Couverture de PSYT_262

Article de revue

Inégalités, temporalité et addiction pendant le confinement

Pages 221 à 227

Notes

  • [1]
    Daniel Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris, Odile Jacob, 2003.

1Usagers comme soignants ont vécu, avec cette période de confinement, un moment totalement inédit. Nul n’était préparé à ce qui arrivait, la perte des repères habituels a été importante, l’improvisation est devenue la règle. Malgré l’apparent calme, c’était la tempête. À l’annonce du confinement, les patients sont venus en nombre pour s’assurer d’avoir toutes les prescriptions nécessaires pour la durée de cette période dont nul ne connaissait la fin. Et l’équipe s’est rapidement mobilisée pour y répondre et assurer la continuité des soins.

2À l’hôpital Marmottan, quand le confinement a commencé, nous avions engagé depuis plusieurs mois des travaux de rénovation conséquents. Ces travaux, attendus depuis des années, étaient prévus en quatre phases sur une durée de deux ans. Ils concernent toutes les unités et se réalisent en site occupé, ce qui a un impact considérable sur notre organisation et nos conditions de travail. Nous venions juste, trois jours avant le confinement, de terminer la première phase de travaux et de déménager l’unité d’accueil-consultation dans des locaux provisoires, plus compacts, sur les étages supérieurs, afin de poursuivre les travaux de rénovation nécessaires sur les niveaux du bas. C’est dans ces conditions que nous avons abordé le confinement, avec des locaux provisoires et une organisation de travail toute nouvelle.

3Plusieurs membres de l’équipe soignante ont été infectés, ce qui a entraîné un certain nombre d’absences et d’inquiétudes. Fort heureusement, seules des formes légères ou modérées sont survenues et les soignants les plus à risque ont continué en télétravail ou se sont arrêtés. Des mesures ont été prises très rapidement pour limiter la propagation du virus et protéger les patients et les soignants : port du masque dans le centre pour les soignants et les hospitalisés, nettoyage des locaux après chaque entretien, salle d’attente en extérieur sous le porche et dans la cour, limitation des venues au centre et consultations par téléphone dès que possible, arrêt des activités de groupe, fermeture de l’hospitalisation pendant une période de dix jours… C’est dans ces conditions, avec une partie de l’équipe en arrêt de travail et des mesures importantes pour limiter la propagation du virus que nous avons abordé le confinement mi-mars.

4De cette période, nous pouvons tirer plusieurs enseignements.

Une temporalité particulière

5Cette période de Covid est venue bousculer notre perception du temps vécu. Et bien des temporalités habituelles ont été mises à mal. Avec cette crise, nous avons pu voir combien le temps médiatique est différent du temps politique, qui lui-même est différent du temps clinique. Cette question phénoménologique de temporalité, primordiale dans les soins et notamment dans les soins addictologiques, a pris toute son importance dans cette période où de nombreux repères étaient chamboulés.

6L’accompagnement de personnes addicts se distingue par une temporalité particulière faite de moments forts, avec alternance de présence et d’absence, de ruptures fréquentes avec des phases de crise marquantes qui servent d’appui dans les soins. Ces moments forts, au sens où Daniel Stern les avait définis [1], apparaissent à des étapes particulières du suivi : des moments médicaux où l’enjeu porte sur la santé, qu’elle soit psychique ou somatique, des moments transférentiels dans lesquels l’enjeu porte plus sur les aspects relationnels avec le thérapeute ou l’équipe, ou encore des moments existentiels, deuil, naissance, séparation, tous ces moments forts de l’existence pour lesquels les patients apprécient de trouver des oreilles bienveillantes et attentives pour les accompagner. Les récits vont s’y articuler ; les souvenirs, se constituer.

7Le confinement a été un de ces moments forts que les patients et les soignants ont vécus ensemble, de manière synchrone. Ce « stress test » grandeur nature face à l’incertitude et aux risques, cette période unique, à la fois calme et inquiétante, a modifié nos repères temporels, dans l’existence mais aussi dans les soins. La régularité des rendez-vous, les venues sur les horaires des médecins référents, les horaires habituels, tout le cadre de soins, qui avait été construit petit à petit avec les patients, a volé en éclats. Les patients sont venus quand ils pouvaient, dès qu’ils pouvaient. Ils étaient reçus par les soignants présents et pas forcément leurs référents. Les rendez-vous peu urgents ont été reportés. Même le cadre physique a été modifié, du fait des travaux mais aussi des gestes barrières et des mesures pour limiter la circulation dans le bâtiment.

8L’équipe comme les patients se sont merveilleusement adaptés, mais ces changements ne sont certainement pas pour rien dans la fatigue et l’épuisement ressentis par tous à la fin de ces journées de travail pourtant plus courtes et en apparence plus calmes. Nous n’avons certainement pas encore fini de penser les effets de cette période intense et désorganisée.

Inégalités de ressources de nos patients

9Le centre Marmottan a la particularité de proposer dans un même lieu, dans le très chic 17e arrondissement de Paris, un ensemble de services pour les patients toxicomanes et autres addicts. La population qui vient consulter est diverse et hétérogène, en termes d’âge (de 18 à 75 ans), de profil socio-économique (certains usagers sont à la rue, d’autres particulièrement bien insérés), et de problématiques addictologiques (de l’héroïne au crack, des nouveaux produits de synthèse au cannabis…). Tous se côtoient et partagent la même salle d’attente. Cette période de confinement a rendu très visibles les inégalités de ressources de nos patients, leurs ressources externes comme leurs ressources internes.

10Ceux qui ont suffisamment de ressources externes, à savoir un entourage familial, un travail, un chez-soi, ont pu s’organiser et s’adapter à cette période plus ou moins rapidement. Les consultations ont pu se faire par téléphone, la prescription de traitements par ordonnances avec délivrance en pharmacie près de chez eux ou près du lieu de villégiature où ils ont trouvé refuge. Les premières semaines, l’activité téléphonique était plus importante que l’activité physique d’autant que nous avions réduit les horaires d’ouverture, fermeture à 17h et non plus à 19h. Les « téléconsultations » nombreuses ont supplanté les consultations « en présentiel » et le secrétariat a pris des allures de « call center » pour organiser cela.

11Les patients confinés avec suffisamment de moyens ont pour la plupart réussi à mobiliser leurs ressources internes et à profiter de ce moment de calme et de répit. Certains ont même avoué avoir vécu le moment du confinement, comme un moment agréable, un temps d’arrêt dans l’agitation du monde.

12Pour les patients sans ressource ou avec peu de ressources, dont l’entourage est parfois très dysfonctionnel, le logement toujours un peu précaire et les liens d’attachement plutôt insécures, il était beaucoup plus difficile de s’adapter et de s’organiser. Les consultations par téléphone ont très vite montré leurs limites. Leur impossibilité à avoir un téléphone fonctionnel ou à être à l’heure au rendez-vous ou encore à trouver un endroit suffisamment intime pour discuter ont été les raisons souvent mises en avant pour ne pas avoir recours à la téléconsultation. Même les patients, pourtant connus depuis longtemps et qui avaient pu construire une bonne alliance thérapeutique avec certains soignants, n’ont pas tous pu avoir recours aux consultations par téléphone.

13Une bonne relation ne suffit pas pour la téléconsultation, les capacités d’organisation et les ressources des patients sont d’autres éléments à prendre en compte. Le besoin de venir sur place, et d’avoir des consultations physiques, étayées par la relation en face à face était pour ces patients bien nécessaire. Les déplacements réguliers, pendant le confinement, venaient aussi occuper et rythmer ce temps vide, d’autant plus qu’ils étaient autorisés. La consultation pour certains est devenue une sorte de « base arrière », dans laquelle il pouvait trouver des moments relationnels, de l’écoute et des soins et, pour les plus précaires d’entre eux, de vraies aides matérielles (repas, tickets services, photocopies, accès à internet…).

14Un patient régulièrement suivi, habituellement stabilisé, qui travaille dans les cantines scolaires et qui maintient son logement dans lequel il vit seul après avoir vécu plusieurs années à la rue, s’est retrouvé complètement déstabilisé parce que son travail s’arrêtait, que sa carte bancaire ne fonctionnait plus et qu’il ne pouvait pas se rendre à son agence bancaire habituelle fermée pour y remédier. Ne sachant pas à qui faire appel et trouver des réponses par internet, il s’est mis à errer à nouveau dans la rue et à faire les poubelles pour manger. C’est un des premiers patients que nous avons dû hospitaliser dès que nous avons rouvert l’unité.

15L’addiction est vraiment une problématique du lien. S’il fallait la Covid pour le confirmer, de nombreuses situations de patients l’ont fait. Les patients les plus en difficultés au niveau ressources n’ont pas pu bénéficier des téléconsultations, alors que les patients plus favorisés et organisés ont bien vu l’intérêt, même si au bout de plusieurs entretiens téléphoniques, un certain épuisement pouvait apparaître. Les téléconsulations peuvent être un complément mais montrent très vite leurs limites pour les personnes moins favorisées, moins organisées et qui présentent des troubles de l’attachement.

Un déconfinement vraiment pas simple

16Si la période de confinement a été particulière, elle a le mérite d’avoir été plus simple que la période de déconfinement débutée le 11 mai 2020. Il faut revenir vers une activité normale mais avec un certain nombre de précautions et de contraintes qui rendent les choses presque plus difficiles. Nous continuons de travailler avec des masques, d’appliquer les gestes barrières, de nettoyer les surfaces après chaque entretien, de limiter la circulation, de prendre en compte les fragilités des plus vulnérables des patients et de continuer à leur proposer si possible des téléconsultations et des délivrances en pharmacie de ville. La menace virale est toujours présente et l’ambiance morbide loin d’avoir disparu, au contraire.

17Les patients, après les premières semaines de sidération, semblent s’agiter. De nouvelles demandes apparaissent, pour des problématiques diverses de cannabis, de cocaïne, de jeux d’argent, que cette période semble avoir révélées. Mais surtout apparaissent des accidents de déconfinement : des consommations massives avec intoxications aiguës, voire overdoses mortelles. Pas forcément des overdoses d’opiacés pour lesquelles nous avons une certaine vigilance, mais plutôt des overdoses d’alcool, de MDMA, de GHB et autres produits de synthèse. Certaines pratiques de Chemsex se sont avérées aussi très à risque. Un patient, à juste titre, comparait la sortie de confinement à une sortie de prison avec les risques de reconsommation et de surconsommation que cela comporte. Plusieurs patients ont dû être transférés aux urgences ou hospitalisés en psychiatrie pour crise suicidaire.

18Nombreux collègues psychiatres ont décrit une recrudescence de patients anxieux, déprimés en postconfinement au point de parler de deuxième vague psychiatrique. Il sera intéressant avec le recul de voir si ces hausses de consommations et d’overdoses sont confirmées.

19Article reçu en juin 2020


Mots-clés éditeurs : inégalité, addiction, prise en charge, déconfinement, lien, Paris, confinement, CSAPA, temporalité, hôpital, Covid-19

Mise en ligne 08/12/2020

https://doi.org/10.3917/psyt.262.0221

Notes

  • [1]
    Daniel Stern, Le moment présent en psychothérapie : un monde dans un grain de sable, Paris, Odile Jacob, 2003.
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