Notes
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[1]
Voir en particulier les deux dossiers publiés à vingt ans d’intervalle, dans les numéros du 21 janvier 1989 et du 5 mars 2009.
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[2]
Ceci est d’ailleurs confirmé par la série de simulations proposées par Clark (2003). Ces simulations évaluent l’impact de la légalisation du cannabis et de la cocaïne aux États-Unis. Les résultats indiquent que la légalisation conduit généralement à une augmentation de la consommation, mais aussi à une augmentation du bien-être social dans un grand nombre de cas, grâce à une diminution du coût social par unité consommée. L’interdiction est cependant optimale dans certaines configurations.
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[3]
Il s’agit d’un régime de fait, ce qui pourrait d’ailleurs limiter la comparaison avec une véritable légalisation contrôlée de droit.
1À l’heure actuelle, le cadre juridique de la majorité des substances psychoactives à travers le monde est défini par trois conventions internationales, convoquées par l’ONU et ratifiées par plus de 180 pays : la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, la Convention sur les substances psychotropes de 1971 et la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988. La première visait principalement à mettre fin aux usages traditionnels des drogues « naturelles » comme la coca, l’opium et le cannabis et à limiter leur usage à des fins médicales. La deuxième a étendu ces prescriptions aux drogues synthétiques. La troisième est apparue en réponse à l’extension du trafic international de drogues illicites et vise à encadrer le système de sanction ainsi que la coopération internationale en matière de lutte contre le trafic illicite (Jelsma, 2010).
2Pour l’ensemble des substances listées (l’établissement de cette liste reposant d’ailleurs sur des critères assez flous – le fait que le tabac et l’alcool n’en fassent pas partie semblant en tout cas peu justifiable en termes de différences de dangerosité des produits, si l’on croit les classements scientifiques récents, par exemple Nutt et al., 2010), les pays signataires disposent d’une marge de manœuvre législative relativement limitée : ils sont libres de ne pas sanctionner l’usage simple, mais sont obligés de prévoir des sanctions pénales pour tous les actes préparatoires à l’usage, c’est-à-dire la détention, l’acquisition, l’importation et la culture (à l’exception de ce qui concerne les usages médicaux et scientifiques). Cela renvoie globalement à deux options pour les pouvoirs publics : l’interdiction complète (c’est-à-dire interdiction de la production, de la vente et de la consommation) et la dépénalisation de l’usage (interdiction de la production et de la vente, mais tolérance de la consommation). Dans les faits, l’interdiction complète est le régime majoritairement retenu, pour la plus grande partie des substances. Un certain nombre de pays recourent néanmoins à la dépénalisation de l’usage, celle-ci se limitant souvent au cannabis (pas nécessairement cependant, comme au Portugal depuis 2001 par exemple).
3Ces dispositions, qui encadrent ce qu’il est convenu d’appeler la « guerre à la drogue » (war on drugs), font l’objet de vifs débats depuis leur mise en œuvre. Le magazine The Economist publie notamment régulièrement [1] des articles dénonçant l’échec de cette politique et soutenant la légalisation contrôlée des marchés des drogues (c’est-à-dire l’autorisation de la production, de la vente et de la consommation, l’ensemble étant toutefois soumis à un certain nombre de contraintes, comme dans le cas du tabac et de l’alcool). Pourtant, dans les faits, les propositions politiques sérieuses de dénonciation des conventions internationales afin de mettre en place un régime de légalisation contrôlée sont rares. La légalisation de la consommation de cannabis à des fins récréatives dans deux États américains (le Colorado et l’État de Washington) depuis décembre 2012 a certes ouvert une brèche importante sans pour autant bouleverser la donne dans la mesure où la loi reste inchangée au niveau fédéral.
4Dans cette contribution, nous proposons d’analyser la question de la législation sur les drogues à partir de deux grilles de lecture classiques de la théorie économique : une perspective normative qui vise à déterminer « ce qui est souhaitable » (définition du régime juridique optimal) et une perspective positive qui cherche à expliquer « ce qui est » (justification du régime juridique existant). Nous concluons par quelques considérations concernant la situation française actuelle.
Éléments d’analyse normative : la question du régime juridique optimal
5La question de la détermination du régime juridique optimal des marchés des drogues semble constituer un thème de recherche à la fois assez naturel et relativement peu exploré par les économistes. Si les termes du débat entre régime d’interdiction et de légalisation sont clairement posés dans un ensemble de contributions (voir par exemple Clark, 1993 ; Kopp, 2004 ; MacCoun et Reuter, 2001 ; Massin, 2006 ; Poret, 2006b), trop d’incertitudes demeurent pour affirmer de manière ferme et définitive que l’une de ces options permet de maximiser le bien-être social (ou de minimiser le coût social) lié à la consommation de drogues.
6De manière générale, on admet que l’atout central de l’interdiction est de permettre un niveau de consommation relativement bas, grâce à la combinaison de trois effets potentiels : des prix élevés induits par la répression du trafic, un effet dissuasif lié à la répression de la consommation et un effet dissuasif propre au statut même d’interdiction (imposition d’une norme sociale défavorable à la consommation). Ses coûts principaux résident dans la faible qualité des produits présents sur le marché, qui peuvent être à l’origine de graves problèmes de santé, les crimes et la violence engendrés par le marché noir et enfin les dépenses dues à la répression. La légalisation devrait permettre de supprimer l’ensemble des coûts de l’interdiction et, en sus, autoriser le prélèvement d’une taxe. Ceci pourrait cependant se payer par une hausse de la consommation et des coûts associés (en termes de santé, perte de productivité, violence…). Au total, pour pouvoir affirmer la supériorité d’un régime sur l’autre, il s’agit donc de déterminer si les coûts de la répression en régime d’interdiction dépassent ou non les coûts de la consommation additionnelle dans un régime de légalisation. Dans la mesure où il n’y a a priori pas de raison de penser qu’il existe une supériorité absolue d’un régime sur l’autre [2], il s’agit plus précisément de définir les conditions dans lesquelles tel régime est supérieur à l’autre. Une telle entreprise est extrêmement délicate, pour au moins deux raisons.
7Premièrement, le nombre de variables à intégrer dans l’analyse est extrêmement grand. Les démonstrations doivent en effet tenir compte de l’ensemble des configurations de régime et de marché envisageables. Concernant la forme du régime, l’interdiction et la légalisation sont deux cadres juridiques généraux au sein desquels peut s’exprimer une multitude de régimes. MacCoun et al. (1996) décrivent l’ensemble des options possibles le long d’un spectre allant de l’interdiction complète au marché totalement libre. L’introduction de tolérances au sein de la première et de restrictions au sein du second conduit à un éventail de solutions d’autant plus vaste que ces aménagements peuvent être appliqués de manière différenciée aux différents types d’activités (production, vente, consommation) et aux différents types de drogues. Il faut en outre tenir compte de l’intensité de la répression et de la sévérité des sanctions prévues en cas de non-respect de la législation, des dispositions éventuelles en termes de prévention, de réduction des risques et de traitement des addicts. Enfin, l’ensemble de ces configurations devrait être considéré en fonction des différents modes d’organisation du marché possibles (monopole, oligopole, concurrence).
8Deuxièmement, même si l’on restreint la comparaison à un petit nombre de configurations précisément définies, on dispose de peu de matériel empirique pour évaluer les différents effets en jeu et effectuer des prédictions. L’une des grandes inconnues concerne notamment l’impact qu’aurait une réforme sur le niveau de consommation (en prévalence et en intensité). Pour prédire cet impact, il faut étudier la modification de l’équilibre du marché. On considère en général que l’effet principal de l’interdiction sur le fonctionnement des marchés est d’opérer un déplacement vers le haut de la courbe d’offre (Thornton, 1991). En effet, travailler dans l’illégalité est coûteux (coût de mise en œuvre de stratégies visant à éviter de se faire attraper par la police, coût lié à la probabilité d’arrestation, d’amende, de prison…). En régime de légalisation, on suppose habituellement que la disparition de cet effet pourrait être compensée par l’imposition d’une taxe. Outre le fait que le montant de la taxe est crucial en ce qu’il détermine la part du marché illégal subsistant en régime de légalisation et que la diversité des configurations possibles qui en découlent renvoie aux difficultés évoquées dans le premier point, Poret (2006a) souligne qu’aucun fait stylisé ne permet de supposer que la répression a un effet aussi simple et direct qu’une taxe sur les coûts des vendeurs de drogues (p. 1078). La configuration de l’offre et le fonctionnement du marché pourraient donc être assez différents dans les deux cas. Il existe par ailleurs une incertitude majeure quant à l’effet qu’aurait une réforme du régime juridique sur la demande. La sensibilité de la demande de drogue au prix est aujourd’hui relativement bien connue (Grossman, Chaloupka et Shim, 2002), mais sa sensibilité à la répression et au statut juridique lui-même reste assez floue.
9La sensibilité des consommateurs à la répression (probabilité d’arrestation et sévérité des sanctions) a pu être étudiée à travers diverses expériences de dépénalisation de l’usage menées dans un certain nombre de pays et d’États de pays fédéraux (États-Unis et Australie notamment). On peut se reporter à MacCoun et al. (2009), Room et al. (2010) et Donohue et al. (2011) pour une revue de la littérature. Généralement, on ne trouve pas ou peu d’impact de la dépénalisation sur la consommation. Ces études se heurtent cependant à deux difficultés au moins. La première est liée à un certain flou dans la caractérisation des régimes juridiques comparés du fait de la variété des configurations possibles évoquée précédemment, mais aussi de divergences parfois importantes entre les pratiques et les termes de la loi (dépénalisations de fait, reposant sur la tolérance des autorités, mais non inscrites dans la loi). Ce flou juridique peut bien sûr poser problème au chercheur qui a besoin de qualifier de manière synthétique les différents types de régimes (voir par exemple Prinz, 1997), mais il peut aussi brouiller l’effet même du régime sur la consommation si les citoyens connaissent mal les caractéristiques du régime auquel ils sont soumis (MacCoun et al., 2009). La seconde difficulté réside dans la faible disponibilité et la fragilité des données disponibles du fait du statut illégal des transactions. De manière générale, ceci limite la fiabilité des estimations. Cela réduit aussi les stratégies d’identification possibles et la capacité des chercheurs à isoler les effets causaux.
10En ce qui concerne l’effet propre du statut juridique sur la demande, les choses sont encore plus incertaines. Thornton (1991) estime que l’interdiction n’a pas ou peu d’effet sur la demande car « elle ne modifie pas directement les goûts, ni les revenus des consommateurs » (p. 74). Miron et Zwiebel (1995) suggèrent quant à eux que si un effet « respect de la loi » existe, il est vraisemblablement atténué par un effet « attrait pour l’interdit » (p. 177). Dans le même ordre d’idées, la modélisation de Becker et al. (2006) comparant l’efficacité de la répression et de la taxation monétaire pour réduire la consommation d’un bien repose sur l’hypothèse que « la fonction de demande pour le bien n’est pas beaucoup réduite par le fait de rendre le bien illégal » (p. 54). On dispose malheureusement de très peu d’éléments empiriques pour évaluer ces intuitions. Il n’existe en effet pas d’expériences récentes de légalisation proprement dite de marchés de drogues. L’expérience qui s’en rapproche le plus semble être le régime appliqué au cannabis aux Pays-Bas depuis 1976. Cette expérience est unique en son genre car la tolérance [3] des autorités concerne l’ensemble des activités impliquées (production, vente, consommation). Après plus de trente ans de pratique de ce régime, il semble qu’il n’y a pas eu d’augmentation de la consommation de drogues, qu’il s’agisse du cannabis ou des autres drogues illégales (MacCoun et Reuter, 2005). Les indicateurs sont d’ailleurs meilleurs dans ce pays que dans la plupart des autres pays européens. Dans leurs projections faites au sujet du projet de légalisation du cannabis en Californie, Kilmer et al. (2010) concluent avec prudence que « la consommation augmenterait, mais qu’il est difficile de dire dans quelles proportions ».
11L’étude de l’impact d’un changement de régime sur les autres éléments concourant au bien-être social, notamment la criminalité et les finances publiques, dépend en partie elle-même des hypothèses faites sur l’évolution de la consommation et comporte ses propres zones d’ombre. Concernant la criminalité, la distinction entre les effets liés à la consommation du produit et les effets liés à la nature clandestine des échanges est au cœur des débats (voir par exemple Donohue et al., 2011 ; Miron, 1999). Concernant l’impact sur les finances publiques, Miron (2005, 2008) propose des estimations pour les États-Unis. Il évalue que l’arrêt de la répression permettrait d’économiser 48,7 milliards de dollars chaque année. Par ailleurs, si les drogues étaient taxées à des niveaux comparables à ceux du tabac et l’alcool, les revenus fiscaux s’élèveraient à 34,3 milliards de dollars annuels. L’auteur précise avoir utilisé des hypothèses vraisemblablement conservatrices, mais que ses résultats sont sujets à une « incertitude importante ». Kilmer et al. (2010) proposent le même genre d’exercice appliqué à la légalisation du cannabis en Californie. Ils concluent de nouveau avec prudence que l’impact sur les finances publiques est « très incertain, […] des changements mineurs de certaines hypothèses conduisant à modifications majeures dans les résultats ».
12Du fait de l’ensemble des incertitudes portant non seulement sur l’estimation de chaque effet mais aussi sur la manière dont ils interagissent, il est improbable qu’une évaluation économique réussisse à prédire avec suffisamment de précision et de certitude l’effet global d’un changement de régime. Kopp (2004) souligne que les outils microéconomiques habituellement utilisés pour les analyses normatives constituent d’excellents instruments pour étudier des modifications marginales de politiques publiques, mais montrent leurs limites face à la complexité des effets engendrés par un changement beaucoup plus radical comme l’est le passage de l’interdiction à la légalisation (p. 88).
13Au total, il semble donc délicat de tirer des conclusions fermes et définitives quant au régime juridique optimal des drogues. L’effet attendu d’une légalisation (qui supposerait – rappelons-le – de dénoncer les conventions internationales actuellement en vigueur) est éminemment incertain. Seule l’expérimentation permettrait de tirer des conclusions claires. Or il n’est pas certain que la légalisation soit un processus réversible : si on expérimente et que les niveaux de consommation explosent, on pourra difficilement revenir à la situation actuelle. Concernant des réformes plus légères, telles que la dépénalisation de l’usage (qui est acceptable dans le cadre actuel des conventions), les évaluations d’expériences récentes sont positives : elles n’ont pas conduit à de fortes hausses de la consommation et ont permis de réduire les coûts liés à la répression (Donohue et al., 2011 ; MacCoun et al., 2009 ; Room et al., 2010 ; Single, Christie et Ali, 2000). Reste que ce genre d’évaluation est délicat et que la transposition des effets à d’autres contextes n’est jamais assurée.
14Pour conclure, soulignons qu’un élément important de l’évaluation des régimes juridiques des drogues, pourtant rarement évoqué, réside dans la répartition des coûts et bénéfices au sein de la population. Il a en effet été souligné que les régimes d’interdiction font supporter des coûts disproportionnés aux plus pauvres (voir par exemple Donoghue, 2002). La lutte contre les inégalités sociales pourrait ainsi constituer un argument fort en faveur de la réforme. L’iniquité de la répartition des coûts de l’interdiction pourrait aussi précisément constituer une des raisons de la difficulté à mener la réforme du régime juridique des drogues. C’est ce que nous exposons dans la section suivante.
Éléments d’analyse positive : comment expliquer la prédominance des régimes d’interdiction ?
15En préambule, précisons que nous nous plaçons ici dans le strict cadre d’arguments issus du champ de l’économie politique (ou, plus précisément encore, de la théorie des choix publics) qui vise à décrire le comportement des électeurs, des gouvernants et des groupes d’intérêt, chacun cherchant à maximiser son propre intérêt, et leurs conséquences sur les décisions politiques. Il est évident que de nombreux autres types d’argument, de nature historique, politique, diplomatique, culturelle, etc., pourraient être avancés et nous ne prétendons pas ici rendre compte de l’entièreté du problème. Nous soumettons simplement quelques éléments de réflexion à la sagacité du lecteur.
16La littérature économique semble en fait s’être très peu intéressée à la question des déterminants politiques du choix du régime juridique des drogues. Nous exposons ci-dessous deux arguments. Les deux ont en commun de décrire les intérêts personnels de groupes de citoyens vis-à-vis de la législation des drogues. Ils diffèrent quant à la nature des intérêts pris en compte et au poids politique accordé à chaque groupe de citoyens. L’un explique avant tout le choix initial de régime juridique, tandis que l’autre explique principalement la difficulté à mener la réforme une fois le régime d’interdiction en place.
17La première explication a été proposée par Becker et al. (2004). Leur argumentation repose sur l’idée que la classe sociale est un déterminant central des préférences envers le régime juridique du fait d’une forme de discrimination par les coûts. En effet, selon ces auteurs, les classes les plus pauvres seraient plus sensibles aux coûts monétaires, induits notamment par la taxation dans un régime légal, et moins sensibles aux coûts non monétaires, induits par l’interdiction, que les classes moyennes et supérieures. Cela pourrait s’expliquer d’une part bien sûr par des niveaux de revenus différents et d’autre part par le fait que les activités illégales ont tendance à être concentrées dans les quartiers les plus pauvres, ce qui facilite l’accès aux substances illégales pour les habitants de ces quartiers. La volonté des parents de choisir le régime rendant la drogue le plus chère possible pour leurs enfants et la plus grande influence politique des classes les plus riches expliqueraient le régime juridique actuel d’interdiction pour la plupart des drogues (vraisemblablement celles estimées les plus dangereuses pour leurs enfants par les parents des classes moyennes et supérieures – dont ne feraient alors pas partie le tabac et l’alcool).
18Nous avons développé ailleurs (Massin, 2011) une explication alternative, plutôt complémentaire qu’antagoniste, de la difficulté à mener la réforme du régime juridique des drogues illégales. Celle-ci repose sur une grille d’analyse de vote majoritaire attribuant un poids politique identique à chaque électeur (contrairement à l’hypothèse précédente, selon laquelle les plus riches ont un poids politique supérieur). On suppose que l’on se trouve dans une situation d’interdiction totale. Six groupes d’électeurs (quatre groupes de consommateurs et deux de non-consommateurs) sont définis en fonction de leurs intérêts personnels (coûts et bénéfices) à voter pour ou contre deux types de réforme : la dépénalisation de l’usage et la légalisation contrôlée.
19On suppose que les coûts de l’interdiction consistent d’une part en des « externalités environnementales liées au trafic » (une faible qualité de vie dans les quartiers où s’effectuent les transactions interdites : climat de tension, violence, criminalité…) et d’autre part par un poids important sur les finances publiques du fait des dépenses nécessitées par la mise en œuvre de la répression et l’absence de recettes issues de la taxation des échanges. Or ces coûts sont, pour les premiers, fortement concentrés géographiquement et ne touchent donc (sévèrement) qu’une faible fraction d’électeurs (ceux habitant dans les quartiers où s’effectue le trafic) et, pour les seconds, vraisemblablement faiblement perçus par l’ensemble des électeurs du fait de la dilution des montants concernés au sein du budget de l’État, donc peu susceptibles d’être pris en compte au moment de la décision de voter pour ou contre la réforme.
20Au total, les coûts de l’interdiction pèsent donc peu dans la décision de réformer le cadre juridique des drogues. Plus précisément, l’issue du scrutin repose presque exclusivement sur le groupe majoritaire des non-consommateurs qui ne subissent pas les externalités environnementales liées au trafic. S’ils sont peu sensibles aux économies budgétaires et redoutent une hausse de la consommation et des externalités négatives associées (incivilités, criminalité, pertes de productivité… sur l’ensemble du territoire) en cas de réforme, ils voteront contre. La concentration d’un coût majeur de l’interdiction (les externalités environnementales liées au trafic) au sein d’un petit groupe d’électeurs permet d’illustrer une caractéristique bien connue des procédures de vote universel et égalitaire : l’intensité des préférences disparaît au cours de la procédure (chaque électeur compte pour une voix quel que soit le montant de la variation de bien-être qu’il subit), ce qui peut facilement expliquer que le résultat du vote diverge de l’optimum social qui mettrait uniformément en balance l’ensemble des coûts et bénéfices de la réforme.
21Les deux types d’argument présentés ci-dessus sont en définitive assez proches. Dans les deux cas, les habitants des quartiers défavorisés ont intérêt à la légalisation (parce que cela rend la drogue relativement plus coûteuse pour leurs enfants dans un cas, parce qu’ils subissent les externalités liées au trafic dans l’autre). Dans les deux cas également, ils ne disposent pas du poids politique suffisant pour imposer la réforme (par manque d’influence politique dans un cas, du fait d’un nombre de voix insuffisant dans l’autre).
22Ces approches mériteraient d’être affinées. En effet, elles se limitent à une perspective de vote purement instrumental, dans laquelle les électeurs votent en fonction de leur propre intérêt, ce qui exclut le vote par idéologie. Une telle approche ignore donc l’influence des positions purement moralistes. Or il est clair que les opinions et croyances des électeurs vis-à-vis de la consommation de drogues sont centrales dans l’issue des scrutins. Les études spécifiques sur ce sujet ont donc toutes chances d’être particulièrement éclairantes. Caulkins et Menefee (2009) proposent par exemple un intéressant travail visant à expliquer pourquoi les individus attribuent des risques de décès disproportionnés (comparés aux risques objectifs) à la consommation de drogues illégales. Parmi les explications envisageables, ils soulignent qu’il ne faut pas négliger l’influence possible du statut illégal de ces substances. Le régime d’interdiction en place pourrait donc en quelque sorte générer des conditions favorables à son propre maintien et constituer un frein endogène à la conduite de la réforme. Enfin, il pourrait être intéressant d’étudier la manière dont la crise de la dette pourrait modifier la donne. En Californie, les problèmes budgétaires étaient au cœur des préoccupations lorsque la question de la légalisation du cannabis avait été soumise au vote des électeurs (novembre 2010). L’inquiétude croissante causée par les problèmes de déficit budgétaire dans de nombreux pays pourrait inciter une part de l’électorat à intégrer cet élément de manière beaucoup plus centrale dans son évaluation des différents types de régimes juridiques des drogues et ainsi favoriser la réforme.
Conclusion : quelques considérations concernant la situation française actuelle
23En France, la législation actuelle concernant les stupéfiants date de 1970. Elle prévoit des peines pouvant aller jusqu’à un an de prison et 3 750 euros d’amende pour l’usage simple et jusqu’à vingt ans de prison et 7 500 000 euros d’amende pour des actes de trafic comme la production et/ou la fabrication de stupéfiants. Elle n’opère aucune distinction concernant les substances, le cannabis étant traité de la même manière que l’héroïne ou la cocaïne par exemple. De ce fait, en ce qui concerne l’usage simple de cannabis, il s’agit (dans les textes en tout cas) d’une des législations les plus répressives d’Europe.
24L’idée de réformer cette loi – au moins pour le cannabis – est régulièrement évoquée dans le débat public, mais ne semble toujours pas sur le point d’aboutir, malgré le changement de majorité de mai 2012. Au cours de l’année écoulée, le sujet a été abordé à au moins cinq occasions par des personnalités politiques de premier plan : François Rebsamen (avril 2012), Cécile Duflot (juin 2012), Daniel Vaillant (octobre 2012), Vincent Peillon (octobre 2012), Manuel Valls (avril 2013). Aucune de ces interventions ne semble avoir convaincu François Hollande de la nécessité d’ouvrir le débat sur ce thème, mais chacune semble avoir renforcé un peu plus la grande confusion qui règne autour des options de réformes envisageables – et plus précisément autour des termes « contraventionnalisation », « dépénalisation » et « légalisation », qui ont été alternativement utilisés dans les différentes interventions.
25En octobre 2012, un sondage révélait que les Français étaient très majoritairement hostiles à une réforme : ils étaient 65 % à se déclarer défavorables à la dépénalisation et 75 % défavorables à la légalisation du cannabis (Harris Interactive, 2012). On est cependant en droit de se demander si les enquêtés étaient à même de saisir de la distinction entre les deux termes, alors même que quelques jours plus tôt, Vincent Peillon, interrogé dans une émission de radio sur la question de la « dépénalisation du cannabis », répondait en évoquant une forme d’« organisation [du marché] par l’État » avec objectif principal de lutter contre le trafic, ce qui correspond beaucoup plus volontiers à la notion de légalisation.
26Le préalable à la conduite d’un débat constructif et serein sur la question de la législation des drogues semble être une clarification des options de réformes envisageables afin de permettre à chacun de se faire une idée claire des modalités et des enjeux de la réforme. Nous espérons que le schéma proposé en annexe permettra d’y contribuer.
27Les éléments développés au cours de cette contribution nous semblent suggérer qu’un débat sur la réforme de la législation du cannabis en France devrait sérieusement envisager la question de la réduction des peines encourues pour usage simple de cannabis (contraventionnalisation si on l’entend comme une suppression des peines de prison ; dépénalisation si on l’entend comme une suppression des sanctions pénales). Il convient de souligner d’une part que cela ne concernerait que les usages privés, non dangereux pour autrui et d’autre part que cela n’empêcherait pas de prévoir d’autres types de sanctions (amendes, travaux d’intérêt général, etc.) ni de maintenir un niveau de prévention élevé, pour limiter la consommation. Il s’agirait donc d’une réforme assez « légère » dont l’intérêt premier résiderait dans la réduction des coûts de la répression, un argument de poids étant donné les contraintes actuelles pesant sur les finances publiques.
28La légalisation mériterait quant à elle à notre avis d’être débattue au moins au titre de la réduction des inégalités sociales (lutte contre le trafic et son impact sur les quartiers les plus pauvres). Cela nécessiterait cependant une réflexion plus profonde, à la fois sur le mode d’organisation de l’offre (lieux de production, modes de distribution, degré d’encadrement par l’État) et une politique sociale volontariste d’accompagnement des quartiers actuels du trafic qui se verraient profondément bouleversés par la réforme.
Caractérisation juridique des principaux actes liés aux drogues en droit français et aperçu des réformes envisageables
Caractérisation juridique des principaux actes liés aux drogues en droit français et aperçu des réformes envisageables
Remarque 1 : la légalisation est en quelque sorte « hors champ » de ce schéma puisque les actes liés aux drogues (production, vente, consommation) ne seraient alors plus incriminés, mais organisés par la loi.Remarque 2 : au sens strict, le terme « dépénalisation » indique la suppression des sanctions pénales ; il est cependant parfois utilisé dans un sens élargi, comme une réduction des sanctions prévues (la contraventionnalisation étant alors considérée comme une forme de dépénalisation). De même, on évoque souvent la « dépénalisation du cannabis ». Il s’agit d’un abus de langage puisque la dépénalisation s’applique formellement à un type d’infraction précis. En l’occurrence, dans les débats actuels, c’est généralement la dépénalisation de l’usage de cannabis qui est envisagée.
Remarque 3 : l’utilisation de termes anglais contribue à complexifier encore davantage le tableau et à renforcer la confusion du fait l’existence de faux amis : depenalization peut être vu comme l’équivalent de contraventionnalisation alors que decriminalization peut être vu comme l’équivalent de dépénalisation.
Schéma réalisé par l’auteur à partir de différentes sources dont : Fédération Française d’Addictologie, 2011 ; Obradovic, 2011 ; Room et al., 2010 ; Single, 1999.
Bibliographie
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- Thornton, M. (1991). The economics of prohibition. Salt Lake City: University of Utah Press.
Notes
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[1]
Voir en particulier les deux dossiers publiés à vingt ans d’intervalle, dans les numéros du 21 janvier 1989 et du 5 mars 2009.
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[2]
Ceci est d’ailleurs confirmé par la série de simulations proposées par Clark (2003). Ces simulations évaluent l’impact de la légalisation du cannabis et de la cocaïne aux États-Unis. Les résultats indiquent que la légalisation conduit généralement à une augmentation de la consommation, mais aussi à une augmentation du bien-être social dans un grand nombre de cas, grâce à une diminution du coût social par unité consommée. L’interdiction est cependant optimale dans certaines configurations.
-
[3]
Il s’agit d’un régime de fait, ce qui pourrait d’ailleurs limiter la comparaison avec une véritable légalisation contrôlée de droit.