose infantile. Tel est ce que Freud qualifie d’après-coup – et qui, pour Sergueï, ne s’opère que dans le transfert avec… Karin Obholzer ! Par exemple, des attouchements sexuels incompris demeurent sans conséquences psychiques sur telle petite fille (Emma de l’Esquisse d’une psychologie scientifique), jusqu’à ce que, adolescente, son désir sexuel éveillé du fait de la puberté et de la rencontre avec un garçon qui lui plaît ne transforme la scène de l’enfance en scène de séduction, et sa propre présence en abandon complaisant à la jouissance de l’Autre. Il s’agit non pas d’un effet différé de la scène, mais d’une action rétroactive du désir sur une représentation appartenant au passé.
11 Quel est l’enjeu de cette distinction ? Ni plus ni moins que celui de l’existence du temps propre à la psychanalyse. Qu’est-ce qui confère la portée traumatique à la scène originaire ? Pas sa réalité : le souvenir est peut-être recomposé de situations et de propos disparates. À une autre époque, la même scène aurait provoqué une gifle, voire aurait été recherchée ! La scène permet au sujet de loger ce réel que le signifiant est justement incapable de représenter et que le sujet localise au sexuel : telle est la découverte freudienne. Mahoni dissout la psychanalyse dans la psychologie de la santé de l’état de stress posttraumatique ! De sorte que la lecture de son livre, qui efface l’invention freudienne de l’après-coup, pose une question plus cruciale que celle du véritable diagnostic de l’Homme aux loups : la psychanalyse existe-t-elle toujours ?
12 La démarche de Mahony, paradigmatique de celle des critiques les plus radicales de Freud, a d’ailleurs été anticipée par ce dernier quand il condamne la pratique du pars pro toto (sf, 51) : montant en épingle tel aspect de la théorie, il est permis de jeter le reste. Freud n’avait pourtant pas prévu que certains s’attacheraient à disqualifier sa position dans le traitement, alors même que le psychanalyste « fait partie du concept d’inconscient » ! Cela revient à ne plus rien pouvoir ordonner du cas – d’autant que, dans celui qui nous concerne, la présence de Freud reste indéracinable – au-delà de la fin du traitement et même de la mort de Freud ! J’abandonne ici la discussion avec Mahony : une fois perdue l’invention de la psychanalyse et rejetée la fonction du désir de l’analyste, il ne peut porter le diagnostic de psychose qu’à partir de critères phénoménologiques ou psychiatriques. Il est donc logique qu’il conteste l’intitulé freudien du cas : il ne peut s’agir de névrose infantile (pm, 147). Alors qu’est-ce ? Quel serait le statut d’un tel nœud de scènes, de significations et de fixations de jouissance dans le processus de subjectivation d’un psychotique ?
13 L’un des articles les plus précis concernant l’hypothèse de la psychose de l’Homme aux loups est celui d’Agnès Aflalo (Antonio Quinet focalise sur l’hypocondrie). Cependant, cet article souffre d’une hypothèque. Il considère le texte freudien, ainsi que tous les commentateurs, comme un récit de cure. Or, pour Freud, il s’agit de l’élucidation d’une « névrose infantile » telle qu’elle est obtenue, quinze années après, en analyse. Surtout, l’essentiel du matériel analysé est livré à la suite de l’injonction de Freud, qui, devant l’inertie de son patient, fixe un terme anticipé à la cure. Aussi, Lacan, dès son séminaire de 1952, reproche à Freud non pas de s’être comporté comme un père mais comme un maître. Il précise dans « Fonction et champ de la parole et du langage » qu’il a privé l’Homme aux loups du temps pour comprendre en lui imposant une solution [7]. Cette intervention provoque à coup sûr un court-circuit entre l’imaginaire et le réel. Il faut s’en souvenir, car l’ensemble de la reconstruction freudienne porte la trace de cette forclusion. Enfin, le diagnostic de psychose, quels que soient les auteurs, consiste en une réévaluation des données freudiennes à partir de l’évolution de la maladie telle que R. Mack Brunswick, M. Gardiner, K. Obholzer et l’Homme aux loups lui-même en témoignent.
14 Dès lors, avant toute question diagnostique, demandons-nous si les phénomènes constatés relèvent de la structure seule ou de la direction du traitement. S’il n’est pas douteux que les éléments de la névrose infantile appartiennent bien à la vie de l’Homme aux loups, leur articulation est impossible sans la cure… son court-circuit et les conséquences de ce court-circuit ! D’où deux séries d’interrogations préalables. Une telle reconstruction de la maladie infantile a-t-elle été observée dans une autre psychose ? Si nous récusons l’hypothèse d’une psychose infantile au sens de névrose infantile (non au sens de psychose déclenchée dans l’enfance, bien sûr), devrions-nous conclure, nous aussi, au fait qu’il ne s’agirait que d’une construction de Freud ? Par ailleurs, et c’est la seconde question, se peut-il que l’économie psychique de l’Homme aux loups soit marquée de façon indélébile par le(s) forçage(s) de Freud ? Question subsidiaire : un tel ratage dans une cure est-il rattrapable dans une autre tranche ? La pente des psychanalystes semble plutôt être de penser qu’il n’est pas de rencontre du névrosé avec un réel qui ne soit modifiable par la cure.
La demande
15 Sergueï Pankejeff, le futur Homme aux loups, est né le 6 janvier 1887 selon le calendrier grégorien, le 24 décembre 1886 selon le calendrier julien alors en vigueur en Russie. Il a un premier épisode dépressif à l’approche de ses 17 ans avec la gonorrhée. Cet épisode est précédé de deux autres inflammations du pénis qui interdisent une compréhension trop simpliste (pm, 27) : celui qui est « né coiffé » (sf, 98) [8] s’effondrerait sous le coup porté par la gonorrhée à son narcissisme. Or, il a tenu le choc des deux précédentes maladies. La première, très douloureuse et spectaculaire, est provoquée par des tiques, dont le débarrasse un « demi-médecin » que lui envoie son père. La seconde, à 15 ans, sans doute causée par un manque d’hygiène, lui procure une très forte impression à cause de la réaction de son père au diagnostic erroné de gonorrhée : « Tu couches avec des femmes ! Tu veux finir syphilitique ? Tu veux pourrir ? » Deux ans après, il a sa première expérience avec Marie, une prostituée, et, un an plus tard, avec une fille de la campagne avec laquelle il contracte réellement cette fois la gonorrhée.
16 Avec la « véritable » gonorrhée sont réactivées les expériences douloureuses d’infections pourtant bénignes du sexe et, surtout, la menace paternelle de pourrissement. Peut-on sous-estimer l’incidence, chez Sergueï, de la menace paternelle suite à la fausse gonorrhée, qui amène l’adolescent, d’une part, à conclure au fait que le père a deviné son désir incestueux avec la sœur, et qui, d’autre part, l’oblige, alors qu’il est encore vierge, à s’imaginer confronté à la jouissance de l’Autre sexe (Mon père le savait : je veux pourrir !) ? Sergueï se remet de la déprime. Il a encore 17 ans quand sa sœur, son « unique camarade » (mg, 43), se suicide : il sombre cette fois dans un état de dépression profond, plus tard suivi de ruminations obsessionnelles et de doute.
17 La date et le lieu sont importants : face à un problème psychologique, la double dépression, l’Homme aux loups ne peut pas évoquer une causalité psychique parce qu’une telle idée n’existe pas encore. Ainsi qu’il l’explique lui-même, il ne pourra la subjectiver qu’après la rencontre avec Freud (mg, 88). Pour expliquer son échec scolaire, principal symptôme de sa dépression, il incrimine tour à tour le deuil, bien sûr, mais aussi un mauvais choix disciplinaire et une mauvaise pédagogie. Ce qui le sort de lui-même en même temps qu’il se met à peindre des paysages assez réussis (mg, 50), activité qu’il poursuivra jusqu’à ce que la fatigue due au grand âge ne l’en empêche.
18 Pour la première fois, le jeune homme décide alors de s’ouvrir de ses difficultés à son père. Celui-ci est trop heureux de pouvoir offrir à son garçon une attention jusqu’ici exclusivement réservée à la sœur, qui, désormais, ne fait plus obstacle, apparemment, entre eux. Les deux hommes tiennent alors quotidiennement de véritables « séances » (mg, 55). L’effet est désastreux : Sergueï s’aperçoit que ses doutes contaminent son père. Il sort de ce « cauchemar » en optant brusquement, à son réveil, pour les études juridiques – non pas à Odessa, où la famille habite, mais chez l’oncle Basile, à Saint-Pétersbourg. Sur le trajet, l’Homme aux loups et ses parents s’arrêtent à Moscou. Le père souhaite y consulter un médecin sur l’état de son fils. Ce dernier surprend ces paroles du père au médecin : « Il est inhibé… il ne peut sortir de lui-même… Je crois que le mieux pour lui serait de tomber sérieusement amoureux… » (mg, 57).
19 À Saint-Pétersbourg, l’Homme aux loups n’arrive à s’intéresser qu’aux cours d’un professeur qui définit le droit comme un moment psychologique. Pour le reste, une sorte d’agoraphobie, d’« horror vacui », le tient éloigné de toute relation. Père et fils décident alors de consulter un neurologue, le docteur B. (Betcherev). Le père fréquentait le docteur B., car, depuis la mort d’Anna, la sœur, lui et sa femme avaient décidé de fonder un hôpital pour névropathes à Odessa, dédié à leur fille dont il porterait le nom. B. souhaitait, de son côté, créer un institut de neurologie à Saint-Pétersbourg pour l’étude scientifique des maladies nerveuses. Il cherchait à convaincre les Pankejeff de consacrer leur donation à sa fondation. B. diagnostique une neurasthénie et propose un traitement hypnotique. Il promet à Sergueï la guérison pour le lendemain au réveil, et il lui demande d’influencer ses parents de telle sorte qu’ils offrent leurs fonds à son institut. La guérison a lieu, mais elle dure trois jours. En revanche, l’Homme aux loups a ce commentaire qui tranche avec la représentation que le cas véhicule du père : « Je savais en outre qu’en cette affaire je n’aurais pu influencer mon père en aucune manière. » Ce dernier s’oppose d’ailleurs au traitement hypnotique en raison de la trop grande dépendance qu’il crée entre le médecin et son patient.
20 Le père, qui apprécie Kraepelin pour avoir diagnostiqué ses états « maniaco-dépressifs », lui envoie alors son fils… lequel se découvre guéri dans le train qui le conduit en Allemagne. En partant, l’Homme aux loups ne sait pas qu’il voit son père pour la dernière fois : ce dernier meurt en cette année 1908. Peu de temps auparavant, il « avait exprimé l’avis qu’il serait peut-être préférable pour [l’Homme aux loups] de fréquenter l’Académie des beaux-arts plutôt que l’Université » (mg, 76). Kraepelin diagnostique le même état que le père et prescrit le sanatorium, où Sergueï Pankejeff rencontre Thérèse, celle qui deviendra sa femme. Cette rencontre doit-elle son importance au fait qu’elle est la première après la mort du père, lequel, on s’en souvient, supposait que seule une femme était susceptible de guérir son fils ? Devant le refus de Thérèse de s’engager, Sergueï Pankejeff quitte le sanatorium. La mort de son père (et plus tard d’un oncle) lui assure les moyens d’une vie sans souci matériel (mais occasion de suspicions à l’endroit de la mère qui gère l’héritage paternel). Mais quoi en faire ? Habitué à la peinture en plein air, il refuse de s’enfermer entre quatre murs pour en faire profession : il en allait de lui, écrit-il, « comme du docteur Jivago, dont Pasternak dit qu’il estimait que l’art considéré comme une profession était aussi absurde que la gaieté professionnelle ou la mélancolie professionnelle » (mg, 85). Bien qu’il aille bien, l’Homme aux loups se convainc d’aller demander conseil de nouveau à Kraepelin, qui lui avoue s’être trompé de diagnostic (mg, 85). Comment interpréter ce repentir : comme le refus, par Kraepelin, de s’occuper d’un patient récalcitrant (l’Homme aux loups le suppute), ou comme l’affirmation d’un savant qui ne reconnaît pas les symptômes de l’affection dont il est le spécialiste mondialement reconnu ?
21 Un matin, Sergueï Pankejeff se réveille dans un état psychique épouvantable : il l’attribue à son désir de revoir Thérèse, toujours opposante. Cela le conduit à séjourner dans un autre sanatorium dans les environs de Francfort-sur-le-Main, dont il fuit le traitement (par les bains) et l’assiduité des pensionnaires femmes. 1909 est d’abord l’année où Thérèse répond positivement à sa proposition de l’épouser. Cette réponse plonge l’Homme aux loups dans un dilemme inextricable : ou bien il s’engage pour la vie dans une mésalliance avec une femme qu’il juge alors hystérique et capricieuse, ou bien il rompt immédiatement alors qu’il n’a pas la volonté de la quitter. Tel est, dans son souvenir, la véritable raison qui le fait se détourner des cures prolongées dans un sanatorium et des thérapies physiques, également inefficaces, et s’orienter vers un traitement psychologique… avec le docteur D. (Drosnes), « le seul habitant d’Odessa à connaître l’existence de Freud et de la psychanalyse » (mg, 96). Après avoir indiqué à l’Homme aux loups qu’il serait prématuré de prendre une décision définitive à propos de Thérèse, le docteur propose une analyse à domicile à raison de deux séances hebdomadaires. L’Homme aux loups est son premier patient ! D. est « assez perspicace pour se rendre compte qu’il n’était pas en mesure de mener à bien à lui seul un traitement psychanalytique ». Aussi décide-t-il de le conduire… chez Dubois, en Suisse, en passant chez Freud à Vienne. Non sans avoir livré à son patient – pour justifier un passé de médecin militaire – une phrase qui n’est peut-être pas sans incidence sur l’issue de sa névrose à l’approche de sa mort : « Un psychanalyste doit avoir passé par toutes les expériences de la vie » (mg, 120). En tout cas, la seule perspective de ces soins entraîne une amélioration notable de l’état d’esprit de l’Homme aux loups.
22 L’Homme aux loups est tellement impressionné et enthousiasmé par la rencontre avec Freud que, pour être analysé par lui, il annule la suite du voyage. Freud qualifie la cour passionnée de l’Homme aux loups à Thérèse de « percée vers la femme », et interprète le récit d’un épisode qui conduit à la situation actuelle comme « fuite devant la femme ». Il approuve pourtant sa désertion du dernier séjour en sanatorium : « Vous avez eu du nez, cela ne vous valait rien » (mg, 90). Il répond encore positivement à la demande de l’Homme aux loups sur le fait de savoir s’il devait revenir avec Thérèse, mais ajourne la rencontre à la fin de la cure, dans quelques mois (elle durera quatre ans). À ce point de sa vie, la « percée vers la femme » s’effectue à la fois contre l’obstacle créé par la fausse (et la vraie) gonorrhée(s) et les reproches du père quant aux mauvaises fréquentations, et dans le sens de la certitude paternelle selon laquelle seul un amour sérieux sauverait son fils.
23 Quel que soit le jugement que chacun porte sur la cure de l’Homme aux loups, ses conséquences et sa vie ultérieure, il est impossible de passer sous silence et de tenir pour rien l’expérience nouvelle qu’elle lui offre : « Durant ces premiers mois d’analyse avec le professeur Freud, un monde complètement neuf s’ouvrit devant moi, un monde qui n’était alors connu que de peu de personnes. Bien des événements de ma vie qui m’étaient demeurés incompréhensibles commencèrent à prendre sens, des relations qui étaient auparavant cachées dans l’obscurité émergèrent à ma conscience » (mg, 100). Enfin il peut se livrer aux joies de l’interprétation (attribuer son retour chez Kraepelin à la recherche d’un substitut paternel) et se réapproprier les états qui lui valurent le diagnostic de psychose maniaco-dépressive (mg, 88). Et cela n’a pas de prix !
24 Ce bouleversement nous éclaire sur la raison de l’invention de la psychiatrie et de la psychopathologie dans les suites immédiates de l’avènement de la science moderne : ce que le sujet ne peut subjectiver, faute du signifiant adéquat, revient dans le réel comme phénomène pathologique. N’est-il pas vraisemblable que le diagnostic de psychose maniaco-dépressive, inventé par Kraepelin, soit alors nécessairement porté à l’endroit de « patients » relevant de fait de la psychose mais également à l’endroit d’autres relevant d’une névrose de transfert jusque-là impensable ? La psychanalyse change l’économie psychique en accouchant de la névrose. l’Homme aux loups nous fait témoins de ce passage.
L’hypothèse de la psychose
25 Les commentateurs plaident en faveur de la psychose avec trois types d’arguments : l’argument d’autorité (Kraepelin, qui s’est rétracté, Mack Brunswick, et surtout Lacan [9]) ; certains faits extraits de l’analyse avec Freud (le caractère atypique de la phobie d’une image, l’hallucination du doigt coupé, le caractère non dialectique des associations, l’échec de la cure) ; quelques-uns des épisodes biographiques (la maladie qui le conduit chez Mack Brunswick, l’hypocondrie). Impossible de discuter chacun dans le détail. Avançons ce qui paraît l’objection majeure à chaque fois. Malgré le respect dû aux plus prestigieux des psychanalystes, Lacan y compris, ne devrions-nous pas nous attendre à ce que l’argument d’autorité (l’Homme aux loups est psychotique parce que Lacan l’a écrit [10]) ait perdu tout crédit auprès de celui qui est analysé ? Certes, « l’analysé » maintient à Freud et à Lacan le respect qu’il doit à ceux qui ont inventé et fondé en raison la psychanalyse, et pour cette raison, il prend au sérieux leurs indications. Cette remarque est à redoubler par le constat du fait que jamais Lacan ne livre comme telle une démonstration de la psychose de Sergueï Pankejeff – même s’il s’appuie sur la symptomatologie de ce cas, qu’il qualifie à l’occasion de borderline [11], pour élucider la raison de la psychose.
26 La phobie de l’image du loup dressé est atypique à condition d’oublier qu’un enfant a plus de chance d’en rencontrer un dans un livre que dans la rue, d’effacer les phobies typiques (des insectes et des petits animaux) et leur disparition en même temps qu’apparaissent les obsessions religieuses (sf, 13-14). L’hallucination visuelle ne suffit pas à justifier l’hypothèse de la forclusion du Nom du Père, mais suppose celle de la castration à une époque où ladite fonction est encore appelable, la phobie le démontre : Freud donne l’exemple d’au moins un autre cas dans une cure de névrosé, et les psychanalystes d’enfants confirment ce constat. Il ne suffit pas davantage d’invoquer la sidération mutique de l’Homme aux loups devant cette hallucination pour la ranger au registre des hallucinations auditives : si le signifiant qui pourrait nommer « la chose » est forclos, justement aucune voix ne vient, à sa place, sonoriser le regard de l’Autre.
27 Enfin, la mention de l’échec de la cure demande à être relativisée. Nous n’avons aucune idée de ce qu’aurait été la vie de Sergueï Pankejeff sans la rencontre avec la psychanalyse – peut-être aurait-elle été pire ! De plus, outre la confirmation, par l’analysant lui-même, du soulagement qui accompagne la découverte de l’hypothèse de l’inconscient, des périodes d’apaisement qui ont suivi les années avec Freud et l’analyse avec Mack Brunswick (extinction de l’épisode dit psychotique et rémission de l’hypocondrie) (pm, 17), l’Homme aux loups récupère une capacité à travailler (dans les assurances) jusqu’à la retraite, connaît avec Thérèse de véritables moments de bonheur et développe une activité créatrice de peinture et même d’écriture. Certes, l’éternisation du transfert se paye de moments mélancoliques quand il prend ses distances avec la psychanalyse (ko, 176). Mais, si le lecteur convient avec nous que la psychanalyse ne saurait constituer un vaccin contre les accidents de la vie, force est de constater que Sergueï Pankejeff a plutôt bien traversé « les aléas d’une existence secouée par les révolutions, les guerres, les privations matérielles » (A. Freud dans mg, 11), la mort de sa belle-fille, le suicide de sa femme (vraisemblablement en réaction à l’entrée d’Hitler en Autriche), la disparition de Freud, etc. La fin de sa vie, où il se débat avec une femme acariâtre et peu accommodante, est triste. Cependant, s’il meurt à l’hôpital psychiatrique, ce n’est pas que son état le réclame : il s’agit du seul lieu où il a trouvé littéralement asile.
28 Ruth Mack Brunswick soupçonne Sergueï Pankejeff de se prendre pour le fils aimé de Freud et attribue à cette conviction les limites de l’analyse précédente : nombres de comportements de Freud sont susceptibles de nourrir la croyance de l’analysant. Aussi la nouvelle analyste s’efforce-t-elle de rompre ce lien à Freud. Certains auteurs évoquent cette direction de la cure, qui s’en prend à une identification paternelle, pour faire l’hypothèse qu’est ainsi dénudée la forclusion du Nom du Père. Ils oublient que l’épisode dit psychotique s’est déclenché avant la reprise de l’analyse pour cause, justement, de cette aggravation subite. Ruth Mack Brunswick opère avec une certaine férocité non exempte de jalousie : Helen Deutsch n’a-t-elle pas été éconduite du divan de Freud en sa faveur, alors qu’elle n’avait que 20 ans, et Freud ne lui envoie-t-il pas son patient fétiche qui, au passage, présente les mêmes symptômes hypocondriaques qu’elle [12] ? Pour autant, son intervention, qui cible « un reste non résolu du transfert » sur Freud, n’est pas si mal vue que cela [13] : les conséquences dépressives observables chez l’Homme aux loups s’expliquent et ne sont pas de mauvais augures.
29 Mettons à part l’hypocondrie qui trahit également le retour dans le réel d’un non-symbolisé (Antonio Quinet). Quelqu’un a-t-il déjà mis en rapport les préoccupations de l’Homme aux loups pour son nez avec la formule de Freud accueillant sa fuite du sanatorium où Kraepelin l’avait envoyé (« Vous avez eu du nez ! ») ? Ce nez prend le relais des préoccupations hypocondriaques que la sœur faisait partager à son frère, l’interrogeant sur son Rose Nate qu’elle inversait en Esanetor (sans évoquer ici le prénom de Ruth Mack Brunswick, qui sonne comme Rute, en allemand : rouge et verge). Une part des modifications hypocondriaques sont liées à des symptômes hystériques en écho à une phrase de la mère qui se plaignait de ses maux de ventre, de sorte qu’il n’est pas exclu que l’hypocondrie serve aussi une identification maternelle [14].
30 Il est toujours possible de saisir l’ancrage des préoccupations hypocondriaques dans la vie du Sergueï. J’ai indiqué la relation du nez à la sœur ; c’est encore à elle que les dents se raccrochent : son suicide l’a laissée édentée (même s’il ne s’agit plus d’hypocondrie, les préoccupations pour les tailleurs trouvent également leur source dans le conte du loup avec lequel sa sœur l’effrayait). D’un côté, ces « symptômes » de fait inscriptibles dans une chaîne signifiante témoignent d’une dialectisation toujours à l’œuvre, de l’autre côté, la chaîne est lestée par une « fixation de jouissance » qui semble, à chaque fois, relever d’un certain rapport à la castration forclose. Toute la question est de savoir, à présent, si cette forclusion présuppose ou non la forclusion du Nom du Père [15].
Un forçage permanent : le façonnage d’un analysant d’École !
31 La forclusion n’est en tout cas pas à situer dans le rêve, dont Lacan souligne comme une clé pour la lecture du cas que « la brusque apparition des loups dans la fenêtre joue la fonction du s, comme représentant la perte du sujet ». Le signifié s témoigne d’un « signifiant originellement refoulé ». Sans doute le renoncement à ce savoir irrémédiablement perdu doit-il être confirmé par un « je n’en veux rien savoir » du sujet homologue à une forclusion générale – sans laquelle le sujet ne saurait s’installer dans la structure [16]. « Qu’est-ce que vous démontre toute l’observation ? C’est qu’à chaque étape de la vie du sujet, quelque chose est venu, à chaque instant, remanier la valeur de l’indice déterminant que constitue ce signifiant originel [17]. » En d’autres termes, tout signifiant auprès duquel Sergueï Pankejeff entend être représenté est contaminé par ce signifiant refoulé. Le cas démontre – soulignons-le au passage – l’action du refoulé. Au fond, la cure de l’Homme aux loups vise en quelque sorte à accoucher de ce S1. Mais, même aux forceps, cet accouchement était-il possible ? À suivre Lacan, tout se passe comme si Freud, en exigeant de hl qu’il sache en lieu et place de son « je n’en veux rien savoir » forclusif, s’en était pris au refoulement originaire lui-même – aux assises de la structure du sujet !
32 Quelle est la part de Sergueï ? Sa vie et son analyse semblent, en effet, se dérouler également sous le signe du forçage, c’est-à-dire d’une intrusion de l’Autre qui cherche à soutirer une jouissance à un moment crucial où le sujet ne saurait faire face. Tout se passe comme si le temps pour comprendre était régulièrement retranché. Les premières scènes de forçage sont sans doute à mettre au compte de la sœur puis de la bonne anglaise : il s’agit des scènes de séductions qui conduisent le petit Sergueï à tenter un rapprochement sexuel avec sa sœur, qui le repousse, puis avec sa Nania, qui le menace de castration (jusqu’à rêver ledit forçage) (sf, 16).
33 La première dépression est le résultat, nous l’avons vu, d’une gonorrhée. Celle-ci réactive le souvenir d’infections bénignes et pourtant douloureuses du sexe. Elle réveille également la menace injustifiée du père derrière laquelle se devine pourtant une accusation « vraie » : je sais quel désir sexuel incestueux t’a habité, si je me trompe sur l’origine de la pseudo-gonorrhée. Adulte, Sergueï Pankejeff souligne suffisamment l’horreur qu’il a de l’inceste fraternel (il reproche à Freud de ne pas l’avoir débarrassé du complexe de la sœur) pour que transparaisse l’effet qu’a pu produire l’effraction de l’interprétation paternelle.
34 Le trauma suivant est celui du suicide de la sœur qui en un sens efface la partenaire de l’inceste inconscient. L’Homme aux loups refoule sa tristesse qui n’éclate que sur la tombe d’un poète aimée d’elle (à partir de quoi seulement Freud conclut à la névrose). L’Homme aux loups espère retrouver la place de favori qui était la sienne, enfant, avant que sa sœur ne se lance dans les études. Cette place, il la retrouve dans ce qui constitue sa première expérience d’analyse : avec son père ! Séances abandonnées, nous le savons, parce que le fils ne supporte pas de contaminer le père de ses doutes. La seconde expérience psychanalytique se passe avec le docteur Drosnes : le médecin n’a de connaissance analytique que la lecture de Freud (outre une « théorie » de l’expérience) ! Heureusement, l’apprenti sorcier n’insiste pas et le conduit chez Freud.
35 Freud l’accueille en février 1910 : « Nous avons les moyens de soigner ce dont vous souffrez. Jusque-là vous avez cherché les causes de votre maladie dans votre pot de chambre […]. Pour votre maladie, nous avons le remède qu’il faut. La foi… » (ko, 65). Ces phrases seraient difficilement compréhensibles dans le contexte actuel. Il n’est pas impossible que Freud, en train d’inventer la psychanalyse avec un Russe qui la découvre, les ait prononcées. Il est également possible que ces propos aient été placés par l’Homme aux loups dans la bouche de Freud après coup. De toute façon, ils sont ceux qu’a induits, chez Sergueï Pankejeff, l’attitude concrète de Freud, attitude interprétée par lui comme une promesse et une volonté de guérison.
36 La cure court-circuite le temps pour comprendre afin d’arracher la fameuse scène primitive avant la fin fixée à juillet 1914. Ce temps perdu laisse l’Homme aux loups aussi démuni que les prisonniers du sophisme privés de sortie parce qu’ils connaîtraient la clé de l’énigme, sans pouvoir, désormais, démontrer comment l’obtenir. Freud note l’effet curieux de son intervention, puisque « le malade donnait l’impression d’une lucidité accessible ordinairement dans la seule hypnose » (sf, 9) ! Cette lucidité ne témoigne-t-elle pas en effet de la coalescence, sous transfert, de l’idéal (le père Freud lui-même, le signifiant de la castration) et de l’objet précieux après lequel le sujet court (le regard du rêve), mais que l’analyste fait miroiter – ainsi que Lacan rendra compte de l’hypnose [18] ? Dans ces conditions, le refus de Sergueï Pankejeff de croire à la scène est à mettre en série avec ces cas que Freud eut à connaître et qui l’avaient conduit à abandonner l’hypnose et la suggestion pour la psychanalyse : même sous hypnose, certains refusent d’obéir à la suggestion, et cette résistance est la marque même de l’existence d’un sujet [19] !
37 Freud, qui a pourtant déjà critiqué la directivité du père de Hans [20], qui a radicalement changé d’attitude avec l’Homme aux loups lors de la re-analyse au point de différer plusieurs fois la fin, souligne plus tard les conséquences problématiques de sa « technique active [21] ». Lacan est féroce sur l’incidence de cette direction de la cure : « Du moment que l’échéance de sa vérité peut être prévue, quoi qu’il puisse en advenir dans l’intersubjectivité intervallaire, c’est que la vérité est déjà là, […] nous installons son analyse en une aberration, qui sera impossible à corriger dans ses résultats. […] La fixation anticipé d’un terme […], quelle que soit la sûreté divinatoire (au sens propre du terme) dont puisse faire preuve l’analyste à suivre son exemple, laissera toujours le sujet dans l’aliénation de sa vérité [22]. »
38 Si le temps logique est bien l’objet a, soit l’incidence de ce que le sujet est de vivant dans le discours de l’Autre, alors est hypothéqué le rapport de l’Homme aux loups à ce qu’il est de réel et à la cause de son désir. Il a une raison de douter du jugement de Freud, puisque sa sous-estimation de la situation politique a empêché le Russe de retourner chez lui sauver ce qui pouvait l’être de sa fortune.
39 À la suite des allégations de Rank, en 1926, survient l’épisode où Freud exige de l’Homme aux loups qu’il confirme par écrit l’authenticité du rêve fameux. Le forçage, là encore, est évident. Pourquoi est-il suivi de l’épisode psychotique qui met fin à huit années de relatif bien-être ? Pourquoi suffit-il à déstabiliser l’Homme aux loups ? Que la scène concerne le refoulement originaire (et sa levée !) nous aide à le concevoir. En tout cas, Lacan voit précisément dans cette présentation de l’Homme aux loups « sous une forme paranoïde » de ce qu’il qualifie plus loin, avec les commentateurs du cas, de psychose, une « démonstration » de son aliénation à la vérité suite au forçage freudien (et, de façon restée inexpliquée, déclenchée par le don d’argent) [23]. Sans doute ignorait-il l’existence de la lettre de Freud à l’Homme aux loups. Il ne se demandera pas moins plus tard « si cette fièvre, cette présence, ce désir de Freud n’est pas ce qui, chez son malade, a pu conditionner l’accident tardif de sa psychose [24] ».
40 Quoi qu’il en soit, Freud, qui a déjà repris l’Homme aux loups pour la « postcure », le « posttraitement » (Nachtbehandlung, mg, 128) de 1918, refuse de le recevoir de nouveau – vraisemblablement pour ne pas le confronter aux conséquences tellement visibles de son cancer que le patient en a été tout retourné. Il l’adresse à la « féroce » Ruth Mack Brunswick. La façon dont l’Homme aux loups rend compte de la cure avec elle est étonnante : « Le traitement n’a servi à rien jusqu’à ce qu’elle m’ait parlé de paranoïa » ! Il a l’expérience de la paranoïa de son oncle et d’un cousin : « C’était insupportable. Donc je sais ce qu’est la paranoïa […]. Alors j’ai eu tout d’un coup la volonté de ne pas passer pour un paranoïaque » (ko, 89-90) !
41 La férocité de « madame Mack », lisible jusque dans l’annonce du diagnostic, est relayée, à partir de là, par tout ce qui passe de psychanalystes à Vienne, chacun s’efforçant de prélever une relique de Freud chez son analysant ! Cependant, il serait inexact d’imaginer Sergueï victime passive des hordes de psychanalystes venus d’ailleurs. Le suicide de Thérèse en 1938 ravive le souvenir de celui de la sœur et le plonge de nouveau dans le désarroi, après douze années de vie apaisée. Ce dernier profite alors des relations de Muriel Gardiner, à laquelle il a donné des cours de russe, pour retrouver la trace de Ruth Mack Brunswick, et retourner la voir. À plusieurs reprises, notamment autour des années 1950, il recherchera de lui-même l’appui de psychiatres ou de psychanalystes.
42 Les forçages ont réussi au-delà de toute mesure – mais pas forcément là où Freud espérait leur effet – à inclure le sujet dans ce que j’appellerai un social psychanalytique : un ensemble fabriqué de psychanalystes, de signifiants de la psychanalyse, d’activités psychanalytiques, de publications psychanalytiques, et sans doute, de-ci de-là, des effets analytiques. L’Homme aux loups en vient à parler le « psychanalytique » : il ne ressemble pas à quelqu’un, il « s’identifie » ; il n’est pas préoccupé, il a « une représentation obsédante » ; il ne tombe pas amoureux, il « change de représentation d’objet » (cf. Schneider, dans ko, 16) ; un clystère ne procure pas du plaisir mais « favorise l’homosexualité inconsciente » (ko, 74)… Il devient quasiment le collègue de ses psychanalystes, à commencer par Freud qui loue sa vive intelligence, et écrit des articles de psychanalyse.
43 Soulignons deux aspects de cette situation. D’une part, son transfert sur Freud demeure non analysé ; il résiste, irréductible, aux changements de divan, d’analyste en analyste : pas de transfert de transfert. Et, malgré les symptômes qu’il nourrit, ce lien semble longtemps soutenir l’Homme aux loups. D’autre part, la place privilégiée qu’il tient de l’intérêt que lui a manifesté Freud lui vaut d’être considéré comme une icône et de drainer vers lui la foule des psychanalystes (qu’il sait critiquer – ko, 2311). Ceux-là sont soucieux de toucher un bout de la « vraie croix », de cet inconscient formaté par Freud, de vérifier de visu l’effet de la cure ou de réussir là où le maître a échoué.
44 Michel Schneider s’étonne : « Comment une analyse pourrait-elle se tenir dans ses conditions : sans demande, sans la dissymétrie du paiement, sans le suspens du désir de l’analyste, ici manifeste comme désir de savoir, sans la souffrance, moteur du traitement ? Tout de lui est enregistré, fixé, stocké : ses tableaux, vendus à des analystes, ses souvenirs écrits, ses entretiens avec la journaliste ou avec K. R. Eissler. Il est une archive vivante, un monument historique de l’analyse qui mérite le détour » (Schneider, dans ko, 25-26). Propos à nuancer : nous savons ce qui faisait la demande de l’Homme aux loups dont la souffrance est récurrente.
45 « Archive vivante de la psychanalyse », il illustre au mieux – à un détail près non négligeable – cette conception observable chez tels militants de la psychanalyse, selon laquelle il n’y a rien d’intéressant en dehors de la psychanalyse et de son (ou ses) leader(s) charismatique(s), oubliant que le monde est plus vaste que l’institution analytique, voire la zone d’influence de la psychanalyse. Dans ce contexte transférentiel maximal, l’Homme aux loups constitue le paradigme de ce que d’aucuns ont baptisé analysant d’École, un analysant façonné selon les principes de l’orthodoxie dominante, maintenu sous transfert, et dont l’analyse est sacrifiée au sens strict, « corps et âme », à la « cause » analytique. La position d’exception qui est supposée mériter le transfert sur l’analyste est effacée par la volonté de récupérer l’analysant sans reste au profit du narcissisme non seulement de son analyste mais du groupe. Que dire d’un groupe ainsi constitué d’analysants qui ne pourraient compter ni sur leur Œdipe ni sur leur castration, seulement sur la doctrine du maître – mégalomaniaque ?
46 Cette analyse sévère doit être précisée sur un point : les relatives améliorations du patient interdisent de conclure à l’absence radicale d’analyse. Cette absence est circonscrite !
L’interprétation freudienne et le refus d’« y croire »
47 Les entretiens avec Karin Obholzer témoignent d’une attitude contrastée de Sergueï à l’égard de la psychanalyse et de Freud. Il déclare son admiration pour la personnalité de Freud, son charisme, son génie indéniable, son attention, sa façon de regarder, il affirme sa confiance en l’association libre, sa conviction d’un déterminisme psychique et son admiration pour le caractère grandiose du système psychanalytique, et il confirme avoir reçu une aide réelle de Freud – notamment en ce qui concerne ses difficultés relationnelles avec sa femme. En revanche, il n’a que mépris pour la construction fabriquée par Freud à partir de son analyse. À dire vrai, il considère, à juste titre, Freud comme un scientifique. Mais, du coup, le situe-t-il à la place du psychanalyste dans la cure ?
48 Étonnamment, dès le début de ses entretiens avec Karin Obholzer, l’Homme aux loups adopte la même réaction que le petit Hans à l’endroit de l’interprétation fameuse de Freud concernant le complexe d’Œdipe : Freud a inventé un formidable moyen de connaître l’inconscient et en a déduit un grand système ; mais, concernant l’Homme aux loups comme pour le petit Hans, il se trompe ! Il y a sans doute un léger déplacement d’accent entre : « Même si, dans ce système, beaucoup de choses ne sont pas justes, c’était malgré tout une réalisation grandiose » (ko, 60), et : « Cela ne veut pas dire que je me dresse contre Freud, mais ce n’était pas un Dieu » (ko, 84). L’interprétation arriverait-elle seulement à destination et pourquoi ?
49 « Le professeur parle-t-il avec le bon Dieu pour qu’il puisse savoir tout ça d’avance ? », interroge Hans, qui n’en remarque pas moins quelques jours plus tard qu’il lui a été dit qu’il aimait sa mère alors qu’il aime son père [25]. L’invention du complexe d’Œdipe négatif quelques années avant Freud et l’effet de déconsistance de l’Autre (il parle avec le bon Dieu, mais il se trompe) prouvent un franchissement. Volontiers je retiendrai la même affirmation d’inconsistance par l’Homme aux loups – « Freud était un génie même si tout ce qu’il a dit n’est pas juste » (ko, 64) – également comme un indice de franchissement… avec Karin Obholzer. Sans doute encore un autre indice est-il décelable derrière l’humour de ce vieillard – s’il est vrai que l’humour était absent au début de sa vie. De quel franchissement s’agit-il ?
50 Sergueï porte au crédit de Freud un propos qui paraît scandaleux : « Ça a été votre chance que votre père soit mort, sinon vous n’auriez pas guéri. » L’explication qu’en donne l’analysant confirme l’effet d’interprétation : la mort du père constitue une situation favorable pour l’instauration du transfert qui, sinon, aurait été impossible. « Voyez-vous, continue l’Homme aux loups, j’étais en conflit avec mon père, non pas extérieurement mais intérieurement. […] Il pensait donc que si mon père n’était pas mort, je n’aurais pas réussi à effectuer le transfert sur lui. » Or, « il est certain que le transfert promet d’obtenir une amélioration » (ko, 66-67). Il est même étonnant que Sergueï contredise Freud qui justifie l’interruption du traitement par le fait que rien ne s’y passait : du point de vue de l’Homme aux loups, il racontait des choses comme d’habitude – c’est Freud qui n’y trouvait pas ce qu’il cherchait (ko, 74). Mais sans doute Freud tente-t-il par ce moyen de « désincarcérer » l’analysant (qu’il entretient) en le mettant dehors, qu’il livre ou non ce qu’il lui demande.
51 À dire vrai, l’objection de l’Homme aux loups à la psychanalyse est focalisée sur un seul point : la scène primitive. Il « n’y croit » pas (et non pas : il ne la croit pas). À tel point que l’on pourrait lui faire dire, concernant son adhésion à la psychanalyse : « Tout, mais pas ça [26] ! » La scène primitive est le morceau de bravoure que Freud a arraché à l’inconscient de son patient, qui justifie la rédaction de son « Histoire d’une névrose infantile », qui éclaire l’ensemble de l’analyse… Or, c’est précisément à ce morceau que l’Homme aux loups dénie toute créance : il l’érige ainsi en symptôme de sa résistance à sa virtualisation dans les signifiants de la psychanalyse, symptôme vivant de sa non-inclusion dans les archives avec le compte-rendu de la scène. Le symptôme relaie le « je n’en veux rien savoir » (par l’Homme aux loups) de la scène disons du « refoulement originaire » contre lequel Freud s’acharne. La désincarcération forcée par Freud et le « n’y pas croire » de l’Homme aux loups coïncident.
52 D’ailleurs, n’est-ce pas parce qu’il était en quelque sorte assuré par ailleurs de cette désincarcération que Sergueï Pankejeff régale Freud d’un cadeau royal : la reconnaissance de ses initiales dans les deux syllabes de la guêpe préalablement mutilée (wespe ) ? « Mais cette scène primitive, insiste-t-il, c’est une pure construction. […] Moi, je veux aussi considérer la psychanalyse d’un œil critique, je ne peux quand même pas croire tout ce que Freud a dit. J’ai toujours pensé que le souvenir viendrait. Mais il n’est pas venu » (ko, 69-71).
53 Il y a là un problème sérieux pour l’Homme aux loups si nous accréditons son refus « de croire à » la scène, comme symptôme postanalytique : c’est non pas le rêve qui est un symptôme mais le refus d’y croire [27]. Il s’agit du refus de croire à ce dont le rêve fait signe pour Freud : la sp de sp, la Scène Primitive de Sergueï Pankejeff. Ce dernier tire de justes conséquences de la mise en place de la castration qu’il refoule puisque « le refus de croire à la scène primitive » est homologué à un symptôme. Cependant, il nous confronte à un problème logique : le refus porte aussi sur un élément nécessaire à la subjectivation de la castration.
« Le radical de la singularité »
54 C’est un symptôme particulier, mais peut-être est-ce là ce qui nous éclairera justement sur les particularités du cas. D’une part, un symptôme de névrosé présuppose l’accouchement de la castration face à laquelle il rappelle que tout ne passe pas à la castration, qu’il demeure un reste inconciliable, celui qui assure le sujet de l’inexistence du rapport sexuel entre lui et l’Autre : l’Autre peut bien vouloir jouir de lui, il ne lâchera pas cet os indigeste. D’autre part, dans ce cas précis, la subjectivation de la scène primitive est nécessaire à l’accouchement de la castration dont témoigne le symptôme. Pourquoi ?
55 Sergueï considère que la jouissance masculine va de soi, alors qu’une telle scène lui permet de poser la question de ce qui peut bien y constituer la jouissance féminine [28] : il est obligé de reconnaître « une satisfaction […] dans le visage réjoui de sa mère » (sf, 42). Assumer la scène serait reconnaître le père comme celui qui châtre la mère pour en jouir et qui, du même coup, interdit à celle-ci et à son enfant de jouir l’un de l’autre. Mais c’est également la réalisation, par le fils, qu’il devient un des objets possibles de la jouissance du père : « Si tu veux être satisfait par le père – prête Freud à l’Homme aux loups –, il te faut, comme la mère, en passer par la castration ; mais ça, je n’en veux pas » (sf, 45).
56 Pourquoi l’Homme aux loups récuse-t-il cette scène ? Justement parce qu’il refuse d’être joui par le père Freud, qui tente d’en faire un objet théorique, et qui, en quelque sorte, ne lui a pas laissé son mot à dire dans la construction du fantasme. Le transfert est ici mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient – de la scène primitive.
57 Avec quelle conséquence ? Le refus de la scène – parce que c’est le plus précieux aux yeux de Freud – permet à l’Homme aux loups de maintenir un point de non-savoir sur la castration (outre le refoulement originaire). Sur ce qui est en jeu, Lacan nous permet un pas de plus en soulignant ce qui, dans la reconstruction freudienne, est le plus insupportable à l’Homme aux loups. Car, après tout, Sergueï Pankejeff raconte la scène à qui veut l’entendre, sur un mode qui pourrait être celui de la dénégation (et non de la forclusion) : « “Vous demanderez qui peut être cette personne dans le rêve. Ma mère, ce n’est pas elle.” Nous rectifions : donc, c’est sa mère [29]. »
58 Dans le rêve de l’Homme aux loups, où est le phallus ?, interroge Lacan [30]. Partout, répond-il, clairement lisible dans la catatonie des loups. Partout, puisque le rêve couvre le refus de la castration. Freud indique au moins à deux reprises que la scène déduite du rêve est incomplète si n’est pas mentionnée la façon dont l’enfant vient « troubler le commerce de ses parents » (sf, 36, 56). Il attend soixante-dix-huit pages pour lever cette réserve : « L’enfant interrompit finalement l’union des parents par une évacuation de selle qui put motiver ses cris » (sf, 78). « Le patient accepta cet acte final construit par moi et sembla le confirmer par une “formation de symptôme passagère”. » Pour Lacan, la scène primitive n’est rien sans cette défécation, comme réponse qui témoigne de la jouissance à la fois prise et cédée par l’enfant – « reste inconciliable ». Mais là où Freud parle d’acquiescement, Lacan souligne que c’est sur ce point que porte la pointe extrême du refus. Comment lever cette contradiction ?
59 Que le sujet, en réponse à la vision de la castration de la mère jouie par le père, ait été mis, avec cette défécation, devant son être de jouissance est confirmé par un symptôme : durant de nombreuses années, la vie lui parut comme recouverte d’un voile qui ne se déchirait qu’à l’occasion de selles ou de lavement (sf, 78, 98). Freud souligne que « l’abandon de l’excrément en faveur (pour l’amour) d’une autre personne devient […] le modèle de la castration » : « C’est le premier cas de renoncement du corps propre pour gagner la faveur d’une autre personne aimée […]. L’amour par ailleurs narcissique que l’on porte à son pénis ne va donc pas sans une contribution de la part de l’érotisme anal. L’excrément, l’enfant, le pénis donnent donc une unité, un concept inconscient – sit venia verbo – celui du “petit” (das Kleine), séparable du corps » (sf, 82). Ainsi sont réunies, pour l’enfant, les conditions (seulement les conditions) de l’acceptation… ou du refus de la castration !
60 Or, avec l’Homme aux loups, tout se passe comme si « quelque chose » de la castration est à la fois accompli (l’élection comme symptôme du refus de croire à la scène et le symptôme transitoire le prouvent) et refusé par le sujet. Refusé, parce que cette reconnaissance de la castration est précisément ce qu’exige le psychanalyste pour sa jouissance intellectuelle à lui. C’est pourquoi Lacan situe la pointe du refus là où justement l’Homme aux loups a cédé une fois sa jouissance. Sans doute la remarque de Lacan selon laquelle le névrosé se figure que l’Autre veut jouir de sa castration trouve-t-elle ici son plein emploi : à ceci près qu’il ne s’agit pas pour l’Homme aux loups d’une figuration. Freud veut en jouir (et d’autres après lui).
61 Ce symptôme – le refus de croire à la scène, dont le radical est justement dans la selle délivrée – s’inscrit dans la logique du constat de Freud relatif aux attitudes complexes de l’Homme aux loups à l’endroit de la castration. Son horreur de la castration ne l’a pas empêché de la reconnaître plus tard et d’en tirer de justes conséquences. Sur ce point, deux attitudes coexistent : « abhorrer » la castration (pour ce qu’elle implique de menace de jouissance par le père) et l’« admettre » (quitte à refouler en raison même de cet « abhorrer » ou à se consoler avec la féminisation comme substitut) (sf, 77, 82-83). À quoi s’ajoute un troisième courant, « le plus ancien et le plus profond » : celui dont témoignent les hallucinations et qui est redoublé dans le rejet cette fois de la castration en tant qu’incluse dans le refus de croire à la reconstruction (« il n’en voulait rien savoir au sens du refoulement […] qui est autre chose qu’un rejet »). Il s’agit donc là d’acceptation et de refus, comme dans la névrose, d’un côté, et de rejet (mais pas du Nom du père), de l’autre, et non pas de reconnaissance et de déni ainsi que dans la perversion. C’est seulement dans le troisième courant que le dossier « castration » est vide. Sans doute ces trois courants justifieraient-ils la notion que Lacan avance à propos d’un patient d’Ella Sharpe : « forclusion partielle du complexe de castration [31] ».
62 Ce troisième courant « est certainement encore et toujours susceptible d’être activé », et tous les forçages se paient cash : d’un retour du non-symbolisé, de ce qui de fait est retranché du symbolique, dans le réel. La furor sanandi de Freud fait retour dans la persistance de la maladie et l’hypocondrie : le trouble intestinal récurrent est précisément celui dont Freud annonce la disparition ; la relation incestueuse à la sœur et la forclusion de la castration dans les préoccupations autour des tailleurs, des dentistes, du trou dans le nez, etc. N’est-ce pas à Sergueï que Lacan songe quand, après avoir souligné le rôle formateur de son commentaire du cas et ironisé sur le poids du nez dans la construction du monde humain, il qualifie de forçage « l’analyse systématique de la défense » ? L’analyse ainsi conduite s’achève, entre autres issues inéluctables, « dans la sorte de somatisation qu’est l’hypocondrie a minima, théorisée pudiquement sous le chef de la relation médecin-malade [32] ».
63 Sans doute est-ce dans ce contexte qu’il convient de situer la conviction de l’Homme aux loups du caractère inné de la névrose obsessionnelle (« on ne peut rien y changer », ko, 78) et sa protestation « logique » contre la conception de la guérison que lui transmet Freud. La psychanalyse ne guérit pas mécaniquement : l’analysé reçoit le ticket de la guérison, mais il n’est pas obligé d’en prendre le train (mg, 166). Cette intervention interprète à la fois la résistance de l’Homme aux loups et respecte son symptôme. Pour ce dernier, il y a là une contradiction entre la croyance au déterminisme qu’il prête à Freud et ce qu’il considère comme une affirmation du libre arbitre de l’analysant : « Si le principe de causalité ne s’applique pas à l’homme, alors il ne peut pas y avoir de science. Alors la psychanalyse est une pseudo-science […]. » Ainsi chute l’adresse transférentielle au Freud scientifique : « D’après Freud, poursuit l’Homme aux loups, la psychanalyse est une science. Cependant, par cette restriction sur la volonté de guérir, il flanque au fond tout l’édifice par terre » (ko, 77-78). L’image du chemin de fer prise par Freud, qui amène l’Homme aux loups a conclure à l’inconsistance de la psychanalyse, a d’autant plus de portée que Freud s’est opposé à ce qu’il reprenne le train pour aller sauver sa fortune et que justement l’Homme aux loups regrette de ne pas avoir alors utilisé son billet – « Mon père m’aurait politiquement mieux conseillé que Freud » (ko, 85).
64 Dans ce contexte, le soin que met l’Homme aux loups à obtenir la pension que lui versent Freud et ensuite la communauté analytique est susceptible d’une autre lecture que celle qui le présente comme un personnage intéressé : et s’il s’agissait de s’assurer ainsi que l’Autre psychanalyste ne saurait jouir impunément de lui ? Loin de constituer un « denier du culte », la pension est mise au service du symptôme : la psychanalyse entretient ainsi celui qui ne croit pas à l’essentiel de sa propre contribution à la psychanalyse ! Telle pourrait être la fonction inédite de l’analysant d’École, quand le non-analysé et le non-analyste n’y sont pas à la bonne place.
La « forclusion de la castration »
65 L’Homme aux loups confère une consistance au concept de « forclusion de la castration » que Lacan avance à quelques reprises [33]. Il oblige à le préciser. Il convient d’abord de situer la castration par rapport à l’Œdipe. Pour sortir de l’impasse de la relation avec la mère, le sujet de la névrose infantile mobilise la fonction paternelle. Grâce à Lacan, nous savons que cette mobilisation est certes celle du signifiant du Nom du Père, qui opère la mutation du caprice de la mère en désir, mais également, du coup, du père réel qui, concrètement, met en jeu ce qui de leur jouissance n’est pas métaphorisé. Étonnamment, Lacan parle de forclusion pour rendre compte du fait que ce qui du père ne trouve pas à se loger sous le Nom du Père fasse retour sous les espèces du père (dans le) réel [34] ! L’enfant est alors confronté à « l’instant de voir » de la castration de la mère – ici jouie par ce père. Un « temps pour comprendre » – période de latence – s’ouvre alors avant que le sujet ne tire les conséquences de cette rencontre avec la castration de l’Autre : moment de conclure à sa propre castration, qui lui permet de symboliser ce qu’il perd de jouissance à parler, mais surtout de localiser au bon endroit ce qui de la jouissance ne passe pas à la castration (père réel, jouissance féminine et, qu’il le sache ou non, son propre être de jouissance).
66 Trois situations sont cliniquement observables. Entre la mobilisation du complexe paternel et le moment de conclure, le père réel tarde à entrer en action : le temps pour comprendre est suspendu, la castration du sujet impossible à subjectiver – comme si elle n’existait pas. La clinique de la phobie et le petit Hans en particulier démontrent ce cas de figure [35] : le signifiant de la castration est forclos – sauf que, le Nom du Père n’étant pas forclos, l’entrée en scène du père réel est théoriquement possible et l’accouchement de la castration seulement différé.
67 La problématique de l’Homme aux loups suggère une autre conclusion. Le sujet s’est trouvé précocement et férocement aux prises avec une jouissance impossible à localiser faute de l’appui du père réel – le loup père est un loup castré, un chien angoissé (sf, 45), contaminé par les doutes de l’Homme aux loups, malgré les occurrences d’un père déterminé que nous avons relevées – et impossible à symboliser faute du signifiant de la castration. Il se heurte au retour dans le réel du signifiant de la castration non encore intégré au symbolique ; il trouve logiquement un appui dans la solution phobique et il s’oriente, tout aussi logiquement (du fait de la rencontre trop intense avec la jouissance), vers la solution obsessionnelle. Mais, au moment de conclure sur la castration (la phobie et d’autres indices prouvent la reconnaissance de la castration de l’Autre), l’Homme aux loups rejette (le signifiant de) sa propre castration : là il conviendrait de lire dans cette forclusion la même effectivité sur le signifiant de la castration que celle mise en valeur par Lacan sur le signifiant du nom du père.
68 Cette forclusion est-elle réversible ? Ce n’est pas la question : à tel moment, le sujet se heurte au fait qu’« il n’y a pas le signifiant de la castration ». Très tôt dans son enseignement, Lacan a repris la distinction de Pichon entre le « forclusif » et le « discordantiel », qu’il illustre dans la phrase : « Il n’y a personne ici. » Qu’il commente : « C’est une forclusion ; il est exclu qu’il y ait eu quelqu’un [36]. » Et, quoi que nous fassions désormais, il n’y aura jamais eu quelqu’un. Il n’est pas exclu que, demain, nous rencontrions quelqu’un au même endroit. L’absence de la veille et ses conséquences n’en existent pas moins.
69 Il n’y a rien dans la parenthèse qui suit : ( ). Et quoi que j’écrive désormais dans une nouvelle parenthèse – (ici) –, il n’y aura rien eu dans la parenthèse précédente, dont les conséquences sont inéliminables : le fait que la nomination du vide de cette parenthèse soit prise comme exemple de la forclusion ainsi que le nombre de signes de cet article ! Le problème posé par la forclusion est donc non pas celui de sa présence ou de sa nature mais de son objet : quel est le signifiant absent de la parenthèse ? S’agit-il du signifiant de la castration (ce que Lacan écrit ?o), du Nom du Père ou d’un autre signifiant encore, dont les traces du défaut demeurent diversement ineffaçables ?
70 À ce point, cet article trouve sa limite. La réintroduction du signifiant de la castration n’annule pas le rejet initial et ne gomme pas ses conséquences, mais elle permet néanmoins à la castration d’opérer désormais « partiellement ». Pourquoi la forclusion du Nom du Père interdit l’admission du signifiant de la castration, tandis que la topologie de la structure implique que le sujet se débrouille définitivement sans la fonction paternelle forclose (mais pas forcément sans suppléance [37]) ?
État limite
71 Se peut-il que le refus de la castration soit également celui de nombre de sujets vivant dans cette période où l’invention de la psychiatrie témoigne du retour dans le réel de la forclusion de la singularité, avant que la psychanalyse ne contribue à modifier l’économie psychique… ou quand elle participe du refus d’offrir une issue au sujet [38] ? En tout cas, voilà un sujet qui va devoir se débrouiller sans la castration pour articuler sa propre singularité au lien social. Somme toute, il n’y réussit pas si mal avec son « tout, mais pas ça » qui localise la castration et lui permet d’en tirer quelques conséquences (faites de reconnaissance, de refus et de rejet). D’où son allure d’état limite.
72 Lacan attribue à la « forclusion de la castration » le ressort du lien social contemporain [39] : grâce à la domination de la version technique de la science, et du marché, le discours capitaliste promet à chacun l’objet qui lui manque et retraiterait pour lui la jouissance afin de la rendre digeste. Le sujet qui s’abandonne à la suggestion de ce discours n’a plus aucune raison d’en appeler à la castration puisqu’il lui est promis un complément d’être manufacturé et marchandisé. Toute une symptomatologie s’ensuit : « rejet des choses de l’amour », revendication de la jouissance immédiate, allergie à la frustration, passage à l’acte, violence, ravalement du sexuel sur les biens de consommation, phénomènes psychosomatiques et hypocondriaques, comportement d’allure phobique et perverse… Ces « symptômes » témoignent de la non-mise en fonction de l’Œdipe et de la castration. Ils ne permettent pas pour autant de trancher entre névrose, perversion et psychose, puisque l’état limite ne doit rien au temps pour comprendre de la névrose infantile, mais au contraire tout à sa forclusion. Tout se passe comme si un tel sujet est tout simplement privé de l’appui de sa structure : au point que tels seraient l’enjeu et l’intérêt de la psychanalyse pour lui – retrouver le génie de sa structure afin d’élaborer le type de solution qu’elle lui permet pour loger sa singularité dans un « vivre ensemble » habitable.
73 Le rapprochement entre la façon dont l’Homme aux loups se présente (versant rejet de la castration) et la symptomatologie des états limites s’impose (Lacan lui-même y a songé). Il n’est sans doute pas négligeable que Freud ait cherché à inclure l’Homme aux loups dans son effort de démontrer la scientificité de la psychanalyse, ni, d’ailleurs, que l’Homme aux loups l’ait considéré comme un savant : susceptible de se tromper moins dans ses calculs que dans ses déductions. La technoscience psychanalytique au service du capitalisme – avec les effets mégalomaniaques que nous savons pour les sujets habitant un lien social dont Œdipe et castration sont chassés [40] !
74 L’éclaircissement du cas – encore à produire – semble confirmer que les états limites ne constituent pas une quelconque catégorie psychopathologique et encore moins une nouvelle structure. Ils désignent l’économie psychique du sujet du discours capitaliste – tant qu’il n’accouche pas de sa structure propre, ce qui bien sûr pose la question de ce que devrait bien être la psychanalyse pour rejoindre cette subjectivité de notre époque.
75 Deleuze et Guattari, comme beaucoup d’autres, redoublent la forclusion de la castration par leur promotion du tout symbolique : la mise en rhizome des mots de l’Homme aux loups, loin d’être la raison de l’incompréhension du cas par Freud, est la conséquence du rejet de l’Œdipe et de la castration – explicite chez les auteurs. Ils croient annoncer une nouvelle formation sociale, le réseau ; ils ne font que décrire l’une des conséquences du discours capitaliste qui les suggestionne : la schizophrénisation, à laquelle l’Homme aux loups lui-même est sensible du fait de sa propre position, ici artificiellement généralisée. Lacan relève la conséquence de ce rejet précisément dans la schizophrénie, après avoir évoqué l’Homme aux loups : « Pour lui, tout le symbolique est réel » !
76 Abraham et Torok, Marinov sont sans doute sensibles à cette schizophrénisation qu’ils combattent par l’injection massive de significations. Doubler le tout symbolique (signifiant) d’un tout de la symbolique (sens, imaginaire) n’en persévère pas moins dans le refus de prendre en considération l’objection du réel. Verdict de Lacan : délirant [41] – confirmé par le tri qu’opère le fait de resituer les signifiants de l’Homme aux loups strictement dans son russe natal, entre ce qu’il pouvait entendre ou non des équivoques de « lalangue [42] ».
L’issue
77 Cherchons-la dans les dernières paroles de l’Homme aux loups : les entretiens qu’il a avec Karin Obholzer. Si la journaliste fait le forcing pour le retrouver après la lecture de l’ouvrage dirigé par Muriel Gardiner, elle se plie d’abord à l’interdiction que cette dernière adresse à l’Homme aux loups de répondre à cette demande. Karin Obholzer entreprend alors de nouer avec lui une relation de courtoisie et finit par gagner sa confiance… au point qu’ils se parlent. L’Homme aux loups n’est pas dupe du fait qu’elle est peut-être ainsi parvenue à ses fins professionnelles : il sera très tatillon sur la signature du contrat autorisant la publication des enregistrements et des notes. Sa patience (la procrastination) est surprenante : alors que, devant son grand âge, Karin Obholzer redoute sa disparition prochaine, il lui donne parfois des rendez-vous fort éloignés dans le temps, renvoyant au mois suivant la réponse à telle ou telle question – il a le temps (pour comprendre et conclure ?) pour lui !
78 Au départ de leur rencontre, l’Homme aux loups distingue avec soin, grâce à l’existence de mots russes différents, deux types de vérité : pravda, la vérité au sens courant du terme (la réalité), et istina, la vérité cachée sous les choses (et sous les mots) (notes de ko, 39). Cette distinction, dont il découvre la portée en analyse, ne désigne-t-elle pas l’espace où le semblant est susceptible de se déployer ?
79 La jeune femme l’invite très tôt à parler des « choses sexuelles » et notamment de la gonorrhée : « Ah… faut-il vraiment parler de ces choses affreuses ? – Pourquoi pas ?, répond-elle. Si ça peut vous réconforter je vous avouerai que j’ai moi-même souffert de ce mal. – Ça alors ! Vous devez vraiment avoir confiance en moi pour me parler ainsi » (ko, 60). Et il rapporte alors les trois affections du pénis relatées plus haut.
80 Beaucoup plus tard, Sergueï livre à la jeune femme sa critique la plus féroce de la psychanalyse. Celle-ci porte non pas sur la mise en évidence ou la reconstruction des chaînes de détermination des comportements mais sur le fait que l’intervention du psychanalyste y était inefficace : elle ne contribuait qu’au savoir, ce que nous soupçonnions en effet. Il en déduit alors une sorte de théorie du réel. « Pour ce qui s’est passé, j’ai l’impression qu’un changement peut intervenir si on fait l’expérience de quelque chose qui réfute ce à quoi on s’était habitué. Mais le souvenir seul, à mon avis, ne sert à rien. Pour Freud, il suffit de se souvenir, mais sur ce point, j’ai des doutes. Je crois qu’un changement peut provenir d’une expérience, expérience réelle, pas seulement en pensée, en tant que représentation. Cela ne suffit pas […] » (souligné par moi, ko, 186). Est-ce là un lointain écho à la théorie de l’expérience de Drosnes, son premier psychanalyste (à part son père) ?
81 L’Homme aux loups entreprend alors d’expliquer à la journaliste ce que serait une expérience qui changerait quelque chose : en quelque sorte, rencontrer un vivant. Qu’est-ce qui prouve que l’on rencontre un vivant ? Qu’une jeune femme, par exemple, lui avoue qu’elle a eu une gonorrhée. Cela, aucune jeune femme ne le fait jamais, cela ne se fait pas. C’est pourquoi le faire change tout. C’est sur cette confidence de Karin Obholzer qu’il lui a parlé, malgré l’opposition des milieux psychanalytiques officiels et de Muriel Gardiner en particulier. Cette rencontre avec la journaliste lui permet de tirer les bénéfices de sa psychanalyse, voire d’en réordonner les acquis à partir du discours analytique enfin ouvert à lui.
82 L’Homme aux loups avoue à Karin Obholzer qu’il se retrouve dans l’état qui précédait sa psychanalyse (ko, 211), ce qui constitue le constat d’une déprise du transfert. Jusque-là, il soutenait que, « au fond, la psychanalyse devrait vous permettre de vivre sans figure paternelle. Mais en réalité, on continue à vivre avec elle » (ko, 177). Et, pour la première fois, sur la fin des entrevues, l’Homme aux loups avoue à la journaliste, sans s’effondrer, qu’au fond il ne croit pas à la psychanalyse (ko, 186) – ce qui va contre la thèse selon laquelle la psychose de l’Homme aux loups serait appareillée par la psychanalyse, que la psychanalyse est son symptôme. Le réel est plus fort que le vrai…
83 Sans doute objectera-t-on qu’une confidence de l’analyste n’est sans doute pas la meilleure façon d’introduire un analysant au discours analytique. C’est pourquoi il convient de préciser un dernier point. L’Homme aux loups s’avoue lui-même, jusqu’au bout, marqué par la scène incestueuse avec la sœur – elle lui a pris le membre viril et il a tenté un rapprochement sexuel qu’elle a repoussé – ; marqué également par l’accusation de la fausse gonorrhée par laquelle le père met au grand jour les émois sexuels de son fils ; marqué par la véritable gonorrhée qui révèle la pourriture attaché au sexuel ; marqué par le dilemme hérité du père – la fréquentation des femmes est un danger, mais seul un amour véritable le sauvera. Est-ce lié à une présentation artificiellement choisie par Karin Obholzer – les entretiens se terminent sur une déclaration d’amour de l’Homme aux loups ? La déclaration est feutrée : entre eux, il ne peut s’agir que de choses intellectuelles, vu son grand âge. Il aurait pu l’aimer s’ils s’étaient rencontrés plus jeune. Il est bien auprès d’elle.
84 Il attribue précisément ce changement à l’aveu, par la jeune femme, de sa gonorrhée : il déclare que cet aveu a fait tomber le tabou de l’inceste (la contamination de ses relations aux femmes par la mère et par la sœur) pour la première fois. « Cela m’a fait une impression énorme […]. Écoutez, il faut que je vous parle ouvertement, il serait absurde de… Vous comprenez, vous avez fait – passez-moi l’expression, je n’en trouve pas d’autre – vous avez fait irruption dans ma vie, et vous avez produit quelque chose dont vous n’êtes peut-être pas consciente […]. En me confiant que vous aviez une gonorrhée, vous avez provoqué une révolution en moi » (274-275). C’est dans ce contexte qu’il lui avoue son amour à demi-mot.
85 Une confirmation de ce changement est fournie par le récit qu’il a livré (toujours à Karin Obholzer) de la scène de séduction par la sœur. Dans le compte-rendu du cas rédigé par Freud, la sœur se sert d’un livre d’images pour terroriser son frère. Elle lui demande s’il veut voir une jolie petite fille, mais dans ce livre, à la place de la petite fille espérée, se trouve l’image du loup dressé sur ses pattes arrière, à l’origine de la phobie. Dans le souvenir choisi par l’Homme aux loups, les deux enfants feuillettent bien un livre d’images : mais il s’agit d’images de femmes nues (ko, 71). Est-il possible d’entendre la substitution (du souvenir) du livre des femmes nues au livre du loup (voire à celui inexistant de la petite fille) autrement que comme le fait que la phobie s’efface devant ce qu’il peut enfin affronter sans crainte ? Voire comme le fait que le loup, devenu réel, est aller vaquer ailleurs, pour enfin remplir sa fonction ?
86 Pourquoi sa position à l’endroit de la jouissance féminine bouge-t-elle avec Karin Obholzer ? La réaction ironique du petit Hans à l’intervention de Freud permet à celle-ci d’opérer : la phobie recule. En revanche, l’Homme aux loups tient, malgré ses critiques, à son lien avec Freud jusqu’à la rencontre avec Karin Obholzer. Avec elle, il parvient à assumer la construction de Freud en l’appliquant pour la première fois à la relation transférentielle avec ce dernier. Cette femme, qui ne fait pas mystère de sa sexualité plus que nécessaire, qui a fait le forcing pour le rencontrer, ne cherche pas à lui arracher quoi que ce soit de précis ou de précieux dont elle jouirait (en dehors des entretiens eux-mêmes, auxquels il a consenti) : elle veut non pas l’analyser (malgré les hésitations de l’Homme aux loups et sa propre ambiguïté sur ce point), juste comprendre. Elle se comporte comme un passeur des analyses de Sergueï Pankejeff. Et, pour la première fois, celui-ci reconnaît le forçage de Freud qui le maintenait dans la position féminine contre laquelle il protestait par son refus d’y croire : concrètement, il envoie balader Freud !
87 Du coup, nos questions sur l’irréversibilité de la forclusion de la castration et sur la non-analysabilité de l’Homme aux loups secondaire au forçage de sa cure trouvent un début de réponse : Sergueï dispose d’autres voies pour loger ce qu’il est, comme chacun, d’inanalysable. D’une certaine façon, avec l’intervention de Karin Obholzer, l’Homme aux loups échappe à « la copulation du symbolique et de l’imaginaire en quoi consiste le sens ». Le réel s’impose sur le vrai. Et sans doute est-ce l’un des cas qui éclairent ce que Lacan appelle « la forclusion du sens par l’orientation du réel [43] » et qu’il distingue explicitement de la forclusion du Nom-du-Père. Par là, l’interprétation psychanalytique a enfin chance de porter ses effets « d’une façon qui va beaucoup plus loin que la parole [44] ».
88 N’est-on pas contraint de reconnaître là – dans les conséquences de la rencontre avec Karin Obholzer – le destin entrevu par Freud de « la percée » vers la femme ? Juste avant que la mort n’y mette le mot fin. Il va bientôt mourir. Le hasard lui envoie Anne, une infirmière religieuse, qui n’est pas sans réveiller le souvenir de sa sœur Anna. Est-ce un ultime indice du franchissement de la peur de l’inceste ? Au moment d’affronter l’instant (l’Autre ?) de la mort, ses derniers mots furent pour « sœur Anni » qui le tenait dans ses bras : « Ne me quittez pas. »
Notes
-
[1]
S. Freud, L’Homme aux loups, Paris, puf, coll. « Quadrige », 1990, p. 103.
-
[2]
P. Bruno, « Dépliage de la passe en huit mouvements », Toulouse, 13 mars 2004, conférence inédite.
-
[3]
Le titre, proposé par la rédaction de Psychanalyse, reprend une question à moi-même adressée dans un travail déjà daté : « Avons-nous chacun notre homme aux loups ? » (« L’Homme aux loups : la névrose obsessionnelle ? », ecf-acf , Agen, 27 mai 1998), après lequel j’avais pris la décision de revenir sur Sergueï Pankejeff (désigné aussi par hl ou sp dans la suite). J’ai battu en retraite devant le projet de rendre compte de l’ensemble de la littérature : c’est au moins plus de deux cents titres essentiels qu’il conviendrait de retenir. On me pardonnera de limiter le corpus à Freud (« Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », dans Cinq psychanalyses, Paris, puf, 1975, p. 325-420 ; dans M. Gardiner, voir plus loin, p. 172-267 – je me référerai, précédé des lettres sf, à L’Homme aux loups, Paris, puf, coll. « Quadrige », 1990), Ruth Mack Brunswick (rmb, « Supplément à l’“Extrait d’une névrose infantile” de Freud », dans Muriel Gardiner, voir plus loin, p. 268-313), Karen Obholzer (ko, Entretiens avec l’Homme aux loups, Paris, Gallimard, 1981), Muriel Gardiner (mg, L’Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, Paris, Gallimard, 1981), Patrick Mahony (pm, Les hurlements de l’Homme aux loups, Paris, puf, 1995), Gilles Deleuze et Félix Guattari (« 1914 – Un seul ou plusieurs loups ? », dans Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 38-52), Michel Schneider (« L’Homme aux analystes », Préface à ko, op. cit., p. 10-32), Nicolas Abraham et Maria Torok (Le verbier de l’Homme aux loups, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1976 ; précédé de J. Derrida, « Fors », p. 7-73), et à quelques autres, sans toujours bien savoir ce que je dois à chacun d’eux. Sans oublier Jacques Lacan, qui a commencé son séminaire par un commentaire de L’homme aux loups, souvent évoqué comme « le séminaire zéro », et qui ne cessera pas de revenir sur son interprétation.
-
[4]
Psychose maniaco-dépressive pour Kraepelin qui reconnaîtra s’être trompé… mais que Marie-Claire Terrier, à laquelle cet article doit beaucoup, soutient avec talent (« L’Homme aux loups et ses humeurs », Journée d’études : le sujet et ses humeurs, Nantes, acf-vlb, 7 juin 1997, inédit) ; névrose obsessionnelle associée à une névrose phobique et une hystérie de conversion, à un fétichisme, avec évolution paranoïde, chez Freud, mais aussi Gardiner et Eissler ; paranoïa à forme hypocondriaque pour Mack Brunswick ; organisation limite ou trouble narcissique de la personnalité pour nombres de commentateurs – Bergeret (La personnalité normale et pathologique, Paris, Dunod, 1985, p. 136, 138), Green (La folie privée, Paris, Gallimard, 1990, p. 161-164), Marinov (Rêve et séduction. L’art de l’Homme aux loups, Paris, puf, p. 253-289)… Patrick Mahony, Antonio Quinet, que je remercie de m’avoir confié son précieux travail (« O Homem dos lobos, leçon du 9 déc. 2002 », « A instalaçao da hipocondria do Homem dos lobos, leçon du 23 déc. 2002 », « O Homem dos lobos como psicotico, leçon du 27 nov. 2002 », Rio de Janeiro, 2002, inédit) et Agnès Aflalo (« Réévaluation du cas de l’Homme aux loups », La Cause freudienne, n° 43, 1999, p. 85-117) étayent chacun l’hypothèse de la psychose, mais pour des raisons quasiment antagoniques. À cela s’ajoutent les auteurs qui se servent de cet état de la question pour discréditer la psychanalyse et comme théorie – elle est incapable d’expliquer « l’état » de l’Homme aux loups – et comme pratique – elle a été incapable de le guérir, et peut-être même est-elle responsable de ses rechutes ! Enfin, pour faire bonne mesure, hl se pense lui-même, au moins une fois, schizophrène (ko, 263) !
-
[5]
S. Freud, « Construction dans l’analyse » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, t. II (1921-1938), Paris, puf, 1985.
-
[6]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 135.
-
[7]
J. Lacan, « Fonction et champ… » (1953), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 310-311.
-
[8]
Cf. la thèse de Marie-France Joseph-Génin, en cours.
-
[9]
Outre « la forme paranoïde » de la « psychose », déjà évoquée, cf. Écrits, op. cit., p. 385-393.
-
[10]
Il le qualifiera d’obsessionnel (Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 373).
-
[11]
J. Lacan, leçon du 19 décembre 1962 de la version prononcée du Séminaire X ; mention disparue malencontreusement de l’édition définitive (op. cit., p. 90).
-
[12]
Signe d’une prise de distance ? Freud espère en 1937 voir R. Mack Brunswick publier le compte-rendu de la reprise de l’analyse avec elle… paru huit ans auparavant dans l’Internationale Zeischrift für Psychoanalyse, vol. 15, cahier 1, p. 1 sq. (« L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 233).
-
[13]
C’est également le point de vue de Lacan (« Fonction et champ… », art. cit., p. 312).
-
[14]
« Je ne peux plus vivre ainsi », lâche la mère devant l’enfant à propos de ses saignements. L’Homme aux loups le répète à la suite d’un épisode encoprétique à 4 ans et demi, dont il eut particulièrement honte (sf, 74). Beaucoup plus tard, après avoir passé l’été 1922 à se regarder dans une glace pour peindre un autoportrait, hl est frappé, en novembre 1923, par une verrue noire sur le nez de sa mère (telle que sa femme en avait eu une) ; malgré les conseils des médecins, elle hésite à la faire enlever devant les allées et venues de la verrue.
-
[15]
Agnès Aflalo (art. cit.) retient l’absence de dialectisation du cas en faveur de l’hypothèse de la psychose ; Jean-Claude Maleval étaye justement le diagnostic de névrose sur l’absence de rupture des chaînes associatives – il considère abusive l’évocation d’une forclusion (« Du rejet de la castration chez l’Homme aux loups », dans Actes de la Cause freudienne. Premières journées d’études, La clinique psychanalytique d’aujourd’hui, Paris, ecf, 1982, p. 29-33 et 35-39 ; La forclusion du Nom-du-Père, Paris, Seuil, 2000, p. 33-764, 78, 152-153).
-
[16]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XII, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, inédit, leçon du 12 mai 1965.
-
[17]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973, p. 226-227, souligné par moi.
-
[18]
Ibid., p. 244-245.
-
[19]
Résistance d’autant plus inébranlable si elle est bien constituée de ce qui fonde le refoulement originaire !
-
[20]
S. Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (le petit Hans) » (1909), dans Cinq psychanalyses, Paris, puf, 1975, p. 137.
-
[21]
S. Freud, « L’analyse avec fin, l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 232-234.
-
[22]
J. Lacan, « Fonction et champ… », art. cit., p. 310-311.
-
[23]
Ibid., p. 311-312.
-
[24]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, op. cit., p. 54.
-
[25]
S. Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans », art. cit., p. 120-121.
-
[26]
Cette formule lacanienne du symptôme (Séminaire XXIII, Le sinthome, leçon du 18 novembre 1975, Ornicar?, n° 6, 1976, p. 5) figure chez M. Schneider… par ailleurs hostile à Lacan (ko, 14) !
-
[27]
M. Bousseyroux réfute justement le fait que le repérage des lettres sp marque l’identification de hl à son symptôme ; mais, « loupant » le symptôme, il s’effraye « prémonitoirement », à la suite de V. Marinov (op. cit., p. 301), de « l’autoportrait en Hitler » qui témoignerait d’un retour au pire (« Nomination du réel », dans L’angoisse et la cause, ccpso, 2000, p. 21) : le portrait en question date de 1920… après l’adhésion d’Hitler au parti ouvrier allemand, mais avant qu’il en prenne la tête (1921) et, surtout, avant son monstrueux crime contre l’humanité. En 1920, l’ex-peintre Hitler n’est pas encore Hitler, la figure du pire…
-
[28]
Discussion avec P. Bruno, séminaire Une autre psychanalyse, séance du 15 novembre 2004, inédit.
-
[29]
S. Freud, « La négation » (1925), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 134. Il faut plutôt chercher l’allusion à l’Homme aux loups dans « Construction dans l’analyse », parmi ces sujets où s’observe « la présence occasionnelle de véritables hallucinations […], des cas qui n’étaient certainement pas psychotiques » (ibid., p. 278).
-
[30]
J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, inédit, leçon du 29 mai 1963.
-
[31]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), leçon du 4 février 1959, inédit.
-
[32]
J. Lacan, « La chose freudienne » (1956), dans Écrits, op. cit., p. 404, 427-428, 429 ; cf. P. Bruno, La passe, op. cit., p. 127.
-
[33]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, Le transfert (1960-1961), Paris, Le Seuil, version 2001, p. 117 ; Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., leçon du 4 février 1959 ; Le savoir du psychanalyste, leçon du 6 janvier 1972, inédit ; le terme, quoique absent, est appelé par le commentaire de l’analyse du petit Hans dans Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet (1956-1957), Paris, Le Seuil, 1994 (voir note suivante) ; appelé encore par l’écriture ?o de la « Question préliminaire », dans Écrits, op. cit., p. 571.
-
[34]
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit. ; cette localisation du père réel est précisément ce qui n’opère pas chez Hans : échec… de la forclusion du réel hors du symbolique (p. 415) !
-
[35]
I. Morin, La phobie comme modalité de traitement du réel, thèse pour le doctorat de psychologie (psychopathologie), université de Toulouse 2 ; cet article doit beaucoup aux remarques d’Isabelle Morin.
-
[36]
J. Lacan, Le séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation (1958-1959), op. cit.
-
[37]
Cf. l’article que Pierre Bruno consacrera à la psychose dans la prochaine livraison de Psychanalyse.
-
[38]
Le psychanalyste monte lui-même la structure en symptôme quand il fétichise « son » écoute (J. Lacan, « L’acte psychanalytique », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 377-378 ; P. Bruno, La passe, op. cit., p. 127).
-
[39]
Le savoir du psychanalyste, inédit, leçon du 6 janvier 1972 ; dans la leçon du 1er juin, Lacan avance encore à propos des médecins qui ont mis la psychanalyse « à leur pas » : « Ce n’est pas parce que la Verwerfung rend fou un sujet, quand elle se produit dans l’inconscient, qu’elle ne règne pas, la même et du même nom d’où Freud l’emprunte [forclusion de la castration ?], qu’elle ne règne pas sur le monde comme un pouvoir rationnellement justifié » ; cf. J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII, op. cit., p. 117.
-
[40]
Lacan décrit le fonctionnement du discours capitaliste comme exclusif des autres modalités de discours, dont le discours du maître, qui livre la structure de l’inconscient !
-
[41]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIV, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, leçon du 11 janvier 1977, publié dans Ornicar?, n° 14, 1978.
-
[42]
F. Milbert, « sp : un Russe sur le divan de Freud », Le trimestre psychanalytique, publication de l’Association freudienne internationale, numéro spécial : « Les embarras des psychanalystes devant le cas de l’Homme aux loups », n° 1, 1997, p. 105-111.
-
[43]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, leçon du 16 mars 1976, Ornicar?, n° 9, 1977, p. 34 ; je dois à Nicolas Guérin la plupart des références à la forclusion (L’état de certitude. Approche psychanalytique et modalités épistémiques des variétés de l’incroyance, thèse de psychopathologie et psychanalyse, université d’Aix-Marseille 1, soutenue sous la direction de J.-J. Rassial le 6 octobre 2004).
-
[44]
J. Lacan, Séminaire XXII, R.S.I., leçon du 11 février 1975, Ornicar?, n° 4, 1975, p. 95.