« On ne récolte pas toujours les rêves que l’on sème »
1Il en est de la violence comme de tout ce qui caractérise le trop-plein de l’agir. Elle se laisse difficilement penser. Elle submerge, elle tétanise, elle fige. Surtout ne pas penser ; la violence évite ainsi bien des maux. Paradoxalement, c’est pourtant le mandat que plusieurs d’entre nous se sont donné : penser la violence faite au Moi ou par le Moi, remettre la pensée là où l’agir est tout-puissant. Là où le but même est de sidérer la capacité à dire, à mettre en forme, il s’agit de faire revivre une capacité à se représenter ce qui advient.
2L’une des plus grandes violences que l’on puisse faire subir à l’autre est sans doute de lui refuser un statut de sujet. Il arrive que le premier objet agisse de façon à ce que le tout-petit n’advienne pas comme sujet pensant. Il s’agit ici d’une violence première, de gestes bien concrets posés par l’objet, qui ont pour visée la dé-subjectivation du sujet potentiel à venir. L’objet met en branle un effort soutenu et continu afin de faire en sorte que le nouveau venu ne puisse se sentir habiter son propre espace interne et sa propre histoire.
3Le sujet se voit ainsi refuser un espace interne, personnel, un lieu où être (Winnicott, 1971) et penser. L’objet insiste, plutôt, pour qu’il soit ce qu’il met en lui. Et ce qui est ainsi imposé au sujet est ce qui n’a pas pu advenir à la pensée de l’objet : les trous et les sidérations de sa propre histoire, de son propre narratif (Séguin, 2008). Celui ou celle qui arrive se voit ainsi devenir l’objet de l’objet, se voyant refuser le statut de sujet dès le départ.
4Cette répétition de l’identique (de M’Uzan, 1969) signe un échec du processus de deuil chez le parent, qu’il reviendra à l’enfant et au psychothérapeute de mettre en branle dans la rencontre clinique. Il s’agit ici d’une clinique dite de l’extrême (Laub, 2015), où le processus clinique doit permettre d’amorcer le deuil de l’histoire originale et ainsi permettre à l’enfant de se positionner comme sujet de son propre narratif (Roussillon, 2003).
Prologue
5L’une des questions qui se posent est celle du pourquoi. Pourquoi un parent ne peut permettre à l’enfant qui arrive de se construire comme un être subjectif pensant. Nous nous situons ici dans la lignée des souffrances dites identitaires-narcissiques (Roussillon, 1999). La relation à l’autre, pour ce parent, est en soi source de souffrance. Percevoir l’altérité de l’autre équivaut à une rupture, à un abandon, à une attaque à l’intégrité propre. Ce petit qui arrive devra donc, pour profiter d’un lien à l’autre, se résoudre à laisser de côté ce qui pourrait être du ressort de l’authenticité ou du « vrai » en lui (Winnicott, 1960). Il sera possible d’être dans le lien, pour autant que le narcissisme du sujet s’aliène à celui de l’objet. « Tout ce qui différencie l’enfant menace de réveiller chez ce parent ses propres vécus d’abandon et de rejet (…) » (Jeammet, 2005).
6S’il est aux prises avec de tels enjeux relationnels, c’est que l’objet porte une histoire souffrante, au point qu’elle en est difficilement représentable. Il ne peut la penser, la mettre en forme, la symboliser. Mais elle demeure omniprésente, obsédante, et elle cherche à faire retour. Elle est partout, se rejoue, se répète et inflige sans cesse des blessures qui s’ajoutent aux autres, gardant ainsi les cicatrices bien ouvertes. Voilà comment de vieux scénarios demeurent vivaces. Pour se garder vivante, l’histoire doit se rejouer dans le réel, car elle ne porte en fait que des traces informes à l’intérieur. Des traces qui ne sont que violence, terreur, sidération ou vide. Des traces non-pensées, dont on ne peut pas se souvenir (notion de « fueros » chez Freud, reprise par Roussillon, 2003) qu’on ne peut pas retrouver dans notre espace interne ou notre trame narrative.
7La tentative de transformation ou de symbolisation échoue et le sujet ne peut répéter que de l’identique (de M’Uzan, 1969). La répétition devient une tentative avortée de transformation, un espoir toujours déçu de répéter autrement, de re-présenter. (Roussillon, 2003 ; Freud, 1920). Le sujet demeure donc avec des traumas inchangés, vivaces, actuels, qui n’ont de cesse de s’actualiser ; « … si le moi-sujet peut “oublier”, la psyché, elle, n’oublie rien. On garde trace de tout et l’on retrace tout, on récapitule, tout le temps, on répète tout, du moins tout ce qui est significatif… » (Roussillon, 2003).
8Cette histoire faite de morceaux clivés et non-pensés cherche donc sans cesse à faire retour, dans une quête de signification. La seule façon de ne pas la perdre est de la rejouer, mais pour cela, l’objet a besoin d’un partenaire de jeu. Et ce jeu doit être vrai. Il n’est pas question de faire semblant. Il n’est pas question de faire « pour de faux » (Renaud, cité par Séchan, 1986). L’objet a un réel besoin de déposer ces trous et ces trop-pleins dans un autre. Il a besoin d’un espace en creux pour déposer des contenus à rejouer. Les choses ne peuvent se répéter que si un autre est là pour recevoir ce qu’il y a à rejouer. L’objet doit répéter les moments non-pensables de sa propre histoire et pour cela, il lui faut un autre pour jouer avec lui. Un autre tangible et concret, bien présent, un autre qu’il peut toucher, caresser, aimer, blesser.
9Un autre qui peut jouer, sans tricher et sans se sauver. Il s’agit ici, pour l’objet, de répéter sa seule et même histoire, par procuration. Il n’y a pas d’autre scénario possible. Et l’histoire doit se poursuivre dans ce nouveau psychisme qui arrive. Il n’est tout simplement pas possible de penser que cet enfant pourrait être habité par autre chose que le scénario original. Il doit entrer dans la danse. Il n’y a pas ce recul, ce tout petit espace qui permettrait d’envisager que cet être nouveau n’est pas encore défini. Pas de regard sur lui qui se demande : « Mais qui sera-t-il, qui deviendra-t-il ? ». Pas de curiosité pour cet être nouveau, mais une force à l’utiliser comme nouveau véhicule d’une répétition inlassable (Fraiberg et al., 1975).
Trip : premier mouvement
10Trip a été prénommé par sa mère selon l’une des substances qu’elle affectionnait durant sa grossesse. Ce geste maternel a figé à tout jamais l’identité de Trip ; il ne pourra jamais complètement oublier. Un prénom, même si on le change socialement ou légalement, nous colle à la peau. Il est le témoin du premier investissement, du premier regard de l’autre sur nous. Pour Trip, ce moment a scellé un pacte entre lui et sa mère ; il ne sera jamais libre de l’histoire de sa mère, des traces que cette histoire a laissées en lui. Tous pourront voir chez lui l’empreinte de la violence maternelle et en être sidérés à leur tour. Sans doute comme Madame devant sa propre violence et Trip devant la violence de sa mère à son endroit.
11Madame a à la fois abîmé, terrorisé et sollicité Trip. Abîmé, Trip porte en lui des séquelles neurologiques et physiques de ce qu’il a vécu. Terrorisé, il livre au compte-goutte des événements dont il semble avoir le souvenir et qui nous laissent tous sans voix. Sollicité à devenir le parent de sa mère, qui joue constamment avec le feu, avec la mort, Trip est en équilibre sur une corde raide au-dessus du vide, où il ne cesse de penser à sa mère.
12L’histoire qui nous intéresse ici ne se joue qu’à deux. Il arrive que le tiers se fonde dans l’objet et sacrifie lui-même son statut de sujet, mais nous laisserons cette question de côté pour l’instant. Il arrive aussi que le tiers « en ait marre et mette les voiles », qu’il ne veuille plus jouer. Que le prix à payer lui apparaisse tout à coup trop important. Mais le tout-petit qui arrive ne peut pas mettre les voiles. Il est physiquement captif. Dans ces histoires de violence où le petit se voit refuser le droit d’advenir comme sujet, il est le plus souvent seul face à l’objet, qui en vient à prendre toute la place (Bigras, 1986 [1]).
13L’objet peut aussi être une hydre à plusieurs têtes, un groupe où tous sont pris dans une même cellule, où l’on s’efforce de ne pas se différencier. L’enfant fera donc partie du clan ou pas, c’est selon. Pour en être, il doit endosser le rôle rigide qui lui est destiné, sans discuter, sans tenter de s’affranchir. En adhérant, dans le sens de coller exactement, sans laisser aucun espace, à ce que lui impose le ou les autre(s) : « Ou on est comme eux et donc bons et plus ou moins confondus à eux, assimilés à eux, même comme à la famille, la bande ou la secte, ou on est différents et non pas autres mais nécessairement mauvais et dangereux » (Jeammet, 2005). Ceux qui arrivent doivent renoncer à leur subjectivité et à leur libre-arbitre, pour être avec les autres.
14Alors qu’elle aurait dû, idéalement, ne comporter que des repères, des traces et des possibles, Trip est arrivé au monde avec une trame narrative bien chargée, qui ne lui appartenait pas. Une trame narrative faite de morceaux d’histoires non-pensés de l’Autre qui cherchaient désespérément des avenues pour exister, trouver forme, faire du sens. Trip est (trop) plein des contenus que l’autre n’a pas pu penser, ce qui le laisse paradoxalement vide de lui-même et de l’autre.
15Je n’ai jamais rencontré la mère de Trip, mais chaque fois que quelqu’un en parle, il le fait invariablement en ces termes : « C’est Trip, mais adulte ». Le petit semble ainsi avoir été engouffré dans l’espace maternel, où les choses se répètent sans se transformer. Trip incarne ainsi l’histoire et la douleur vive d’une autre, ce qui est sans doute l’un des derniers remparts contre le vide. Sans ou sous cette course effrénée de la destructivité, qu’y a t-il ? Sans doute un ressenti de rien, du blanc grandeur psyché (Donnet et Green, 1973) dans lequel Madame et maintenant Trip ont très peur de tomber. Pour paraphraser Green, l’enfant devient le contenant de l’histoire maternelle (Green, 1990) ou le véhicule par lequel celle-ci peut continuer à s’actualiser.
La question du deuil
16L’une des questions qui nous préoccupent ici est celle du deuil. Trip ne peut mettre sa mère de côté ou se permettre de l’oublier ; celle-ci a été le seul ancrage, en s’efforçant d’exclure tous les autres. Madame n’a cependant pas laissé de figure interne à laquelle s’accrocher dans la tempête. Elle a été la tempête. Que peut-on faire lorsque le seul rempart, la seule bouée est celle qui coule ou qui prend feu ? Le recours à de telles images peut nous aider à approcher le vécu de cet enfant de l’extrême, cet enfant qui a eu le mandat de porter les traumas maternels, la tempête et de la répéter : « Non seulement l’objet-environnement n’est plus satisfaisant, il est “désorganisateur”, il est traumatique, il peut être porteur de mort » (Roussillon, 1999).
17Madame a laissé Trip aux prises avec un grand paradoxe. Trip a été collé à elle, mais il demeure vide de sa mère. Comme le souligne Green (1974), le bon objet n’existe pas ; il n’est qu’une illusion. Trip n’a pas de représentation de sa mère qui puisse lui apporter un quelconque réconfort. Rien. Il est habité, par contre, par les traumatismes que soulève en lui le souvenir de sa mère. Madame a en fait pris toute la place à l’intérieur de Trip. Elle n’a laissé aucun espace libre ; elle a fait en sorte de ne pas être oubliée, d’être toujours présente à l’intérieur de Trip (Séguin, 2008). Le chemin est tout tracé : Trip est le dépositaire des traumas non-pensés de l’histoire de l’autre. Quoi de mieux pour garder cet autre vivant en soi que de rejouer son histoire à travers la sienne propre ?
18Pour que le bébé devienne sujet, la mère doit opérer un certain deuil. Il s’agit de laisser aller une partie de soi vers un possible encore inconnu. Ne pas retenir, ne pas utiliser, ne pas imposer, mais larguer certaines amarres et concevoir ce tout-petit comme un être nouveau et en devenir.
19Mais cela demeure si tentant. Un autre à soi. Tout à soi et rien qu’à soi. Un autre pour nous rassurer, nous admirer ou dans lequel déverser tout ce qui ne va pas en nous. Mais fondamentalement, le travail de parent est tout autre ; il s’agit de concevoir que cet espace, la psyché de l’autre, ne nous appartient pas et que nous ne l’appréhendons pas encore clairement. Il s’agit d’aider un nouvel être à se construire en lui reflétant au plus près ce qu’il est et ce qui l’habite ici et maintenant, encore et encore, ce que l’on a appelé l’identification projective et la rêverie maternelle (Bion, 1961), le maternage suffisamment bon (Winnicott, 1956) et le mirrorring (Fonagy et Target, 2004), notamment. Aider le tout-petit à se construire, en tolérant que cela aura comme impact qu’il se situera comme Autre, en dehors de soi et différent de soi. Voici un processus de deuil auquel la mère de Trip n’a sans doute pas pu faire face.
Trip : second mouvement
20Lorsque la Direction de la Protection de la Jeunesse [2] est intervenue dans la vie de Trip et de sa mère, celle-ci est disparue. Le petit n’a pas eu de nouvelles d’elle durant plusieurs mois. L’effraction du tiers légal dans l’espace mère-enfant a fait fuir l’objet. La venue de Trip, comme de tout enfant, aurait pu être une occasion, pour Madame, de répéter autrement. De revisiter son histoire, en instaurant un décalage qui aurait permis un regard sur, une re-présentation de ce qu’elle avait vécu. La venue de la Direction de la Protection de la Jeunesse aussi.
21Le tiers légal s’impose et fait rarement dans la dentelle, mais il crée cet espace où la pensée peut s’installer. Il peut entraîner un repositionnement, de par le regard de l’étranger, apporter un recul, ne serait-ce que minime, permettant une réflexivité. Le regard du tiers questionne la violence et le lien dans lequel elle s’installe. Ce regard, vu par la mère, a pu lui renvoyer sa propre violence et les effets de celle-ci sur Trip. Le défi est ici de permettre à tous, soit le parent, l’enfant et l’intervenant, de penser cette situation extrême, de la mettre en forme et en mots. Il faut se rappeler que la nature destructrice même de cette violence est souvent niée dans la cellule mère-enfant. L’enfant se forge une illusion d’un parent idéalisé, afin de sauvegarder le narcissisme du parent réel et ainsi son lien à celui-ci. Mais le regard du tiers vient « mettre de l’eau dans le gaz ». Il questionne, s’étonne, reste stupéfié, et le petit voit bien que quelque chose ne va pas. Il ne s’agit plus, dès lors, d’un jeu à deux : un espace s’ouvre et offre à l’enfant une avenue autre pour se penser. Il se peut cependant que le parent ne puisse pas supporter cette mise à mal de son narcissisme.
22La résistance face à une possibilité de représentation, à une relecture du scénario original semble avoir été la plus forte. L’espace instauré par le tiers légal menaçait la rigidité du scénario transgénérationnel imposé à Trip et cet espace posait un ultimatum à Madame. Un regard extérieur sur l’histoire rendait caduque la répétition de l’identique.
23Il nous faut garder en tête que la représentation est également deuil. Représenter ou répéter, hors de l’identique, c’est perdre. C’est accepter que notre histoire nous échappe. Deuil de l’histoire première, fondatrice, quelle qu’elle ait été. Mais lorsque nos bases identitaires sont friables et précaires, mieux vaut des repères souffrants et aliénants que pas de repère du tout. « L’effort central de notre subjectivité est précisément de répéter autrement. Si l’on garde trace de tout, si l’on est contraint de tout répéter, c’est aussi que l’on tend à tout transformer, à tout symboliser, à tout représenter, à tout recréer. Si l’on transforme tout, si l’on essaye de tout transformer, c’est à la fois pour tout conserver et pour pouvoir tout oublier. Quand on transforme, on conserve et on peut aussi oublier, perdre, à condition de retrouver autrement » (Roussillon, 2003).
24En disparaissant, Madame est demeurée dans la répétition de l’abandon, du vide et de la souffrance. Elle a laissé Trip avec une histoire abruptement interrompue, figée dans le temps et dans l’espace. Le mauvais est sans doute demeuré l’étranger, le tiers, permettant ainsi à Madame de sauvegarder un narcissisme déjà en ruines. Elle ne semble pas avoir pu entamer ce processus de re-présentation, de transformation et d e deuil. Il faut croire que la représentation aurait été, d’un point de vue économique, plus coûteuse que la répétition. Madame a ainsi laissé Trip avec une histoire en suspens, une histoire à répéter telle quelle. Un scénario inaltérable, qu’il ne peut plus négocier avec l’objet réel, dès lors absent.
Trip : représentation externe de l’espace interne
25Dans les derniers mois de sa thérapie, Trip travaillera à une construction imposante, qui en viendra à représenter, dans nos échanges, différents espaces de sa tête ou de sa pensée. Un pour l’école, un pour les amis, un pour le foyer où il demeure et un pour sa mère. Ce dernier prend, à l’œil, 90 % de l’espace total de la construction.
26Trip et moi avons donc abordé sa construction comme une représentation physique de son espace à penser. Nous avons pu discuter de ce qui prenait forme dans chaque espace, en le meublant concrètement. Donner forme aux personnages, à ce qui pouvait leur arriver, à ce que Trip craignait ou espérait qu’il leur arrive. Nous avons pu mettre le fait de penser dans un espace externe où nous pouvions le regarder, le voir à l’œuvre. Ce support concret, la construction, nous a permis de parler de ce qui se passait dans l’espace psychique de Trip, sans que cela ne devienne trop menaçant, puisque nous parlions de quelque chose qui lui était en même temps extérieur. Il pouvait regarder ses pensées, ses craintes, ses désirs advenir dans un espace qui était à la fois en lui et hors de lui. Un espace de jeu, ou transitionnel, où la pensée peut advenir (Winnicott, 1971).
27Avec les enfants portant des vécus extrêmes et dont le narcissisme a été sévèrement malmené, le défi est souvent de se donner un espace à penser, l’espace interne même de l’enfant. Il s’agit d’amener le petit à concevoir qu’il est occupé par un espace interne, avant de pouvoir penser aux contenus qu’il porte. Le jeu peut permettre de donner forme à cet espace interne. Le fait de construire un espace en creux, destiné à contenir, en deux ou trois dimensions, peut être porteur dans le travail avec ces enfants. Le fait de concevoir concrètement cet espace, de le regarder, de le manipuler, de le modifier, peut permettre, dans un second temps, d’y penser.
28Ensuite viendront les contenus occupant cet espace. Peut-être aussi ces contenus ne sont-ils pas si importants, qu’ils ne viennent que confirmer qu’il y a eu traumatisme. Le plus important est de permettre une représentation de la représentation (Roussillon, 2007). Que l’enfant se conçoive comme étant en train de penser à ce qui l’habite et à ce qui est advenu dans son histoire. Chez ces enfants ayant vécu des situations extrêmes, le fait de déposer cet espace interne dans un support externe peut amener une distance apaisante, rendant possible la réflexivité et la mentalisation (Fonagy et Bateman, 2008).
Trip : encore le deuil
29Trip n’a sans doute pas de représentation très claire de sa mère en lui. Les images s’estompent et plus elles s’estompent, plus Trip doit faire l’effort de penser à sa mère, pour ne pas la perdre à l’intérieur. Il doit garder sa mère vivante en lui, cette mère qui n’existe pour de vrai que par les traumatismes qu’elle a déposés en lui.
30Nous avons vu que l’investissement de l’autre ou de la horde passe ici par l’aliénation du soi. Différents auteurs ont abordé cette question de l’aliénation du Soi ; Fonagy et Target (2000) parlent d’un soi étranger, Nicolò-Corigliano (1996) d’un soi parasité, Kaës (1993) d’un soi aliéné et Green (1998) d’un soi annihilé. Si le psychothérapeute se donne comme but de permettre au sujet d’advenir, il lui demande de prendre ses distances d’avec l’objet interne et de renoncer à la majorité des repères et ancrages identitaires acquis jusque-là. On est comme eux ou on n’est pas. Ne pas être comme la mère, comme la bande, c’est ne pas être à leurs yeux, ne plus exister. Être autre n’est pas concevable dans le regard de l’autre.
31Voilà pourquoi le deuil, avec ces enfants, équivaut à la perte à la fois de l’objet externe et de l’objet interne. Ce passage à vide, littéralement, est un premier pas nécessaire vers la subjectivation du soi. Avant de pouvoir explorer qui je suis ou les possibles quant à qui je pourrais être, il faut que je sache qui je ne suis pas ; j’ai d’abord à prendre mes distances d’avec les éléments de mon histoire qui ne m’appartiennent pas en propre. Le but du processus psychothérapeutique est d’ouvrir un espace d’exploration et de jeu, un désir de découvrir ce que le monde a à offrir et comment je peux m’y reconnaître. Sauf qu’ici, prendre une distance équivaut à trahir, abandonner, tomber dans le vide et je n’y peux rien. Se rendre compte qu’il ne peut pas changer la perception ou la pensée de l’objet fait partie du deuil que l’enfant a à vivre. Il sera celui qui est parti, qui a abandonné, qui est devenu un autre, différent du « nous » et donc ostracisé.
32Le deuil de l’objet signifie donc, ici, trahir cet objet, le laisser tomber dans l’oubli et le néant. Cet objet ne peut exister qu’à travers la reviviscence de ce qui est déposé dans le sujet. Pas dans le souvenir. Pas dans l’intériorisation de l’autre comme objet durable, comme représentation interne. Son existence doit s’inscrire dans l’acte, dans le réel et le concret du geste. L’horreur doit advenir de nouveau. La souffrance doit être sentie pour de vrai pour que le souvenir existe. Et le seul canal qui demeure pour cette reviviscence est le corps du sujet. Celui du début, celui qui n’a pas pu advenir.
33Combien de jeunes fuient-ils la psychothérapie en retournant se coller à l’objet, dans un sursaut régressif d’identification adhésive, pour ne pas tout perdre (Noël-Winderling, 2014) ? Les raisons alléguées sont multiples et accessoires : donner une dernière chance au parent d’être bon, protéger un puîné de ce parent, protéger ce parent lui-même, etc. Comme psychothérapeute, il faut être conscient de ce que ce processus de prise de distance et de perte peut représenter de douloureux et d’insoutenable. Au final, chacun, peu importe son âge, est libre de plonger ou pas. Devant l’angoisse qui pointe et signale la tempête, chacun peut décider de court-circuiter le processus en agissant et en répétant tel quel, ou de continuer à avancer et de faire face à ce qui surgira. Celui ou celle qui choisit comme métier d’accompagner les gens dans cette tempête doit être au fait de ce qu’il aura à affronter pour éviter de répéter des souffrances anciennes.
Trip : troisième mouvement
34L’un des points tournants de cette thérapie a été une phrase de Trip : « Mes mains sont trop petites pour prendre toute ma vie pour l’instant. ». Cette phrase ouvrait sur un possible, en mettant en scène la trame temporelle. Sur le fait qu’une évolution était possible, que Trip se voyait comme un Sujet en changement, en maturation et non comme une donnée figée et immuable. « Sois patiente ; je vois que je suis petit et que je grandirai. Je vois que des choses sont possibles, même si je les appréhende encore mal. Des portes sont présentes. Un jour, je pourrai explorer ce sur quoi elles ouvrent. ». Ma traduction peut sembler optimiste, mais je crois rendre ainsi de façon assez juste comment j’ai reçu cette petite phrase.
35Il s’agit de permettre à un processus d’advenir, soit de se représenter ce que l’on représente. Se percevoir comme sujet pensant, avec un intérieur, un extérieur et la capacité de réfléchir à ce qui advient dans ces deux espaces et entre les deux (Winnicott, 1971). Permettre à Trip de considérer ce qui l’habite avec juste un peu de recul, un pas en arrière. Juste ce qu’il faut pour éviter la chute, ne pas agir. Pas tout de suite. Il s’agit de tolérer la douleur, la souffrance, le peur et la perte, le vide. La violence et la répétition viennent du fait que cette souffrance n’a pas pu être tolérée. Il s’agit d’intégrer un tout petit moment, un tout petit espace où la souffrance pourrait être tolérée. Une première fois, pour que Trip puisse sentir la possibilité de penser cette souffrance, de la transformer, de la re-présenter. Et le fait de penser cette souffrance permettra l’amorce d’un narratif (Roussillon, 2003), d’une appropriation subjective de sa propre histoire (Roussillon, 1999). Je peux regarder ce qui m’est arrivé sans m’enfuir, sans m’étourdir. Je peux le regarder et me dire : c’est moi, c’est mon histoire.
36Cette représentation ouvre enfin sur le deuil. Le deuil de ce qui n’est pas advenu et de ce qui n’aurait pas dû advenir. Cette histoire, je ne peux pas la changer ; elle me constitue, mais je peux à présent la transformer, la symboliser et en investir la suite sans qu’elle ne soit, dès lors, écrite d’avance à partir d’un texte en lambeaux (Fraiberg et al., 1975).
En guise de conclusion : le regard du psychothérapeute
37Du côté du psychothérapeute, cela implique de demeurer présent lorsque les représentations émergent, en ne minimisant pas la charge traumatique qui les accompagne. Il importe que le psychothérapeute soit sidéré et qu’il demeure alors présent et attentif. Que l’horreur puisse être contenue dans un espace qui ne peut être que l’espace de la psyché de l’autre, qui est ici le psychothérapeute. Le regard de l’autre doit refléter avec le plus de justesse possible la nature de ce qui est évoqué. L’enfant doit reconnaître dans ce regard ce qu’il a vécu et éprouvé, pour ensuite pouvoir se le représenter. Rappelons-nous que le fantasme est un sang mêlé, selon l’expression de Roussillon (2003), et que cette réalité doit être reconnue comme habitant l’enfant. En d’autres mots, le regard sidéré mais contenu du psychothérapeute tel qu’il est vu par l’enfant, dans cette clinique de l’extrême, est au cœur du processus clinique.
38Avec l’occurrence de plus en plus grande dans notre pratique de ces pathologies pour lesquelles le traumatique est bien tangible, le fait d’être confronté à des contre-transferts extrêmes doit se poser, se discuter et s’enseigner (Laub, 2015). L’amorce du processus de représentation et de deuil en psychothérapie repose entre autres sur la capacité du psychothérapeute à tolérer l’intolérable et, dans un second temps, à le penser. Rappelons ici la pensée de Green, qui souligne que le psychothérapeute doit être là où n’a pas pu être le premier objet (Green, 1974). Il s’agit de permettre aux premières traces, ici traumatiques, d’être représentées, par l’intermédiaire d’un psychisme tiers. Le fait de remettre encore et encore ce qui émerge de son histoire sur le métier à penser permet à la fois le deuil et la re-présentation de ces traces, en préservant de l’agir : « Si l’investissement est retenu, contrôlé, modéré (…) par (…) un pare-excitation intériorisé, ou une forme de retenue ou de renoncement, un deuil primaire, donc, le réinvestissement de la trace première ne produit qu’une “représentation”, l’identité présente dans la “remémoration” n’est qu’une “identité de pensée”, elle commence à ne pouvoir être qu’une forme de “souvenir de l’expérience antérieure” et non plus d’actualisation de celle-ci » (Roussillon, 2003).
39Un autre défi qui nous semble se poser au psychothérapeute est plus délicat. Dans les cas d’enfants ayant été exposés à des violences diverses et extrêmes par leurs parents, est-ce possible, dans le travail de psychothérapie, de laisser un espace où l’enfant pourra investir son parent comme bon objet ? En d’autres mots, est-ce possible pour le psychothérapeute d’aborder la question de l’aliénation, de la violence faite au sujet tout en lui laissant un espace libre où l’objet pourrait être fantasmé ou imaginé comme potentiellement bon ? Est-il même important que le psychothérapeute lui-même se préserve de la tentation contre-transférentielle de déshumaniser le parent réel, faisant ainsi obstacle à une représentation bonne de l’objet ?
40Il ne s’agit pas de nier la réalité ni la destructivité agie par l’objet. Le narcissisme de l’enfant peut cependant avoir besoin de sauvegarder une part bonne de l’objet, pour ne pas couler lui-même. La plupart des parents de nos plus ou moins jeunes patients, quoi qu’ils aient agi, ne sont pas que mauvais. Il y a le plus souvent des souvenirs, des moments auxquels l’enfant ou le jeune cherche à se raccrocher pour préserver une part bonne de son histoire et il peut être important que le psychothérapeute rende possible l’investissement de ces souvenirs bons, qui ouvrent également sur l’ambivalence.
41La tranche de psychothérapie dans laquelle j’ai accompagné Trip a commencé et s’est terminée alors qu’il était encore enfant. Il m’arrive de me demander comment les remous de l’adolescence ont remué le narcissisme fragile de Trip. S’il a eu besoin du regard de l’autre pour se sentir exister, s’il a eu besoin de rejouer concrètement une violence à lui-même ou à l’autre ou s’il a pu investir une histoire originale, où il s’invente comme personne, dans une continuité d’être.
Bibliographie
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