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Article de revue

L’hallucinatoire de déplaisir. Une perspective psychanalytique et scientifique

Pages 261 à 269

Notes

  • [1]
    Ces inscriptions ont été mises en évidence, dans le domaine des neurosciences, par la formation de circuits définitifs pendant les périodes critiques du développement.
Percevoir n’est pas connaître, mais re-connaître ; re-connaître c’est parcourir à nouveau la trajectoire d’un mouvement défini par sa valeur substitutive à un toucher qualifié de désirable ou indésirable ou, à défaut, comme acceptable ou inacceptable.
(Green, 1993)

1Percevoir, c’est subjectiver, transformer, métaboliser, faire soi, créer l’adéquation entre l’objet perçu et son propre plaisir (voire déplaisir) inscrit dans la mémoire, dans les habitudes. Halluciner, c’est percevoir en l’absence de l’objet concret ; justement, c’est parce qu’il est absent de la perception et qu’il ne peut pas être trouvé-créé (Winnicott, 1971) par la rencontre entre la subjectivité et la « réalité » que cet objet-là, (mal) situé dedans mais aussi dehors, doit être halluciné. Être dans le déplaisir, c’est se heurter à des retrouvailles avec un objet qui n’est pas forcément source de plaisir, ni de satisfaction, et qui est imposé par la mémoire et, par conséquent, par la pulsion. Freud (1925) indique dans « La négation » que « la fin première de l’examen de réalité n’est donc pas de trouver dans la perception un objet correspondant aux représentations, mais de le retrouver ». Mais qu’en est-il de l’hallucinatoire de déplaisir ?

2Cette réflexion tente une théorisation de l’hallucinatoire de déplaisir à partir des postulats psychanalytiques portant sur le processus hallucinatoire, tout en s’appuyant sur des positions scientifiques à propos du traumatisme, du perceptif, de la mémoire et des émotions (conçues comme des garants de l’hallucinatoire). La description des mécanismes et des fonctions de l’hallucinatoire pose la question de la réalisation pulsionnelle à l’interne, opérée par les représentants pulsionnels et leur inséparable lien au corporel. Nous allons également nous intéresser à l’objet-limite en tant que constituant de l’hallucinatoire de déplaisir et à son rôle dans les processus opposants qu’emprunte l’hallucinatoire de déplaisir.

L’errance et la garantie hallucinatoire

3L’hallucinatoire, tel qu’il est entendu en psychanalyse, ne se réfère pas en premier à l’hallucination phénoménologique, décrite notamment en psychiatrie comme une perception sans objet ou une expérience sensorielle en l’absence de la stimulation réelle externe, invalidante dans les cas pathologiques ; l’hallucinatoire psychanalytique postule un processus qui sous-tend la perception, voire le pulsionnel dans son ensemble et qui est, comme son nom l’indique, d’essence hallucinatoire. Selon C. et S. Botella (2002), il est à la fois un processuel inséparable de la voie régrédiente du psychisme et un processuel progrédient qui ouvre la voie à la mise en place du plaisir. Il s’agit, selon eux, d’un processus qui s’épanouit dans le rêve et qui doit être inhibé le jour au profit de la représentation et de la perception. Les mêmes auteurs (2001) font l’hypothèse que le détour par le monde n’efface pas pour autant la qualité hallucinatoire de la satisfaction : « Même l’accomplissement d’un désir en acte n’aurait de véritable valeur de réalisation qu’à condition d’être accompagné, redoublé hallucinatoirement, c’est-à-dire à condition que le percevant puisse y retrouver la trace de sa propre existence » (p. 1161). Ces considérations incitent à formuler l’hypothèse d’un hallucinatoire accompagnant la perception à la manière d’un représentant pulsionnel ; dans cette configuration, la perception serait l’autre versant de l’hallucinatoire en indiquant l’objet réel de l’hallucinatoire censé apporter la satisfaction réelle sans laquelle le sujet maintiendrait l’hallucinatoire jusqu’à l’épuisement, voire la mort. Nous y reviendrons.

4Pour Roussillon (2007) également, le processus hallucinatoire se produit dans tous les cas et il s’agit, dans une double perspective neuroscientifique et psychanalytique, d’une action à l’interne, le fonctionnement cérébral traitant la représentation et l’action à travers des circuits communs. Ainsi, hallucination et perception ne sont plus opposables, constate Roussillon (2001), et leur coexistence au sein des processus psychiques entraîne le réinvestissement des traces mnésiques d’expériences ou de représentations antérieures.

5L’origine du mot, venant du latin hallucinatio qui signifie « erreur », donne le ton et la substance d’un processus qui se construit autour de l’erreur. Mais errare humanum est, nous dit la locution latine, et les sciences, aussi dures soient-elles, ont tendance à éliminer cet élément fondamental de l’humain sans lequel il n’y aurait plus de subjectivité, ni de croyance. Et pourtant, les représentants pulsionnels (représentation/affect), vus sous un autre angle, sont étudiés également par les sciences. Si nous nous intéressons aux travaux scientifiques concernant la mémoire et les émotions, mais aussi la perception, nous constatons rapidement leur indissociabilité et notamment la dimension essentiellement subjective de leur dynamique qui se fonde sur l’erreur.

6En ce qui concerne la mémoire, nous savons actuellement que les connaissances enregistrées sont rattachées à des expériences perceptivo-motrices et émotionnelles dont la réémergence serait accompagnée de leur ré-évocation et leur simulation à l’interne (Versace, Nevers et Padovan, 2002). Ces auteurs sont d’avis que les connaissances, qu’elles soient conceptuelles ou sous forme de souvenirs, seraient créées et recréées au sein d’interaction avec l’environnement plutôt que stockées et récupérées comme le proposent certains modèles. Plusieurs travaux récents dans le domaine de la plasticité neuronale soutiennent le point de vue d’une dynamique mnésique soumise à des modifications multiples ; ainsi, revenir sur une trace mnésique c’est lui donner la possibilité de se réaménager et se réinscrire à partir de nouveaux éléments plus actuels. Si nous considérons en outre que nous mémorisons et nous nous remémorons uniquement ce qui nous intéresse en fonction de notre attention à un moment donné, il est difficile de ne pas parler d’erreur aux différents niveaux du fonctionnement mnésique et représentationnel. Freud (1896/2007) lui-même, dans une lettre à Fliess, distingue très tôt dans ses théorisations trois types d’enregistrements mnésiques séparés au niveau topique par la distinction perception-préconscient-inconscient et soumis à des traductions multiples d’une époque à une autre de la vie.

7Pour ce qui est des émotions, des travaux neuroscientifiques récents indiquent qu’elles résultent d’évaluations mentales simples ou complexes, incluant les réponses à ces processus reliés à des représentations. Il existe, selon Damasio (1994), des marqueurs somatiques qui sont associés à différentes situations et représentations et qui donnent une information physiologique immédiate lors de la prochaine situation semblable nous obligeant à prendre des décisions essentiellement inconscientes ; ce lien à la représentation subjective soumet également l’émotion à des réactions erronées puisqu’il est possible, par exemple, d’associer une situation banale pour certains à une situation traumatique pour d’autres, obligeant le sujet à une réaction erronée et inadéquate (voir le cas des phobies). L’émotion produit alors une réaction spécifique et une régulation de l’état interne, propose Damasio, modifications qui induisent des altérations de la fonction cérébrale semblables, de mon point de vue, aux mécanismes de défense étudiés par le domaine psychanalytique. Pour ces raisons, il est possible de considérer l’émotion et l’affect − malgré leur appartenance à des disciplines différentes − comme des garants de l’hallucinatoire, en cela qu’ils apportent la preuve physiologique et donc motionnelle et corporelle de l’existence interne d’un hallucinatoire qui est plus qu’une perception sans objet aux dimensions quasi abstraites ; autrement dit, il s’agit d’une réaction pulsionnelle réelle, mobilisant le psychisme et l’organisme dans son ensemble.

8La perception, indissociable de la mémoire et des émotions, est, à son tour, autre chose qu’une réponse sensorielle précise des caractéristiques de l’environnement. Pour les scientifiques (Delorme et Fluckiger, 2003 ; Luyat, 2009) qui s’intéressent à la question, la réalité perceptive tient plus à une inférence de sa connaissance à partir d’expériences antérieures préexistant dans la mémoire qu’à une captation directe et fidèle des stimuli existants. Il semble également que les souvenirs sont stockés dans les mêmes structures distribuées qui perçoivent, traitent et analysent ce qui doit être rappelé ; seules les zones de recouvrement permettent alors de tirer uniquement des généralités perceptives, lorsque des individus perçoivent le même événement et sont rapprochés dans le temps et dans l’espace.

L’hallucinatoire et la réalisation pulsionnelle

9Le cadre théorique dont nous disposons suggère que l’ensemble du fonctionnement psychique et donc du processus hallucinatoire qui le détermine repose sur la trace mnésique et sa réactivation au sein des mouvements physiques et psychiques incluant le perceptif ; ce dernier intervient avec sa face interne et externe (le nécessaire étayage sur des objets). Les activations internes qui constituent le fond hallucinatoire de la psyché ne cesse de générer des représentactions (Roussillon, 2007). Ce processus se manifeste, dans le champ perceptif et dans ses modalités les plus extrêmes, par une hallucination négative du perçu (la non-perception d’une représentation indésirable) et, face à la difficulté à trouver une place à l’interne, par l’hallucination négative du perçu (Green, 1993). Pour Lavallée (1999), la dynamique entre le dedans et le dehors est régulée par des écrans perceptifs (héritiers des inscriptions premières [1]) responsables du filtrage nécessaire de l’afflux d’excitation que propose notre environnement ; ainsi, un écran trop opaque isolera l’individu du monde externe jusqu’à des états autistiques, alors qu’un écran trop perméable obligera l’individu à se défendre par des projections massives et persécutoires entraînant des états psychotiques. N’oublions pas que les sens sont à double sens (Bion, 1967).

10Nous déduisons de ce qui précède que l’hallucinatoire englobe ce que l’on peut appeler son effectuation permanente (la représentaction et la simulation) se traduisant par l’activation de circuits cérébraux impliqués dans la réalisation du désir et inscrits dans la mémoire qui ne cesse de faire son travail en conjonction avec les affects. Ce prérequis du mouvement pulsionnel a été théorisé par Freud (1900) sous le nom de satisfaction hallucinatoire du désir. Notons que l’Interprétation du rêve constitue une véritable théorie de l’hallucinatoire, le rêve étant, selon Freud, paradigmatique du potentiel hallucinatoire de la psyché et de la transformation possible des représentations en images sensorielles ainsi que de l’hallucinatoire en pensées.

11L’objet au sens psychanalytique se loge donc dans ce processus et fait fi, dans un premier temps, de la présence de l’objet concret dans le perceptif sans pour autant pouvoir nommer cela hallucination dans le sens psychiatrique d’une perception sans objet. Le processus hallucinatoire (normal et pathologique), tel qu’il se dégage de ces réflexions, se déploie en deux temps :

  1. L’effectuation-simulation qui se déroule indépendamment de l’objet concret et de sa perception est le premier temps d’une séquence qui ne dispose que de la trace mnésique (les représentants pulsionnels) et des effets du registre plaisir/déplaisir qui s’y associent.
  2. L’échec de la solution hallucinatoire (que propose Freud) produit la recherche de l’objet interne dans le monde externe, processus qui subit les déformations induites par la représentation et ses effets dans la perception comme dans la sélection de l’objet externe ; les prémices du choix d’objet semblent subsister dans le fonctionnement de base du perceptif dans sa relation avec l’émotion et la mémoire (en tant que représentants pulsionnels).

12Ce point de vue nous autorise à concevoir l’hallucinatoire, en tant qu’émanation du pulsionnel et entité indissociable du corporel, comme une réalisation pulsionnelle à l’interne. La capacité de la trace mnésique et de son versant affectif (garant de l’hallucinatoire) de provoquer la réalisation du désir, l’activation de l’objet de la pulsion comme la satisfaction hallucinatoire avec tous ses effets corporels, mais aussi, nous l’avons vu auparavant, la disposition de la même trace à servir de référence en permanence à la pulsion de ce qu’elle doit accomplir (son trajet, son objet, son but) avec sa qualité plaisante/déplaisante, tout cela implique une réalisation hallucinatoire de la pulsion. De ce point de vue, les représentants pulsionnels (représentation/affect), bien connus dans la théorie psychanalytique, ont des effets en termes d’hallucinatoire à l’interne dans l’avant-coup, sur le coup, comme dans l’après-coup de la réalisation effective sous la forme d’une décharge pulsionnelle de l’excitation.

13Les destins/formes de l’hallucinatoire peuvent être multiples : activations internes inconscientes, étayages fantasmatiques conscients, étayages perceptifs sur des objets réels, étayages par un contact et un échange réels (qui assurent la véritable satisfaction), les hallucinations accidentelles, le débordement pathologique d’une série de représentations sur le réel (à l’origine du délire et de la contamination massive du perceptif). Ces ramifications dans leur relation au perceptif ne supposent pas leur disjonction et leur effectuation séparément, mais, au contraire, concourent à la réalisation de la pulsion en fonction des qualités de l’objet.

Le déplaisir et le diktat de la mémoire

14Les travaux qui approchent la question du traumatisme mettent clairement l’accent sur la contrainte de répétition imposée par les traces mnésiques en instaurant ainsi un véritable diktat de la mémoire sur l’individu, qui n’est de toute manière pas tout à fait maître dans sa demeure. L’action posthume des souvenirs est inévitable et surgit à la manière d’un corps étranger (Freud, 1895) qui réclame non seulement sa répétition, mais aussi son intégration et sa liaison au sein d’un système de représentations homogène censé mener le sujet au plaisir et à sa modulation par la réalité.

15Pour Brette (2002), le traumatisme est conçu comme « un événement qui, par sa violence et sa soudaineté, entraîne un afflux d’excitation suffisant à mettre en échec les mécanismes de défense habituellement efficaces » (p. 1771), produisant un état de sidération qui entraîne à plus ou moins long terme une désorganisation de l’économie psychique. La mise en échec des mécanismes de défense habituels et à disposition de l’individu semble être une des causes de la répétition contraignante du souvenir (avec la quête de sa réalité) qui revient comme un parasite produisant une excitation qui n’induit ni suffisamment de plaisir ni suffisamment de satisfaction faute de mécanismes adaptés pour les obtenir.

16Freud (1895) accorde au traumatisme un rôle déterminant dans l’étiologie de l’hystérie ; son activité serait à l’origine de réactions énergiques lors desquelles un affect intense est liquidé. Tout aussi important dans l’étiologie des névroses, c’est par son caractère sexuel qu’il intervient, selon Freud (1898), sous la forme d’une actualisation qui déploie toute sa force traumatique posthume au moment de la maturité des organes sexuels. Les effets d’un trauma sont, propose Freud (1939) de deux sortes, positifs et négatifs : « Les premiers sont des efforts pour remettre en vigueur le trauma, donc pour remémorer l’expérience vécue oubliée, ou mieux encore, pour la rendre réelle, pour en vivre de nouveau une répétition, ou, même si ce n’était qu’une relation d’affect antérieure, pour faire à nouveau revivre celle-ci dans une relation analogue à une autre personne. On regroupe ces efforts sous les noms de fixation au trauma et de contrainte de répétition » (p. 154).

17En accord avec les thèses freudiennes, C. et S. Botella (1995) sont d’avis qu’une défaillance du travail de liaison bloqué par les éléments traumatiques peut s’emparer dans un deuxième temps de la sensori-motricité autorisant la projection perceptive-hallucinatoire supposée rendre intelligible un état fortement conflictuel difficilement organisable. Roussillon (1999) à son tour nous met sur la piste d’un réinvestissement hallucinatoire des traces mnésiques de traumatismes corporels précoces à l’origine d’une hallucination perceptive interne se comportant comme la situation traumatique antérieure. La « satisfaction » qui a lieu en l’absence de l’objet est, pour Roussillon, source d’un nouveau traumatisme et d’une douleur, tout cela en raison du paradoxe dû à la présence d’une satisfaction hallucinatoire sans satisfaction effective induite par l’objet (« dans et avec l’objet »), la psyché étant dans une confusion traumatique semblable à l’absence de décharge.

18La description des états de stress post-traumatique nous donne des informations supplémentaires quant au devenir des traumatismes ; cette pathologie est couramment décrite par la reviviscence (consciente) de l’événement traumatique sous forme de souvenirs envahissants, cauchemars, flash-back et parfois des phénomènes dissociatifs (irréalité, dépersonnalisation). La dimension répétitive est saillante et se manifeste également par l’évitement des situations qui évoquent le traumatisme, l’émoussement émotionnel et l’augmentation de l’activité neurovégétative (hyper-vigilance, sursauts, troubles du sommeil, etc.). Eustache et Desgranges (2012) constatent à juste titre qu’il s’agit d’une pathologie à double facette : l’hypermnésie d’un côté et l’amnésie de l’autre.

19Le diktat de la mémoire et la dimension de déplaisir qu’il impose sont à mettre en relation avec l’au-delà du principe de plaisir freudien et avec la pulsion de mort. Freud (1920), contraint d’aller au-delà de la dialectique plaisir/déplaisir qui n’apporte pas une réponse suffisante à la contrainte de répétition traumatique, postule un comportement dirigé contre des excitations internes qui entraînent un déplaisir important et qui sont traitées comme si elles agissaient de l’extérieur ; il s’agit d’une autre tâche de l’appareil d’âme, qui est de maîtriser ou lier l’excitation, indépendamment du principe de plaisir et, en partie, sans en tenir compte. Roussillon (2001) postule, à ce propos, l’inversion des rapports du principe de plaisir au principe de réalité qui prime au moment de la contrainte de répétition ; l’on retrace alors ce qui a été, l’histoire objective avec les potentialités psychiques disponibles au moment de l’expérience antérieure.

Christian, l’objet-limite, les hallucinations

20Christian grandit avec une mère aux traits psychotiques marqués, mêlant dans sa communication délires, obsessions et contraintes multiples. Les parents étant séparés depuis que Christian était âgé de 5 ans, il rejoint son père toutes les deux semaines pour passer le week end ensemble ; le père est décrit comme ennuyant, sans plus ; presque neutre ou alors neutralisé par son fils. Il est cadre dans une entreprise multinationale et s’adresse à son fils en anglais, sa langue maternelle, ce qui rend Christian bilingue. Lorsqu’il m’est adressé, il vient d’avoir 18 ans et éprouve des difficultés à aller en cours car un certain groupe d’élèves se moque de lui, notamment de sa façon de s’habiller. Il faut préciser que malgré son âge, c’est la mère qui choisit ses habits tandis que Christian doit se soumettre à son désir contraignant sans aucune possibilité d’exprimer ses désirs à lui.

21Pendant un certain temps, Christian refuse de parler de sa mère, lui qui est si critique et ironique vis-à-vis de tout son entourage. Ses réponses son brèves comme si l’objet-mot (et son évocation inconsciente) n’avait pas sa place ou était insupportable. Mes quelques questions relatives à la relation avec sa mère reçoivent des réponses du type : « Elle est adorable, ma mère ! ». Déni, dénégation, formation réactionnelle ? Christian semble percevoir sans percevoir les difficultés de sa mère. Refuse-t-il d’en parler car l’opposition franche, voire la simple expression des émotions qui s’y attachent, sont dangereuses sur le plan psychique, autant pour lui que pour elle ? Les contraintes imposées par la mère ont-elles contaminé ses moyens d’expression, sa perception et son comportement, en limitant l’accès aux objets sous peine d’être menacé ?

22Après le temps d’attente, Christian nomme progressivement une mère très obsessionnelle, qui se désorganise et hurle si tout ne se passe pas comme elle veut et qui l’empêche d’amener des amis à la maison. La distance entre mère et fils se traduit par un rapprochement forcé, comme une condamnation (voire une codépendance), permettant la protection de cette mère contre son propre délire au détriment du développement de la propre subjectivité du fils. Mais développement selon quelles bases ? Christian peut passer des semaines entières enfermé à la maison, proche de sa mère, à regarder des films (policiers) ensemble.

23Au bout de ses défenses, il développe ses propres persécutions et couvre les caméras de l’ordinateur et du téléphone avec du scotch pour ne pas être vu de l’extérieur. Menacé ou simplement vu par un tiers (nécessaire) dans une folie à deux avec sa mère qui paraît insupportable, Christian décompense après quelques séances de thérapie ; cela survient au moment où il s’autorise, puisqu’il vient d’être majeur, à passer une soirée avec des amis alors que la mère s’y est opposée (et probablement lui-même aussi). De retour à la maison, la mère est au sommet de sa crise et lui désorganisé par la culpabilité et, peut-on imaginer, traumatisé par des objets externes inaccessibles, qui n’ont provoqué aucune sorte de satisfaction. En réponse à cela et pour faire face à la tension (excitation) insupportable, Christian se scarifie et des démons envahissent son espace psychique et perceptif. S’est-il heurté, pendant cette tentative de sortie de l’isolement dans la fusion avec sa mère, aux failles des objets internes qui ne lui ont pas permis des retrouvailles satisfaisantes tout en produisant une excitation sans objet ? Seuls les monstres peuvent-ils autoriser l’expression du pulsionnel de Christian ?

24Je ne souhaite pas analyser en détail la dynamique interne de Christian dans sa relation à une mère qui ne tolère pas la différence et qui contamine son fils de cette difficulté par un état traumatique subtil et continu. Ni la relation à un père neutralisé qui ne favorise pas une configuration œdipienne structurante en raison probablement des fortes fragilités dans la dyade mère-fils. Je voudrais m’intéresser, pour des raisons d’espace, principalement à quelques éléments perceptifs dans leur relation à l’hallucinatoire de déplaisir.

25Le champ perceptif de Christian est organisé autour de menaces qui touchent à son intimité (être vu via la camera par un tiers) ; l’autre semble être indésirable tout en se surimposant mentalement et perceptivement, à la manière d’une trace mnésique traumatique qui condense, dans le même mouvement, l’attraction pour un tiers témoin de sa souffrance et le maintien à distance d’une source d’excitation, d’un objet inaccessible, voire traumatique. On est comme témoin de circuits communs qui se fondent sur la trace mnésique. Les caméras sont alors recouvertes de scotch comme l’image de la mère est recouverte du « elle est géniale, ma mère » et son corps à lui recouvert des choix vestimentaires de la mère. Cette dernière n’autorise pas la distance, ni l’expression du désir subjectif, ni l’excitation sexuelle ; l’écart par rapport à cette « norme » jette sur lui la culpabilité d’avoir fait décompenser sa mère, d’avoir provoqué le délire qui l’envahit lui aussi en raison de la fusion. En réponse à la tension générée, qui ne pouvait plus être contenue par le déni, Christian, faute de pouvoir s’attaquer à sa mère déjà trop fragile, faute de pouvoir ouvrir les portes de la maison pour s’enfuir et trouver l’amour ailleurs, ouvre les portes aux hallucinations tout en s’ouvrant les veines (l’objet concret) comme pour éliminer des contenus à la fois psychiques et chimiques en trop, tout en alertant de la rupture des enveloppes psychiques qui n’offrent plus d’éléments contenants. L’objet interne annonce sa position et ses qualificatifs, ses failles et ses menaces.

26Des monstres font leur apparition dans le perceptif comme figurabilité du vécu interne monstrueux ; ces investissements résultent de la constitution, dans les périodes précoces, de traces mnésiques qui ne permettent pas la perception, sous la forme du trouvé-créé, d’un objet-plaisir source de décharge et de satisfaction. Faute de pouvoir trouver-créer dans une conjonction du réel et de l’hallucinatoire, l’appareil psychique et perceptif recourt à l’hallucination comme seule stratégie de retrouvailles avec l’objet interne, aussi longtemps qu’il n’est pas perceptible, rien que partiellement, dans la réalité concrète. Il n’est pas perceptible car trop monstrueux et sans autres fondements perceptifs que le vécu affectif, puisque la représentation d’une mère terrifiante et anéantissante a tendance à être évacuée, déniée, tout en s’imposant du dehors par le perceptif de l’hallucination. L’obligation de figurabilité générée par la pulsion favorise le retour du refoulé par la représentation du monstre halluciné justifiant la déclaration de guerre et la lutte, jusqu’au sang et au-delà du principe de plaisir, avec des excitations venant de l’extérieur afin d’appliquer contre elles, disait Freud (1920), des moyens de défense du pare-stimuli.

L’hallucinatoire de déplaisir, l’objet-limite, la fixation

27La pathologie dont souffre Christian, comme beaucoup de pathologies caractérisées par la présence d’un objet-limite (insuffisamment constitué et difficilement trouvé-créé dans le réel en tant que source de satisfaction), oblige à un remaniement de l’hallucinatoire de plaisir qui suppose, a priori, la réalisation à l’interne d’une expérience de plaisir qui se fonde sur des traces préalables ; nous sommes, dans le cas de Christian, dans l’expression d’un hallucinatoire de déplaisir qui s’enracine dans des expériences désagréables, angoissantes, voire destructrices, proches du registre du stress post-traumatique. Quel est alors le devenir de ces traces en termes d’hallucinatoire ? Peut-on parler encore de réalisation, à l’interne, de la pulsion ? L’hallucination franche n’est-elle pas l’échec de l’hallucinatoire par défaut d’étayage sur un objet interne/externe ?

28Il semble que, contrairement à l’hallucinatoire de plaisir qui sert, parmi d’autres fonctions, d’enveloppe psychique, l’hallucinatoire de déplaisir suit le même trajet soumis à la répétition (stérile dans ce cas ?) tout en confrontant le sujet à l’insatisfaction, aux failles de l’objet, voire au traumatisme, tout cela se déroulant donc dans les champs de l’au-delà du principe de plaisir. Le processus semble s’activer sans la référence au plaisir, ce qui pourrait être conjoint avec l’activation du stress post-traumatique qui ne fait que rappeler le déroulement d’une action qui mène à coup sûr au déplaisir, à la douleur, à l’effraction, à la honte ou à la culpabilité. Quelquefois jusqu’à l’épuisement et à la mort…

29Le fonctionnement addictif décrit par Ansermet et Magistretti (2010) nous offre une piste supplémentaire pour la compréhension de ce processus qui mobilise la tentative d’obtention du plaisir, le déplaisir et l’au-delà. Le processus addictif serait constitué d’un circuit de récompense (tentative de décharger la tension, de la lier, avec des effets hédoniques de moins en moins présents avec la répétition et l’habituation) et d’un circuit d’anti-récompense qui libère les médiateurs impliqués en cas de stress (corticotropine, noradrénaline, cortisol) en quantités croissantes ; la répétition crée dans ce cas un sentiment de malaise qui pousse, paradoxalement, à la reprise compulsive du processus selon une boucle addictive. Ces processus opposants traduisent, dans des termes chimiques, émotionnels et comportementaux, le trajet contradictoire de la pulsion qui se heurte, dans sa quête de plaisir, à la perte progressive du plaisir, ce qui induit un acharnement ou un cramponnement à l’objet et, nous l’avons vu avec Christian, à la destruction de l’objet (comme du sujet) par épuisement défensif. Lorsque la dépendance ou la co-dépendance se déploient dans les marges du plaisir, par l’activation de mécanismes de défense immatures et la réduction des enveloppes protectrices, le risque de décompensation est effectivement accru.

30La prise en compte du modèle de l’addiction nous met sur la piste d’un hallucinatoire de déplaisir sous-tendu par un double processus, l’un s’opposant à l’autre et produisant une fixation à l’objet qui n’autorise pas la perception des différences en l’absence du recul et de la déprise produits par la satisfaction. Cela questionne la place de l’objet dans la mémoire (comme dans la pulsion) ainsi que la double face, interne-externe, dedans-dehors de l’objet. Ce dernier semble répondre à une dynamique en miroir qui ne favorise pas les retrouvailles au-dehors s’il ne préexiste pas au-dedans. Les manquements massifs dans la constitution du bon objet (en termes de traces mnésiques et de réseaux représentationnels menant à la perception et au contact) sont à l’origine de la création non pas forcément du mauvais objet, mais d’un objet-limite donnant la tonalité à un plaisir qui n’est pas un a priori biologique ; il est, la clinique nous le renseigne, une potentialité façonnée par la qualité plaisante-déplaisante des contacts primaires qui déterminent les contacts ultérieurs et les limitations, parfois invalidantes, qui s’enchaînent. L’objet n’est-il pas limitant et limité par définition, en posant une frontière entre soi et non-soi et en assurant la répétition et la continuité au-dedans comme au-dehors ?

31L’écart entre l’objet interne et l’objet externe, en termes de potentielle superposition dans le réel, me semble déterminant de la pathologie tout en mobilisant l’expression par l’hallucination. Lorsque l’objet est très limité dans cette potentialité de superposition, il offre un plaisir très partiel, voire réduit et qui s’amoindrit de plus en plus avec l’habituation et le cramponnement. Si l’objet n’est pas superposable dans le réel, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être trouvé-créé à travers une rencontre concrète (bien que supposant des différences), la solution à disposition est du registre de l’hallucination et la satisfaction de l’ordre de l’impossible, le délire s’imposant comme manière de brouiller l’objet. Christian n’a pas pu trouver-créer sa mère dans le réel de la fête à laquelle il a participé ; il ne l’a pas retrouvée dans le réel de son retour à la maison car elle-même en proie à une forte angoisse désorganisante qui n’a plus autorisé le lien et la rencontre même dans le cramponnement. Il choisit alors l’hallucination comme moyen de sauvegarde des représentations internes et comme tentative de résolution d’un conflit intolérable. Et puis la pulsion de mort n’est-elle pas le dernier choix, le plus radical et le plus sûr, face aux menaces procurées par la douleur, par la vie ?

32Dans les zones intermédiaires de ce que l’on peut appeller « l’écart entre l’objet interne et l’objet externe », nous retrouvons les problématiques narcissiques en double dans lesquelles l’hallucinatoire oscille entre le plaisir et le déplaisir, en se heurtant rapidement aux limites de l’objet choisi justement pour ses limites et pour ses correspondances avec l’objet interne. Les points de vue théoriques du domaine de la perception suggèrent clairement le choix des objets perçus et investis en fonction des expériences antérieures ; ce choix est d’autant plus limité qu’il est relié à des expériences traumatiques qui, comme indiqué plus haut, supposent l’activation conjointe de l’hypermnésie et de l’amnésie, deux registres qui provoquent le cramponnement à l’objet tout en le déniant, en le limitant.

Conclusion

33Nous avons vu, dans ce qui précède, que l’hallucinatoire a ses bases biologiques, neurologiques et psychologiques. L’hallucinatoire qui fonde le psychisme, postulat qui traverse les théorisations psychanalytiques, n’est que mieux mis en lumière par l’appel à des points de vue d’autres disciplines, en l’occurrence les neurosciences. Cet exercice interdisciplinaire nous permet de mieux saisir un processus (normal et pathologique) complexe, qui se déroule à l’interface entre le perçu réel et l’hallucinatoire (qui n’est pas moins réel sur le plan subjectif).

34Une question supplémentaire qui se pose dans ces cas de figure tient à la posture psychologique et perceptive induite du côté du psychanalyste ou du psychothérapeute. L’objet-limite et les hallucinations en tant que compléments indissociables exposent-ils le thérapeute, par effet de contamination contre-transférentielle, à des hallucinations, à des vides représentationnels, à l’angoisse due à l’impossibilité de s’appuyer soi-même sur des objets « valables », au refuge dans la somnolence, au besoin de mettre fin au suivi ? Aussi, comment intervenir pour développer la remémoration et l’élaboration lorsque les souvenirs sont traumatiques, indicibles, douloureux, déshumanisants, voire désorganisants ? Ou, pire encore, lorsqu’ils ont été brouillés dans leur enregistrement-même par l’angoisse et jamais consolidés par des remémorations organisantes ? Autant de questions que nous devons laisser en suspens et qui mériteraient des réponses notamment dans leur relation au processus hallucinatoire.

35Il n’en reste pas moins que le repérage de l’hallucinatoire en séance, avec son versant perceptif − au même titre que le matériel du rêve − présente le potentiel de révélation d’un inconscient actif qui se superpose en permanence et à divers degrés sur le rapport au réel. L’attention aux formations perceptives manifestes fournit ainsi la voie autorisant le tissage de liens entre conscient et inconscient, connaissable et inconnaissable.

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Date de mise en ligne : 13/12/2017.

https://doi.org/10.3917/psys.174.0261

Notes

  • [1]
    Ces inscriptions ont été mises en évidence, dans le domaine des neurosciences, par la formation de circuits définitifs pendant les périodes critiques du développement.
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