Couverture de PSYS_174

Article de revue

Jeux de mots

Transformer l’irreprésentable en jeu partageable

Pages 225 à 232

Notes

  • [1]
    Les travaux du colloque international « Art, médiation, jeu : créativité et soin » (Lyon, CRPPC, janvier 2017) ont permis de faire une synthèse des recherches actuelles. Cet article est la reprise d’une communication faite à cette occasion.

1Les travaux de recherche [1] actuels sur les médiations thérapeutiques, le processus créateur et le développement psychique de l’enfant soulignent le rôle du jeu dans les processus de transformation psychique et d’appropriation subjective. Cette exploration des fonctions psychiques du jeu permet de dégager progressivement un véritable modèle de compréhension de certains aspects des processus engagés dans les dispositifs thérapeutiques dès que sont engagées les logiques liées à la symbolisation primaire, aux communications fondées sur l’affect, au langage du corps et de l’acte. Mais l’angle que je propose s’écarte un peu de l’activité ludique en elle-même. Je vais tenter de repérer les conséquences de cette activité ludique sur l’appareil de langage et son fonctionnement associatif. Quand je parle de fonctionnement associatif, je fais directement référence à l’associativité portée par le langage dans le cadre psychothérapique associé à la règle fondamentale de libre association.

2Plus précisément, il s’agit d’utiliser le « modèle du jeu » pour saisir les préconditions de l’établissement du fonctionnement associatif verbal, notamment lorsque ce fonctionnement est particulièrement malmené. Lorsqu’il est malmené par l’exploration des souffrances psychiques associées aux formes premières de symbolisation mobilisées lors des psychothérapies de sujets souffrant d’états psychotiques où le fonctionnement associatif se heurte à des impasses ou des ruptures. Ce « modèle du jeu » présente un intérêt majeur pour la clinique qui va bien au-delà d’une compréhension des situations de jeux elles-mêmes.

Jeu et associativité

3Il est tout à fait possible de retrouver la trace de ce que Roussillon (1995) nomme les « jeux typiques » dans le registre de l’associativité verbale, la trace de ces jeux qui balisent l’enfance (les jeux de coucou, le jeu de la spatule, le jeu de construction, le jeu de la bobine…). Dans la situation clinique, l’associativité verbale cache, masque, déguise, déplace, construit, rompt, relie, explore… Cette associativité permet d’articuler les jeux auto-subjectifs, des jeux en présence d’autrui, aux jeux inter-subjectifs, des jeux avec autrui. On associe à la fois pour soi et avec autrui.

4La classification des jeux faite par le sociologue Roger Caillois (1958), dans son ouvrage « Les jeux et les hommes », fournit aussi quelques repères, même s’il n’existe pas de jeux « purs », mais des mélanges entre différentes catégories repérables. Pour lui, le jeu ne se cantonne pas à l’enfance où à ses prolongations dans l’âge adulte, c’est un phénomène total qui intéresse l’ensemble des activités humaines. Il distingue, d’un côté, les jeux de hasard et les jeux de compétition (l’aléa et l’agôn) qui représentent des polarités passif/actif, s’en remettre au hasard pour arriver à ses fins ou déployer une action. D’autre part, il repère les jeux de simulacre où le sujet croit ou fait croire qu’il est un autre et les jeux de vertige basés sur l’éprouvé de sensations (le mimicry et l’illinx). Ce « phénomène global » traverse les activités humaines et les organise, en prenant différentes formes.

5Selon R. Roussillon (2008), le jeu comporte des processus auto-représentatifs fondamentaux soutenant l’appropriation subjective qui sont indispensables au développement de la vie psychique de l’enfant. Notamment, face à une expérience potentiellement traumatique, le jeu ne répète pas la situation traumatique, mais il la représente et l’élabore. Il transforme la situation traumatique en la transposant. Le jeu fournit un modèle de fonctionnement, un modèle de « travail psychique », qui associe une expérience, une action du sujet et un environnement, le tout encadré par des règles implicites et explicites.

6Ce « modèle du jeu », ou ce « travail du jeu », peut permettre une lecture des ressorts de l’associativité verbale, et surtout de ses difficultés, lors de l’établissement de la situation thérapeutique dans la clinique des psychoses chez l’adulte qui sert de clinique de référence pour cette réflexion.

7On peut considérer que les premiers temps du travail psychothérapique, dans ce type de clinique, confrontent à une forme majeure d’échec des processus de symbolisation, ainsi qu’à la représentation des processus psychiques en échec (Di Rocco, 2017). C’est ce qui rend chaotique le recours à une pensée associative en appui sur l’appareil de langage. Dans cette clinique, établir le lien est un enjeu majeur et incertain. Le non-représentable subjectivement renvoie à de l’impartageable inter-subjectivement. Le thérapeute et son patient se confrontent à une « matière première psychique énigmatique » issue d’une expérience vécue comme traumatique sans possibilité de différencier ce qui vient du sujet et de l’objet, ou de son environnement. La rencontre clinique consiste alors à créer les conditions d’une « remise en jeu » des processus psychiques, paralysés ou tronqués, qui témoignent de l’histoire traumatique du sujet. Autrement dit, il s’agit de créer les conditions qui permettent le déploiement d’une associativité portée par le langage, organisée par le langage verbal.

8Associativité verbale et jeu peuvent paraître comme deux modèles de fonctionnement radicalement différents, l’un engageant le langage, plutôt référé à l’élaboration liée à la symbolisation secondaire, aux représentations de mots, l’autre faisant appel à la motricité plutôt référée aux formes premières de la symbolisation, à la constitution des représentations de choses. Mais ces deux logiques ne sont pas concurrentes, elles se nourrissent l’une et l’autre, se complètent, voire se compensent, le langage du corps et le langage verbal sont loin d’être antinomiques. L’associativité psychique est transmodale, le langage gestuel, le langage postural, les mimiques participent au mouvement associatif autant que les paroles énoncées. Le primaire et le secondaire sont les deux faces d’une même monnaie, c’est le dé-accordage entre ces deux registres qui entraîne le recours massif aux formes primaires de la symbolisation dans les états psychotiques.

9Dans le cadre psychothérapique, cette associativité est en fait une co-associativité, une co-pensée. Une production intersubjective liée à une situation relationnelle particulière créée par le cadre psychothérapique. C’est aussi cette dimension intersubjective qui nous rapproche un peu plus du modèle du jeu, de certains types de jeux. Dans un contexte marqué par des psychopathologies massives, l’associativité, son déploiement dans la relation thérapeutique gardent l’empreinte des jeux avec l’environnement primaire et aussi de la marque de leurs dérégulations, de leurs faillites. L’associativité diffère du jeu tout en gardant son empreinte, qu’il s’agisse de jeux en présence d’autrui, de jeux qui ne sollicitent pas directement l’intervention d’autrui, ou de jeux avec autrui, de jeux qui sollicitent directement la participation d’autrui.

Associativité et psychose

10Dans la clinique des états psychotiques, cette co-associativité est particulièrement problématique. La co-pensée est particulièrement délicate à établir. L’entretien clinique provoque rapidement un désarroi, un sentiment de non-sens. L’associativité verbale produite par le patient semble se résumer à des coq-à-l’âne chaotiques ou des boucles répétitives closes et sans fin. Les repères internes du clinicien semblent vaciller face aux logiques utilisées par les processus psychotiques.

11Cette logique a un impact direct sur la relation thérapeutique. En effet, ce qui se transfère dans la situation thérapeutique est un matériel non symbolisé, c’est-à-dire un matériel qui n’a pas été éprouvé subjectivement par le sujet. Ce mouvement « désymbolise » la situation thérapeutique. Dans ce sens, le thérapeute n’incarne pas une figure parentale héritée de l’histoire libidinale du sujet, il se trouve dans une place similaire à celle du sujet confronté à l’irreprésentable et au clivage. Le patient confronte le thérapeute à ce qu’il n’a pas pu symboliser, à ce qu’il n’a pas pu s’approprier subjectivement. Le thérapeute se constitue ici en miroir de « l’impensé de soi » (Roussillon, 2001) provoquant un sentiment d’impasse vécu comme une forme de « réaction thérapeutique négative » brutale (Freud, 1923). Le travail de mise en sens passe par un travail de remise en jeu produit par les constructions du thérapeute.

12P. Federn (1943), un des précurseurs de la psychanalyse des psychoses au début du siècle dernier, recommandait même l’abandon de l’usage de la méthode de l’association libre dans le traitement des psychoses. Selon lui, elle plongeait le patient dans une terreur et produisait un transfert dit « négatif ». C’est-à-dire l’expression des symptômes psychotiques dans le cadre de la cure, marqués par la persécution et la destructivité. Il proposait plutôt de prendre le « parti du patient », de le « gratifier » afin de susciter un transfert dit « positif » qui permettait d’avoir une influence sur lui. Les pratiques ont bien évolué depuis, le transfert dit « négatif » et les affects de haine ont pu trouver une place dans la cure grâce aux travaux de H.A. Rosenfeld (1965) et de Winnicott (1947). Mais les mises en garde de P. Federn (1943) sur la méthode associative sont toujours à prendre en compte pour que l’association libre, quand elle ne forme pas une co-associativité, ne se transforme pas rapidement en « dissociation libre ».

13Un des enjeux de la clinique des psychoses est bien de permettre le rétablissement des conditions offrant au langage la possibilité d’être porteur d’associations de pensées en présence de, ou avec, autrui. C’est ce qui conduisait H. Searles (1962) à souligner que la bascule entre ce qu’il appelait la pensée concrète et la pensée métaphorique ouvrait une voie de changement, de « guérison », dans la schizophrénie. Dans les états psychotiques, la parole est affectée par des mouvements de dé-symbolisation qui réduisent sa portée signifiante, qui réduisent sa possibilité d’être un soutien pour la pensée. Il s’agit alors de remettre du jeu dans le discours, presque au sens mécanique du terme, pour pouvoir jouer avec les mots. La thérapie consiste alors à permettre au langage de ne plus être seulement un moyen d’action pour devenir une méthode de communication et un mode de pensée, comme le soulignait W.R. Bion (1955) dans son texte sur « le langage et le schizophrène ».

14La pensée verbale, sollicitée par les dispositifs thérapeutiques, est donc bien loin d’être directement utilisable dès qu’elle aborde les souffrances liées aux registres primaires de la symbolisation, dès que le cadre de pensée du sujet est bouleversé par des souffrances psychiques radicales et agonistiques. La pensée verbale porte alors la marque de la négativité à l’œuvre dans l’expression de la souffrance psychique faite de clivage, de déni ou de non-advenu. L’associativité devient rapidement menaçante, le mot devient la chose. Dire convoque immédiatement l’expérience traumatique et son halo d’angoisse. La prise de conscience directe est vécue comme un « changement catastrophique », selon les termes de W.R. Bion (1966).

Jeu et psychothérapie des psychoses

15La psychothérapie basée sur la parole repose sur le fait qu’une pensée en transforme une autre, cette pensée se construit sur un ensemble associatif qui dépasse le langage verbal, mais qui reste porté par celui-ci. La production narrative obéissant aux règles du langage rend l’expérience partageable et adressée, communicable et appropriable. C’est sur ce travail de transformation que bute une pensée marquée par la dissociation psychotique. Plus particulièrement dans la clinique psychothérapique des psychoses, il s’agit de redonner au langage sa dimension de jeu intersubjectif et auto-subjectif pour établir la situation thérapeutique. Il s’agit de réinventer ou de retrouver les règles du jeu psychique qui autorisent les mouvements de transformation.

16On peut constater que dans les dispositifs psychiatriques, le recours aux jeux est fréquent, sous des formes très différentes, qui vont des jeux de société dans les temps informels, au psychodrame dit « individuel » qui articule discours du sujet et temps de scénarisation à partir de ces propos, ou encore la médiation théâtrale, théorisée par P. Attigui (2012), dont les origines remontent aux premiers temps de l’aliénisme avec les représentations théâtrales des patients de l’hospice de Charenton ou les « fictions curatives » de Philippe Pinel (1800) qui mettait en scène de façon collective les thématiques délirantes des patients à Bicêtre au début du XIXe siècle. Ces différentes pratiques soulignent l’importance de cette modalité de rencontre dans la clinique des troubles profonds de la personnalité.

17Le développement actuel de la théorisation des dispositifs utilisant des médiations thérapeutiques reflète bien cette recherche de création d’un espace de jeu venant relancer une associativité difficilement mobilisée dans l’entretien classique. Les travaux d’A. Brun (2007), sur les méditations thérapeutiques, précisent les formes d’associativité que permet le jeu avec la sensorialité, la motricité et la perception. Les médiations thérapeutiques soutiennent l’accès au registre des formes primaires de symbolisation et permettent de ré-ancrer le langage dans l’associativité des registres sensoriels et perceptifs.

18Cette place importante du jeu vient du fait que, dans cette dynamique, l’acte prend ouvertement une valeur représentative, en quelque sorte l’acte représente l’action. Il représente une situation subjective et l’explore, comme par exemple les situations de séparation lors du développement de l’enfant qui mettent en scène des systèmes de présence/absence.

19G. Bateson (1977), dans sa « théorie du jeu et du fantasme », soulignait que dans le jeu, l’acte entre dans une logique qu’il qualifie de « métacommunication ». C’est-à-dire que cet acte devient un jeu dans la mesure où il se développe dans un cadre « métacommunicatif » qui repose sur un ensemble de règles explicites et implicites. Selon lui, le jeu n’est donc pas une donne subjective, il ne se construit pas sur le postulat « ceci est un jeu », mais sur une question : « est-ce un jeu ? ». Pour Bateson, la psychothérapie des psychoses s’appuie sur l’exploration de cette question, sur un questionnement sur le statut des productions du sujet et de son thérapeute, un questionnement sur leurs valeurs représentatives. La psychothérapie, comme le jeu spontané, repose sur un système évolutif d’interaction et d’interprétation.

20Le jeu articule donc acte et symbolisation en s’appuyant sur un ensemble de règles implicites et explicites. Mais la dérégulation du jeu provoque l’affolement et le désarroi. Le jeu tourne mal, il n’est pas reconnu, l’acte ne se dégage plus de la représentation. Quand le jeu se dérègle, il convoque à la fois la situation traumatique et l’absence de réponse de l’environnement, il répète une expérience d’absence de transformation qui convoque le sentiment d’être confronté à de l’irreprésentable.

21Cette logique a été théorisée de façon majeure par D.W. Winnicott. Selon lui, dans les psychothérapies, il s’agit, en partie, de retrouver les règles du jeu ou de les réinventer, de réguler le jeu pour permettre le partage et l’élaboration. Dans « Jeu et réalité », en écho aux phénomènes transitionnels, D.W. Winnicott (1971) met en évidence l’articulation entre jeu et psychothérapie. Pour lui, la psychothérapie se situe à l’intersection de deux aires de jeu, là où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. La psychothérapie mobilise les capacités à jouer des deux protagonistes. Winnicott précise même que, là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer, à un état où il est capable de le faire. Cette logique fait particulièrement écho dans la psychothérapie des problématiques psychotiques.

22La psychothérapie n’est certes pas un jeu, et jouer ne s’apprend pas. Mais le processus thérapeutique mobilise les logiques présentes dans le jeu, plus précisément dans la capacité à construire, à inventer un jeu, un « play » au sens winicottien du terme. Sans cette inventivité, la psychothérapie risque de sombrer dans un jeu rigide et répétitif, un « game » stérile et défensif produisant une désespérance thérapeutique débouchant au mieux sur des propositions rééducatives d’où le clinicien progressivement se désengage subjectivement. À l’image de la psychopathologie qu’elle est censée traiter, la thérapie peut devenir porteuse des points d’achoppement du jeu, un jeu qui ne transforme plus et qui ne se transforme plus.

23Pour que deux aires de jeux se chevauchent, encore faut-il que le thérapeute s’autorise à jouer et qu’il reconnaisse les prémisses du jeu chez son patient, les « presque jeux » du patient, ses « jeux potentiels » selon le terme de R. Roussillon (2008). Dans la clinique des psychoses, les premiers temps de la rencontre mobilisent un certain type d’investissement de la situation clinique qui conduit à tenter de trouver une capacité à jouer, malgré l’angoisse et la détresse qui s’expriment.

Clinique

24Deux exemples cliniques me permettront d’illustrer cette dynamique. Deux situations cliniques, issues des premiers temps d’un travail psychothérapique, qui mettent en scène un patient que je nomme Guido et un patient que je nomme Emétério, tous les deux souffrant de psychose.

25Avec Guido, la rencontre commence par une sorte de jeu énigmatique, un jeu solitaire, un jeu autosubjectif en présence d’autrui. Il a été clairement demandeur de rendez-vous avec un psychologue, mais il ne prononce qu’un mot à chaque entretien, sans réagir à mes commentaires, ni faire la moindre association à propos de cet unique mot. Donc à chaque entretien, il prononce avec gravité simplement un mot, dépourvu d’article, parfois deux ; inconscient, solitude, décharge, renaissance, repos… Une fois ce mot prononcé avec un profond sérieux, l’entretien s’étire silencieusement dans une atmosphère lourde. J’ai le sentiment que quelque chose se rejoue devant moi de façon énigmatique, faisant de moi le témoin muet d’une scène interminable qu’il ne comprend pas. Guido semble dans un jeu élémentaire, un retournement passif/actif, où il s’agit de reproduire activement ce qui a été vécu passivement avec l’objet, tout en effaçant la trace de la place de l’objet. Guido met en scène une sorte d’exposition ou d’inventaire, de « mots-choses » produisant une situation énigmatique, une situation en suspens. Il devrait se produire quelque chose, mais il ne se produit rien, rien d’autre qu’une énigme.

26Au bout de quelques séances, quand, embarrassé, je lui fais part de mon incompréhension, que je lui propose une sorte de « représentation de l’absence de représentation », il livre le récit d’une scène traumatique. Il me décrit alors un souvenir d’enfance, une scène où son père, un soir de Nouvel An, alcoolisé et excédé par les cris de son fils, menace de le défenestrer et met en acte ses propos devant sa mère murée dans le silence malgré les cris du fils. Le père le tient un instant au-dessus du vide au balcon du domicile familial. Guido ne peut rien dire de plus, il n’arrive pas vraiment à dater la scène, il pense avoir environ cinq ans. Derrière la détresse violente du père qui met en scène de façon spectaculaire le sacrifice de son fils, la figure d’une mère anéantie par le désespoir apparaît. Guido est un instant de l’autre côté du mur, hors limite, coincé entre deux vides mis en scène par son père, celui qui s’ouvre sous lui et le vide laissé par l’absence de réaction maternelle, pas un mot, pas un regard ne le relie à sa mère.

27Cette séquence peut se prêter à de nombreux commentaires, mais ce que je souhaite souligner, c’est que l’investissement du mouvement auto-subjectif lui donne une valeur de jeu représentatif, un peu comme dans les psychothérapies d’enfant, lorsque l’enfant déballe le matériel thérapeutique sans plus s’en servir. Plus précisément, il s’agit de re-contextualiser ce mouvement pour lui donner sa valeur de jeu. Mais, il s’agit d’un jeu sans jouet, sans autre support que l’interaction que propose la situation clinique.

28Quelque chose semble se débloquer alors, Guido passera progressivement à un jeu avec les mots. Après le récit de cette scène, Guido joue sur un double registre de l’appareil de langage. Il commence par un « mot-chose » qu’il dépose comme dans les premiers entretiens, puis il le commente dans une narration qui permet l’échange. Guido introduit les entretiens, comme en réponse à ma question sur ce qu’il souhaite évoquer, par un ou plusieurs mots : « parler des livres », « désespoir et réconfort », « les médicaments », « passer devant », « se cloisonner dans sa chambre ». Les « mots-choses » énoncés par Guido deviennent progressivement des « mots-titres ». Il devient progressivement possible de jouer avec le mot, de le prendre comme objet de réflexion commun.

29Je ne développerai pas plus cette vignette, je souhaite seulement souligner le passage du jeu potentiel au jeu intersubjectif qui restaure la place d’une verbalisation qui va progressivement explorer différents registres de la vie psychique de Guido. Le jeu auto-subjectif marquant une forme d’absence de réponse de l’objet, évolue en jeu inter-subjectif qui associe un mot à un fragment d’histoire, une sorte de jeu d’emboîtement tâtonnant où progressivement se construisent des formes représentatives. La situation clinique s’établit progressivement… La parole deviendra progressivement plus narrative, émaillée de lapsus ou de métaphores.

30Avec Emétério le jeu est d’emblée interactif, plutôt sur le mode du conflit. Les premiers entretiens sont chaotiques, répétant sans cesse le même schéma. Il passe d’une rumination froide sans fin sur un élément de sa vie quotidienne, à une auto-observation fine de son vécu en passant par l’expression d’éprouvés sensoriels, puis il bascule brutalement dans l’agressivité. Cette succession paraît sans fin, la répétition de ce schéma semble immuable. Les semaines se suivent avant qu’un changement apparaisse. Au début d’un entretien, après un silence, l’air abattu, Émétério dit avoir la gorge serrée. Il parle du sentiment d’incompréhension qu’il éprouve avec sa mère. Il ne se sent pas compris et il ne se comprend pas. Une simple démarche administrative le met face à un interlocuteur capable de lire ses pensées, provoquant une colère rageuse. De même, la moindre réflexion de ma part, la moindre tentative de lier ses propos est vécue comme une persécution, j’interviens donc très peu, de moins en moins.

31Songeur, il évoque une série de rencontres qu’il estime ratées. Il n’y aurait pas d’échanges affectifs possibles, ses émotions le rendent fou, ses affects sont inhumains, « mais en parler les anéantirait ». Parallèlement, il évoque des bourdonnements d’oreilles harcelants, « Ça bouge derrière ma tête », dit-il avec inquiétude. Puis il semble s’absenter, gomme du regard son interlocuteur, puis brutalement il change de visage. Il me reproche de ne lui offrir que du silence, de ne pas avoir de solution miracle. Il me reproche aussi les années passées avec sa thérapeute précédente, qu’il juge complètement inutiles. Il me reproche aussi des propos que je ne lui ai jamais tenus. Sa colère s’auto-alimente, c’est le clinicien qui l’angoisse, lui il va bien. Le moindre renvoi à un éprouvé provoque des mouvements rageurs qui me laissent perplexe sur ma capacité à effectuer un quelconque travail psychique avec lui, sur ma capacité de le comprendre et de l’aider à se comprendre.

32Face à sa colère qui s’emballe, je lui demande pourquoi il cherche à effacer, à « balayer », tout le travail qu’il fait, depuis si longtemps, sur sa souffrance. En formulant cette phrase, j’ai en tête l’image d’un enfant qui empile des cubes difficilement et envoie le tout par terre rageusement. Émétrio devient silencieux. Je lui demande, après quelques minutes, à quoi il pense. Il me répond qu’il pense à la musique qu’il écoute chez lui, en boucle pendant des heures, le volume sonore au maximum. Il déclare : « Quand j’écoute cette musique, je peux penser à ma manière ». Mais, il ne lui est pas possible de décrire vraiment cette « manière ». Cette pensée semble faite d’émotions et de sensations qu’il ne peut pas nommer. À la fin de l’entretien, je lui demande le nom du groupe qu’il écoute chez lui de façon aussi intense. Il me répond avec un demi-sourire : « Placebo ».

33La semaine qui suit, au début de l’entretien, Émétério reparle de ses bourdonnements d’oreilles. Il se dit gêné par ma présence. Il vient d’écouter du rock avant de se rendre à son rendez-vous pour évoquer, convoquer ses angoisses, « pour se motiver… comme une autoflagellation ». Spontanément, comme devançant ma question, il donne le nom du groupe, il souligne même qu’il s’agit de son « groupe de référence » : « The Cure ! » Immédiatement, il précise, avec un sourire complice, la traduction française, au cas où elle m’aurait échappé : « le remède… décidément ». La situation se détend… un peu.

34Placebo ou remède ? Bonne question, la remarque s’adresse sûrement à ces entretiens, quelle est donc leur nature ? Sont-ils vrais ou faux ? Concrets ou virtuels ? Progressivement, cette écoute musicale, que j’associais à des comportements auto-calmants très opératoires, prend plus d’épaisseur, plus de sens. Cette musique a une histoire qu’il racontera progressivement au fil des entretiens, et surtout elle permet une communication, un échange de signes dans les moments difficiles. Cette référence aux musiques qu’il écoute deviendra progressivement un « objet de relation » (Guérin, 1988) autour duquel des échanges plus apaisés seront possibles. Au lieu de lui demander directement ce qu’il ressent, je lui demanderai simplement ce qu’il écoute en ce moment et j’aurai la réponse sur son état affectif.

35La destructivité vécue durant ces entretiens peut être pensée comme contenant un jeu potentiel de construction/destruction, un jeu de liaison/déliaison. Un jeu qui articule des parties dans un tout fragile qui a pour vocation d’être désassemblé répétitivement comme les constructions de cubes des « jeux typiques » de l’enfance. Une sorte d’archétype du travail de symbolisation qui assemble et désassemble. Ce jeu débouche directement sur un questionnement métaphorique sur la nature de nos entretiens à la fois placebo et remède. Le jeu avec les mots reprend une dimension associative.

36Bien sûr, le repérage de ces jeux potentiels qui se présentent lors des blocages du travail de parole n’établit pas, une fois pour toutes, la situation thérapeutique. D’autres blocages et d’autres jeux apparaîtront. Avec Guido, des jeux sensoriels, des jeux de vertige et de vacillement émergeront nécessairement. Son discours émaillé de métaphores suscitera des vacillements entre des interprétations multiples et contradictoires, il me racontera aussi ses excursions en téléphérique où sa mère éprouvera un malaise dans les oscillations de la benne. « L’Illinx », le jeu de vertige, basé sur la sensorialité, théorisé par Caillois dans sa classification des jeux, sera convoqué sous la forme d’émergences de signifiants formels, ou sous la forme de perceptions énigmatiques partagées ou de reprises narratives. Pour Emétério, une phase de jeu d’imitation se développera. Il viendra en entretien arborant un agenda identique à celui avec lequel je note les rendez-vous et portant une barbe semblable à la mienne. On retrouve les jeux de masques et de simulacre décrits par Caillois où le sujet se cache, revêt différents masques et s’approprie des identités composites. Un jeu où Emétério se construit comme double de son thérapeute autant qu’il le construit comme double.

Pour conclure

37Le jeu entre deux sujets offre un modèle du travail de partage d’activité représentative et d’appropriation subjective d’expériences traumatiques. Dans le cadre psychothérapique, cette activité concerne aussi bien le patient que le clinicien. Cette problématique est bien au cœur des processus psychotiques : rendre partageable une production subjective. Ce qui caractérise la psychose n’est pas tant une absence de symbolisation, l’échec de la symbolisation, mais bien la difficulté extrême à partager et à s’approprier des productions psychiques fragmentaires, des expériences subjectives inabouties.

38Dans la clinique des psychoses, il ne s’agit pas d’interpréter le jeu, ou dans le jeu, comme au psychodrame, mais d’utiliser le jeu, d’utiliser les processus psychiques du jeu, de simplement reconnaître le jeu comme tel, pour établir la situation thérapeutique et relancer des processus psychiques figés. L’associativité verbale peut être pensée comme reposant en partie sur une forme d’intériorisation des processus du jeu, permettant un « jeu » avec les pensées, un jeu auto-subjectif avec ses propres pensées, mais aussi un jeu entre les penseurs, un jeu intersubjectif où des pensées circulent entre deux sujets.

39Il ne s’agit pas de réduire l’associativité permise par le langage à une simple intériorisation des premiers jeux de l’enfant, des « jeux typiques ». Le langage offre en lui-même toutes sortes de possibilités qui lui sont propres. Mais l’intériorisation des premières formes de jeu et l’élaboration de leurs dérégulations sont une des conditions de possibilité pour le déploiement des potentialités du langage verbal. Il faut pouvoir jouer avant d’associer, sans être menacé que cette « association libre » ne devienne pas folle, ne devienne pas une « dissociation libre ».

40Dans ces premiers temps de la thérapie des états psychotiques, on peut se demander si l’un des premiers messages adressés au thérapeute n’est pas simplement, comme le soulignait G. Bateson (1977), « est-ce un jeu ? » Mais trop souvent, les règles de ce jeu sont introuvables, la dérégulation du jeu est trop affolante pour que l’entretien clinique puisse prendre corps à travers les mots, reste alors la solution des médiations thérapeutiques ou encore des jeux informels qui se déroulent dans ce que P. Fustier (1993) appelait les « corridors du quotidien ».

41Une partie de l’écoute clinique consiste donc à retrouver les jeux qui n’ont pas pu avoir lieu, qui n’ont pas pu aboutir à une appropriation subjective, des jeux suspendus, en errance, des jeux dérégulés qui ne transforment plus l’expérience traumatique, mais se contentent de l’actualiser. Penser en termes de jeu soutient le rétablissement d’un principe de plaisir par le jeu, même s’il s’agit d’expériences traumatiques, désespérantes. On n’apprend pas à jouer, on trouve, ou on retrouve, le goût de jouer au sein d’une relation. En cela, les premiers temps d’une psychothérapie sont bien la construction d’une aire d’illusion comme le proposait D.W. Winnicott (1971). Une aire au plus près de l’étymologie du terme d’Illusion, in –lusio, une « entrée en jeu ».

Bibliographie

Bibliographie

  • Attigui P. (2012) : Jeu, transfert, et psychose. Paris, Dunod.
  • Bateson G. (1977) : Une théorie du jeu et du fantasme, in : Vers une écologie de l’esprit, tome 1. Paris, Seuil.
  • Bion W.R. (1955) : Le langage et le schizophrène, in : Anzieu D. et coll. : Psychanalyse et langage. Paris, Dunod, 1977.
  • Bion W.R. (1966) : Changement catastrophique, in : L’attention et l’interprétation. Paris, Payot, 1974.
  • Brun A. (2007) : Médiations thérapeutiques et psychose infantile. Paris, Dunod.
  • Caillois R. (1958) : Les jeux et les hommes. Paris, Gallimard.
  • Di Rocco V. (2017) : La représentation qui rend fou… Psychopathologie du processus représentatif dans les états psychotiques. Cliniques Méditerranéennes, 95 : 167-178.
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Date de mise en ligne : 13/12/2017.

https://doi.org/10.3917/psys.174.0225

Notes

  • [1]
    Les travaux du colloque international « Art, médiation, jeu : créativité et soin » (Lyon, CRPPC, janvier 2017) ont permis de faire une synthèse des recherches actuelles. Cet article est la reprise d’une communication faite à cette occasion.
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