Couverture de PSYT_171

Article de revue

Du non-dit au non-verbal

En écho au livre de C. Olievenstein, Le non-dit des émotions

Pages 83 à 97

Notes

  • [1]
    Les citations entre guillemets sont extraites du livre de C. Olievenstein, Le non-dit des émotions, Paris, Odile Jacob, 1988, 211 p.
  • [2]
    Hypothesis 1963-1964, « Heroin (opiate) addiction is a disease – a “metabolic disease” – of the brain with resultant behaviors of “drug hunger” and drug self-administration, despite negative consequences to self and others. » Dole VP, Nyswander ME, Kreek MJ. Narcotic blockade - a medical technique for stopping heroin use by addicts, Trans Assoc Am Physicians, 1966, 79, 122-136.
  • [3]
    « Philosophie et histoire des concepts scientifiques », cours publiés sur le site du Collège de France, 2002.
  • [4]
    C. Rogers a fait de l’« empathie », c’est-à-dire la participation chaleureuse du thérapeute aux sentiments exprimés par son client, un facteur essentiel du processus thérapeutique (p.ex. Le développement de la personne (1961), Paris, Dunod, 2005, 270 p.). Il est apparu alors que l’impression fournie par le thérapeute (chaleur, authenticité, compétence) dépendait autant de son comportement non verbal que de ce qu’il disait au patient (p.ex. P. Feyereisen et J.-D. de Lannoy, Psychologie du geste, Bruxelles, Mardaga, 1990, 364 p.).
  • [5]
    Voir à ce propos le travail de S. Le Poulichet, Toxicomanies et psychanalyse, Paris, PUF, 1987.
  • [6]
    Cf. C. Miel, La toxicomanie ou la quête impossible de l’objet, Psychotropes, vol. 8, 2002/1.
  • [7]
    Cf. D. Mellier, La fonction à contenir, in La psychiatrie de l’enfant, vol. 48, 2005/2.
  • [8]
    Cf. D.W.Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975 (Playing and Reality, 1971), réédité en Folio, 2004
  • [9]
    S. Peele (The Meaning of Addiction: An Unconventional View, San Francisco, CA, Jossey Bass Publishers, 1998) décrit l’addiction comme un modèle de réponse : avec un renforcement positif, exclusif, à chaque consommation, l’addiction qui annule le sentiment de défaillance et, en même temps, en majore ses sources.
  • [10]
    F. Pommier, L’extrême en psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2008
  • [11]
    Par exemple, C. Marsan, L’Androgyne : une figure archétypale de notre civilisation renaissante, Les Cahiers de psychologie politique, 2005, 7.
  • [12]
    Voir aussi G. Lipovetsky, L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard-Folio, 1989.
  • [13]
    F. Héritier, Hommes, femmes : la construction de la différence, Paris, Le Pommier, 2010.
  • [14]
    E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, coll. Points essais, 1990.

Introduction

1La communication entre un thérapeute et un « usager de substances psychoactives » ne passe pas que par des mots. Nous avions avancé cette hypothèse, dérivant directement des nombreux travaux qui mettent en lumière la communication « non verbale », et nous nous sommes inspirés à de nombreuses reprises des réflexions de Claude Olievenstein. Son livre Le non-dit des émotions éclaire certaines de nos questions, en mettant des mots sur les nombreux ressentis mutuels entre soignants et soignés.

2Dans le présent article, nous (médecin addictologue, psychologues cliniciennes, psychiatre) avons sélectionné et repris, chapitre par chapitre, différents développements conceptuels de cet ouvrage qui ont alimenté notre expérience clinique.

3« En fin de compte, le non-dit dans la toxicomanie se fonde sur le duo, discours inaudible/écoute impossible, tant il y a de secrets lourds à porter et de vérités qui mettent l’autre en cause dans les racines du désir et dans l’acceptation du consensus social [1]. »

4En effet, au-delà du non-dit, c’est l’interaction avec un thérapeute, lui-même porteur d’émotions, qui nous semble particulièrement importante, puisque c’est de ce « ressenti mutuel » que dépendra la qualité et « l’efficience » du soin.

5La référence à cet aspect fondamental de la pratique clinique guidera notre réflexion.

Le non-dit de la médecine

6« Toute définition du médical tend à ramener le sujet souffrant et sa maladie à un modèle… réductionniste. »

7En quelques mots, ce chapitre nous appelle à penser la médecine et les soignants s’occupant de toxicomanes, dont la prise en charge est fortement liée aux désirs et résistances du sujet, aux présupposés et à la personnalité du thérapeute, et au contexte politique et social !

8Claude Olievenstein nous parle du « toxicomane » des années 1970, figure noyée sans doute aujourd’hui dans la catégorie des « addictions », banalisée peut-être par le terme d’« usager de drogue ». Nous verrons cependant que, loin de le réduire, ce terme ouvre le propos et nous donne des pistes pour aborder les différentes formes de dépendances que présentent les sujets que nous recevons. Le soin aux toxicomanes associe, d’une part, une forme d’improvisation et, d’autre part, des protocoles précis – l’une et l’autre modalité d’approche ayant des conséquences sur la clinique.

9L’évolution de la prise en charge est marquée par l’influence de la science et les méta-analyses pèsent sur notre attitude. La question de l’échec (« la rechute ») est prégnante et justifie des actions multiples. D’abord peu médicalisés, les centres spécialisés ont mis longtemps à accueillir les médecins, les psychiatres, et à intégrer des prescriptions médicamenteuses.

10Le mouvement lancé en 1964 par Dole, Nyswander et Kreek [2] a pris de l’ampleur, et avec la neurobiologie, tous les ingrédients sont maintenant réunis pour valider le postulat d’une maladie métabolique justifiant un traitement « à vie ».

11Face à ce modèle devenu dominant, une sorte de contestation s’entend depuis quelques mois : portée par les usagers de drogues eux-mêmes, elle pose justement la question de l’arrêt des traitements de substitution. Là où, en 1988, Olievenstein interrogeait la « mise sous traitement », en 2010, ce sont les patients traités qui interpellent cette chronicité « imposée ». Aujourd’hui, à la bonne conscience des soignants qui traitent la toxicomanie et souhaitent prévenir ses effets collatéraux sur le plan sanitaire et social, s’oppose une revendication de qualité de vie globale de la part des « patients », interrogeant les places du substitologue et du substitué…

12Ainsi, c’est à nouveau la question de l’intentionnalité du soin qui fait irruption dans notre clinique quotidienne.

13Ce que nous proposons tendrait à « reléguer (à distance) ce que peut vivre, ressentir, fantasmer l’homme malade ».

14Les propos d’Olievenstein interpellent : « L’ultime avatar est celui des psychiatres qui se précipitent sans culture aucune dans… les neurosciences, accumulant graphiques et statistiques, ce qui serait risible s’ils ne l’imposaient pas à l’homme malade ainsi privé de son imaginaire. »

15Cette psychiatrie viendrait se conformer aux nouveaux impératifs de la médecine d’aujourd’hui, tels que les décrit le philosophe Ian Hacking [3] : la quantification, qui amène à mesurer les qualités, et la biologisation, qui cherche une origine biologique aux comportements humains.

16Nous risquons de nous retrouver pris dans cette fascination qui amènerait à expliquer à l’usager de drogues sa maladie, en lui montrant en consultation des images d’IRM cérébrales avec ou sans cocaïne…, tout en jubilant par avance sur ces thérapeutiques que nous allons tenter, sur cette guérison qui ne peut nous échapper…

17Ces notes sont des alertes, questionnant des dérives d’une approche médicale qui exclut le sujet, gommant « cette relation qu’a tout homme avec le secret et le sacré » qui fait partie du non-dit de la médecine.

18« Le non-dit essentiel de la médecine réside dans cet ensemble d’adhésions magiques, de superstitions, de jugements de valeur, qui n’ont qu’un lointain rapport avec l’objectivité scientifique », rappelle Olievenstein.

19Or c’est justement ce qu’il faudrait essayer d’accueillir dans une consultation, quelque chose de ce que porte l’autre, qu’il tente parfois de nous communiquer.

20« Dès lors émerge un autre non-dit, celui de l’ambivalence du couple médecin malade, l’un voulant à tout prix soigner, guérir pour vérifier son pouvoir sur la mort, l’autre accroché à un symptôme qui le protège de bien pire, d’un inconnu futur vécu comme redoutable… »

21Ce regard porté sur les liens que nous tissons avec les patients que nous soignons est d’une lucidité amère. Il éclaire certains choix thérapeutiques nous amenant à transgresser les AMM et les recommandations de bonnes pratiques, pour le « bien du patient » – malgré lui. Lui qui accueille avec bienveillance nos manifestations désordonnées d’attention (les questions sans cesse renouvelées, les prescriptions, les certificats, les dossiers d’orientation et autres lettres de motivation) alors qu’il sent toujours ce vide, cette douleur, qui augmente au fur et à mesure que des « solutions » lui sont proposées.

22Ainsi, le séjour à l’hôpital va obligatoirement guérir de la maladie, drogue = mal externe. C’est, pour l’usager de drogues, l’illusion d’une restitution d’une santé « ad integrum », comme avant, dans un avant idéalisé.

23Les traitements de substitution répondent parfois à ce fantasme, d’être dans un renouveau, « tout ne peut que changer ». Un non-dit à ne pas partager : on reste toute sa vie « encombré de soi-même » (Sartre).

24La pratique quotidienne du sevrage et de la substitution nous rappelle ainsi qu’au-delà de la chambre d’hôpital ou de l’objet inerte méthadone, ce sont les représentations, les certitudes les plus folles et les plus intimes qui habitent le patient.

25Alors, face à ce non-dit, un travail d’élaboration long et difficile peut faire émerger – et surtout peut permettre de modifier – un scénario d’un sevrage ou d’une substitution magique. Plus souvent, c’est à travers des positions, des silences, des incidents mineurs que quelque chose est communiqué sans paroles, du trouble interne du patient.

26Le thérapeute devrait non seulement voir et recevoir le non-verbal exprimé par son patient mais il devrait également avoir la capacité de se décentrer par rapport à sa propre personne pour saisir le non-verbal qu’il est susceptible de produire lui-même, en retour. L’établissement d’une relation de confiance dépend tout d’abord du regard que porte le soignant sur le patient, de sa capacité d’empathie qui permettra au patient de s’engager pleinement dans la relation thérapeutique [4]. Cet « accordage affectif », cette relation transférentielle, ne peut prendre corps que si le patient reçoit un minimum de messages non verbaux engageants de la part du thérapeute : hochements de tête, regard franc, visage détendu et à l’écoute, posture signifiant l’attention et le partage de la parole. Tous ces messages non verbaux sont là pour porter la rencontre, mais aussi pour signifier à chacun des deux protagonistes qu’une synchronie interactionnelle existe et qu’une certaine convergence communicative a lieu.

27Rappelons, avec Olievenstein, que « la dimension affective (est) toujours présente. C’est pourquoi le non-dit joue un rôle si important dans le rapport du malade à l’autre. Tout (…) ne s’exprime pas, du moins pas directement, mais passe par les mimiques, les marques silencieuses (retard ou oublis de visite, (…) yeux qui épient (…) inquiets ou inquiétants, démenti des paroles par le regard… ».

28Cette compréhension sans et avec les mots permet l’émergence d’une vérité qui indiquera la direction pour accompagner et soigner de façon autrement plus juste. Sinon, l’usager de drogues « organise des lignes de résistances, et, sans qu’il puisse le formuler, sa demande ne coïncide pas avec son désir ».

29Il s’agit donc, dans la poursuite de cette réflexion sur le non-dit, d’être dans un double mouvement d’analyse, celui du patient, et celui du thérapeute lui-même.

30Dans cette réflexion sur les aspects transférentiels et contre-transférentiels de la relation thérapeutique, Olievenstein nous alerte en effet sur le fait que « le thérapeute est rendu coupable de la maladie ». Du côté du patient, il s’agit d’une rage contenue, parfois (de plus en plus) mise en acte par des personnalités « à organisation psychopathique » qui ne tolèrent pas notre posture, notre existence, cette nouvelle dépendance à notre égard, qu’ils contrôlent tellement plus mal que l’autre… cela se traduit par des manifestations de violence, des exigences qui rendent ces « usagers » si difficiles. Du côté du soignant, la réaction peut être de « tout accepter », dans l’idée qu’un accompagnement sans condition, sans cadre, sans limites pourrait aider davantage qu’un travail sur les limites et la frustration.

« Le non-dit de la drogue » : la psychothérapie, un espace de Je ?

31Éclairant la problématique identitaire, le chapitre « Le non-dit de la drogue » nous invite à une réflexion sur le rôle de la prise en charge psychothérapeutique des patients toxicomanes.

32Notre regard portera spécifiquement sur l’importance de la rencontre avec un sujet dépendant, interrogeant le sens et la fonction du symptôme au sein de son économie psychique.

33Soulignons que la notion de rencontre est au centre de la définition de l’addiction, telle que la pose le docteur Olievenstein : « la toxicomanie résulte de la rencontre d’un produit, d’une personnalité et d’un moment socioculturel ».

34Centrons notre propos sur l’élément central de cette rencontre : le sujet. Revenant sur le processus de construction identitaire, Olievenstein note chez le toxicomane une faille intervenant au moment de la séparation d’avec le premier objet : l’unité psychique se fissure (« narcissisme brisé »), ouvrant une béance que l’objet-drogue viendrait imaginairement colmater.

35La dépendance serait alors une tentative inconsciente de régler une dette à payer par le truchement de son corps en lien avec un préjudice que le sujet estime avoir subi et dont il demande une réparation. Olievenstein introduit ainsi l’idée d’une étiopathogénie transgénérationnelle, quelque chose de l’ordre de l’intransmissible se glissant dans l’expérience du sujet :

36« Cette histoire est celle de la dette, du manque initial, de la béance initiale, qui prennent chez le futur toxicomane la proportion de la démesure. »

Je consomme donc je suis !

37La question de l’identité est appréhendée dès le premier contact avec les patients toxicomanes. En effet, si le symptôme est d’emblée mis en avant pour initier une demande d’aide, il est aussi une tentative de se définir par le patient lui-même : « Je suis toxicomane » ou « Je suis alcoolique ». Le symptôme apparaît alors comme l’identité même du sujet, laissant entrevoir le signe d’une fragilité narcissique.

38Quelle fonction joue le produit sur le plan identitaire ? Comment ne pas risquer un effondrement psychique en l’absence de l’objet d’addiction ?

39Olievenstein nous donne un élément de réponse : « Il est un objet transitionnel jouant à la place barrée de l’identité. » Les consommations viennent alors pallier des carences narcissiques apportant une sorte de prothèse narcissique [5] ponctuelle dont la brièveté des effets nécessite un renouvellement sans cesse de ces expériences.

La rencontre avec ces sujets dépendants

40Les patients que l’on rencontre dans les centres spécialisés montrent souvent des difficultés au niveau du processus de symbolisation. Court-circuit de la pensée, l’agir prend souvent le pas au détriment de la mentalisation, le recours au produit signe l’échec de la fantasmatisation [6].

41Ces sujets n’évoquent que très rarement une demande d’aide psychologique. Le corps est le plus souvent mis en avant pour témoigner leur souffrance : visage abîmé, dents déchaussées, corps malade. À cela s’ajoute le récit d’une vie « galère », ponctué d’une enfance douloureuse, d’un autosabotage à l’âge adulte dans les domaines tant sentimentaux que professionnels.

42L’addiction étant souvent appréhendée comme une pathologie du lien, il est généralement difficile de mettre en place un suivi thérapeutique avec ces sujets. En effet, à la fois remède et poison, l’absence de l’objet est vécue comme une angoisse massive par ces patients dépendants.

43Dans ces conditions, comment imaginer se sevrer, rompre avec ce qui comble, qui permet de se sentir être un être ?

44Il arrive souvent, en effet, que les patients disent vouloir se sevrer. À quoi renoncent ces sujets en s’éloignant du produit ?

45« Voilà un sujet qui n’était rien et qui a failli, avec l’objet drogue être tout. »

46Se confronter au manque du produit renvoie au manque archaïque : c’est le manque du manque que le sujet craint.

47« Et c’est quand il est guéri du manque que le toxicomane rechute pour mieux le retrouver. »

La prise en charge psychothérapeutique : un espace transitionnel

48Au cours des entretiens avec ces patients dépendants, il arrive souvent – au départ – que ces derniers viennent raconter de façon très opératoire la façon dont ils recherchent et consomment les produits. Puis, très progressivement, cet espace de paroles trouve une voie vers une élaboration possible.

49Qu’est-ce qui permet ce changement ? D’une part, le cadre joue un rôle essentiel au cours de ces rencontres. En effet, la régularité, la fiabilité et la confiance sont les garants d’une continuité qui fait défaut. Cet espace contenant va permettre au thérapeute, au sein d’une relation transférentielle/contre-transférentielle, d’accueillir les souffrances primitives du sujet et leur permettre une symbolisation possible [7].

50L’espace psychothérapeutique, à l’image de l’espace transitionnel [8], joue un rôle essentiel dans la prise en charge des patients dépendants.

Le non-dit de l’angoisse

51L’angoisse est un mot apparu à la fin du XIIe siècle dans la langue française et dont l’étymologie renvoie à un mot latin, angustia, qui signifie : étroitesse, lieu resserré.

52La gorge serrée, des tremblements et des palpitations… les patients décrivent cet affect qui, à cheval entre le somatique et le psychisme, renvoie généralement à un sentiment d’impuissance, à une sensation d’étouffement dont le sujet ne peut se défaire.

53La description puissante, particulièrement proche de celle du vécu des patients qu’en fait Olievenstein, invite à une réflexion sur cet affect si souvent entendu dans la clinique du sujet dépendant : que traduit cette angoisse ? Cet affect se lie-t-il à une représentation ? Quels effets contre-transférentiels suscitent l’angoisse massive exprimée par ces patients ?

L’angoisse pour se sentir vivant !

54Contrariant le sens commun, Olievenstein postule le rôle vital, voire structurant sur le plan identitaire, de l’angoisse chez le sujet dépendant : « J’angoisse donc je suis, je suis donc je domine l’angoisse, je suis en tant que je domine l’angoisse. »

55Les assises narcissiques étant tellement mises à mal chez certains sujets, comme Olievenstein l’explique en reprenant la métaphore du « miroir brisé », que le recours aux produits pourrait venir colmater, un temps, l’unité psychique du sujet. Tout comme l’agir, l’angoisse, par son intensité, viendrait permettre au sujet d’exister : « (…) l’angoisse, comme le manque du toxicomane, est mode d’être au monde, non-mort vérifiée par l’intensité ». Cet affect semble avoir ainsi une fonction cruciale dans l’économie psychique du sujet :

56« Comme pour la drogue, le sujet a besoin de vérifier par son absence qu’il en a besoin. Il est aussi impérieux pour lui d’avoir des “high” et des “down” d’angoisse que pour le junkie d’être en manque, ou à l’inverse, d’être dans son Nirvana. »

Incontrôlable et incompréhension

57« Quelque chose d’incontrôlable monte en vous. »

58Tout humain sait reconnaître en l’autre cette douleur-là, et le désarroi qui la sous-tend. Les accueillants et soignants du champ des addictions attendent cette angoisse comme manifestation d’une lucidité, durement acquise. La « gestion de l’angoisse » peut alors donner lieu à des prescriptions sédatives puissantes : soulager la douleur est un devoir professionnel !

59« La légitimité de l’angoisse, même si elle est obscure à autrui, est incontestable. »

60Mais elle marque une distance, se déployant dans une solitude terrifiante : « que dire de l’impalpable écart qui, dans l’air du printemps, quand on a tout pour être heureux, installe l’angoisse en maîtresse souveraine… », interroge poétiquement Olievenstein.

L’angoisse et la drogue, l’angoisse et le manque : idem

61L’angoisse, comme le manque, sont des points de repère d’une vie vécue ou ressentie comme virtuelle : « l’angoisse n’est pas la folie, mais plutôt un garde-fou ».

62La drogue-traitement, « le seul qui marche », apparaît comme remède efficace dans la lutte contre l’isolement, et les effets chimiques, réels de sédation de l’agitation désordonnée du cœur, du cerveau rassurent [9] : « Le toxique cimente le vide creusé entre “corps psychique” et “organisme” » (F. Pommier) [10].

63La question du traitement qui doit remplacer un produit magique, efficace, mais toxique, se pose. Le toxicomane, « s’il n’a plus de narcotique, même s’il donne l’apparence d’un sujet guéri, le vide se révèle à lui, irrespirable ». Or un médicament amenuisant les manifestations de l’angoisse, ne peut cependant en assécher la source, ni éviter la confrontation au vide de cette sédation qui altère les manifestations sans apaiser vraiment la douleur indicible dont on ressent la présence.

Le non-dit de l’androgyne

64Olievenstein assimile « le non-dit de l’androgyne » à un sentiment de nostalgie face à une unité perdue. En effet, l’androgynie, transgression de « l’ordre naturel », renvoie à la totalité immortelle, échappe à la loi commune. Ainsi, si ce fantasme est présent en tout être humain, seul le toxicomane s’y risque, l’état de nirvana lui donnant l’illusion douloureuse du retour à l’unité.

65L’auteur évoque le mythe de l’androgyne selon Platon : au commencement, les êtres humains étaient de trois sexes doubles (« mâle/mâle, femelle/femelle et hermaphrodite mâle/femelle ») et dotés d’une force extraordinaire faisant d’eux des êtres parfaits. Face à leur souhait de se mesurer aux dieux, Zeus décida de les punir en les séparant chacun en deux moitiés pour les rendre plus faibles, formant ainsi les êtres humains actuels. Suite à la séparation, ces derniers n’avaient de cesse de chercher leur moitié et de s’étreindre pour se fondre en un seul et guérir la nature humaine.

66Pour Olievenstein, ce non-dit de l’androgyne s’inscrit, d’une part, dans le développement psychoaffectif de l’enfant et se manifeste, d’autre part, dans le fonctionnement de la société moderne.

Le non-dit de l’androgyne, élément constitutif de notre identité psychosexuelle

67Selon la théorie psychanalytique, l’individu construit son identité à travers un long processus de différenciation : après un vécu androgynique (sentiment de complétude) ou de narcissisme primaire, l’enfant doit surmonter une succession de séparations pour construire sa singularité, son identité. Le stade du miroir (entre 6 et 18 mois), la traversée du complexe d’Œdipe (entre 3 à 6 ans) et l’adolescence sont les moments cruciaux de ce processus de construction du sujet.

Extrait

RYTHME
Tu transgresses la mort avec laquelle tu joues. Tu provoques sa venue. Et tu acceptes de payer le prix du plaisir et de la folie. Mais tu nous cries qu’il y a plaisir plus satisfaisant que le plaisir sexuel. Même Freud n’ose pas t’entendre qui, avec la cocaïne, le savait bien.
(Rythme XIV)

68D’après Olievenstein, l’adolescence est une période où « l’androgyne redevient une réalité quasi clinique dès lors qu’apparaissent les premiers émois de l’adolescence ». La fin de l’adolescence sera marquée par un choix identitaire qui témoignera de l’acceptation d’une conception binaire des genres (féminin et masculin) et du fonctionnement de la société. C’est là que commencerait le non-dit de l’androgyne qui, à l’âge adulte, doit trouver un compromis permettant au sujet de tirer profit des oppositions en les intégrant dans l’affirmation de son identité.

Expression du non-dit de l’androgyne, signe d’un malaise social

69Olievenstein constate l’inquiétante omniprésence des mille expressions non dites de la tentation androgyne au sein de notre société moderne, quel que soit le domaine des sciences biologiques (fécondation, clonage, etc.), dans le milieu artistique (chanteurs androgynes), dans les nouvelles technologies (internet, jeux vidéo), dans les débats actuels (féminisation de la culture, crise de l’identité masculine)…

70Autrefois encadrées, voire censurées, par les valeurs communes du groupe et les règles collectives de la société traditionnelle (religion, morale) qui ne toléraient aucun écart à la norme et offraient les modèles à suivre, les manifestations de ce fantasme androgynique sont de plus en plus présentes [11] – sans pour autant être acceptées, puisque l’androgynie représente toujours une transgression de « l’ordre naturel », renvoyant à « la folie » ou à « l’anormalité ».

71La montée de l’individualisme [12] associée au délitement du soutien communautaire dans un contexte de paradoxes éthiques engendre de plus en plus de mal-être, ainsi qu’une déstabilisation des rôles sociaux et des identités individuelles. On comprend alors le resurgissement du désir androgynique de retrouver un état d’origine de complétude absolu, comme pour envisager une issue possible à la souffrance. Cependant, Olievenstein rappelle que « cette tentation n’en reste pas moins extraordinairement difficile à vivre et à dire » car, en plus d’être une transgression à « l’ordre naturel », elle renvoie l’individu à un état de manque en soi et non en l’autre, et à une « solitude de soi vis-à-vis de soi ».

72L’effondrement d’un modèle de civilisation et le balbutiement fragile de l’autre se traduisent souvent dans l’histoire par un temps de décadence où resurgit l’archétype de l’Androgyne comme une figure universelle permettant de recréer de la vie là où elle semble se déliter. Il représente alors « l’Être réunifié vers lequel nous tendons comme pour envisager une issue paradisiaque et expiatoire à notre condition humaine souffrante et violente » (Françoise Héritier [13]). Cependant, l’être parfait que représente l’androgyne « n’existe pas ou n’existe plus, il n’en reste que la tentation et l’insatisfaction, logées dans l’espace de la séparation », rappelle Olievenstein.

Les tentatives d’autorégulation : du non-dit au non-verbal

73L’avènement d’un individualisme outrancier et la perte des repères collectifs accroissent l’angoisse et la fascination « de ce qui manque » chez l’individu, le poussant à trouver ses propres régulateurs tels que le comportement addictif ou des passages à l’acte auto- ou hétéro-agressifs.

74Olievenstein parle de « dévoilement par la violence » (passages à l’acte hétéro-agressifs) comme si celle-ci permettait une « restitution de l’être primitif », et de « violence du dévoilement » (passages à l’acte auto-agressifs), où le corps s’exprime. Il rappelle que ces expressions non verbales sont « certes douloureuses mais combien plus rassurantes pour l’homme quelconque qui préfère les bénéfices de la maladie aux supplices de l’exclusion ».

75C’est ainsi que l’on pourrait comprendre l’augmentation de la violence (envers les représentants de la société: police, pompier, etc.) ainsi que l’expension des conduites addictives et ordaliques (notamment le « binge drinking », la polyconsommation) chez les jeunes. L’absence de repères identitaires familiaux et sociaux, de « rites de passage » et les difficultés réelles d’insertion sociale (allongement des études, difficultés d’accéder au monde du travail, dépendance financière aux parents…) peuvent amener des adolescents à s’affirmer à travers la consommation qui leur donne l’illusion de supporter leur malaise avec le risque de la perte de soi.

Perspectives…

76Dans son livre, Claude Olievenstein explore les non-dits dans trois directions : les sentiments, les pratiques et les techniques. Nous avons travaillé sur certains aspects en choisissant dans chaque thème un non-dit « parlant » au regard de nos parcours et expériences professionnelles. Dans l’ombre de ces trois directions, nous pouvons évoquer trois niveaux de réflexion.

77Le déni et l’impossibilité à dire sont le premier niveau. Comment « faire confiance et ne pas croire » ? Ce que nous raconte l’autre, usager, malade, est modifié par des secrets, des doutes, la Loi sociale et institutionnelle. Nous pouvons parfois percevoir à défaut d’entendre les multiples vérités qui composent le quotidien et les projets des usagers.

78Le deuxième niveau est du registre des émotions et de la souffrance. « Il n’y a pas de drogués heureux » nous semble infiniment plus réaliste que l’image de l’usager autonome et satisfait. Le défi est d’aborder et de travailler cet intime, si bien enfoui par l’effet des substances, puis par l’angoisse.

79Enfin, la posture médicale représente le troisième axe de réflexion. Entre fuite, désintérêt et aliénation ou toute-puissance, la réponse soignante est multiple. Claude Olivenstein souligne l’importance des progrès scientifiques, la rapidité de l’évolution des concepts. Face à ces changements, les hommes, les médecins, sont partagés entre la logique de l’intégration… de cette modernité, et la peur. Cette peur de perdre « quelque chose de son identité » amène à des mouvements de repli, de recul. « Le non-dit permet d’échapper au totalitarisme » et sa prise en compte permet au thérapeute d’éviter une dissociation entre les données scientifiques et les émotions.

80Nos sociétés occidentales se trouvent dans un changement majeur de paradigme dont l’une des caractéristiques principales repose sur la capacité à concilier les paradoxes et à embrasser une réalité toujours plus complexe et systémique. Edgar Morin [14] suggère qu’on fasse évoluer notre pensée en modifiant nos représentations, notre manière d’appréhender tant la réalité que l’altérité en concevant l’inclusion des contraires et non pas l’opposition binaire des dyades pour construire une nouvelle identité.

Bibliographie

  • Dole V.P., Nyswander M.E. & M.J. Kreek, Narcotic blockade: a medical technique for stopping heroin use by addicts, Trans Assoc Am Physicians, 1966, 79, 122-136.
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  • Marsan C., L’Androgyne : une figure archétypale de notre civilisation renaissante, Les Cahiers de psychologie politique, 2005, 7.
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  • Olievenstein C., Le non-dit des émotions, Paris, Odile Jacob, 1988.
  • Peele S., The Meaning of Addiction: An Unconventional View, San Francisco, CA, Jossey Bass Publishers, 1998.
  • Pommier F., L’extrême en psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2008.
  • Rogers C., Le développement de la personne (1961), Paris, Dunod, 2005.
  • Winnicott D.W., Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.

Mots-clés éditeurs : psychothérapie, déni, angoisse, relation thérapeutique, stade du miroir, identité, émotivité, toxicomanie

Date de mise en ligne : 06/06/2011

https://doi.org/10.3917/psyt.171.0083

Notes

  • [1]
    Les citations entre guillemets sont extraites du livre de C. Olievenstein, Le non-dit des émotions, Paris, Odile Jacob, 1988, 211 p.
  • [2]
    Hypothesis 1963-1964, « Heroin (opiate) addiction is a disease – a “metabolic disease” – of the brain with resultant behaviors of “drug hunger” and drug self-administration, despite negative consequences to self and others. » Dole VP, Nyswander ME, Kreek MJ. Narcotic blockade - a medical technique for stopping heroin use by addicts, Trans Assoc Am Physicians, 1966, 79, 122-136.
  • [3]
    « Philosophie et histoire des concepts scientifiques », cours publiés sur le site du Collège de France, 2002.
  • [4]
    C. Rogers a fait de l’« empathie », c’est-à-dire la participation chaleureuse du thérapeute aux sentiments exprimés par son client, un facteur essentiel du processus thérapeutique (p.ex. Le développement de la personne (1961), Paris, Dunod, 2005, 270 p.). Il est apparu alors que l’impression fournie par le thérapeute (chaleur, authenticité, compétence) dépendait autant de son comportement non verbal que de ce qu’il disait au patient (p.ex. P. Feyereisen et J.-D. de Lannoy, Psychologie du geste, Bruxelles, Mardaga, 1990, 364 p.).
  • [5]
    Voir à ce propos le travail de S. Le Poulichet, Toxicomanies et psychanalyse, Paris, PUF, 1987.
  • [6]
    Cf. C. Miel, La toxicomanie ou la quête impossible de l’objet, Psychotropes, vol. 8, 2002/1.
  • [7]
    Cf. D. Mellier, La fonction à contenir, in La psychiatrie de l’enfant, vol. 48, 2005/2.
  • [8]
    Cf. D.W.Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975 (Playing and Reality, 1971), réédité en Folio, 2004
  • [9]
    S. Peele (The Meaning of Addiction: An Unconventional View, San Francisco, CA, Jossey Bass Publishers, 1998) décrit l’addiction comme un modèle de réponse : avec un renforcement positif, exclusif, à chaque consommation, l’addiction qui annule le sentiment de défaillance et, en même temps, en majore ses sources.
  • [10]
    F. Pommier, L’extrême en psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2008
  • [11]
    Par exemple, C. Marsan, L’Androgyne : une figure archétypale de notre civilisation renaissante, Les Cahiers de psychologie politique, 2005, 7.
  • [12]
    Voir aussi G. Lipovetsky, L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard-Folio, 1989.
  • [13]
    F. Héritier, Hommes, femmes : la construction de la différence, Paris, Le Pommier, 2010.
  • [14]
    E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, coll. Points essais, 1990.

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