Qu’es-tu figure de dé que je retourne dans ta rencontre (tuché) avec ma fortune ? Rien, sinon cette présence de la mort qui fait de la vie humaine ce sursis obtenu de matin en matin... Marquer les six faces d’un dé, faire rouler le dé : de ce dé qui roule surgit le désir. Je ne dis pas humain, car en fin de compte, l’homme qui joue avec le dé est captif du désir ainsi mis en jeu. Il ne sait pas l’origine de son désir, roulant avec le symbole écrit sur les six faces.
1Le jeu est la preuve de la créativité qui signifie la vie, rappelle Winnicott. Synonyme de bien-être de toute société, toute culture et tout âge. Existe-t-il une activité humaine qui ne comporte pas la dimension ludique ? Et pourtant tel Janus, l’homme est attiré par l’autre côté.
2Les mœurs et les pratiques changent dans un monde où le virtuel crée de nouvelles formes de lien et de nouvelles solitudes. Les pratiques du jeu changent aussi. Elles intéressent les jeunes, les femmes, les « seniors ». Elles deviennent plus solitaires, elles touchent des couches sociales diverses et la compulsion au jeu semble plus fréquente, voire plus importante.
3La passion du jeu montre le visage de la tristesse profonde, de l’abattement, de l’abandon, de l’abrasion des sens et de soi. Une subjectivité tiraillée entre le raisonnable et l’excessif dans la souffrance psychique de cette nouvelle maladie de l’âme. Julia Kristeva décrit ces patients d’aujourd’hui : pressés par le stress, impatients de gagner et de dépenser, de jouir et de mourir. Hommes et femmes qui font l’économie de cette représentation de leur expérience qu’on appelle une vie psychique.
La femme et le jeu dans la littérature spécialisée
4Dans les années 1990, l’essentiel de la littérature concernant le jeu prend appui sur l’homme joueur et l’analyse du jeu chez la femme résulte d’une simple transposition des recherches effectuées sur des groupes d’hommes. En matière d’addiction(s) il n’est pas rare de retrouver une démarche similaire.
5Le British Journal of Addictions, en 1992, rend compte d’un travail réalisé par Mary Mark et Henry Lesieur basé sur une recherche de l’étude critique de cette littérature. Les chercheurs ont mis en place une observation participante du jeu des femmes par les femmes. Cette expérience a montré que l’indifférenciation des groupes hommes femmes dans la recherche, jusque-là, était la règle.
6Le fait que le jeu pathologique en général soit avant tout masculin n’est pas sans soulever un certain nombre de questions. Il est indéniable que les ségrégations tendent à diminuer, voire à disparaître dans les cultures actuellement dominantes. Or, il n’est pas moins évident que la stigmatisation peut continuer à s’attacher au jeu, dès lors qu’il est féminin.
7Les inégalités hommes – femmes existent donc dans nos sociétés paternalistes et monothéistes, qui ne reconnaissent pas la spécificité féminine dans l’accès aux soins : « elles la bornent, la calment, la normalisent dans « l’universel », et à partir de là, on n’en parle plus. » (J. Kristeva).
8Des études récentes signalent que les femmes ne consultent pas avant six/sept ans d’une pratique régulière de jeu. Ce fait nous amène au constat que la femme ne trouve pas d’autres « choix » que celui de rester invisible.
9Une étude [1] réalisée sur le profil psychopathologique de la femme addicte au jeu, portant sur 200 personnes – hommes et femmes à parts égales – signalait la difficulté qu’il y avait eu à trouver la centaine de femmes nécessaires pour réaliser l’étude, et notait la grande résistance de la femme joueuse à faire une demande de soin.
10Parmi les particularités du jeu au féminin, les collègues espagnols constatent le fait suivant : 70 % de femmes sont victimes de l’intolérance machiste. Elles cherchent à fuir les problèmes de couple et de la famille, ainsi que la solitude, l’ennui. Elles trouvent dans le jeu une « automédication » contre l’angoisse et le manque d’estime de soi.
Femme, jeu et société
11Chaque jour, il y a de plus en plus de femmes devant les tristes machines à sous. Sans limite de temps et d’argent, la joueuse attend ce coup de chance qui changera sa vie.
12Nos sociétés actuelles ont élaboré une certaine représentation sociale (négative), en rapport avec l’addiction aux drogues, alors que le jeu chez la femme, reste socialement une activité censée ne concerner que l’entourage proche et la famille.
13La peur de l’exclusion laisse la femme dans une plus grande souffrance, car elle se sent condamnée par le double moral de la société. Elle est souvent confrontée à l’intolérance, voire à la cruauté de son entourage affectif. Aux yeux de la famille et de la société, elle est assignée à la représentation du vice ou de la folie.
14L’angoisse, le vide, la solitude, la mort sont des mots toujours présents dans le discours des joueuses. Elles essayent de comprendre les raisons de cette activité aliénante. Face aux changements accélérés des valeurs dans notre culture, l’extension contemporaine de cette addiction prend la place du symptôme. La société vit une mutation symbolique aux multiples figures. Les conflits internes provoquent une fuite en avant du sujet dans la sensation et dans l’action.
15Nous avons remarqué dans notre pratique institutionnelle que lorsqu’un homme vient consulter il est présenté comme le joueur, alors que la joueuse elle, sera présentée comme la femme qui consulte pour un problème de jeu.
16Le jeu au féminin existe-t-il ? Dans la représentation sociale des addictions, la question de la langue m’a semblé prendre une place particulière. La langue espagnole m’est apparue moins rugueuse pour nommer el jugador, et la jugadora. À ma grande surprise, je constate que dans la langue russe, il est impossible de trouver le féminin de joueur (igrok). Il n’existe pas. Cela ne se dit pas…
17La demande d’aide médicale ou psychologique formulée par le joueur se fait au bout d’un long cheminement. Cela se produit souvent lorsque son état – ou situation – est devenu insurmontable et qu’il n’arrive plus à faire face. Il est fréquent d’entendre une phrase chargée de désespoir : « J’ai tout perdu » ! La tentative de suicide n’est pas rare parmi les joueurs d’argent.
18Pour la femme, la demande d’aide représente en soi une épreuve particulière. Le fait que toute société est construite sur une dévalorisation de la femme ne peut pas être mis de côté dans la relation de soin.
19L’égalité des chances dans la société moderne est au cœur des débats. La femme se trouve à la place qui était autre fois réservée à l’homme, constate Alain Touraine, pour qui le XXIe siècle est le siècle de la femme…
20Il s’agit dans cette première partie de présenter l’accès au soin des femmes, avec les particularités de la demande d’aide médico-psychologique lorsque celles-ci présentent une addiction aux jeux d’argent. Je pars d’une expérience personnelle de ma consultation pour « les addictions sans drogues » à l’hôpital Marmottan, où j’ai suivi des hommes et des femmes s’adressant au centre spécialisé de la dépendance aux drogues.
À quoi jouent-elles ?
21Quelques vignettes cliniques permettront l’illustration et la réflexion des différences et des particularités de la problématique du jeu d’argent au féminin. Cette problématique m’a rappelé celle de « l’alcoolisme chez la femme » par le caractère de la stigmatisation et par la complexité d’une prise en charge même en milieu spécialisé : « Chez une femme c’est moche » ou « La femme ne doit pas, ne peut pas faire ça ». L’expression peut être entendue ici et là, y compris en milieu médical.
22Dans l’imaginaire collectif, la transgression chez l’homme apparaît comme plus « légitime ». Même si elle est vécue souvent avec un sentiment de culpabilité. Chez la femme, la transgression est marquée par une intolérance, voire une répulsion d’un autre ordre.
23Le « joueur », comme le toxicomane des années 1970, se présente en tant que tel, tandis que la femme exprime d’entrée une difficulté à le faire. Ceci est probablement lié à un fort sentiment de honte et de culpabilité à devoir parler de « son problème », qu’elle-même a jugé longtemps inavouable. C’est mon mari qui m’a dit de venir vous voir, il pense que je suis folle, annonce une patiente d’une quarantaine d’années. Elle n’arrive à rentrer à la maison qu’après avoir « tué le temps » en jouant aux courses. Pour une deuxième, ce sont ses enfants qui lui ont conseillé de demander de l’aide, car depuis qu’elle est à la retraite, elle joue tous les jours et souvent sans limites ; elle n’a jamais demandé d’elle-même quoi que ce soit. Une troisième déclare que personne ne sait qu’elle vient consulter dans un lieu pareil. Elle est déjà grand-mère et le seul jour de repos qu’elle s’accorde pour son activité de jeu, est celui consacré à son petit-fils. Et enfin une quatrième vient sur les conseils de son psychiatre.
La Dame et les Chevaux
« Chevaux d’écume, chevaux d’argent. Ils avaient rempli le creux des silences, elle avait vibré au souffle de leur nom, ardente de leurs victoires, humiliée de leurs défaites… Je n’ai plus la force de rêver. J’ai joué ma date de naissance, comme une déclaration d’identité dans ce monde sans repères. Qui est en tête ? Je regarde mon journal. C’est bien le nom de mon cheval : War Price N°12. Et voilà que le 2 gagne du terrain. Ah, je vous en supplie, ne ralentissez pas ! Les derniers mètres, les dernières secondes. Enfin je crie. Mon corps tempête, mon sang exulte. L’épuisement et l’ivresse dans un rhythm and blues qui font danser mes paupières. Les autres n’existent plus. Seuls comptent le Hasard et ce combat victorieux. Allez dans le sens du Hasard, décapitez l’usage de la raison. Avoir le pouvoir de voyants, l’intuition de poètes. Volupté de chiffres, fétichisme du 2 et du 4. Liberté à haut risque, vie par infraction qui devient la seule nécessaire, celle qui donne sens à l’autre usée, répétitive »
25Le sentiment de vide et l’angoisse accompagnent Madame A. qui pourtant mène une vie paisible et confortable avec son mari et ses deux enfants. Elle vient d’elle-même, après avoir consulté d’autres spécialistes en cabinet privé. Elle joue depuis de nombreuses années, aux courses, au rapido. Elle a longtemps fréquenté le casino. Il lui arrive de perdre et de gagner. Une chose lui semble désormais claire : elle aime le jeu pour le jeu. C’est le sentiment de liberté que lui donne l’argent qui l’intéresse. Elle aime faire de cadeaux, acheter des bijoux. Pour elle, il n’y a rien de comparable entre retirer de l’argent avec une carte et le plaisir et l’excitation de prendre l’argent gagné au jeu. « Gros billets dans ses poches, qui ne sentaient pas la sueur du travail, mais le plaisir de la liberté » écrit-elle.
26Elle me rappelle un beau texte que René Tostain m’avait envoyé après un échange de nos réflexions autour du jeu : « Seul l’argent gagné au jeu sera dépensé dans la fête », écrit-il. Dans ce même texte, René Tostain écrit une des définitions psychanalytiques les plus réussies – en langue lacanienne – à propos des raisons pour lesquelles la femme peut être attirée par le jeu, jusqu’à tomber dans l’addiction : « Que les femmes, elles aussi, mettent leur phallus sur le tapis, ne me paraît pas être un obstacle à cette interprétation. Si une femme est joueuse, on retrouvera sans doute que pour n’avoir jamais renoncé à l’avoir du pénis, la question de l’être du phallus puisse pour elle en ces termes se poser » (1967).
27« Ma maison n’est pas mon domicile », dit-elle. La rue apaise son angoisse et le jeu est la seule activité qui lui procure un sentiment de plénitude. Madame A. décrit ses parents comme des êtres angoissés ; le père était un homme taciturne, tourmenté par l’angoisse du survivant. Il est décédé lorsqu’elle avait 19 ans. Sa mère est décrite comme une angoissée « boulimique de la vie ». Le couple mère-fille fréquentait le casino. Sa mère aimait l’ambiance de luxe, de légèreté. Elle jouait sans être passionnée. Sa passion c’était de faire de l’argent. Elle avait le commerce dans le sang. Toute opération lui rapportait de l’argent. Elle avait fait fortune. La relation mère-fille a été heureuse et fusionnelle. Lorsqu’elle est décédée, après une longue maladie, le deuil a été trop douloureux.
28La demande de venir parler, de me voir et d’être écoutée, avait été exprimée avec beaucoup de détermination. Mais elle n’avait pas été entendue par moi comme une demande « justifiée » par son état, bien plus « confortable » en comparaison avec la gravité de l’état de mes autres patients. Et certainement par mon préjugé à l’égard d’une addiction, plus que par une souffrance psychique occultée par cette conduite addictive. Et pourtant, l’expérience nous apprend que c’est toujours le cas.
29Il est évident que je ne pouvais pas faire l’économie d’un questionnement sur mon propre investissement dans cette relation thérapeutique. La présence de quelqu’un avec qui on peut partager et communiquer joie et souffrance, selon Ferenczi, guérit le trauma. La solitude n’est supportable que si on ne se sent jamais complètement abandonné. Ferenczi nous invite à une attitude particulièrement humaine, respectueuse, authentique, attentive et humble. Et cette attitude est fondamentale avec certains patients, particulièrement avec les addictés.
30La fonction maternelle et la fonction paternelle sont les rouages inséparables de la subjectivation. Ces deux fonctions tissent le canevas où prend appui et se structure la vie psychique. Dans cette optique métapsychologique la toxicomanie se situe exactement au point de jonction de ces deux fonctions symboligènes, écrit F. Geberovich. Madame A. connaît depuis son enfance l’angoisse dont était chargée la vie familiale. Elle dit partager avec son frère l’héritage patrimonial de leur mère (non sans rapport avec sa problématique du jeu, dans la mesure où son frère ne l’autorise pas à gérer sa part d’héritage à elle) et l’héritage de l’angoisse des parents : elle, celle de la mère, lui, celle du père.
31La dimension traumatique du deuil de la mort de sa mère a été l’objet d’un long travail psychothérapique que la patiente avait commencé bien avant notre rencontre. La douleur de l’absence de sa mère est toujours présente dans nos entretiens. Le rôle joué par chaque membre de la famille dans la construction de l’histoire de Madame A. met en lumière la constellation familiale à partir de laquelle découlera la constitution névrotique de la patiente. Le surmoi de l’enfant, rappel R. Laforgue, ne se forme pas à l’image des parents, mais bien à l’image du surmoi de ceux-ci ; il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition…
Elle cache son jeu
32Personne ne sait que je suis venue vous voir, me dit cette femme craintive et timide, une fois rassurée sur la confidentialité de notre rencontre. Elle est mariée, avec des enfants et un petit-fils. Le seul jour de la semaine sans jeu est le jour consacré à son petit-fils.
33C’est pendant la maladie de son père qu’elle commence à jouer. Un patriarche aimé et respecté de tous. Madame B. et ses sœurs n’ont pas d’autre choix que celui de l’obéissance. Le père organise et décide de la vie de ses filles, même à l’âge adulte et après leur mariage.
34À la mort de son père, Madame B. s’adonne au jeu d’une manière compulsive. Elle est transformée et la famille a du mal à l’accepter telle qu’elle est devenue. Elle a perdu tout intérêt pour son apparence féminine : s’habiller, se maquiller, se faire belle ne l’intéresse plus.
35Bien au contraire, ce qui compte pour elle c’est de ne pas attirer le regard des autres : « Plus inaperçue je passe, mieux je me sens ». Le jeu lui procure un énorme apaisement, un sentiment de libération ; « C’est le retour à ma vie qui me fait souffrir ». La patiente fait part de son incapacité à supporter le désir de l’autre : elle désire ne pas être désirée, ne pas être regardée, ni aimée. Or, la femme qui n’a pas subi de démolition narcissique ou de désexualisation de sa libido se montre plutôt fortifiée par le désir d’être désirée, d’être regardée, de la même manière que l’on pourrait dire qu’elle aime aimer. Lorsqu’on visite un casino, on est frappé par l’aspect cadavérique de l’expression de joueurs autour de la roulette : regard absent, impassible. La présence d’une belle femme traversant la salle ne provoquerait pas la moindre remarque… L’exil de la libido et la présence d’une pulsion de mort font partie du tableau.
36On peut supposer que Madame B. a vécu depuis son enfance dans la nécessité de s’adapter, par soumission ou par compromis, à son entourage : Mon père décide de la vie de ses filles dans le moindre détail. Cette situation n’a pas favorisé le développement de sa propre personnalité. Plus tard cela aurait entraîné des relations artificielles. Ce faux self, à la longue, peut perturber le sentiment d’exister qu’éprouve le sujet.
37Étymologiquement, l’addiction se réfère à un état d’esclavage, mais bien évidemment ce n’est pas le but du sujet. Il ne pense pas devenir l’esclave de son objet. L’objet d’addition est vécu comme bénéfique, comme objet de plaisir à saisir à tout moment pour atténuer des états affectifs vécus comme intolérables. Un bon objet qui se trouve à la place de ce qui donne sens à la vie. Une nouvelle forme de dette psychique qui pousserait le narcissisme à une fragilité extrême. La contrainte d’agir et la dimension pulsionnelle en jeu sont au cœur de la pathologie des jeux d’argent.
Elle fait une bêtise
38C’est une femme soignée, triste. Madame C. est déjà à la retraite. Elle est divorcée depuis de nombreuses années. Après avoir vécu une déception sentimentale, elle découvre le jeu. Il lui procure un extraordinaire sentiment de maîtrise. Or, toute sa vie elle a eu le sentiment de ne pas exister pour les autres. Elle se dit dévalorisée d’abord par son père, un inconnu qui revient à la maison lorsqu’elle avait 4 ans. Puis par un mari pour qui son avis ne compte pas, et un chef au travail, qui n’attend d’elle que de l’obéissance. Pour sa mère, elle a été toujours une fille sage, correcte. Elle aime sa mère et se sent aimée par elle. Depuis quelques années, elle vit dans une maison pour personnes âgées et lui envoie régulièrement de l’argent. « Un petit cadeau », dit-elle. Argent qu’elle dépense dans le jeu. « J’ai honte bien sûr, mais je sais que je vais changer » conclut-elle, souriante.
39Le rôle du comportement addictif dans le cas de la joueuse révèle une tentative de se soigner. L’effet analgésique et l’illusion de la maîtrise procuré par le jeu constituent une forme d’automédication. Cette addiction vient en effet pallier les conséquences d’une souffrance psychique bien antérieure, qui remonte dans ce cas à l’enfance.
Le jeu à plein temps
40Il s’agit d’une joueuse âgée de 77 ans, elle impressionne par son aspect énergique : parle fort, interroge sans complexe ses interlocuteurs, ses propos sont fermes et durs. Il n’y a pas de place pour la plainte. Elle vient consulter sur la recommandation de son psychiatre.
41Elle a découvert le jeu à l’âge de 20 ans avec son mari, un grand joueur de poker. (Le jour de son mariage, après la cérémonie, le jeune époux s’était dirigé droit au casino, laissant Madame D. seule à l’attendre dehors. Finalement, elle s’était décidée à entrer et c’est ainsi qu’elle a commencé à jouer.) Elle pratique le gin de 15 à 20 heures et le poker jusqu’à minuit, tous les jours, sauf le vendredi en raison du shabbat.
42Cette joueuse « sénior » décrit le plaisir que lui procure le jeu, comme une excitation orgasmique, que seul l’âge a pu atténuer quelque peu. Dans l’activité du jeu, elle éprouve une excitation de pouvoir et de possession jouissive. Elle a le sentiment d’être une autre personne. Elle se sent masculine.
43Elle a des angoisses depuis son enfance ; la peur de gens, de la foule, de rougir, de parler. Elle dit avoir tout essayé pour calmer cette souffrance : l’alcool, le tabac, les stupéfiants, les médicaments (neuroleptiques) - qu’elle prend toujours. Elle a fait cinquante ans d’analyse, par tranches de 5-7 ans. Elle cite des noms de psychanalystes connus. Selon elle, rien de tout cela n’a servi à apaiser son état. Seul le jeu réussit à la calmer.
44Elle a dû être hospitalisée en psychiatrie pour dépression, après un éloignement de Paris, lors duquel elle avait essayé de jouer sur la plage. Cette fois-ci il s’agissait de jouer sans argent. Ce changement dans sa pratique de jeu ne produit pas l’effet attendu. Bien au contraire, elle plonge dans un état de prostration et d’angoisse extrême. Elle explique cet état par le fait que son organisme avait réagi avec un syndrome de « manque ». « C’est là que j’ai compris que j’étais en manque. »
45Cette patiente semble avoir vécu depuis son enfance dans une carence affective importante. Sa vie a été marquée par le rejet. Fille unique, elle se souvient que ses parents la laissaient enfermée dans une chambre de bonne : « Si jamais je pleurais, c’était deux tartes dans la gueule. » Elle se dit terrorisée par l’idée de mourir sans avoir réussi à s’approcher de ses enfants : trois filles et deux petites filles qui l’ont rejetée définitivement, suite à de conflits violents avec elle. À ses 77 ans, elle vit dans l’angoisse de ne pas pouvoir approcher sa mère, bientôt centenaire. Elle lui rend visite dans un établissement pour personnes âgées afin d’essayer de lui parler, de la regarder. Elle n’y arrive pas. Envahie par la peur de son regard, par l’angoisse d’être vue et reconnue par sa mère, elle repart en espérant que la prochaine fois, elle osera l’approcher…
46Les épreuves douloureuses subies dans l’enfance ont élaboré un mécanisme de défense du moi, par lequel, elle se trouve dans l’incapacité de souffrir ou d’éprouver la souffrance de l’autre. La possibilité de prendre en compte la réalité de la vie affective est totalement absente. Cette affectivité existe uniquement par l’expression violente, par le moyen d’une conduite addictive ou par le déni. L’échec manifeste dans la relation interpersonnelle chez Madame D. nous conduit à formuler le terme d’alexithymie, employé en addictologie via la psychanalyse pour signaler l’incapacité à éprouver quelque sentiment que se soit. Une mise à distance s’installe de par l’impossibilité de construire un objet transitionnel, en raison de fixations et de régressions de l’enfance.
47La pratique du jeu pour cette patiente est une tentative d’auto-guérison face aux états d’angoisse sévères, parfois avec une composante paranoïde ou bien à la dépression, qu’accompagne souvent un sentiment de mort interne. La terreur provoquée par une situation de proximité physique avec un proche de sa famille – notamment avec sa mère – évoque l’angoisse d’une fragmentation corporelle ou psychique.
48Le cas de cette patiente ayant connu différentes formes d’addiction nous conduit à affirmer que la distinction entre différentes formes d’addiction apporte peu d’éléments sur les raisons psychiques du phénomène compulsif. Ce ne sont pas les effets pharmacologiques de substances ou l’influence de la chimie interne provoquée par certaines activités, qui déterminent l’existence d’une addiction. C’est plutôt la fonction psychique – à l’origine du recours à un produit, ou à un comportement – qui compte dans le processus de l’acte addictif. Et on peut se demander si les addictions ne constituent pas parfois, le dernier rempart avant la folie.
La passion du jeu chez Dostoïevski
49En 1866, Fiodor Dostoïevski écrit « Le Joueur », œuvre incontournable pour l’étude de la problématique du jeu chez nos patients aujourd’hui. Dostoïevski, écrivain par excellence des passions et de la subjectivité humaine, nous livre un véritable traité de la passion. C’est un livre qui n’a pas été écrit, mais dicté. Une sorte de confession directe, racontée sans intermédiaire. Il n’est pas sans intérêt de signaler que c’est sa future femme, Anna Grigorevna, qui prend les notes de son futur mari-joueur. Avec l’écriture du « Joueur » – rédigé en une vingtaine de jours pour payer une dette – la vie affective et littéraire de l’écrivain ouvre une nouvelle page.
50Le personnage d’Alexeï Ivanovitch dans « le joueur » est dévoré par deux passions égales : le jeu et l’amour ; il est condamné à l’éternelle nostalgie du bonheur. L’écrivain a un regard multiple, profond sur l’homme et la femme dans leur univers. Il décrit et explore la contradiction – interne et permanente – de l’être : « Seuls les Russes peuvent contenir en eux-mêmes tant de contradictions » explique-t-il à son interlocuteur qui ne comprend pas ses états d’âme. En fin anthropologue, il expose ses observations sur le comportement de l’Allemand et sa manière de jouer, du Français, de l’Anglais…
51Lorsque Dostoïevski décrit l’expérience du jeu d’argent, il sait de quoi il parle. Il a vécu pendant dix ans le cauchemar de cette passion. Dans le récit du Joueur, il y a aussi une dimension autobiographique.
52Le personnage d’Alexeï commence à jouer pour une femme. Jeu et femme sont un seul et même objet d’amour passionnel. Il est aussi remarquable que l’auteur du Joueur ne s’offusque pas de la différence biologique des sexes. On y apprend qu’à l’époque – comme c’est le cas de nos jours – le jeu n’attirait pas uniquement l’homme. Il nous montre bien ce que nous apprenons dans notre clinique, et notamment avec l’éclairage de la psychanalyse : prendre en compte dans le processus thérapeutique cette subjectivité tiraillée entre la raison et la superstition. Il n’existe pas d’innovation en quelque domaine que ce soit sans une reprise de plus en plus complète de la libido dans le symbolique, écrit J. Kristeva. On peut dire que la créativité dans un sens large de l’activité humaine, relève, non pas de la différence, mais bien de la bisexualité psychique chez l’homme comme chez la femme.
53Le personnage de « la grand-mère » illustre l’état psychologique de la passion pour le jeu. Il nous en donne une description bien plus pertinente que la simple classification des symptômes de nos manuels se référant à un DSM d’actualité. L’état émotionnel, l’intensité de l’expérience qui s’impose au sujet, font que la problématique du jeu est assimilée à l’expérience de la dépendance à une drogue, à un psychotrope. L’auteur du « Joueur » décrit l’état de la vieille dame qui veut s’initier au jeu :
« J’expliquais, dans la mesure de mes forces, à la grand-mère ce que signifient toutes les nombreuses combinaisons de mises, rouge et noir, pair et impair, manque et passe et enfin, les différentes nuances dans le système de chiffres. La grand-mère écoutait attentivement, elle enregistrait, redemandait plusieurs fois et assimilait tout.
« Et qu’est-ce que c’est, zéro ? »…« Zéro, grand-mère, c’est la banque qui gagne »… « Voyez-vous ça ! Et moi je ne reçois rien ? » ; « Trente-six chances contre une, grand-mère » ; « Mais quelles bêtises !… Attends j’ai de l’argent moi…vas-y, mets-le sur le zéro (un Frédéric d’or) » ; « Grand-mère, le zéro vient de sortir, lui dis-je, il ne devrait pas sortir avant longtemps. Vous allez perdre beaucoup »…« N’importe quoi ! Qui ne risque rien n’a rien. Alors ? Perdu. Mise encore ! »
« On perdit encore un deuxième Frédéric ; on misa le troisième. La grand-mère avait du mal à tenir en place, ses yeux brûlants s’étaient comme agrippés à cette bille qui sautillait sur les cases de la roue qui tournait. La grand-mère n’en pouvait plus…elle cogna même du poing sur la table » ; « Mise ! Mise, je te dis ! Ce n’est pas les tiens. »
55Dans son livre Les Jeux et les Hommes, Roger Caillois, a classé les jeux en fonction des attitudes adoptées par le joueur. Il décrit quatre principales attitudes : l’Agon, la Mimicry, l’Ilinx, et l’Aléa). Nous ne retiendrons que l’Aléa, du latin : « jeu de dés ». C’est-à-dire le jeu de hasard pur. Une mise d’argent est pariée, le hasard décide si le joueur récupère sa mise ou la perd. Rappelons au passage que le hasard a longtemps été nié par l’Église qui y voyait une insulte aux plans de Dieu. Puis il a été nié par les savants… Revenons au roman de Dostoïevski :
« Je misai deux Frédérics. La bille roula interminablement le long de la roue, puis elle se mit à sautiller de case en case. La grand-mère se figea et me serra la main, quand, soudain – toc ! « Zéro annonça le croupier. »
« Tu vois, tu vois ! Se tourna-t-elle vers moi, heureuse et resplendissante. Je t’avais bien dit, je t’avais dit ! Mais c’est le Bon Dieu qui m’a soufflé de miser deux Frédérics »… ; « Mais voyons, grand-mère ! Il ne peut pas sortir deux cents fois de suite ! Je vous jure vous allez perdre votre fortune avec ces mises »
57Les Anglo-Saxons proposent l’expression « Big Win » qui correspond au moment où le joueur après avoir misé gros, remporte un gain qui ne sera jamais plus égalé par la suite. Cela se produit dans des conditions particulières. Il concerne souvent le joueur débutant, d’où l’expression populaire « la chance du débutant ». Celui-ci ressent la surprise et une intense émotion au moment du gain : tous les sens sont en éveil durant les quelques instants d’attente du résultat. C’est le « thrill », l’excitation du jeu qui est mise en route. Le joueur parle alors souvent « d’extase » à ce moment précis. Cet instant laisse une trace mnésique dans la vie du joueur.
« Le jeu est fait ! Cria le croupier. La roue tourna, c’est le treize qui sortit ». « Perdu ! » ; « Encore, encore, encore ! Mise encore ! Criait la grand-mère. Je ne répliquai plus…et je misai à nouveau douze frédérics d’or. La roue tourna longtemps. La grand-mère tremblait littéralement à suivre la roue des yeux. ‘Alors, elle pense vraiment gagner sur le zéro ?’ Me demandais-je, et je ne cessais de m’étonner. Une conviction profonde qu’elle ne pouvait que gagner illuminait ses traits – l’attente inébranlable d’un cri, ‘Zéro !’ – qui ne pouvait que retentir. La bille sauta dans la case. ‘Zéro ! Cria le croupier’ « Comment ?!! Fit la grand-mère qui se tourna vers moi dans un triomphe frénétique »
59« Moi aussi, j’étais joueur ; c’est ce que je sentis à cette minute précise. Tous mes membres tremblaient, j’avais la tête en feu » Avec cette simple phrase, Fiodor Dostoïevski donne l’illustration de la triade de la clinique de C. Olievenstein, selon laquelle toute addiction est le résultat d’une rencontre entre un individu, un type de « produit » et un environnement.
Aliénation versus création
60Alexeï Ivanovitch ne peut rien refuser à Polina qui lui demande de jouer pour elle sans se soucier de la souffrance qu’elle lui inflige. Elle le méprise et l’humilie : « Profitez-en de cet esclavage ! » s’exclame-t-il avec amertume. « Vous savez que je vous tuerai un jour ? Je vous aime sans espoir. Si je vous tue un jour, il faudra bien que je me tue moi-même ; eh bien, je resterai le plus longtemps sans me tuer, pour ressentir cette douleur monstrueuse d’être sans vous » Il décrit cette lutte interne : « J’avais toujours l’idée qu’en commençant à jouer pour Polina, c’est mon bonheur que je minais ». Or la jouissance semble avoir pris le dessus : « …venant de vous pour moi, l’esclavage, c’est une jouissance »
61La beauté de l’écriture qui décrit remarquablement les conflits pulsionnels nous amène à une lecture clinique des avatars du personnage dévoré par la passion amoureuse : « Pourquoi et comment je vous aime – je n’en sais rien –. Vous savez que, peut-être vous n’êtes pas belle du tout ?…Votre cœur, je parie, il ne doit pas être très beau ; votre esprit – pas très honnête – »… déclare, comme une provocation A. Ivanovitch. L’amour ne voit que son objet : « Partout je ne vois que vous » dit Alexeï à Polina, « Je suis fou : il me suffit de me souvenir, d’imaginer ne serait-ce que le bruit de votre robe, et je me mordrais le bras jusqu’au sang » ; ‘ Que peut la logique contre le bruit d’une robe’ commente A. Sponville pour qui Dostoïevski vit la passion comme une catastrophe. Une souffrance à laquelle il ne peut pas – ne veut pas – renoncer.
62La passion du jeu chez Dostoïevski selon Freud, a la fonction psychique d’une conduite d’autopunition. La conduite d’autopunition et le sentiment conscient ou inconscient de culpabilité proviennent aussi de l’autre versant de la structure œdipienne : l’ambivalence envers le père qui inclut l’agressivité meurtrière.
63La menace de castration s’articule autour de deux positions différentes du moi : d’une part la menace directe liée à la haine envers le père, le désir de le supprimer, de le remplacer. D’autre part, de par la bisexualité psychique universelle, une position passive de soumission, fantasme de tenir le rôle d’objet sexuel du père, qui raviverait l’angoisse de castration.
64Toujours est-il que Dostoïevski nous fait comprendre ce que Freud, plus tard explicitera. L’illusion est un désir qui se prend pour une vérité – une espérance qui se prend pour une preuve – écrit A. C. Sponville. Pour Freud, une illusion est une croyance, vraie ou fausse, qui s’impose par la force de nos désirs.
65Le fait est que Dostoïevski cessera de jouer après plus de dix ans de vie pendant lesquels « Roulettenbourg c’était le monde et le casino c’était la vie ».
66La littérature ne guérit personne certes, mais grâce à l’accompagnement patient, intelligent d’Anna Grigorievna, l’écrivain-joueur réussit à tordre le cou à son aliénation et ainsi à libérer sa créativité. Elle avait remarqué qu’après avoir épuisé le cycle de l’activité compulsive du jeu, son mari se consacrait à l’écriture, non sans une certaine passion… (Voir annexe)
Conclusion
67En guise de conclusion nous souhaitons retourner à la notion de dépendance, comme un élément constitutif de la condition humaine : nous naissons dépendants à la mère-sein-univers et continuons à être pris en étau par une série de dépendances, même si nous ne sommes pas toujours conscients, écrit J. McDougall. La dépendance est notre destinée de même que la lutte incessante que nous menons pour y échapper.
68L’expérience de la rencontre avec les femmes joueuses, mais aussi avec des patientes qui présentent d’autres addictions du comportement – dépendances affectives, achats compulsifs – me conduit à signaler que chez la femme il existe une plus grande difficulté d’accès aux soins. La littérature spécialisée actuelle fait état de l’inégalité de la place accordée à la santé de la femme. Nous avons indiqué comment les sociétés actuelles ont élaboré de représentations négatives, en rapport avec les addictions chez la femme en général.
69Il a été important de travailler la question de la rencontre pour que les femmes qui « osent » venir parler de leur souffrance acceptent l’idée qu’au-delà de la plainte, il y a la possibilité et le droit d’investir un lieu, un espace, une écoute qui leur appartiennent.
70Il faudrait aussi travailler à favoriser l’accès aux structures de soins de celles qui restent dans leur souffrance solitaire en raison de la violence provoquée par la stigmatisation et les préjugés sociaux dont elles sont encore victimes.
71Les victimes de l’addiction, rappelle J. McDougall, sont toutes engagées dans une lutte contre les dépendances universelles propres à l’être humain y compris l’illusion de redécouvrir le paradis perdu de l’enfance, de la liberté, de l’absence de responsabilité et de la notion du temps.
72Quelques-unes cependant acceptent de reconnaître qu’elles n’ont pas pu exprimer leurs terreurs primitives et les ont refoulées en raison de fantasmes prégénitaux violents. Ces personnes craignent parfois d’être désintégrées par une relation amoureuse dans laquelle l’amour est assimilé à la mort.
73Et puis, il y a celles qui malgré les risques que cela comporte, choisissent de manger à l’arbre du savoir tout en sachant que le prix à payer sera l’exclusion définitive de l’illusion fuyante du paradis.
Anna Grigorevna Dostoïevskaia
74La frêle jeune femme qui entrait chez le célèbre écrivain ignorait tout de l’homme, sinon qu’il était exigeant, peu accommodant, et par ouï-dire, malade.
Nous étions à Dresde depuis trois semaines lorsque Dostoïevski fit tout à coup allusion à la roulette et me confia que s’il avait été seul à l’étranger, il n’aurait pas manqué de jouer. (Je dois dire que la façon dont nous avions composé le Joueur nous revenait souvent à l’esprit.)
La chose semblait l’occuper, je lui demandai ce qui l’empêchait de se livrer à son plaisir. Il me répondit qu’il ne tenait pas à me laisser seule… Je le persuadai d’aller passer quelques jours à Homburg. Fédia [2] essaya de refuser, mais il désirait si ardemment tenter sa chance que je n’eus pas à me montrer pressante (…) je paraissais brave, pourtant je ne plus me retenir de pleurer après le départ du train qui l’emporta. Deux jours plus tard, il m’écrivit pour me mettre au courant de ses pertes et me demander de l’argent. J’envoyai immédiatement une somme qui fut aussitôt perdue. Le même sort attendait au second envoi (…) Au bout d’une semaine Dostoïevski revint à Dresde très heureux et content (…) Il n’entendit ni reproches ni regrets de ma part (…) Le jeu ne cessait de le préoccuper, il s’accusait d’avoir mal joué (…) Cela parce qu’il s’était trop dépêché, et, qu’il avait eu beaucoup d’inquiétude à mon sujet (…) Ah ! S’il pouvait passer deux ou trois semaines dans une ville de jeu, il pourrait employer une méthode tranquille, sans dangers (…) Dostoïevski parlait avec une telle assurance, que je me laissai convaincre et acceptai de m’arrêter deux semaines à Baden-Baden, comme il le proposait. Je consentis d’autant plus facilement que ma présence à la table de jeu pouvait, selon moi, le modérer ; mais au fond, il m’était indifférent d’aller n’importe où, pourvu que je fusse avec lui. Lorsqu’il eut la certitude de pouvoir passer deux semaines à Baden-Baden, Dostoïevski se tranquillisa et se remit à un travail qu’il n’avait pu mener à bien jusqu’à ce moment…
76Elle prend en notes Le Joueur sans mesurer à quel point Dostoïevski est atteint par cette maladie qu’est le jeu. « Ah mon petit, il ne faut pas me laisser approcher une roulette ! Dès que j’y touche, j’ai le cœur qui s’arrête, et les jambes qui tremblent et se glacent », lui écrira-t-il dans une des lettres où il bat sa coulpe. Sans hésiter, elle met robes et bijoux en gage ! Elle a vite compris, avec une intuition étonnante dont peu sont capables que le jeu pour Fiodor est un exutoire, plus même que la nécessaire respiration de la tension créatrice du romancier. Sa tolérance finira par obtenir ce que des reproches n’auraient pu faire : fin avril 1871, après une cuisante culotte à Wiesbaden, Dostoïevski renonce solennellement à jouer… et tiendra parole.
« Je ne me trompais pas, et lorsque je pense, aux cinq semaines passées à Baden, je demeure convaincue que mon mari était à ce moment la proie d’une sorte de cauchemar dont il n’arrivait pas à se délivrer. Tous les raisonnements de Fiodor Mikhailovitch, en ce qui concernait sa possibilité de gagner à la roulette d’après sa méthode de jeu à lui, était certes très juste. Le succès de celle-ci aurait pu être complet si le joueur avait été un Anglais ou un Allemand quelconque de sang-froid, et non un homme nerveux qui se laissait entraîner en tout jusqu’aux extrémités, comme était mon mari (…) Une semaine ne s’était pas écoulée que mon mari avait perdu tout ce qui nous restait, alors commença pour nous une agitation journalière : où et comment se procurer de l’argent pour continuer à jouer ? Il fallut recourir à la mise en gage. Mais aussitôt qu’il avait engagé certains objets, mon mari ne pouvait pas se retenir et perdait quelquefois tout ce qu’on venait à peine de lui remettre. Souvent il lui arrivait de laisser au jeu son dernier thaler, et brusquement la chance tournait en sa faveur, alors il rapportait à la maison quelques dizaines de pièces. Mais l’argent ne restait pas longtemps entre nos mains, et mon mari ne se contenait point… Une fois de plus nous restions sans ressources, cherchant le moyen de nos procurer une nouvelle somme, non plus pour jouer, mais pour faire face à nos dettes et nous enfuir de cet enfer !
Pour ma part j’ai supporté avec beaucoup de sang-froid les coups et les revers de cette aventure que nous avions choisie nous-mêmes.
Après les émotions du début, il fallut bien me rendre à cette évidence : mon mari ne réussirait jamais à gagner ; c’est-à-dire qu’il pouvait peut-être gagner, même une grosse somme, mais celle-ci retournait au jeu le même jour ou le lendemain au plus tard. Mes prières, mes exhortations étaient sans effet, et je trouvais inexplicable qu’un homme comme Dostoïevski, qui avait supporté au cours de sa vie les souffrances les plus cruelles (emprisonnement dans une forteresse, vision de l’échafaud, bagne, mort d’un frère aimé, de sa femme), n’eût pas le courage de résister, de ne plus risquer un dernier thaler. Il me semblait qu’une telle déchéance était indigne de son caractère élevé, qu’à ce degré la faiblesse de mon bien aimé mari était humiliante pour moi. Bientôt je compris qu’il ne s’agissait pas seulement d’une absence de volonté, mais d’une passion qui absorbait son homme, une sorte de force élémentaire contre laquelle se serait brisé le caractère le plus énergique. Il faut en prendre son parti et considérer l’attraction exercée par le jeu comme une maladie incurable…
Je dois me rendre cette justice que je n’ai pas fait un seul reproche à mon mari et que nous n’avons eu aucune dispute à ce sujet (ce qu’il a su apprécier de ma part). J’ai abandonné sans murmurer nos dernières ressources, sachant bien que mes bijoux ne seraient jamais retirés avant terme, ni même sauvés. Mais j’ai souffert, jusqu’au fond du cœur, de le voir souffrir lui-même. Il rentrait à la maison (car il trouvait qu’une femme n’est pas à sa place dans une salle de jeux) pâle, sans force, tenant à peine sur ses jambes, me demandait une certaine somme… sortait et revenait au bout d’une demi-heure, plus défaillant encore. Quand il n’avait plus rien, et qu’il lui était impossible de s’approcher d’une roulette, Fiodor Mikhailovitch, abattu et secoué par les sanglots, s’agenouillait devant moi et me suppliait de lui pardonner les souffrances que sa passion me causait.
Bibliographie
Bibliographie
- Bergler E. Psychology of gambling, New York International Universities Press, 1957 rééd. 1985
- Dostoïevski F. (1991) « Le Joueur » Acte Sud. Nouvelle traduction d’André Markowicz.
- Dostoïevski F. (1956) « Les Frères Karamazov » Ed. Le club français du livre, traduction revue et corrigé de B. Schloezer.
- Dostoëvskaïa A.G. 2001 « Dostoïevski, Mémoires d’une vie » E. Mémoire du Livre, traduction d’André Beucler.
- Dostoëvskaïa A.G. 1993, « Dnevnik 1867 g. Mockva, « Nauka ».
- Frank J. (1998) « Dostoïevski, Les années miraculeuses (1865-1871) biographie Ed. Solin, Actes Sud.
- Freud S. (1985) « Dostoïevski et le parricide. In : Résultats, idées, problèmes, tome I, 1921-1928 PUF.
- Geberovich F. (2003) « No satisfaction », psychanalyse du toxicomane. Ed. Albin Michel.
- Ferenczi S. (2008) “Sur les Addictions” Ed. Petite Bibliothèque Payot.
- Hofstein F. (2000) « Le Poison de la Dépendance » Seuil.
- Kristeva J. (2008) « Seule une femme » Ed. de l’Aube.
- McDougall J. (2002) « Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, petite bibliothèque de psychanalyse, PUF.
- Minet S. (2002) « Le plaisir du jeu : entre passion et souffrance. La joueuse. Ed. L’Harmattan.
- Tostain R. (1967) « Le joueur » essai psychanalytique, In, revue : L’inconscient.
- Secades Villa R.; Villa Canal A. (1998) « El juego patologico » Ed. Piramide, Madrid.
- Valleur M. et Bucher Ch. (1997) « Le Jeu Pathologique » PUF.
Mots-clés éditeurs : addiction, prise en charge, jeu pathologique, comparaison, étude de cas, femme
Mise en ligne 01/07/2014
https://doi.org/10.3917/psyt.193.0075