1Le concept d’addiction et sa pertinence clinique ne se sont pas construits dans le calme et la sérénité des sociétés savantes. Bien au contraire, les réflexions, souvent, et les propos, parfois, étaient teintés de passion, d’affects, d’exagération, de manichéisme, de querelle de systèmes, de confrontation de programmes. Cela pouvait naître de divergences culturelles (les Anglo-Saxons plus rassurés par les réponses comportementalistes et les pays méditerranéens plus inspirés par les références psychanalytiques), de divergences sur l’objet d’étude (doit-on se consacrer à la bio-psycho-pharmacologie ou à la psyché ?), de divergences sur l’existence même de l’objet d’étude (l’addiction n’existe pas). D’autres oppositions étaient plus triviales, certains secteurs se plaignant de l’inégale répartition des maigres subsides distribués par les pouvoirs publics dans les années 1970-1980. Tout cela était accompagné par l’incompétence obstinée des politiques qui surfaient pour beaucoup sur les angoisses ancestrales, les raccourcis dévastateurs et une ignorance entretenue du problème et croyaient pouvoir ainsi justifier la seule attitude raisonnable en la matière à leurs yeux : la prohibition.
2Le contexte de pandémie de SARS-CoV2, avec son cortège de décisions contraignantes, de polémiques, de controverses scientifiques, de rumeurs et de théories du complot est un exemple actuel de la complexité des relations entre le savant et le politique. La nécessité pour les décisions politiques de s’appuyer sur des données scientifiques solides est évidente, mais les politiques doivent aussi tenir compte de l’opinion publique, et la tentation est forte chez beaucoup d’utiliser craintes et fantasmes, plutôt que de défendre une vision objective des faits.
3Toutes ces difficultés ont depuis longtemps été évidentes dans le champ des addictions et des « drogues ». Depuis le début des années 1970, la « drogue » et les « drogués » ont nourri les fantasmes et les grandes peurs du public, souvent prompt à adhérer à des propositions aussi radicales et simplistes que la « guerre à la drogue ».
4Les réponses et décisions politiques ont oscillé entre traitement sérieux de problèmes réels et utilisation démagogique de ces craintes et de ces fantasmes.
5Les débats sur le sujet des addictions ne seront sans doute jamais sereins et dépassionnés, mais la création de l’OFDT il y a 25 ans marque une étape importante, en fournissant des bases sérieuses pour des discussions sérieuses : au niveau des consommations de substances, des addictions et de leurs conséquences, au niveau même des représentations, des indicateurs épidémiologiques ont été construits, et les résultats d’enquêtes, de recherches, exposés avec leurs limites et éventuellement leurs incertitudes, fournissent désormais des « tableaux de bord » auxquels tout un chacun peut se référer.
6Il y a 25 ans donc, un organisme chargé du recueil, de l’analyse, de la diffusion, de la valorisation des données et des connaissances dans le domaine des addictions est créé. Cet observatoire des drogues et des toxicomanies (OFDT) prend la forme d’un GIP (groupe d’intérêt public). Il accompagne une directive européenne à l’origine de l’observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), dont l’OFDT serait l’antenne française.
7Un travail rigoureux, permanent et au long cours, inauguré sous la direction de Jean Michel Costes, sert de soutien à des décisions politiques, comme celle d’inclure tabac et alcool dans le champ des « drogues », et donc dans les attributions de la MILDT.
8Que l’on pense par exemple à l’étude SAM sur les consommations de substances psychoactives et accidents mortels, il a parfois aussi mis en évidence le décalage entre d’un côté politique et opinion (qui auraient voulu que le cannabis apparaisse comme une drogue dangereuse), et de l’autre, l’exposé dépassionné des chiffres et des faits (et le cannabis s’avère moins dangereux pour la conduite routière que l’alcool...)
9Les articles qui nous sont parvenus pour célébrer les 25 ans de l’OFDT portent en eux un double questionnement quant à sa mission réelle. Que peut faire un observatoire qui observe des faits que le corps social ou les responsables publics ne veulent pas entendre ? Un observatoire public peut-il observer, évaluer des politiques publiques ?
10Ces tensions apparaissent en filigrane dans les textes présentés ici, et l’on ne peut que souligner la nécessité, pour les décideurs comme pour l’ensemble des citoyens, de l’indépendance de l’observatoire.
11Pour introduire ce dossier sur les 25 ans de l’OFDT, Julien Morel d’Arleux, son directeur depuis 2017 nous propose un historique et un bilan de ce quart de siècle écoulé. Créé par arrêté en 1993 mais pleinement actif depuis 1996, ce GIP associe l’État à travers 12 départements ministériels plus la MILDECA et la FNORS (Fédération nationale des observatoires régionaux de santé). Tout au long de sa contribution, l’auteur désigne comme quête principale une objectivité la plus totale possible vis-à-vis des questions qui lui sont posées, « l’observatoire servant d’instrument de mesure permettant de rationaliser des données administratives ».
12On distingue trois périodes, « trois âges » dans l’évolution de cet observatoire. De 1996 à 2003, ce sera l’élaboration d’un corpus scientifique de plus d’une soixantaine d’études et la création de trois dispositifs d’étude qui fonctionnent toujours 20 ans plus tard : TREND/SINTES, EROPP et ESCAPAD.
13Dans un deuxième temps, de 2005 à 2014, c’est un recentrage de ses actions autour de la collecte des données, cette orientation tenant essentiellement au fait que les moyens financiers attribués aux missions d’étude étaient stagnants puis en baisse. C’est l’occasion aussi de rappeler son indépendance scientifique par des publications dans des revues académiques. Cette reconnaissance scientifique internationale souligne que toute ingérence extérieure dans les résultats des études resterait impossible. Ce sont alors des moments de grande tension, par exemple entre le Pr Got et la Mildt qui souhaitait réécrire certains passages dans le volet 2003 de l’enquête ESCAPAD. Ou encore l’étude SAM (stupéfiants et accidents mortels) dont le ministre de l’Intérieur était particulièrement insatisfait. Autant de conduites peu responsables qui laissent à croire qu’il suffit de casser le thermomètre pour que la fièvre baisse.
14Le troisième temps est la période actuelle et commence en 2014 avec le mandat de François Beck qui réaffirme « le maintien d’un dispositif resserré autour des outils développés de par l’OFDT […] et l’engagement de l’équipe dans des projets scientifiques pluriannuels ». L’auteur conclut sur la singularité du rôle et de la mission remplis par l’OFDT et la capacité de cet observatoire à trouver un équilibre entre indépendance scientifique et autonomie administrative. Il réaffirme la nécessité de connaître et comprendre avant d’agir.
15Après la présentation de l’observatoire comme outil d’étude, Ivana Obradovic nous propose une présentation de la drogue et de l’addiction comme objet d’étude et son évolution sur les 20 dernières années. Les évolutions dont elle rend compte dans son article sont passionnantes, car elles vont bien souvent à l’encontre des représentations auxquelles peuvent adhérer bon nombre de nos concitoyens. D’emblée, elle souligne l’évolution à la baisse de la consommation d’alcool, depuis les années 1950 et du tabac depuis les années 2000. Elle souligne également la progression de la consommation de cannabis chez les adultes (effet de génération) alors que celle des plus jeunes recule. Cependant, certaines évolutions doivent nous inciter à la prudence tel l’essor des stimulants et des opioïdes légaux. Les évolutions de l’alcool et du tabac sont riches d’enseignements en termes de prévention. L’auteur compare les campagnes de prévention concernant les deux produits et leurs usages. Celle concernant le tabac impose une interdiction totale de l’usage et une interdiction de publicité, celle concernant l’alcool, un usage avec modération. Les lobbies sont passés par là. Les enjeux économiques et sanitaires semblent véritablement inconciliables.
16Rappelant qu’il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que la France se dote d’un dispositif d’observation statistique spécifique, Stanislas Spilka et François Beck présentent la première étude réalisée auprès des adolescents sur des comportements illicites, l’enquête ESCAPAD (Enquête sur la Santé et les Consommations lors de l'Appel de Préparation À la Défense) conçue en 2000, et dont le prochain exercice, le 9e aura lieu en 2022. Dès le début apparaît la volonté de construire un dispositif d’observation scientifique, original et unique, pérenne, en population générale, reproductible d’année en année. À travers quelques exemples, les auteurs montrent « les apports d’un dispositif d’observation quantitatif ». À cet effet et tous les quatre ans durant la journée du service national, un questionnaire auto-administré et anonyme est rempli par tous les appelés dans tous les centres de service national. Avec 200 questions portant sur l’état de santé des appelés, leurs loisirs, l’évolution des consommations, l’apparition de nouvelles molécules et l’évaluation de leur état de santé, ce questionnaire permet en 20 minutes de dresser une photo de l’état physique et psychique de nos jeunes à un instant T.
17Les auteurs présentent les données chiffrées, mais aussi les évolutions et les mises en perspectives à partir des données des autres exercices.
18Enfin, les auteurs s’interrogent sur l’adaptation de l’observatoire « aux nouveaux enjeux méthodologiques comme à l’évolution du champ de l’addictologie ».
19Nous finirons ce dossier par le bilan d’activité d’un des dispositifs dont s’est doté l’OFDT il y a une vingtaine d’années et qui est toujours fonctionnel, à savoir le dispositif TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues). C’est à 20 ans de moments festifs que nous convient Clément Gérôme et Fabrice Guilbaud et à la difficulté de leur tenue dans un contexte immuable de prohibition.
20Émergentes dans les années 1990, les « free parties » représentent un lieu idéal de recherche, de perception des évolutions des comportements, des modes de consommation et des produits consommés.
21Dans un premier temps, les auteurs décrivent ces manifestations, cette scène contre-culturelle techno. Ce ne sont pas des lieux de non-droit mais elles « obéissent à des limites sociales exprimées par les fêtards à l’égard de certains usages et de certains produits ». Mais la volonté de légiférer à tout prix, sur le seul registre que connaissent les pouvoirs publics en matière d’usage de drogue, à savoir la prohibition, a entraîné une criminalisation de ce mouvement après le décret de 2002.
22Il est évident que, dans un tel contexte, avec une application très ferme des décrets, l’organisation et la tenue des raves deviennent de plus en plus difficiles. Les pressions étaient identiques, même pour des missions financées par les pouvoirs publics telles que la réduction des risques ou des actions de prévention.
23Les auteurs passent en revue chacun des produits rencontrés, leur dangerosité, seul ou en association (festivals, boîtes de nuit, bars et clubs, etc.). Puis, dans un deuxième temps, ils déclinent les produits et les usages dans des lieux festifs commerciaux.