Notes
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Ce texte reprend, remanie et augmente un article précédent publié sous le titre « Migrants, soins au corps et soins psychiques ». Bulletin des Médecins Suisses, 2016 ; 97 (18-19) : 680-682. Nous en reprenons des extraits et nous en remercions l’éditeur.
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Psychologue-Psychothérapeute
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Il s’agit de la Consultation Psychothérapeutique pour Migrants (CPM) de l’Association APPARTENANCES-Vaud.
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Anciennement appelé Dispositif d’Inspiration Ethno-psychiatrique, nous avons récemment opté pour cette nouvelle appellation.
Introduction
1Dans cet article, nous nous proposons de poursuivre une tentative de théorisation d’une pratique et d’un dispositif qui nous ont été inspirés par notre pratique avec des patients migrants et en particulier avec ceux ayant vécu et fui des violences politiques [3]. Les professionnels et les dispositifs de soins peuvent se trouver confrontés à des manifestations cliniques déroutantes ou « résistantes », psychiatriques ou psychosomatiques.
2Certains troubles ou l’expression et la représentation de ceux-ci chez le patient allochtone peuvent poser problème au dispositif de soins et provoquer ruptures, rejets, incompréhensions, échecs, etc. Des disciplines telles que l’anthropologie culturelle, l’anthropologie médicale, psychiatrique et clinique (Duruz, 2008) ont su apporter des éclairages permettant de prendre en compte certaines expressions de l’altérité et de la diversité qui caractérisent les productions humaines et, parmi elles, la souffrance psychique, celle-ci toujours ancrée sur ses propres bases anthropologiques. Une souffrance psychique entrant en relation avec les dispositifs de soins à l’occasion d’une crise, souvent d’allure polymorphe, toujours complexe et parfois énigmatique.
3Nous nous proposons d’aborder quelques questionnements face à certaines problématiques de santé et de santé mentale posées par des individus issus de populations dites migrantes et porteurs de « différences culturelles », même si ce terme est à manier avec prudence. Ces dernières décennies ont vu, en Suisse, l’arrivée de migrants poussés par les guerres et les violences politiques endémiques, en dehors du cadre plus connu et plus ancien des migrations répondant à des besoins en main-d’œuvre étrangère. Ces nouvelles populations – mais pas seulement elles – posent dès lors de nouvelles questions entre autres aux institutions, aux professionnels et aux dispositifs en charge de leur santé physique et mentale (Goguikian et Strasser, 2009).
4Notre démarche et notre pratique se veulent pragmatiques et s’inscrivent dans une complémentarité avec nos partenaires du réseau médico-social en proposant une démarche clinique transculturelle lorsque la « chaîne de soins » se trouve confrontée au risque d’être rompue ou lorsqu’il s’agit de la rétablir, de la réorienter, voire de l’initier. Elle prend opérationnellement et expérimentalement aujourd’hui la forme d’un dispositif d’intervention clinique transculturelle (DICT [4]).
Anthropologie médicale, anthropologie culturelle et « complémentarisme »
5Ces populations posent un défi éthique et un défi technique aux institutions et aux professionnels. Le défi éthique porte sur l’accueil de l’altérité éventuelle des « formes de vie » (de Jonckheere et al., 2003) qu’elles présentent. Le défi technique porte sur l’ouverture à des conceptualisations et des modèles d’intervention alternatifs et complémentaires. Par exemple, l’anthropologie médicale a apporté de nouveaux concepts permettant d’améliorer l’intercompréhension et la relation entre un soignant dit « occidental » et un patient dit « non occidental » et cela d’abord dans le contexte des migrations en Amérique du Nord, mais aussi, dans cette même région du monde, avec les populations dites « natives ».
6La santé est donc aussi l’objet de différentes sciences humaines et singulièrement de l’anthropologie. En particulier, la question des rapports entre culture et psychisme, entre santé mentale et culture a bénéficié du développement quasi simultané de l’anthropologie et de la psychanalyse. Dans le champ spécifique de la santé mentale, la confrontation ne pourra cependant pas être évitée entre les tenants d’un universalisme abstrait et ceux d’un relativisme plus ou moins tempéré. Le bénéfice en sera, pour le moins, un regain d’intérêt pour l’épistémologie sous-jacente à la santé mentale et l’éclosion de champs, de disciplines et d’appellations quelques fois confondantes (Boussat). Ainsi en est-il des termes tels que « folk psychiatry », « transcultural psychiatry », « crosscultural psychiatry » pour les Anglo-Saxons et, pour les francophones, les termes de « psychiatrie transculturelle », « interculturelle », « ethnopsychiatrie » et « ethnopsychanalyse », etc.
7« En fait, dans les ensembles hospitalo-universitaires le “métissage” a déjà commencé. Ainsi en est-il de l’introduction de l’hypnose en chirurgie, dans le traitement de la douleur et de certaines atteintes psychosomatiques, de la “pleine conscience” en psychothérapie, de l’acupuncture et même de tradipraticiens locaux tels les détenteurs de “secret” pour le traitement des brûlures. C’est dire que le paradigme “scientifique” exclusif a appris à se laisser côtoyer par des conceptions et des pratiques fondées sur un savoir réputé non scientifique, mais malgré tout reconnu dans son efficacité empirique sans que l’on en connaisse vraiment les mécanismes actifs. Nous assistons là à une cohabitation pacifique, cependant sans une véritable articulation paradigmatique et méthodologique telle que le “complémentarisme” de G. Devereux l’a permise entre anthropologie et ethnologie d’une part et, d’autre part, psychiatrie et psychanalyse, du moins pour ce qu’il en est dans le champ de la santé mentale. Un autre argument en faveur d’une certaine ouverture à de nouveaux paradigmes est la nécessité de favoriser l’accès et l’adaptation des soins psychiques à de larges franges de la population » (Elghezouani, 2016a).
8La question des dimensions sociale et culturelle de la santé ne peut ainsi plus être évitée, a fortiori lorsque le patient appartient à ces catégories de populations marquées par la violence, par la précarité du séjour et des conditions de vie et porteuses pour une part au moins de conceptions et de théories ontologiques, étiologiques et thérapeutiques différentes de celles des professionnels auxquels ils ont affaire. Il s’agit en outre de ne pas minimiser les effets des acculturations produites d’une part par la rencontre avec une certaine modernité dans les pays d’origine et, d’autre part, par le contact avec la société d’accueil et ses diverses institutions. Il s’agit alors de prendre en compte précisément cet état de fait pour penser des « lieux de transitionnalités » (Douville et Galap, 1999) et de multidisciplinarité (Elghezouani, 2016b) et, à ce titre, les approches « culturellement éclairées » en sont de bons exemples. Le recours à ce type d’approche et à des dispositifs spécifiques nous paraît par conséquent fondé et souhaitable.
Altérité ou étrangeté ?
9Tableaux délirants, avec ou sans hypocondrie, dépressions sévères avec ou sans symptômes psychotiques, tableaux schizophréniques structurés ou non structurés, troubles psychotiques brefs d’allure schizophréniforme ou pas, tentatives de suicide, passages à l’acte, etc. constituent les modalités, dirons-nous, d’accès à l’autre ; en l’occurrence soignants et institutions de soins, pour des individus et des populations en exil, ayant vécu un déracinement brutal mal intégré et se décompensant à l’occasion d’un événement de vie ou de difficultés chroniques.
10Ces tableaux cliniques constituent l’interface entre psychique et politique, sociétal et culturel d’une part. Et, d’autre part, entre l’un ou l’autre de ces domaines ou les trois à la fois et les remaniements psychiques provoqués par le déracinement et par l’exil. Dans ce contexte, « les aspects somatiques [nous ajoutons et/ou socioculturels] de la souffrance peuvent avoir une fonction défensive comme cela est fréquemment le cas chez les demandeurs d’asile victimes de traumatismes psychiques graves » (Baubet et Moro, 2003).
11Cependant, les éléments culturels sont à prendre en compte, bien entendu, mais à manier avec prudence pour le clinicien, tant le risque de « culturalisation » du psychisme est grand. Si la culture intervient, c’est avec une majuscule à travers le « travail de la Culture » sur le psychisme. Les items culturels, surtout leur subversion, serviront d’« objets » (Boudarse, 2013) et d’écran de projection dans le cadre des remaniements psychiques incontournables dès lors que l’individu aura été exposé à des violences extrêmes, à un déracinement brutal et incertain, à la précarité, à l’exclusion sociale et à l’incertitude. La problématique présente ainsi un double aspect ; elle constitue un doublet formé de l’élément migration et de l’élément traumatisme. Aussi introduit-elle d’emblée la dimension temporelle, historique et événementielle, et met-elle brutalement en avant la question du mouvement qui fait passer du dedans au dehors, du dehors au dedans. De quelle manière dès lors migration et traumatisme entrent-ils en collusion ? Quels concepts opératoires peuvent aider lors des diverses modalités d’aide possibles ?
12« L’exil […] renvoie avant tout à la séparation originelle, fondatrice de la subjectivité et de l’altérité ; séparation qui exige la construction de fictions, permettant aux hommes de faire lien entre eux et de pallier à leur déréliction. C’est en cela qu’il est épreuve » (Stitou, 2006, p. 56). Si le rapport du sujet à la culture est universel, on ne peut méconnaître « la différence des univers symboliques en fonction des peuples et des cultures » (ibid.). Il convient aussi de se tourner vers les apports d’un paradigme alternatif, le complémentarisme de G. Devereux, pour appréhender des tableaux cliniques relevant de modalités psychiques fréquemment retrouvées chez des patients en « exil culturel » et/ou avec un vécu individuel et collectif de violences politiques généralisées, des événements traumatiques entraînant parfois la désorganisation de plusieurs fonctions psychiques atteignant, en particulier, les capacités de symbolisation et d’élaboration. Il convient alors d’adopter une lecture prenant en compte les traumatismes faisant suite à la perte des « contenants » culturels et ceux de la perte de la continuité du sens. Concernant les migrants, il y aurait trois types de traumatismes : le premier, déjà décrit par la psychiatrie et par la psychanalyse, est caractérisé par l’effraction, la sidération, la répétition puis par la désorganisation de la personnalité. Le deuxième est celui du non-sens et de la perte de la continuité du sens, conséquence de la perte des contenants culturels. Le troisième est la perte du cadre culturel interne permettant de décoder la réalité extérieure, ce dernier type concernant de manière privilégiée les migrants, mais n’étant ni irréversible ni obligatoire. Ici, le paradigme du traumatisme aide à faire le lien entre clinique (somatique, psychiatrique et psychosomatique) et anthropologie (culturelle, clinique et analytique).
13Dans le même temps, le déracinement et l’exil s’accompagnent d’un processus de remaniements psychiques et identitaires précédés de phases d’illusion, de désillusion et de deuil, puis d’une résolution plus ou moins heureuse. La vulnérabilité est importante et aucune (re)construction identitaire ne s’avère à l’abri d’une décompensation plus ou moins sévère à l’occasion d’un événement, parfois fortuit, ou du passage d’une étape de la vie à une autre.
14Nous plaidons pour des modalités d’intervention clinique transculturelle, d’inspiration ethnopsychiatrique, qui tentent de réunir dialectiquement psychiatrique, précarité sociale et altérité culturelle dans le cadre d’indications particulières, par exemple en présence de symptômes sévères ou de la lignée psychotique ou de tableaux présentant un caractère limite.
15Cependant, à l’analyse, la problématique prend place dans un parcours de vie marqué par des ruptures, telles que le déracinement, mais surtout par une perte ayant entraîné une « collusion » de la vie psychique du patient avec cet événement de vie : décès, pertes, violences subies, séparations, non introjectés mais seulement incorporés et devenus corps psychiques morts, mortifères, non intégrés : des « chrones » (Guyotat, 2005). La tentation est alors grande de s’en remettre à des explications causales sociologiques ou culturelles alors même que se joue ici un mécanisme implacable, mêlant traumatismes anciens, filiations narcissiques et pertes des contenants culturels sous l’égide de la répétition et d’un temps historique figé.
16À l’occasion de ce type de tableaux cliniques, nous pouvons aussi noter un véritable « métissage » des symptomatologies. Le patient peut développer de manière alternée et parfois paradoxale des symptômes le reliant à sa culture d’origine et d’autres conformes à la biomédecine occidentale. Ainsi, il n’est pas rare que le patient impute sa souffrance à quelqu’agent extérieur, humain ou non humain, naturel ou surnaturel, etc., cela pour mieux revenir à une explication plus prosaïquement médicale. Ou qu’il recherche aide et soins dans un « monde » et ensuite dans un autre : au pays natal, chez un guérisseur, une figure importante ou un proche ; puis au pays d’accueil auprès de tel ou tel spécialiste. Le métissage des symptomatologies est bien un phénomène moderne, conséquence d’une forme d’acculturation que des psychiatres comme H. Colomb ont identifiée dans les pays d’origine même, à Dakar en l’occurrence, dans les années soixante (Schurmans, 1994). Il faut considérer que les migrants proviennent de sociétés plus ou moins largement acculturées, composites et en transition. Bien entendu, la question de la culture ne se pose pas uniquement en migration. Mais dans les conditions de la migration, il devient nécessaire de métisser nos dispositifs de soins à la lumière de l’anthropologie, de l’ethnopsychiatrie et de l’ethnopsychanalyse, de la psychiatrie transculturelle, etc.
Migrations, transculturations et atteintes à l’identité : aspects cliniques
17Pour Lussier, « Exil et deuil présentent à première vue des caractéristiques communes : perte, douleur et renoncement » (Lussier, 2011, p. 89). Si nous nous attachons au statut métapsychologique de cette perte, comme l’auteur, nous admettrons qu’exil et deuils présentent aussi des différences importantes. « L’exilé ne dispose pas comme l’endeuillé de médiateurs socialement institués favorisant le deuil. […] Le remaniement des repères identificatoires imposés par l’exil ne relève pas du travail psychique du deuil tel que défini dans la pensée freudienne. Il participe à un mouvement de désillusion, de prise de distance subjective et de désidentification » (p. 89). « Le deuil nous pousse vers les constituants intrapsychiques et l’exil vers les constituants sociaux ». [Citant Janine Puget] : « Du discours social dépend l’identité de l’individu et du discours œdipien dépend l’identité du sujet. Le second se base sur la castration, l’autre sur les règles qui protègent de l’anomie […] L’identité résulte de l’enchevêtrement complexe de ces éléments » (p. 90).
18Reprenons cette notion de perte ; elle touche à l’environnement sensoriel, symbolique et social, aux appartenances, à l’identité sociale, aux liens sociaux donnant corps et significations à celle-ci. Au plan métapsychologique et métasocial (Kaës, 2012), l’exilé aura perdu ses partenaires du « pacte de dénégation » et avec eux les contenus d’un refoulement collectif sur lequel est bâti le groupe d’origine. Sans parler, dans le cas des exilés des guerres et des persécutions, du « pacte narcissique » disparu dans les circonstances de violence généralisée qu’ont connues et connaissent parfois encore de nombreuses régions du monde (Elghezouani, 2016).
19Pour M. Lussier et, après une comparaison très argumentée du deuil et de l’exil, s’agissant de la relation d’objet, l’exil « offre une situation composite : il s’agit d’une frustration puisque une autorité a imposé le départ (objet réel) mais, comme dans la privation, l’objet (pays) est investi d’une signification symbolique. Quant à la perte, elle est composite : à la fois réelle et imaginaire (puisque le pays existe toujours) » (2011, p. 71). L’auteur ajoute que le renoncement serait la conséquence commune de ces trois états différents de la relation avec l’objet où se dialectisent la réalité interne et la réalité externe.
20Nulle place ici pour une éventuelle fétichisation de la différence culturelle ou des références culturelles, mais un cadre métapsychologique pour ne pas supplanter un sujet ni évacuer sa parole. Le défi restant de pouvoir articuler scène privée et scène sociale (socioculturelle, plus largement) car l’exil interroge le lien social et met à mal l’identité primaire. Mais nous savons aussi que chaque culture vit sa relation à l’inconscient à sa manière propre et que chaque sujet est investi singulièrement par la culture qu’à son tour il investit subjectivement (Stitou, 2006).
Une approche complémentariste
21Le travail psychique passe d’abord par l’intériorisation de ces différences, par le travail sur les pertes car ces dernières portent sur des objets psychiquement investis, perdus-détruits, mobilisant des mécanismes de défense et des contre-investissements, et nécessitant désormais des réajustements psychiques et identitaires. L’enjeu est de pouvoir travailler sur plusieurs niveaux, de manière non simultanée mais systématique tant les trois niveaux, anthropologique et culturel, sociopolitique et psychique se trouvent liés de manière circulaire et dialectique. C’est dans ce paradigme que nous pouvons alors intervenir sur la réalité externe et sur la réalité interne et non pas cloisonner ces deux domaines indissociables en termes de vécu subjectif ; nous pouvons inclure un tiers lorsqu’il le faut, par exemple un professionnel ou un proche, et assumer ainsi le rôle de passeur entre le patient et une réalité matérielle externe qui lui serait incompréhensible ou insupportable.
22Nous choisissons d’aborder cette problématique sous l’angle du temps, du mouvement et de l’histoire. Le migrant se trouve en effet dans une position historique particulière qui mérite d’être analysée et prise en compte en tant qu’elle joue un rôle, à notre sens, peut-être plus important que celui de la culture d’origine dont on voudrait accoutrer l’étranger. Cette position particulière est en lien avec son milieu/culture qui représente le passé, et avec un futur plus ou moins lointain. Cette position historique est aussi en lien avec le cadre spatio-temporel que constitue la société d’accueil qui représente et constitue pour ainsi dire le présent du migrant. Elle est surtout en lien avec un défaut (provisoire ?) d’articulation et d’étayage avec cet autre inconnu, voire absent ou même inconnaissable. Situation que O. Douville (1999) nomme « position traumatique de l’étranger ». Réciproquement, pour cette société d’accueil, le migrant constitue une partie de son présent dont elle aurait encore à apprendre à s’en faire une représentation juste, vitale et dynamique.
23Dans ce cadre subjectif vécu comme hybride, hétérochrone et hétéronomique, voire anomique (Lussier, 2011), le migrant n’est plus de sa culture pour des raisons qu’il s’agit de mettre en travail précisément ; il n’est pas de la culture de la société d’accueil pour d’autres raisons. Toutes ces raisons méritent d’être connues tant pour leurs causes que pour leurs effets ; elles possèdent toujours une dimension collective et une dimension privée, mais qui toujours sont à appréhender en tant que constituant l’historicité du sujet concerné, du sujet atteint par la souffrance, du sujet coupé de lui-même et du sujet impliqué dans le rituel thérapeutique.
24Or, la différence sociohistorique entre intervenant et patient est à entendre comme un levier thérapeutique du fait qu’elle introduit une dialectique entre acteurs de la rencontre et de son rituel. Une telle rencontre s’effectue sous l’égide d’un temps historique et d’un temps biologique qui s’écoulent, s’immobilisent ou se cristallisent, se métabolisent ou se métaphorisent chez les protagonistes et entre eux, à travers des objets-événements qui naissent, circulent, se transforment, s’immobilisent ou meurent à l’intérieur et entre les protagonistes.
25Si, avec certains auteurs, nous faisons l’hypothèse de la chronification de la liminarité (Van Gennep, cité par Dartiguenave, 2012), la dynamique thérapeutique doit alors impliquer un écoulement du temps. Pour le patient, le temps se trouve arrêté, faute de circulation entre l’interne et l’externe et entre Soi et l’autre par suite des pertes traumatiques et de leurs effets de collusion, notamment entre temps biologique et temps historique. A travers les symptômes qui représentent cette collusion, le temps semble s’être figé ou « congelé » ; d’où l’importance de la construction d’un récit et d’une histoire coproduits, à l’intérieur d’un lien. Plus haut, nous parlions de la liminarité et de sa chronification. La notion de liminarité, appartenant à l’ethnologie, se rapporte à une absence de statut, une situation, un cadre spatio-temporel qui peuvent se chroniciser, se bloquer, se rigidifier alors que par définition ils sont transitoires. En cas de blocage de cette fonction de transition, le dysfonctionnement ne permet pas à l’ordre supérieur de procéder au passage d’un statut à un autre. Le temps figé du patient traumatisé de la violence et/ou du déracinement est sous l’emprise de la collusion, de l’ambiguïté, de la non-conflictualité. Une massive régression affecte sa dynamique psychique jusqu’à en faire un être figé dans l’impuissance pour lui-même et pour le soignant qu’il renvoie en miroir à un état de non-pensée et parfois à des contre-attitudes mortifères et mortifiantes.
26D’où la nécessité vitale pour la qualité de la relation et du travail thérapeutiques de l’introduction de l’histoire ; d’une histoire construite sur les décombres d’une autre histoire, sur ceux qu’ont laissés les échecs thérapeutiques et autothérapeutiques, et surtout sur ceux du projet de vie du patient.
27Il s’agit alors d’introduire une historicité du sujet souffrant, des référents culturels évoqués et de la relation thérapeutique dans un rituel dont la fonction principale consiste dans le rétablissement de liens intersubjectifs, en premier lieu dans l’ici et maintenant. Une telle construction s’effectue à travers la construction et la circulation d’objets-événements-interactions sous l’égide des rôles alternés de donateur et de donataire. Ce rituel se trouve ainsi à même de produire un cadre social et culturel en invoquant des objets sociaux et culturels, « déjà-là », mais appelés à se trouver de nouveau métaphorisés, historicisés et internalisés, produisant ainsi des fictions et des signifiances.
28Mais en quoi cela aide-t-il l’intervenant ? A notre sens, en lui épargnant un culturalisme aprioriste, interventionniste. En quoi cela aide-t-il le patient ? Précisément, à construire et à mobiliser des objets-événements créés-trouvés, ou encore mobiliser ou actualiser des objets anciens ou en projet, et ce d’une manière nouvelle, à l’intérieur d’un espace d’illusion, de négociation et d’intersubjectivité. L’historicité naît de l’écart, de la contradiction, de la conflictualité ; il est en de même de l’accession à la culture du petit d’homme et de son accession au statut de Sujet.
Démarche d’inspiration ethnopsychiatrique et dispositif d’intervention clinique transculturelle (DICT) : tiers et métaphorisation
29L’intitulé « Dispositif d’intervention clinique transculturelle » (DICT) signifie qu’il s’agit d’un groupe de co-thérapeutes agissant dans le cadre d’un dispositif thérapeutique inspiré de l’épistémologie ethnopsychiatrique. Ce dispositif ponctue ou initie une thérapie ou une prise en charge sociale, éducative ou médicale et, in fine, ponctue aussi un parcours de vie. Le dispositif peut intervenir une à deux fois, mais ne se substitue jamais à une prise en charge éventuelle. Il représente un moment dans la relation entre plusieurs protagonistes, dont il devient lui-même, un instant, un autre protagoniste. Il inclut les diverses personnes significatives pour le patient et, parmi elles, les professionnels auxquels celui-ci a affaire.
30Une particularité essentielle de ce type de dispositif est de s’appuyer sur la prise de conscience et l’élaboration des résonances, des contre-attitudes et des contre-transferts chez les thérapeutes et les professionnels impliqués. Il est donc un outil précieux de formation personnelle in situ et cela d’autant plus que les séances sont suivies d’un moment de réflexion et d’échanges entre les professionnels. Le dispositif vise donc en premier à aider un patient dans un parcours de soins et à permettre à des professionnels en lien avec ce patient d’exprimer leurs choix et de réfléchir à leur impact. Il est donc nécessairement pluridisciplinaire, à la façon d’une séance de réseau.
Concepts et méthodologie du dispositif
31La méthodologie du DICT est radicalement différente de celle d’une thérapie individuelle. Elle se fonde sur le principe de complémentarisme de G. Devereux. Le dispositif se caractérise par la pluralité des protagonistes (les échanges n’y sont pas duels) ; par la pluralité des processus favorisés, observés, ouvertement discutés et analysés ; et par sa séquentialité.
32La personne dont la problématique est traitée peut être accompagnée par toutes les personnes qu’elle désire voir présentes. D’autres professionnels se joignent à la séance en plus des co-thérapeutes en charge du dispositif. Par conséquent, les relations et les échanges se trouvent exponentiellement multipliés. Par ailleurs, les co-thérapeutes ne posent pas de questions au patient mais s’interrogent, évoquent ou encore suggèrent à voix haute. Un des co-thérapeutes a la fonction de diriger la séance, qu’il ouvre en effet par un dialogue avec le patient, les co-thérapeutes et les accompagnateurs du patient.
33La notion de séquentialité signifie que la séance est structurée volontairement autour de séquences basées chacune sur un contenu particulier. Il s’agit en fait de développer des faits, d’exprimer des vécus et des ressentis, d’échanger et d’élaborer autour de significations diverses et, enfin, de rendre compte de manière complètement subjective du processus et d’historiciser ainsi la rencontre. Le thérapeute dirigeant la séance a la charge de formuler d’éventuelles pistes de réflexion et de conclure.
34La dimension dite culturelle est sollicitée, en tant que dimension intrasubjective et intersubjective, et dans le but de rétablir et de remobiliser des contenants et des contenus dits culturels. Ces objets contiennent et remobilisent les « lieux : réels, imaginaires et symboliques qui renvoient aussi à ce qu’il en est de la généalogie du sujet et de ses identifications… » (Stitou, 2006, p. 60). Il s’agit d’invoquer et de convoquer le « travail de la Culture » et non pas seulement des items culturels, ethnographiques ou traditionnels. De même, la dynamique de l’acculturation passée et présente est aussi mobilisée et évoquée. L’altérité à soi-même et aux autres, pour chacun des protagonistes, est aussi sollicitée, interpellée, interrogée, etc. Les « lectures » idiosyncrasiques fournies permettent de mobiliser/retrouver les contenants et les contenus culturels groupaux et subjectifs ayant fait défaut ou pouvant permettre d’agir sur la problématique dans un contexte d’acculturation souvent violente, soudaine, radicale et non reconnue. Toutes les lectures sont mises « à égalité », puisque toutes proviennent d’un vécu authentique dans un dialogue et une négociation. La culture est ici invoquée en tant qu’elle fonde l’identité et en tant que cette identité se trouve sérieusement mise à mal pour certains migrants.
Vignette clinique : Monsieur I. K., 32 ans, originaire d’Afrique de l’ouest
35Le patient fait d’emblée état d’une problématique psychologique et même psychiatrique primaires et d’une problématique somatique apparue en migration et entraînant pour lui un sentiment de déchéance, de défaite et de persécution par sa « mère adoptive ». Il se dit honoré d’être reçu par un groupe. Fixant du regard le thérapeute principal et tenant de très longs monologues, il aborde son parcours de requérant d’asile en laissant paraître un sentiment d’incompréhension avec les multiples professionnels auxquels il a eu affaire, qu’il relie aussitôt à l’influence de la malveillance et de la puissance de sa mère adoptive dont il ne fait état que par bribes. Le discours est en effet décousu et perlé de références à Dieu, au destin et à l’influence maléfique de sa mère adoptive.
36La demande nous avait été adressée par un service psychiatrique dédié à l’évaluation psychiatrique des requérants d’asile. Le patient était aussi suivi en médecine générale. Son médecin traitant était submergé par les symptômes psychiatriques, par le discours du patient avec les représentations et conceptions que ce dernier apportait. Ces symptômes, de type délirant, amenaient le patient à des projections clivées sur de « bons » et de « mauvais » professionnels, avec lesquels il acceptait ou refusait totalement de collaborer. Son médecin généraliste faisait partie des bons professionnels.
37M. I. K. est né dans une ville historique d’un pays du Sahel, d’un père venant d’un autre pays de la même région. Ce père était un chasseur renommé et jalousé. La mère du patient décède après l’avoir mis au monde. Elle n’avait pas d’autre enfant et avait fait plusieurs fausses couches. Lorsque le patient a eu douze ans, son père, se sentant menacé sérieusement, confie l’enfant à un de ses amis à la suite d’un pacte entre les deux hommes. Le père du patient finit par mourir d’une balle perdue lors d’une campagne de chasse. M. I. K. est désormais orphelin et fait partie d’une nouvelle famille. Lorsque son père « adopté » décide de l’adopter officiellement, l’épouse de ce dernier serait devenue méchante et maltraitante avec M. I. K. qu’elle appelait « bâtard ». Ce père adoptif serait mort il y a quelques années des suites d’un « empoisonnement », selon M. I. K. ; empoisonnement qui était destiné à lui-même de la part de sa mère adoptive. S’ensuivent maintes péripéties, dont une tentative de s’installer comme pêcheur dans une grande ville de la région, puis le départ pour l’Europe.
38L’anamnèse est difficile à obtenir et pleine de mystères et de lacunes. A son arrivée en Suisse, M. I. K. se sent « habité » par l’influence maléfique de sa mère adoptive qui lui apparaît quelques fois sous forme de visions ou sous des « déguisements » divers. Apparaissent aussi une problématique somatique : du sang dans les urines, suivie par une incontinence apparue à la suite d’examens invasifs (!). Pour le patient, sa mère adoptive a réussi à l’atteindre ; malgré la distance, la faille est toujours ouverte ; il ne sera « entier » nulle part.
39La faille trouve son origine dans le décès de sa mère et dans son « transfert-adoption » par un ami de son père, ce dernier pensant le protéger d’un destin d’orphelin programmé puisqu’il se disait lui-même menacé d’une mort prochaine inéluctable. Dès sa naissance, M. I. K. ne trouve qu’un « demiétayage » dans un père souvent absent et incapable de trouver une mère de substitution à son fils orphelin. Plus tard, désormais « confié-adopté », les fantasmes de rejet et de mauvais objet sont aggravés par l’inégalité de traitement face à ses demi-frères et sœurs. Tout est « moitié », incomplet, inachevé, précaire, contesté, objet de concurrence, refusé, repris, absent, etc. jusqu’au décès suspect de son beau-père dont il se trouve accusé par sa belle-mère au point qu’il l’accuse lui-même à son tour.
40Une mise en sens « émique » et narrative nous a semblé indispensable, incluant les événements passés, précoces et plus récents, mais aussi les événements vécus en migration après l’arrivée en Suisse, la procédure d’asile et le refus, l’apparition d’un problème de santé physique inexpliqué par les médecins et encore non résolu, a été rendue possible par les échanges avec un groupe curieux et réceptif aux significations culturelles des représentations et des contenus apportés par le patient. Le groupe, les échanges et les constructions ont permis de constituer un « dehors » suffisamment bon pour le patient, dont les symptômes les plus sévères se sont amendés, laissant place à l’émergence d’une personnalité recherchant avidement une reconnaissance des souffrances objectives ayant jalonné sa vie. Trois séances du dispositif ont eu lieu, jalonnant une prise en charge psychothérapeutique individuelle. La mise en sens a été enrichie par la prise en compte du « prisme » de l’exil et de ses effets sur la dynamique subjective, mais aussi par l’hypothèse d’une problématique archaïque en lien avec le décès de la mère du patient à la naissance de ce dernier.
41Le cas présenté succinctement ci-dessus constitue à notre sens un exemple d’indication à l’approche et au dispositif que nous proposons, dans la mesure où les services référents (Psychiatrie et Médecine générale) avaient très vite perçu la prégnance d’éléments anamnestiques, contextuels et cliniques saturés par des problématiques culturellement signifiantes et codées, telles que les fausses couches multiples et successives, la mort en couches, l’« adoption », promise à l’avance et faisant l’objet d’un pacte, le décès du père biologique dans un contexte de jalousie entre pairs chasseurs de brousse, le père adoptif victime d’un empoisonnement. Problématique cliniquement doublée d’une symptomatologie apparemment délirante avec une thématique persécutoire, et d’une symptomatologie somatique soudainement apparue et toujours pas médicalement résolue malgré de nombreuses investigations.
Conclusion
42L’accueil de l’altérité dans les dispositifs de soins nous paraît constituer un miroir dans lequel l’exilé peut enfin saisir sa propre altérité originelle et surmonter ainsi sa « double absence » (Sayad, 1999) : à lui-même et aux autres, ici et là-bas. L’effort est symétriquement identique pour le professionnel qui se déprendra de son identité instrumentale et de sa potentielle sidération face à l’étranger. C’est à cette posture, inconfortable autant que féconde et prometteuse, qu’invite en particulier l’anthropologie clinique. Nous avons voulu montrer que les épreuves de l’exil ne sont qu’un redoublement de l’épreuve du sujet étranger à lui-même, tant pour l’exilé que pour l’autochtone (Ham, 2003). On ne peut cependant méconnaître ni les fonctions, ni la nature de la culture traversée des failles que tente de recouvrir son ambition totalisante. Ces failles sont alors à mettre en symétrie avec les apories de l’originel. Faute de mots et faute de l’autre, par excès ou par défaut de l’Autre, le lien à soi ne peut s’établir ou vient à se rompre. L’exil est ainsi une forme de mort de soi, une position traumatique (Douville, 1999). Un parcours de soins peut tout aussi bien devenir un passage à condition que l’épreuve de l’étranger s’exerce sur les deux partenaires, au moins durant un instant, dans une réciprocité bienveillante. Nous avons voulu tracer les contours de cette rencontre, certainement avec des maladresses et des insuffisances, et appeler à la convoquer tant nous semble urgente une sortie de l’exil à laquelle, non sans véhémence parfois mais toujours à son corps défendant, l’étranger nous appelle. n
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Notes
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[1]
Ce texte reprend, remanie et augmente un article précédent publié sous le titre « Migrants, soins au corps et soins psychiques ». Bulletin des Médecins Suisses, 2016 ; 97 (18-19) : 680-682. Nous en reprenons des extraits et nous en remercions l’éditeur.
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[2]
Psychologue-Psychothérapeute
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[3]
Il s’agit de la Consultation Psychothérapeutique pour Migrants (CPM) de l’Association APPARTENANCES-Vaud.
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[4]
Anciennement appelé Dispositif d’Inspiration Ethno-psychiatrique, nous avons récemment opté pour cette nouvelle appellation.