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Article de revue

Usages problématiques de jeux vidéo : l’âme et le corps substitués

Pages 41 à 55

Grandes lignes historiques

1Très tôt, le développement d’Internet polarise des inquiétudes, liées principalement à la violence et/ou l’addiction. Les joueurs de jeux vidéo sont particulièrement visés. En effet, leurs pratiques interrogent les parents, qui se sentent totalement étrangers à ces mondes nouveaux. L’un des premiers jeux de rôle en ligne, Everquest, sorti dans les années 1990, est surnommé par certains « Never Rest » et un groupe, appelé « les veuves d’Everquest », regroupe des femmes de joueurs délaissées...

2Durant la période qui suit de 2000 à 2010, de nombreux débats ont lieu au sujet de l’existence d’une addiction aux jeux vidéo. Entretenue par les médias, la polémique oppose schématiquement deux camps. D’une part, des praticiens de l’addiction, qui ont l’occasion de recevoir – sans que ce soit un phénomène massif ou très inquiétant en soi – des patients, généralement des jeunes hommes, qui admettent que la pratique des jeux en réseau est devenue pour eux un problème, et qui acceptent de demander de l’aide pour réduire ou cesser cette pratique. De l’autre, des spécialistes de l’enfance et de l’adolescence, qui pensent qu’il n’est guère besoin de convoquer l’addiction pour rendre compte des éventuels excès liés à l’usage des technologies de l’information et de la communication (Valleur et Rossé, 2012).

3Aujourd’hui, vingt ans après l’apparition d’Internet, cette polémique s’est atténuée et laisse place à bien d’autres questionnements en lien, non avec l’usage addictif, mais avec les pratiques quotidiennes de tous : les écrans se sont multipliés et surtout, ils sont dans notre poche. Le smartphone, le bonheur portatif, métamorphose notre manière de communiquer et de gérer nos existences.

4Récemment, en mars 2017, une médecin exerçant en PMI lançait une alerte à propos de la surexposition aux écrans des plus jeunes et les conséquences sur le développement du langage, des capacités de concentration. Le docteur Ducanda décrit des enfants absents des relations sociales, difficiles à « capter », comme autiste sans pour autant souffrir de cette pathologie [1].

5Il y a donc bien des champs à explorer et, en termes d’éducation, bien des outils à développer pour rendre l’usage des écrans bénéfiques pour le plus grand nombre. Quelques jours après l’alerte lancée par le Docteur Ducanda, le guide « La famille tout-écran » est édité par le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information. Ce guide pratique à destination des familles donne des repères concernant les pratiques et usages des écrans [2].

Développement d’une consultation spécifique à l’hôpital Marmottan

6La venue de joueurs excessifs de jeux en ligne à l’hôpital Marmottan s’effectue sur un malentendu : des joueurs pathologiques de jeux de hasard et d’argent, de manière officieuse, sont reçus depuis la fin des années 1990 et c’est par ce biais que se sont présentés les joueurs de jeux vidéo et plus souvent, leur famille.

7La demande que nous formulent les joueurs reçus dans nos consultations concerne peu le jeu en lui-même. Ce dont ils se plaignent, ce qui fait souffrance, c’est l’isolement, la quasi-absence de relation avec d’autres personnes de chair et d’os. Les sorties hors de chez eux sont rares. Ils ne font que croiser les autres membres de leur famille. Certains racontent ne plus quitter leur chambre.

8Passionnés par le monde virtuel et parce qu’ils souhaitent y progresser, ils en sont venus à passer de plus en plus de temps à jouer. Ils sont, pour la très grande majorité, sortis de la puberté, période de l’effervescence pulsionnelle et des métamorphoses du corps. Et ils investissent leurs énergies à développer leurs avatars, personnages de pixel « substituts », autre Soi qui est tout à la fois eux-mêmes et un Autre. Ils en viennent à délaisser leurs activités antérieures, leurs scolarités, privilégiant les soirées à jouer de chez eux à moindres coûts plutôt que celles qui nécessitent de sortir.

9Or ils n’accepteraient pas de se couper des autres si le monde du jeu n’était pas un lieu de sociabilité intense. Les possibilités de rencontres et de mise en contact sont multipliées par le jeu des avatars. Ils racontent avoir développé des relations dont ils peinent à définir la nature. Ils jouent ensemble, partagent des mondes. Mais ils reconnaissent que rares sont les relations issues du jeu qui donnent lieu à une amitié comparable à celle qu’ils ont pu vivre avec des amis IRL (on entend « irréel » ; l’acronyme signifie « In Real Life », « Dans la vraie vie ».)

10S’ils ont été aussi loin dans ces mondes infinis, à faire le vide autour d’eux, c’est parce que la vie était meilleure dans le jeu. En entretien, ils racontent leur rencontre avec leur jeu. Le plus souvent, il s’agit d’un MMORPG (Jeux de rôles massivement multi joueurs en ligne) ou un MOBa (Multiplayer Online Battle arena). Ces jeux se distinguent notamment sur la performance requise : dans les MMORPG, l’enjeu tourne autour du développement de la puissance du personnage ; dans les MOBa, il s’agit de battre les autres lors de batailles en équipe. Pouvoir sur soi ou sur les autres, il y en a pour tous les goûts.

11Les imaginaires dans lesquels s’inscrivent ces mondes ont aussi leur importance : WOW (World of Warcraft, le MMORPG le plus connu) et LOL (League Of Legend) sont tous deux inspirés de l’univers de Tolkien, écrivain du célèbre Seigneur des anneaux, référence littéraire de l’heroic fantasy.

12Pour reprendre les termes d’un joueur en consultation, il s’agit de jeux qui proposent « une vie avec du panache ». Leurs avatars évoluent dans des mondes fantastiques, acquièrent de la force et des pouvoirs magiques en accomplissant des quêtes, d’abord seuls, puis avec d’autres. Les quêtes et les missions sont basées sur un principe majeur : terrasser des boss, des monstres ou dans les MOBa, les autres, l’équipe adverse. Dans les jeux de rôle, en gagnant en aptitude, l’avatar augmente ses pouvoirs, son équipement s’améliore, notamment ses vêtements, symboles de sa performance. « Partir de rien pour arriver à un truc abouti », nous explique un joueur.

13La dimension collective apporte beaucoup au jeu. Au cours des « instances » (les missions à plusieurs dans les MMORPG), la tension est palpable. Une telle mission nécessite une préparation du terrain, l’élaboration de stratégies, une bonne coordination entre les joueurs sans se voir. Et les erreurs de chacun peuvent coûter la vie… à certains avatars. Le fait de jouer régulièrement ensemble améliore donc les performances : les joueurs se regroupent dans des groupes, des guildes plus ou moins hiérarchisés. Le sentiment d’appartenance y est fort, les fonctions de chacun complémentaires.

14Les moments passés dans le jeu sont autant d’expériences qui procurent du plaisir, des plaisirs multiples et variés : plaisir de jouer à plusieurs, ou d’explorer en éclaireur des mondes inconnus, de partager des scenarii, des stratégies, plaisir de voir son personnage évoluer, d’obtenir le geste parfait, plaisir d’être le meilleur, de diriger une opération guerrière… Un ensemble de sensations qui permettent aux joueurs de se vivre dans une situation différente du reste de leur quotidien.

Un quotidien qui devient de plus en plus lointain

15Or, quand ils arrivent dans notre consultation, l’illusion communautaire de la virtualité ne suffit plus : ils se sentent seuls ; ce qui était une passion est devenu une routine, un boulot à plein temps. Le plaisir de jouer est toujours évoqué, parfois de manière nostalgique, en particulier leur début de carrière (comme une sorte de lune de miel). On peut poser qu’une partie de la satisfaction à jouer est liée à leur tentative de créer du lien et donc de symboliser.

16Toutefois, s’ils sont là devant nous, c’est que bien qu’il y ait essai pour énoncer quelque chose de leur problématique, il apparaît que cet espace n’est pas transitionnel dans le sens où le définit Winnicott, peut-être pas « suffisamment humain » ? Quoi qu’il en soit, l’usage compulsif qu’en font les joueurs excessifs finit de mettre en échec le processus de symbolisation.

17Ainsi, le jeu serait une tentative de réponse, au moins provisoire, à une question que le sujet se pose ; à moins qu’il ne soit une échappatoire à ladite question, une manière d’éviter justement de se la poser par angoisse de la réponse. Les joueurs reçus dans nos consultations sont à l’âge des questionnements existentiels. Ces questionnements entrent en résonnance dans la réalité physique et matérielle avec la question de l’orientation professionnelle. C’est au moment du bac, ultime rite de passage organisé dans notre société, ou juste après, au décours des études supérieures que bien souvent s’instaure une pratique excessive problématique.

18Peu à peu, leur relation au jeu a glissé vers la « rêvasserie », pour échapper aux contraintes du quotidien les joueurs enchaînent les quêtes. Ils se réfugient dans le jeu, s’enferment dans le ronron de la répétition des mêmes actions. La vraie vie leur paraît de plus en plus inaccessible, tandis que le virtuel offre un monde rassurant, car certain et répétitif. Leur corps de chair délaissé au profit de celui de pixel, seule source de gratification du moment, semble s’immobiliser. « Mon corps était mort. Je vivais comme un ectoplasme », dira un joueur. Dans leur bulle numérique, ils oublient leurs soucis, s’apaisent et déchargent une partie des tensions accumulées. Ils se défoulent en tuant des boss… Et surtout, ils s’occupent, passent le temps, chassent l’ennui.

Personnalité et environnement

19Les « motivations » à entrer dans un usage compulsif du jeu, dans la rêvasserie, sont à chercher du côté de leur personnalité et de leur environnement. Les joueurs de jeux en réseau passionnels sont quasiment tous des garçons, principalement âgés de 14 à 25 ans. Des jeunes adolescents et adultes pour lesquels le processus adolescent est encore à l’œuvre mais chez qui la construction identitaire est suspendue, comme bloquée.

20Ils se disent timides, introvertis, « ne parlant pas sans intérêt précis, sur la retenue… ». Ils n’ont généralement pas d’amis, pas de confident. S’ils en ont eu, les circonstances de la vie ne leur auront pas permis de maintenir le lien. Ils n’ont pas ou peu vécu d’expériences sexuelles. Ceux qui ont eu des relations affectives semblent refroidis. La relation a laissé une trace dont ils peinent à parler. Certains balaient le sujet, quelques-uns évoquent le vécu douloureux de la séparation, celui de la déception sentimentale.

21Dans leurs discours, la relation affective est autant recherchée que redoutée ou plus radicalement totalement éludée. Il en ressort plus ou moins clairement chez eux une volonté féroce d’indépendance vis-à-vis de leur entourage. Tandis que parallèlement, et paradoxalement, ils se maintiennent dans leur dépendance matérielle vis-à-vis de leurs parents en étant en échec sur le plan des études ou professionnel.

22Leurs loisirs sont essentiellement des activités solitaires (lecture, jeux vidéo et visionnage de films ou de séries). Une majorité déclare ne pas se sentir à l’aise dans les lieux publics. Enfin, et ce sur quoi ils s’accordent, face aux difficultés, aux contraintes de l’existence, leur stratégie est la fuite. Tous soulignent la fonction escapiste du jeu.

23La scolarité est souvent l’élément déclencheur : source d’inquiétudes parentales et de conflits familiaux, les jeux vidéo entrent directement en concurrence avec elle. L’entourage mobilise les professionnels (enseignants, psychologues…) lorsqu’ils constatent l’effondrement des résultats scolaires. Les joueurs sont souvent de bons élèves soit parce qu’ils ont un haut potentiel intellectuel, soit parce qu’ils ont eu un investissement important dans les études précédemment ou, a contrario, ils souffrent de troubles commençant par « dys » (dyslexie, dysorthographie…) des troubles qui rendent les apprentissages laborieux et excluent. Quelles que soient leurs situations scolaires, ils racontent avoir toujours eu du mal à trouver leur place en classe, parlent d’ennui. La chute de leurs résultats scolaires, généralement au lycée, est une blessure dont ils n’ont pas le remède : ils ne savent pas étudier. Alors, ils excellent dans un autre monde.

24La famille, souvent à l’origine de la prise en charge, traverse de nombreuses situations. Le couple conjugal, s’il n’est pas déjà explosé, est mis à mal par les conflits. Parfois, la famille est fragilisée par des événements de vie : l’absence prolongée d’activité professionnelle d’un des parents, la maladie somatique ou psychique d’un parent, son décès ou celui d’un proche. Autant de situations qui nécessitent un remaniement : les places dans la famille sont à redéfinir. Choisir d’avoir sa place dans le jeu, c’est esquiver les dilemmes, les conflits de loyauté. C’est ne pas choisir entre ses parents ; c’est aussi s’en séparer tout en restant physiquement en co-présence : dans une majorité des situations, parents et adolescents restent « côte à côte » ; sans pour autant communiquer, sans pour autant se séparer. Il y a une impossibilité de part et d’autre à élaborer cette séparation. La construction du lien parents/enfants conjugué à un contexte de crise familiale entrave le processus d’individuation.

Dynamique intrapsychique : Moi idéal / idéal du Moi

25La distinction entre Moi idéal et idéal du Moi ainsi que le propose Lacan dans « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache. “Psychanalyse et structure de la personnalité” » (1960) permet de rendre compte des processus psychiques en jeu. L’idéal du Moi forme un système avec le Surmoi. Il commande le jeu de relations d’où dépend la relation à autrui. Il représente la dimension symbolique. Le Moi idéal quant à lui se constitue au moment où la mère investit l’enfant comme le prolongement d’elle-même, comme ce qui lui manque. Le Moi idéal est régi par l’imaginaire. Lacan insiste sur le fait que le symbolique « situe » le sujet et son accès à l’imaginaire. Et que la prédominance du Moi idéal doit s’effacer au profit d’un idéal du Moi de plus en plus « impersonnel et surmoïque ».

26Ce passage nécessite un désinvestissement : l’enfant doit abandonner l’espérance de satisfaire pleinement sa mère et doit accepter le fait qu’elle doive aller chercher ailleurs que chez lui ce qui lui manque. Le travail doit s’effectuer aussi du côté de la mère. Les patients décrivent des mères dans l’excès soit dans l’emprise soit dans l’absence, tantôt envahissantes, sur leur dos, tantôt dépassée, épuisée, déprimée. Elles ont des difficultés à gérer le stress, l’anxiété, les événements difficiles. Elles se sentent vite débordées et leurs angoisses influent sur l’ambiance au quotidien. Elles s’inquiètent démesurément de ce qui pourrait arriver à leurs enfants hors du giron familial. Au cours des entretiens familles et des groupes de paroles, on entend dans le discours de ces mères, le lien privilégié qu’elles entretiennent avec l’enfant pour lequel elles sont là. Elles le connaissent, le comprennent et justifient en quoi cet enfant était plus à protéger que les autres. Lien privilégié que l’enfant perçoit, et dans lequel il s’insère, s’intègre.

27Beaucoup des joueurs reçus en consultation, donc beaucoup de garçons, vivent douloureusement le déficit au niveau de la transmission de l’histoire de leur famille, souvent du côté du père et cela particulièrement lorsque lui-même est aux prises avec des difficultés importantes : maladie somatique, dépression, pathologie mentale… On a aussi affaire à des pères effacés, absents, démissionnaires de leurs devoirs parentaux, engloutis dans leur travail ou dans une autre famille qu’ils ont fondée ailleurs. Ou tout au contraire terriblement puissants, écrasants, imposant à leur fils un idéal du Moi trop fort. Impossible pour les joueurs de se référer à l’idéal du Moi symbolique reposant sur l’autorité paternelle. Le Moi idéal devient une sorte de refuge une position de repli dont il est difficile pour le joueur de se détacher. Si l’essai de symbolisation que les joueurs développent dans les mondes numériques trouve à s’exprimer ailleurs, par exemple dans un espace thérapeutique, les difficultés de régulation du dispositif narcissique peuvent alors trouver un nouveau lieu d’expression dans un environnement suffisamment humain.

28Cette description de la dynamique intrapsychique, où le sujet se replie sur son Moi idéal à défaut de déployer un idéal du Moi satisfaisant, a déjà été proposée pour des situations concernant des personnes toxicomanes. À l’ère des jeux vidéo, pratique bien moins stigmatisée que celle des drogues, cette théorisation se trouve renouvelée, actualisée ; ainsi éclairée par de nouvelles situations cliniques en lien avec des objets moins porteurs de représentations négatives, elle s’offre comme un angle de compréhension pour l’ensemble des addictions avec ou sans substance, un élément théorique de la clinique des addictions.

Vignette clinique

29THÉO, 21 ans, se présente en décembre 2014. Il se dit mal au point de vouloir en finir et a déjà pensé à la manière dont il pourrait procéder : ses parents sont pharmaciens et il a connaissance du risque létal lié à un surdosage de doliprane.

30Il résume son existence à deux occupations majeures : les études et l’écran. Théo a toujours été un élève brillant, avec des facilités. Ainsi, lorsqu’il prend contact avec notre consultation, il est encore parmi les premiers de sa promo de Master 1 de géopolitique. Mais, ces derniers temps, son investissement massif dans un jeu en ligne Smite (jeu de type MOBA s’inscrivant dans l’imaginaire des dieux de la mythologie) l’a conduit à inverser son biorythme et il a de plus en plus de mal à poursuivre ses études ; son anxiété est massive. Théo est à l’origine de cette démarche et tient à garder ses parents en dehors de ça.

31Théo a un contact un peu particulier, un ton « inauthentique » : il utilise un vocabulaire choisi, des termes parfois ampoulés, se dit réservé. Sa présentation curieuse incitera la psychiatre qui le rencontre dans un premier temps à lui faire faire un bilan psychologique pour lui permettre d’éliminer la piste de l’autisme. Il raconte avoir du mal à partager ses émotions et comprendre celle des autres. Il s’est toujours senti mal à l’aise avec les autres, ceux de son âge.

32Ses difficultés ont été renforcées par son statut de bouc émissaire. Il l’a été à deux reprises : la première fois, entre le CM1 et la 5e. Celui qui est censé être son meilleur ami exerce sur lui une domination. Insultes et coups ont lieu sans que ses parents s’en rendent compte et sans que Théo puisse leur demander de l’aide. Il vit son martyre seul au milieu des siens.

33Et puis à nouveau en troisième, il est victime de maltraitances physiques de certains garçons. Ses parents sont plus réactifs et lui proposent de rejoindre un lycée privé, plus adapté selon eux. Nouveau fiasco : Théo ne se sent absolument pas à sa place dans ce lycée dit d’élite, où règne la compétition entre élèves. Mais il s’attache à trouver sa place : il adopte un style vestimentaire « Metal », « un look pour faire peur », et travaille pour améliorer ses résultats scolaires. C’est aussi l’époque où les jeux vidéo constituent un véritable médium de rencontres positives avec d’autres ; certains sont encore ses amis et participent à Smite. Après l’obtention du bac avec mention bien (15,6), il entre en classe préparatoire. Si la première année se passe bien (il est deuxième de sa promo), en seconde année, il dit ne pas « adhérer au nouvel enseignement », et se réoriente vers la fac.

34Théo est l’aîné d’une fratrie de trois. Après lui, il y a sa sœur de 19 ans et son frère de 17 ans. Il se sent très différent d’eux, les juge davantage dans la norme. Sa sœur est en couple depuis un moment et son compagnon, comédien en formation, séjourne très souvent dans la maison familiale située en proche banlieue parisienne. Elle est désignée comme l’artiste de la famille, et poursuit des études d’art plastique. Elle aussi a connu un passage difficile en lien avec la scolarité durant laquelle Théo se souvient qu’elle prenait des somnifères. Elle lui en proposera quand celui-ci lui fera part de ses problèmes de sommeil.

35Son plus jeune frère affiche un style décontracté et termine le lycée, bien dans ses baskets.

36Les parents se sont rencontrés durant leurs études de pharmacie.

37La mère est fille unique. Les grands-parents maternels sont décrits comme austères. Le grand-père, instituteur en retraite, est avare et fait des réserves de denrées, tandis que la grand-mère, professeure d’université à la retraite, se répand en émotions. Théo se sent proche d’eux. Il a passé du temps avec eux et partage de nombreuses idées, notamment politiques.

38Du côté paternel, Théo a un oncle et trois cousins de son âge. Il est le petit-fils le plus investi en termes d’études par les grands-parents paternels : ces derniers le tenaient en grande estime sur le plan intellectuel jusqu’à ce que ses résultats chutent. Dernièrement, ils ont tenté d’intervenir sur sa situation autour d’un repas avec ses cousins ; il a décliné l’invitation. Théo ne se sent pas à l’aise avec eux : la grand-mère a toujours des remarques blessantes et le grand-père, qui a connu une belle réussite professionnelle dans le commerce durant les Trente glorieuses, a un discours trop de droite au goût de Théo. Son parti pris pour la branche maternelle est largement lié au fait que les parents de son père n’ont pas soutenu leur union.

39Théo décrit un père au second plan, peu bavard, mais ayant de l’humour. Il laisse sa femme exprimer et contrôler tout ce qui concerne la famille. La mère de Théo a arrêté de travailler après la naissance de leur deuxième enfant. Il décrit un lien particulier avec sa mère : elle s’est toujours plus souciée de lui que de ses deux autres enfants et encore aujourd’hui, elle ne supporte pas l’idée que Théo s’éloigne de la maison. Ainsi, elle ne soutiendra pas le projet de stage en Allemagne initialement prévu pour janvier 2016 et qui n’aura pas lieu.

40Théo décrit l’ambiance à la maison en un mot : studieuse. Les deux parents (et leurs parents) sont très attachés à la réussite scolaire et à transmettre une éducation, une culture basée sur l’écrit, l’apprentissage des classiques. Lors d’un entretien, Théo aura l’observation suivante : ces apports le constituent mais ne lui donnent pas les outils sociaux et notamment avec ses pairs d’âge.

41Théo joue à Smite depuis décembre 2014 (c’est-à-dire en même temps qu’il commence la prise en charge à Marmottan). Auparavant, il jouait à LOL. Ce sont deux jeux de la même catégorie (MOBa) ; Smite propose le même enjeu que LOL mais c’est surtout le background qui le séduit : incarner des dieux de la mythologie. Il choisit des dieux de la mort à commencer par Hadès, divinité indispensable et sacrificielle pour le groupe. Il aime parler de ses choix, les analyser. C’est une part de son intense activité sur Internet notamment dans un groupe de joueurs de Smite. Leurs échanges n’ont pas lieu qu’en ligne, ils se retrouvent également dans des soirées chez l’un des joueurs où généralement, ils partagent une pizza et regardent un film ensemble.

42La perte de contrôle remonte au moment où Théo s’achète un ordinateur puissant qu’il installe dans sa chambre, c’est-à-dire en mars 2014. Auparavant, le jeune homme joue essentiellement sur console, et ce depuis qu’il est tout petit. Mais son investissement se trouve régulé par le cadre familial auquel il se soumet sans que cela lui pose problème : dans cette famille, les études sont essentielles et font l’objet d’une insistance et d’un souci constant pour les parents. Il respecte ce principe familial, c’est une question de « piété filiale » selon ses termes.

43Théo a très envie de me parler de son jeu : peu de temps après notre rencontre et parce que je porte intérêt à ce qu’il fait au sein de son jeu, il m’indique un accès à un site présentant son équipe, que je me garde de visiter, l’incitant à me raconter ses exploits, ses stratégies, ses visions du collectif. Le jeu garde jusqu’à aujourd’hui une place prépondérante dans sa vie.

44L’année 2015 ne sera pas concluante sur le plan des études et Théo envisage de les arrêter quand il constate ses difficultés à écrire le mémoire. Cependant, il ne parvient pas à en parler à ses parents et la situation traîne jusqu’en 2016. En juin, un traitement antidépresseur est mis en place et Théo aborde la question des études avec sa mère ; celle-ci accueille la nouvelle mieux que ce qu’il avait envisagé même si elle l’encourage à ne pas abandonner. Durant l’été, le jeune homme s’autorise à partir en vacances avec ses frères et sœurs au bord de la mer. Au mois d’août, un incident technique le condamne à se passer d’Internet, une expérience qui lui permet de sauter le pas en octobre 2016 où il « désosse » (selon ses propres mots) son ordinateur : il a décidé de reprendre ses études et l’enjeu principal de cette année est la remise du mémoire. Constatant que son investissement dans Smite reste un obstacle à son travail, il fait le choix transitoire de se déconnecter. Le jeu lui manque mais les retours positifs de sa directrice de mémoire l’encouragent. D’autant que, depuis l’été, il s’est découvert une passion pour le dessin, une activité qui l’occupe et soutient sa mise à distance de l’ordinateur.

45Dans les deux semaines suivantes, il a réinstallé son ordinateur pour se consacrer à son jeu avec une nouvelle philosophie : jouer diminue l’obnubilation à jouer. Cependant, il s’oblige à déterminer des périodes de loisirs et d’études. Sa décision de gérer son activité en ligne est soutenue par les membres de son groupe de jeu. En août, son absence contrainte a été mal vécue par ses partenaires de jeux ; l’un d’entre eux s’était montré particulièrement violent en ligne, ne laissant rien paraître.

46Au début de l’année 2017, une étape a été franchie : le jeu n’est plus au centre de son existence, Théo s’apprête à rendre son mémoire de Master 2, il organise des vacances avec quelques-uns de ses amis, des personnes avec lesquelles il partage sa passion des jeux vidéo mais pas que…

47L’amélioration de sa situation me conduit à espacer les rendez-vous : une fois tous les quinze jours, une décision qu’il accueille fraîchement. Le traitement antidépresseur et le suivi avec le psychiatre ont cessé sur un commun accord.

48La famille est en plein changement : la sœur de Théo qui vivait avec son petit ami dans la demeure familiale s’apprête à s’installer dans un appartement ce qui soulage Théo et son frère pour qui la présence continuelle de ce « beau-frère » devenait pesante, particulièrement lorsque les parents étaient absents et que sa sœur avait tendance à s’imposer comme responsable.

49Aux prises avec la suspension de son développement, coincé dans des désirs contradictoires, l’investissement dans les jeux vidéo a été pour Théo, comme pour d’autres, avant tout une solution : cette activité leur a permis d’être, d’être un joueur de jeux en ligne, d’être trouvé par ses camarades, des pairs d’âge, d’être trouvé par un psy, de formuler une demande d’aide autour d’un objet/espace qui a permis de faire émerger des questionnements existentiels dans un environnement suffisamment porteur, suffisamment humain.

Corps

50« Parais ce que tu es, sois ce que tu parais », telle est la double exigence d’« authenticité » impossible des relations qui se nouent à l’adolescence car le corps trahit… pas celui de l’avatar, qui obéit !

51Si par certains aspects, les usages addictifs de jeux en ligne peuvent être rapprochés des plus classiques toxicomanie et alcoolisme, l’absence de symptôme de manque et le fait que le joueur n’absorbe aucune substance affectant le système nerveux central et le corps, distingue cette entité des autres. Le corps de chair est substitué par un personnage de pixel et il est délaissé. Le corps des joueurs est falot, ectoplasmique, au second plan, pas particulièrement soigné voir sans consistance ; le choix du look quasi inexistant ou plutôt celui de tenue sans fantaisie signant l’absence d’investissement des joueurs excessifs dans le « matériau corps ».

52Car ce choix d’un corps désinvesti s’inscrit dans un moment particulier. Ainsi que le souligne Isabelle Queval (2011), le vingt et unième siècle confirme une révolution : la perfectibilité du corps se concrétise grâce à la mise en œuvre de moyens médicaux et techniques sans précédent et cette profusion de moyens suggère aussi une production de corps. S’ouvre l’ère d’un corps su, voulu, créé, projet volontaire et rationnel. Le corps devient l’objet d’une double instrumentalisation : corps pour jouir, et pour lequel, beauté, jeunesse et santé sont les gages d’un nouveau narcissisme et d’une intégration sociale supposée, et corps capital, animé par un désir de bien faire, perfectible et dont la perfectibilité peut devenir une obsession comme une autre, une addiction qui se mêle à d’autres. Ainsi, le plaisir recherché dépend de temporalités croisées, celle de l’immédiateté et celle d’une projection incessamment travaillée vers le futur ; les avatars (devenus le lieu d’investissement des joueurs) combinent leurs temporalités et les utilisateurs acharnés substituent peu à peu la temporalité des avatars aux rythmes biologiques et sociétaux.

53L’investissement passionnel parfois jusqu’à l’addiction dans ces jeux vidéo serait-il donc cette dernière ruse du désir errant sans espace ni temps, gaspilleur d’énergies libidinales juvéniles et retardant l’insertion dans les « réalités » sociales et économiques toutes plus virtuelles les unes que les autres ?

54Internet apporte à la fois la multiplicité quasiment infinie des relations donc toujours frustrée et l’instantanéité de la réalisation du désir donc toujours gratifiée. Cette ambivalence est probablement la spécificité de ce médium par rapport à la parole et l’écriture traditionnelles dont la première impliquait la proximité spatio-temporelle parfois redoutée et la seconde la distance souvent regrettée. Ces modes dits « virtuels » sont donc une réalité de plus en plus dévoreuse de temps passé à ne pas pouvoir résoudre cette nouvelle contradiction des temps modernes : le droit reconnu à la réalisation de Soi pour tous les individus dans des sociétés qui, de fait, sont de plus en plus concurrentielles et discriminantes quant à l’accès aux biens matériels et culturels de leurs membres.

Conclusion

55Les joueurs de jeux vidéo construisent un personnage, un autre Soi qui est tout à la fois eux-mêmes et un Autre. L’avatar, les avatars et les mondes dans lesquels ils évoluent constituent les nouveaux lieux d’expression des questionnements existentiels. Ce sont des théâtres dont se saisissent les adolescents d’aujourd’hui pour établir le contrôle des relations d’objet. Ces espaces transitionnels permettent de transposer et d’affronter sur un espace externalisé les transformations non contrôlées de la puberté.

56Dans ces espaces-temps dans lesquels rien n’est irréversible, ils s’exercent à fabriquer les singularités du rapport à Soi et à d’autres Soi. Mais cela les expose à l’addictivité d’un jeu dissolvant tous les « je » virtuels ou réels possibles, puisque tout est possible et indéfiniment à la « surf-face » du jeu.

57Les jeux vidéo, comme autrefois les jeux du cirque, ne sont pas simplement des passe-temps dont certains « consommateurs » abuseraient en se détachant des dures réalités sociales des « producteurs ». Ils témoignent et transfigurent sur le mode ludique les tendances profondes de nos sociétés en matière de relations humaines et de réalisation de Soi. Réalisation de Soi à travers continuité et ruptures dans laquelle se distinguent soi individuel et soi personnel. Dans la réalisation d’un Soi individuel et sa reconnaissance sociale comme « réussite » sont contenues toute la mimétique sociale et l’aspiration à une certaine conformité (modes et prégnances sociales diverses). En revanche, dans la réalisation personnelle à travers le masque et/ou l’avatar distinctif, voire discriminant, par rapport à autrui, est contenu le désir de différenciation et de distinction singulière. C’est dans cette tension entre conformisme et distinction, entre autonomie et appartenance que se construit un être en devenir incertain, se mouvant dans le désenchantement d’un monde ayant perdu ses repères intimes – sexuels, familiaux – et ses lignes de force idéologiques.

Bibliographie

Bibliographie

  • CLEMI (2017). « La famille tout-écran. Conseils en éducation aux médias et à l’information ». Centre pour l’éducation aux médias et à l’information.
  • Lacan J. (1966). « Remarques sur le rapport Daniel Lagache. “Psychanalyse et structure de la personnalité” (1958) ». Dans Écrits. Paris, Seuil.
  • Queval I. (2012). « L’industrialisation de l’hédonisme. Nouveaux cultes du corps : de la production de soi à la perfectibilité addictive ». Psychotropes, 18(1).
  • Valleur M., Rossé I. (2012). « Le virtuel et ses avatars ». Enfances & Psy, 55(2).

Mots-clés éditeurs : joueur, jeux vidéo, corps, Internet, dynamique intrapsychique

Mise en ligne 14/05/2018

https://doi.org/10.3917/psyt.233.0041

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