Couverture de PSYT_262

Article de revue

Le choc des mots du pouvoir

Pages 107 à 114

Notes

  • [1]
    Ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, le Guide des parents confinés – 50 astuces de pro, 2020 https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/publications/droits-des-femmes/autres/guide-des-parents-confines-50-astuces-de-pro/
  • [2]
    Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement.
  • [3]
    Edward T. Hall, La dimension cachée, trad. par Amélie Petita, Paris, Seuil, 1971.
  • [4]
    Do It Yourself.

Introduction

1En décembre 2019, le Covid-19, virus de la famille des coronavirus, apparaît en Chine. Sa diffusion rapide amène la Chine à prendre des mesures sanitaires, comme le port de masque obligatoire, le respect d’une distanciation d’un mètre et le confinement de la population dans la région de Wuhan, où le virus est apparu.

2En février, les autorités françaises commencent à s’affoler devant le développement rapide des contaminations et la saturation des services de réanimation de l’hôpital public. Les soignants alertent sur le manque de matériel de protection, à commencer par les masques. Les stocks de masques ayant été jetés pour cause de péremption, il est impossible de proposer cet outil à la population pour la gestion du quotidien. Aussi, le 17 mars 2020, le confinement général est imposé par le gouvernement à la population française comme unique alternative à la limitation de la propagation du virus. Les injonctions « Restez chez vous », « gestes barrières » et « distanciation sociale » sont placardées dans tout Paris, dans tous les médias, assorties de messages vidéo de soignants épuisés, vêtus de sacs-poubelle en guise de chasuble de protection.

3La France, censée être la sixième puissance économique mondiale, n’a pas les moyens de supporter une pandémie.

Premier discours d’Emmanuel Macron : union sacrée nationale et vocabulaire de guerre

4Le 12 mars, le confinement est décidé par le gouvernement, il prend effet le 17 mars.

5La structure d’accueil collectif pour usagers de drogues où je travaille doit adapter ses modalités d’accueil du public avec les préconisations « restez chez vous », respectez les « gestes barrières », à savoir se laver les mains fréquemment, ne pas se toucher et observer une « distanciation sociale » d’au moins un mètre, le port du masque étant alors déclaré comme inefficace par les autorités sanitaires pour la population générale. Nous apprendrons ensuite que cette dernière recommandation est corrélative de la disponibilité des masques, dont le port deviendra obligatoire dès que les stocks disponibles seront suffisants.

6Nous pouvons dès lors interroger la formulation de ces injonctions et du vocabulaire choisi.

« Restez chez vous »

7Les publics accueillis dans les structures de Réduction des Risques sont souvent précaires et peu d’entre eux bénéficient d’un logement personnel sécure. Aussi, que l’impératif « Restez chez vous » ne soit assorti de « pour ceux qui le peuvent » provoque un sentiment d’injustice. Le confinement ne semble être pensé que pour une partie privilégiée de la population.

8Si différents « experts » en tout genre s’inquiètent des querelles de couples qui vont peut-être se rendre compte qu’ils ne peuvent vivre ensemble et décider de se séparer, ou qu’ils ne peuvent supporter et s’occuper de leurs enfants 24h/24, il faudra attendre dix jours après le début du confinement pour commencer à lire des articles de professionnels du secteur social s’inquiétant de la situation des enfants maltraités et des femmes victimes de violences obligés d’être confinés avec leurs agresseurs.

9Les « 50 conseils de pro » [1] pour bien vivre son confinement, guide édité pour les professionnels de la Petite Enfance, ne semblent avoir été pensés que pour les privilégiés qui ont le loisir de s’ennuyer.

10Dans nos structures, nous éditons des attestations d’impossibilité de confinement pour les personnes vivant à la rue. En effet, nombreux sont ceux à qui l’on inflige des amendes de 135 € car ils sont dehors, là où se trouve leur « chez eux ».

11Le gouvernement débloquera 50 millions d’euros à destination des DRIHL [2] aux alentours du 20 mars pour financer des hôtels au mois pour les personnes vivant à la rue. Cela permettra d’héberger un certain nombre des usagers de drogues du Nord-Est parisien et de la proche banlieue. Cependant, la disparité des territoires ne permettra pas d’héberger tous les sans-abri qui continuent à devoir se cacher de la police pour éviter les contraventions.

Les « gestes barrières »

12De nombreuses structures d’accueil ferment. Elles ne bénéficient pas de l’espace et des aménagements nécessaires pour continuer à accueillir du public en respectant les « gestes barrières ». Cette expression, largement utilisée par les pouvoirs publics, comporte une certaine violence symbolique. Elle implique de se protéger de l’autre, potentiellement contaminant, et de protéger l’autre de notre potentiel pouvoir contaminant. Les tests étant indisponibles, les symptômes de ce virus extrêmement variés et difficilement identifiables, les conséquences d’en être porteur variant d’un individu à l’autre, en fonction de son âge et de son état de santé, chacun peut craindre de contaminer une personne fragile de son entourage.

« Nous sommes en guerre »

13En utilisant un vocabulaire militaire dans son discours du 16 mars, « nous sommes en guerre », le Président de la République associe ce virus à un ennemi porteur d’un danger de mort imminente. Et comme chacun d’entre nous peut être porteur asymptomatique du Covid-19, nous pouvons être considérés comme responsables de la mort d’un autre.

14Effectivement, ce virus peut être mortel. Selon les statistiques, essentiellement pour les personnes de plus de 80 ans avec des comorbidités. Le traitement médiatique des informations sur cette situation se base sur le décompte quotidien du nombre de morts qui seraient dus au Covid-19 et tendrait à nous faire oublier que la vie est mortelle, vivre une prise de risques, et que des personnes de tout âge meurent tous les jours.

15En attendant, pour combattre ce risque de mort, nous devons nous arrêter de vivre librement.

16Un usager de drogues sorti de détention peu avant le confinement nous dira : « Tu as vu, ils ont mis tout le monde en tôle chez eux, mais y a quand même le choix de la promenade. »

« Distanciation sociale »

17L’expression « distanciation sociale » pour exprimer la nécessaire distance physique permettant de limiter les risques de contamination vient questionner le sens du « social ».

18Les distances physiques auxquelles nous nous tenons les uns des autres sont culturellement codifiées [3], bien que parfois mises à mal par la surpopulation des grandes villes.

19Cependant, pourquoi ne pas avoir adopté l’expression « distanciation spatiale » ? Ce qui nous apparaît comme un abus de langage amène une confusion de sens entre le positionnement dans l’espace et le positionnement par rapport à l’autre. Nous pouvons observer une distance spatiale vis-à-vis de l’autre tout en gardant un lien social proche. Adapter les modes d’expression de nos liens les uns vis-à-vis des autres peut demander un effort et mettre à mal nos repères. En l’absence de contacts physiques, il reste possible d’essayer d’exprimer sa relation à l’autre par les mots et le langage corporel.

20L’Homme est un être éminemment social et ne peut vivre isolé de ses semblables. Les travaux de Spitz démontrent, sous le terme d’« hospitalisme », qu’isolé sensoriellement un enfant ne peut se développer de manière optimale, et que l’isolement sensoriel est neurotoxique. Les enfants ne bénéficiant que des soins de base comme être nourri et lavé présenteront des troubles de l’attachement et neurocognitifs, remarquables par un retard mental et un retard moteur.

21Dans les années 1950, de nouveaux travaux montreront que pour pouvoir manipuler aisément des individus, il suffit de les isoler sensoriellement pendant un temps. Ainsi, en manque total d’interactions pouvant permettre la création de liens sociaux, ils seront ensuite prêts à accepter n’importe quel lien, soit-il maltraitant, violent, déshumanisant. Ils seront alors soumis à leurs bourreaux sans pouvoir exercer une quelconque réflexion sur le bien-fondé de ces relations toxiques qui leur seront imposées.

Le travail de rue auprès des sans-abri pendant le confinement

22Pour tenter de respecter au mieux les préconisations sanitaires, nous séparons l’équipe en deux, avec une partie des professionnels s’occupant de l’espace d’accueil, où les personnes sont accueillies une par une, et l’autre partie se concentrant sur le travail de rue auprès des sans-abri.

23Nous nous associons avec d’autres structures intervenant sur le même territoire, dans une optique de mutualisation des compétences. Cependant, les différents professionnels intervenants ne connaissent alors pas tous les usagers.

24Début avril, le port de masque est préconisé pour les professionnels au contact du public. L’ARS nous fera don de 50 masques. Nous sollicitons l’entourage des professionnels pour confectionner des masques DIY [4] en tissu. Les consignes pour que les masques soient efficaces sont que les jetables soient changés toutes les deux heures sans être touchés avec les mains et que les masques en tissu soient lavés à 60° après chaque utilisation. Notre centre d’accueil met alors en place un « PEM », programme d’échange de masque. Nous sommes censés les porter quand nous allons voir les personnes vivant dehors et leur enseigner les « gestes barrières ».

25Nous nous retrouvons à cette période inondés de dons de solutions hydro-alcooliques, solution qui n’est efficace qu’après un lavage de main, bien que souvent elle semble s’y substituer. Nous remarquons que les fontaines Wallace et autres points d’eau potable ont été fermés à Paris.

26Lors d’une maraude à la Défense, où beaucoup de sans-abri vivent dans les parkings, nous nous questionnons sur la possibilité de respecter ces préconisations. En effet, il nous semble inadapté d’aller à la rencontre de ce public, qui vit dans des conditions d’extrême précarité, et présentant souvent des comorbidités psychiatriques, en portant un masque et des gants et en respectant la règle de ne pas se toucher et de se tenir à plus de 1 m 50 de distance.

27Un groupe de personnes, connues des associations de ce territoire, se trouve sur le parvis de la Défense, alors totalement vide d’activité. Plusieurs d’entre eux présentent des troubles que l’on pourrait qualifier de psychotiques. Abdou sort de détention. Lorsque nous nous saluons, nous nous apercevons qu’il lui est impossible de ne pas avoir de contact physique, ne serait-ce que nous effleurer la main. Il observe le moindre mouvement pouvant traduire une expression du visage. Peu à peu, il se détend et commence à évoquer sa sortie de détention. Nous lui demandons dans quelle maison d’arrêt il se trouvait. Il est rassuré quand il évoque les éducateurs du CSAPA de référence de la maison d’arrêt et que nous les connaissons. L’une des intervenantes jette sa cigarette roulée, éteinte et à moitié fumée dans la poubelle. Abdou y plonge la main et l’en ressort entre son index et son majeur : « Regarde, je l’ai récupéré direct juste comme il faut. » Nous évoquons la situation sanitaire et lui proposons de lui en rouler une nouvelle. Il s’empare alors du flacon de solution hydro-alcoolique que nous lui avons donné, s’en inonde les doigts, et porte la cigarette à la bouche en l’allumant avec délectation.

28Cet exemple illustre pour nous la difficulté d’imposer le respect de certaines règles sanitaires, pouvant apparaître comme simples et évidentes en période de pandémie, aux personnes « exclues » de l’ordre social et ayant un accès différent à l’ordre symbolique. Elles intègrent ces règles selon leur mode de vie et de fonctionnement psychique.

29Avec certains intervenants, nous avons sciemment décidé de ne pas porter de masque en allant à la rencontre des personnes à la rue.

30Dans l’exemple évoqué, nous remarquons que le contact physique, même minime, semble être vital pour certaines d’entre elles, de même que la nécessité de voir le visage et les expressions de l’autre. L’insécurité provoquée par les visages masqués peut accentuer des angoisses envahissantes et mettre ces personnes en danger de décompensation psychique. Nous tenons à préciser qu’aucune de ces personnes n’a présenté de symptômes pouvant évoquer une contamination par le Covid-19.

Conclusion

31Avec la pandémie de coronavirus, un nouveau vocabulaire et de nouvelles expressions ont surgi. Après la popularisation des termes « gestes barrières », « distanciation sociale » et autres injonctions comme « restez chez vous », assorties d’un vocabulaire de guerre, nous assistons désormais à l’émergence de mots nouveaux, tels que « déconfinement », « reconfinement » ou, dans un registre plus argotique, « covidiot ». Bref, face à une situation nouvelle et inédite, des mots nouveaux pour partager nos maux.

32Article reçu le 04/10/2020


Mots-clés éditeurs : précarité, politique, distanciation sociale, confinement, vocabulaire, Covid-19, pandémie, gestes barrières, addictions

Mise en ligne 08/12/2020

https://doi.org/10.3917/psyt.262.0107

Notes

  • [1]
    Ministère chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, le Guide des parents confinés – 50 astuces de pro, 2020 https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/publications/droits-des-femmes/autres/guide-des-parents-confines-50-astuces-de-pro/
  • [2]
    Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement.
  • [3]
    Edward T. Hall, La dimension cachée, trad. par Amélie Petita, Paris, Seuil, 1971.
  • [4]
    Do It Yourself.
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