Notes
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On m’opposera peut-être le succès (relatif) des films dits amateurs. Mais outre le fait qu’il s’agit souvent de faux amateurisme (les acteurs et actrices peuvent être des professionnels), ces films ne montrent pas une autre sexualité que celle des réalisations « pro ».
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[2]
Voir Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Press-Pocket, 2001.
1Boire du vin ne signifie pas que l’on soit alcoolique. Voir des images pornographiques ne signifie pas davantage que l’on soit pervers, obsédé et nécessairement « sex-addict ». En précisant ceci en introduction, j’entends bien rappeler que mes travaux sur la pornographie se sont d’emblée séparés du moralisme qui veut y voir une aliénation (ou une libération). Le propos qui est le mien consiste à montrer que la pornographie ne procède pas seulement du contenu évident à quoi on la réduit : soit pour s’en inquiéter, soit pour s’en faire le défenseur. L’imagerie pornographique, qui n’est pas réductible au filmage de scènes sexuelles, est, fût-ce dans sa pauvreté même, beaucoup plus complexe que ne l’imagine un propos de dénonciation. S’il fallait faire un rapprochement entre substances qui sont capables d’engendrer la dépendance, je dirais ceci : celui qui fume beaucoup (cette appréciation quantitative n’a volontairement aucun sens scientifique) n’est pas dépendant du tabac, mais de ce qui, dans la cigarette, se trouve intégré au tabac. La dépendance n’est pas première. Elle est d’autant plus forte qu’elle est seconde. De même, celui qui visionne des images pornographiques n’est pas dépendant du sexe, ou en situation de compensation d’une sexualité relationnelle. Il veut retrouver dans le jeu d’une répétition ce qui, dans l’imagerie particulière que la pornographie fait du sexe, s’y trouve associé. Si l’imagerie pornographique porte à l’addiction, ce n’est pas donc pas en raison de son contenu « évident », mais de sa mise en scène. C’est la répétitivité de cette imagerie, le jeu de la recherche de l’image unique qui serait enfin décisive, qui apporterait le flash attendu, et la vérification que toutes ces images doivent contenir l’image introuvable – qui donnent à cette attention maintenue à ces images une dimension addictive.
La différence d’avec l’érotisme
2L’image pornographique est « une » et elle tient tout à la fois d’un ensemble fortement diversifié. Elle est pauvre dans sa définition (on la circonscrirait très vite) et mal situable dans ses manifestations : où commence-t-elle et où finit-elle ? Il serait évidemment ridicule de réduire le genre du western à l’attaque des Indiens, au duel devant le saloon, au passage de la diligence et à l’attente du train par exemple. Mais il est logique de considérer que le film pornographique se réduit à sa propre réduction. Si l’on regarde un western, ce n’est pas, avec sa télécommande, pour se précipiter de visualiser la scène de l’éjaculation ou pour passer le moment de la conversation dans la cuisine dans l’attente de la descente des braguettes. La pornographie autorise ce saut dans sa propre bobine. Un film pornographique se regarde la télécommande à la main et en accélérant régulièrement le passage des images. Il ne conduit aucune lecture et ne recommande aucune attention. Le scénario est délibérément indigent. Et c’est bien le confort qu’apportent ces enregistrements d’images : il n’y a rien à en attendre, tout y est prévu. Il existe ainsi des réalisations qui, dès le générique, montrent l’essentiel : la sodomie, l’éjaculation dans la bouche ou les lesbiennes sur la plage. Le film pornographique s’inspire de tous les genres : à sketches ou à gags notamment. Des séries télévisées peuvent emprunter à cette logique de démonstration : avant l’histoire et durant le générique, voici l’explosion de la façade, les longues jambes bronzées, et les lunettes de soleil avec le révolver. Le pornographique fait partie d’une histoire de l’image et n’est pas qu’un genre.
3Selon la législation française, l’image est pornographique à partir du moment où le sexe masculin est érigé et où le spectateur peut avoir une vue de la pénétration (orale, vaginale ou anale). On se rappelle, par exemple, les tourments de la censure à propos du film Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi). On ne saurait, a priori, confondre des scènes de sexe comme on peut les voir dans le film de Jean-Jacques Annaud L’Amant, avec les vues que donne La Doctoresse a de gros seins d’Alain Payet. Il ne suffit pas de scènes de sexe, de moments de déshabillages et de relations sexuelles pour que le porno advienne. Souvent, en raison éventuellement d’une posture de forme moraliste, la suggestion suffit à un public pour décréter que l’image est « porno ». Pour le législateur, elle ne le devient qu’à partir du moment où le sexe n’est plus seulement suggéré mais explicite.
4Une telle différenciation juridique des productions érotiques et pornographiques a bien sûr des incidences. Un film érotique peut être diffusé avant minuit. Alors qu’un film pornographique doit attendre cette heure pour pouvoir être programmé. On peut ici convenir qu’il s’agit de normes assez arbitraires. Par contre, l’ambiance des films érotiques et pornographiques n’est pas semblable. Et c’est là le point essentiel. Ce n’est pas la quantité de sexe vu qui est fondamentalement en cause (cela, c’est la norme du législateur). Ce qui compte, c’est le rapport à l’image sexuelle, et le rapport à cette image qu’introduit la logique pornographique. Pour le dire autrement, ce n’est pas le contenu de l’image qui compte seulement, mais la construction de ce contenu. Et ce n’est pas la « consommation » de cette image qui importe uniquement, mais le rapport à cette consommation.
5Un film érotique, pour ici procéder à une caricature, est relativement simple dans son propos : en dépit de leur timidité naturelle pour le sexe, les femmes peuvent découvrir le plaisir qu’elles peuvent y éprouver. Un initiateur ou une initiatrice est de mise pour introduire la jeune impétrante à la découverte de son corps et des joies qu’elle peut en éprouver. Le film pornographique propose une tout autre thématique. Les femmes n’y ont qu’une idée en tête : le sexe qui les tient, leur insatiable appétit de fornication, et ce sont elles qui se précipitent sur toutes les braguettes qui passent à leur portée. Sur cette base, le film « ixée » peut s’autoriser n’importe quel scénario ou tous les déjouer. C’est dans ce salon de thé qu’une cliente administre une fellation au serveur. C’est lors de cette soirée entre amies que le livreur de pizza tient dans sa boîte des vibromasseurs dont elles vont faire usage en jouissant de la sodomie que leur prodigue le garçon. C’est dans cette station d’essence que l’automobiliste blonde visite l’atelier et les mécaniciens bisexuels.
6Il faut qu’Emmanuelle prenne l’avion et gagne des pays exotiques pour être initiée aux plaisirs du corps : tout se passe comme si l’Asie lointaine légitimait quelques audaces. Le porno est plus direct. C’est ici même, dans le monde ordinaire où nous vivons, que l’exploration des manières de jouir se pratique. Emmanuelle (Just Jaeklin, 1974) fut un formidable succès. Pendant dix années, un cinéma des Champs Élysées continua de le projeter. Mais la « vague » du porno venait déjà. Il ne suffisait plus de voir des seins et des fesses. Et le monde de la jet-set, cette distinction et cet habillage, pouvait sembler inutile. Dans le film érotique, la jeune fille vit avec émotion la découverte de son propre corps. Dans le X, la femme sait pleinement s’en servir et le montre avec professionnalisme. La vedette érotique pouvait être cette jeune femme qui vit ses premières expériences, tandis que la porn-star est déjà une experte. Le porno conserve sans doute quelques clichés du cinéma érotique : on y retrouve la jeune fille naïve qui va découvrir ce que « le sexe » veut dire et les décors somptueux des grandes demeures avec leurs laquais attentifs et leurs servantes serviables. Mais la tendance est plutôt de rompre avec l’univers que le grand monde se réserve et le luxe qui légitimerait la luxure.
Une rhétorique
7Se masturber devant une caméra, est-ce travailler ? S’accoupler avec un ou plusieurs partenaires devant des réalisateurs de vidéo X, est-ce exercer un métier ? On pourra sourire de cette naïve prétention à l’expertise. Pourtant, si l’on veut comprendre l’originalité de l’image X, il faut prendre au sérieux cette affirmation. En effet, il s’agit d’un métier. Du moins la stratégie des « hardeurs » aura-t-elle été de jouer d’un professionnalisme ou d’utiliser le processus de la professionnalisation comme mode de légitimation de ce qui pouvait se revendiquer autrefois comme fantaisie (éventuellement perverse), contestation de valeurs dominantes ou libération du corps. On aurait tort de dater l’essor de la pornographie aux années de la « libération sexuelle ». Le porno est le contemporain du cinéma lui-même, d’une part. D’autre part et surtout, il provient des maisons closes où le « petit film » qui se tourne met en scène des clients et, de fait, des professionnelles. La sexualité pornographique n’est donc pas la reproduction ou l’éventuelle anticipation de nos « manières de lit », mais la mise en images d’une rhétorique particulière du sexuel, d’un jeu singulier des corps dénudés et offerts à l’observation d’un tiers (le spectateur), dont la « présence » est intégrée dans la manière de filmer. Sans doute peut-on constater une évolution : la scène X tient de la passe filmée par une caméra de plus en plus efficace. Mais la scénarisation de la sexualité X est déjà en place dans la rencontre originaire du porno et du bordel, fournissant ainsi un cadrage déterminant des interactions et des attitudes. Ajoutons à cela la starisation des hardeurs et des hardeuses (surtout de celles-ci), à partir des années 1980, sur le mode des acteurs et des chanteurs ; la revendication d’une utilité publique, voire d’une pédagogie en matière de vie sexuelle, confortant l’idée que le X répond à un besoin social et convient à une société axée sur le bien-être. Ajoutons encore la constitution des gens du X en monde social spécifique, fermé sur l’extérieur et n’acceptant les nouveaux venus qu’à la condition d’une évaluation des qualités esthétiques et des compétences techniques des postulants et surtout des postulantes. La starisation correspond sans doute à une visée commerciale : il s’agit de fidéliser une clientèle. Mais l’enjeu est aussi ailleurs : il s’agit de produire un corps spécifique, rompu à des exercices précis, capables de postures particulières et surtout compétents dans la démonstration de ses compétences.
8Le porno consiste fondamentalement en une transformation visible et surtout visuelle du corps. Le modèle originaire est celui de la putain, et ses variantes innombrables renvoient à la construction de la pin-up. Dans les années 1970 ou 1980, il faut une fille aux longues jambes bronzées, perchée sur des talons aiguilles, arborant une lingerie fine et de longs ongles peints, par exemple. Tandis qu’à partir des années 1990, s’imposent le body de cuir, le collier de chien et les poignées de force, moins comme transgression qu’en tant que variante du corps porno. Le corps pornographique est bien ce corps qui manifeste par ses allures et ses postures un professionnalisme sexuel jusqu’à paraître coïncider avec sa compétence propre, son identité même. Pas de décalage entre ce corps sexuel et le corps de l’actrice, mais incarnation par l’actrice du pornographique comme qualité, comme être, comme corps.
9Sans doute connaît-on ces arts du coiffage, du maquillage et de l’habillage capables de modifier fortement l’image du corps féminin. Ici, il ne s’agit pas d’apparaître autrement, mais d’être intensément présente à l’image d’un corps sexe, de coïncider avec lui, d’être faite, depuis sa propre peau, d’une technicité. Il ne s’agit pas de changement mais de mutation. Il ne s’agit pas d’outrance érotique mais de dépassement des registres du charme et de la séduction. Tel est le professionnalisme pornographique : il ne s’agit pas seulement de paraître érotique, mais de faire porno. Le corps de l’emploi suppose ici un emploi du corps proprement incorporé. De même que chacun sait faire a priori la cuisine, mais qu’il existe des grands chefs de restaurant, chacun peut sans doute avoir une compétence sexuelle mais, non pas de son propre chef accéder au métier d’une sexualité démonstrative et performante [1].
10Sur le plan de leur organisation, on peut dès lors dégager trois caractéristiques majeures de ces images. En premier lieu, la sexualité pornographique tient de l’immédiateté et l’on peut relever ici une sorte de contradiction : présenté sous la forme la plus réaliste, le sexuel se met en scène d’une manière totalement irréaliste. Des protagonistes, dont non seulement on ignore les relations, mais dont on peut savoir qu’ils sont l’un pour l’autre parfaitement inconnus, peuvent devenir soudainement les partenaires d’une intimité. Sous cet aspect de brusquerie, l’on peut dire que le porno emprunte au genre du burlesque, comme nous l’avons signalé plus haut. Mais surtout, il faut souligner que la sexualité devient, pour l’essentiel, la structuration principale et presque unique des interactions. Pour le dire autrement, la sexualité pornographique se situe au-delà des conventions, des coutumes ou des habitudes sociales. Elle n’est plus déterminée par une culture, c’est elle qui la détermine ou qui la contient totalement. En second lieu, le film pornographique joue d’une perpétuelle surenchère et donne à l’outrance la valeur d’une norme. Dans un film érotique, nous assistons aux moments intimes que vivent des personnages, comme si nous les surprenions. Dans le registre pornographique, c’est cette intimité qui nous surprend en s’imposant à nos yeux. Les techniques de pénétration supposent que soit toujours laissée une place pour celui qui regarde la scène à distance, cela comme s’il devait pouvoir y participer ou comme si le personnage féminin (notamment) avait la capacité d’une parfaite disponibilité. L’érotisme met en scène deux protagonistes qui se séduisent et qui s’aiment. Cette obligation de complicité et d’entente ne s’impose plus dans les productions pornographiques. Des protagonistes se suffisent à eux-mêmes dans l’érotisme, tandis qu’ils n’existent les uns par rapport aux autres qu’en démontrant leur compétence sexuelle dans les productions « ixées ». En troisième lieu, et cela est en lien avec les deux points précédents, c’est à l’évidence une sexualité de métier qui prévaut. Les acteurs ne sont pas des comédiens. Ils n’incarnent pas des rôles. C’est une performance qu’ils accomplissent. La sexualité visuelle qu’ils réalisent n’est pas la sexualité relationnelle que nous pratiquons.
11Dans la période dite de la « révolution sexuelle » (les années 1970), la pornographie pouvait sembler contestataire et transgressive. Une opposition se pratiquait entre l’esthétisme des images érotiques (Emmanuelle de Just Jaeklin) et l’audace des pratiques bucco-génitales (Gorge profonde de George Damiano). Aujourd’hui, la pornographie est tout à la fois plus extrême et plus banalisée : elle inclut l’érotisme comme l’une de ses composantes, cela dans la mesure où elle possède à présent le monopole des images de sexe. Le discours contemporain des acteurs du sex-business ne remet pas en cause un « ordre bourgeois ». Il met plutôt en avant des valeurs positives. On dira, en raison de son caractère explicite, que l’image porno a une fonction pédagogique et contribue, mieux que des planches anatomiques, à l’éducation sexuelle. Si cette image est outrancière, c’est sa dimension fantasmatique qui peut être mise en avant. On pourra dire qu’elle a une fonction cathartique. En produisant une extériorisation des fantasmes, elle permet de maintenir la distance entre la fiction et le réel. Ou encore, si l’image ixée fait place à des pratiques qui ne sont pas celles du grand nombre, on pourra dire qu’elle contribue à la reconnaissance des minorités sexuelles, ou plus généralement qu’elle encourage un esprit de tolérance. Tout se passe au fond comme si la pornographie s’adaptait toujours aux tendances (des mouvements de libération collective jusqu’aux revendications de singularités), de la même façon qu’elle se présente sur tous les supports (jusqu’aux calendriers ou aux cartes à jouer) et qu’elle utilise tous les moyens de communication (photographie, cinéma, carte postale, presse, téléphone, minitel, vidéo, DVD, Internet).
Les sources de l’impact
12On peut bien sûr discuter des « effets » du porno, mais ces discussions se fondent sur l’évidence d’un contenu sexuel. Alors que c’est un imaginaire de la sexualité, davantage que des incidences immédiates sur les comportements, qu’il faut prendre en compte. Si l’on discute des effets de la pornographie sur les pratiques, il est bien difficile de produire un avis définitif. Si toutes les actrices sont bisexuelles, cela n’a pas comme effet que toutes les femmes le soient devenues. Si tous les couples sont triolistes, on n’assiste pas davantage à une augmentation généralisée de cette pratique. Si tous les groupes sont échangistes, on ne peut non plus considérer que cette disposition est devenue une norme. Par contre, il faut interroger l’impact de cette imagerie. A priori sans effet direct sur les comportements, la pornographie ne peut être neutre sur le plan des représentations. L’affaire est bien entendu complexe dans la mesure où la pornographie n’existe pas au singulier. Il y a bien des pornographies : diverses par leur type de contenu, mais aussi opposables par les climats qu’elles installent. On ne peut mettre sur le même plan des images où la porn-star en montre davantage que la playmate de naguère, et celles qui mettent en scène des rapports sexuels dans un climat d’oppression, de répression ou d’humiliation. Ce qu’il faut alors prendre en compte, ce sont les seuils que les spectateurs sont plus ou moins capables de s’imposer aussi bien que les distanciations qu’ils peuvent pratiquer.
13L’impact de l’imagerie pornographique s’organise en trois niveaux principaux. Ce n’est pas au contenu de l’image que le « sex-addict » répond, mais à sa logique. De même que le hardeur se « fait faire » du sexe et vérifie éventuellement sur écran le contenu de sa prestation, le visualisateur se voit voir. En second lieu, l’image elle-même, telle qu’elle est visualisée (plus que regardée) implique une supervision. En troisième lieu, le visualisateur « répond » à la logique sans scénario du film : il se situe, pour sa propre souffrance et son propre plaisir, hors récit.
14Tout notre corps institue un écart fondamental entre le moi et le soi. Je ne suis pas mon corps, fantasme tout autant que je ne peux que l’être. J’ai un corps, mais il n’est pas mon automobile, sans que je puisse donc l’avoir comme donne biologique que j’organiserais, par après, selon mes envies et les circonstances. Ce double effet du corps qu’on a et qu’on est, que l’on ne peut pas être et que l’on ne peut pas avoir, installe un écart. C’est dans cet écart que peut se « glisser » l’institution bien entendu jusque dans ses formes les plus autoritaires, et l’on sait que pour certains la faillite de l’institution conduirait l’individu déboussolé aux plus dangereuses aventures. Ce que la culture moderne construit (il ne s’agit ni de l’autoritarisme de l’institution ni de la liberté de l’individu), c’est un espace intermédiaire où le hasard prend forme d’une révolte éventuelle contre le destin. Se voir participe d’une dissociation tout à fois heureuse et malheureuse : elle tient de l’inconfortable tout en même temps qu’elle génère un confort. Elle construit tout en même temps qu’elle peut détruire. Un jeu, alors, apparaît. C’est de ce jeu, comme l’on parle d’un espace interstitiel, qui permet une articulation et un mouvement, qu’il est question dans une « supervision ». Celle-ci ne procède pas d’une maîtrise, d’un « calcul des risques ». Il s’agit tout au contraire de se livrer à un aléa. Ce que cherche le consommateur régulier de sexe pornographique, c’est tout à la fois la répétition du même avec sa surenchère, et la possibilité d’être surpris, jusque dans le rapport qu’il entretient avec lui-même. C’est ainsi que l’on peut parler d’un visualisateur hors récit. Tous les récits portent une histoire. Toutes les histoires peuvent générer un récit. Il s’agit ici de sortir du scénario et du sens. Dans l’appétit d’une immédiateté, mais qui ne vaudrait pas pour « tout de suite ». Il y a, dans tous les sens du terme, de la réserve devant l’outrance de l’image X telle qu’elle se trouve reliée à son esthétique la plus attendue. Le consommateur d’images X peut souhaiter fantasmer sans doute. Mais c’est l’annulation progressive, répétée et ressassée de ce fantasme qui organise sa visualisation. L’approche que l’on a du porno, soit qu’on le récuse soit qu’on veuille l’adopter, consiste dans cette version qu’il serait fantasmatique. Il l’est à l’évidence. Et l’on pourra toujours expliquer qu’une petite scène porno peut pimenter la vie sexuelle de tout un chacun. Mais la place du fantasme dans le porno du sex-addict est bien différente. Le fantasme m’oblige à penser l’absence, à passer par la représentation, à m’occuper d’un vide. L’imagerie porno permet ce confort et promet cette inquiétude : l’absence sera présence, la représentation sera résolue dans une image, le vide sera un plein.
15Il n’est pas certain que le spectateur du porno veuille faire le tour du propriétaire. Qu’il ait comme objectif de cerner le corps, d’en maîtriser toute l’imagerie. C’est davantage l’aléa d’une corporéité qui fait rebond dans sa propre consommation corporelle. L’image n’est jamais ce que j’ai devant moi. Mais ce qui, devant moi dérange ma propre situation. C’est ce dérangement qui arrange une vision. Et cela au-delà d’une rhétorique organisatrice du porno. En situation addictive, le corps de l’image est déjà physique, et c’est du corps au corps que se joue le rapport à l’image. Nous savons que l’image n’est pas nécessairement un devant soi. Ici, elle ne l’est plus. Elle est un « à travers soi ». C’est la traverse de l’image, éventuellement introuvable comme telle, qui se trouve au principe d’un « intérêt ».
16Le porno ne trouve donc pas toute la source de son succès dans l’appétit de voyeurisme sexuel d’un monde occidental aliéné. Le porno, qu’on le veuille ou non, n’est pas seulement l’invention de réalisateurs et de producteurs du X. Il est aussi un effet, une réalisation de la société contemporaine. Une telle société est notamment celle de l’urgence de l’événement, ou de l’impression d’événement. Le timing du film porno correspond à cet appétit de voir-savoir qui confond le vu, dans une acuité qui « fait mal aux yeux », avec le sentiment du maintenant. Le porno nous place sans cesse devant une visibilité qui ferait arriver l’événement décisif. Que cet événement n’arrive finalement jamais, que la manifestation du vrai soit toujours reportée, ne déçoit jamais cet appétit : il se trouve au contraire indéfiniment relancé par la frustration qui le court-circuite et qui le fait vivre comme « maintenant », existence du présent, trouble de la présence à soi dans le jeu d’un décalage à soi-même. Ce n’est donc pas l’événement comme extériorité à nous-mêmes que nous attendons, mais l’expérience de cette attente que nous vivons comme l’événement même. En cela, on peut comprendre que le porno, si nul soit-il, ne nous trompe jamais, que cette nullité est précisément ce qui nous le fait vivre comme un besoin impérieux, et qu’il corresponde à notre temps : à la façon que nous avons de vivre la temporalité, non pas comme une durée et un récit, mais comme une instantanéité dont le prestige – l’événement – est d’être hors récit [2].
17Hors récit ? Il s’agit de l’incapacité de se situer dans une continuité tout en même temps que l’inattendu intervient et dérange la volonté même de n’être pas continué. Hors récit est celui qui s’abstrait du monde convenable et met en tension, de manière extrême, une relation au monde qui exige la présence de ce monde. Voir venir, devant soi, le monde physique où il faudrait s’inscrire. Mais s’inscrire ? Vous voulez rire…
18C’est à la fois ce que je demande et ce que je récuse. Demander du qualificatif et abhorrer la qualification. Exiger un monde tout en même temps que s’interpose mon moi-même dans ce monde impossible, et dans l’impossibilité d’un moi-même, voilà ce qui se joue sans et dans l’imagerie complexe et simple. Je ne suis pas aliéné. Je fais signe d’une extériorité. À l’intérieur du porno enfermé, au-dedans d’un système simple, trouver la fortune possible d’une expérience au-delà de soi.
19L’individu, si jamais il le fût, n’est plus le porteur d’une identité une. Mais il est traversé par ce qui se joue de l’intime à travers lui. Il n’est pas cet individu seulement. Mais cet individu en rapport avec lui-même, se demandant ce qu’il veut et qui il est, se dédoublant, se dissociant de lui-même, se vivant en décalage, négociant avec sa propre image un rapport à sa propre altérité. L’image porno est contemporaine d’un mouvement de l’individu hors de soi. On croit toujours qu’il faut, à partir de ce qu’il manifeste, interroger l’intériorité d’une personne ou d’un sujet. Mais le pornographique est le symptôme d’une autre problématique : il s’agit de savoir ce qui depuis l’intériorité s’extériorise. L’exhibitionniste pouvait souhaiter que les regards se focalisent sur lui. Il devient celui qui fait des regards qu’ils sollicitent ce qui lui permet d’être hors de lui. Son besoin n’est pas d’intérioriser autrui, mais d’extérioriser l’autre qui le hante. Pourrait-on être étranger à ce mouvement ? Le porno, avant que d’être visibilisation du sexe ou du sexuel, est avant tout un dispositif visuel. Il tient, non pas parce qu’il montre de la sexualité, mais par son adresse à la démontrer. Mais le porno est aussi le symptôme d’un monde social où les dimensions de l’individu et de l’altérité, de l’intimité et de l’intime, connaissent une organisation intrigante. C’est dans ce « fouillis » d’images, au-delà d’une pornographie qui demeure formatée et normative, que la femme et l’homme interrogent le rapport qu’ils entretiennent à eux-mêmes.
Mots-clés éditeurs : addiction, pornographie, érotisme, images
Mise en ligne 17/11/2014
https://doi.org/10.3917/psyt.201.0123Notes
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[1]
On m’opposera peut-être le succès (relatif) des films dits amateurs. Mais outre le fait qu’il s’agit souvent de faux amateurisme (les acteurs et actrices peuvent être des professionnels), ces films ne montrent pas une autre sexualité que celle des réalisations « pro ».
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[2]
Voir Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Press-Pocket, 2001.