Couverture de PSYS_171

Article de revue

Hier presque inépuisable et demain presque insaisissable

Préférer une jeunesse durable à une vieillesse conquise ?

Pages 3 à 6

À partir d’où ?

1Il n’est pas si facile qu’on pourrait le penser au premier abord de chercher à fouiller dans son propre passé. Reconstituer de quelque façon sa propre identité historique et sociale. Bien entendu, chacun de nous a à sa disposition une date de naissance qui, à son tour, s’insère dans l’histoire du monde qui l’entoure.

2En outre, en regardant des images concernant un passé précédant juste notre naissance – le passé de notre lieu de résidence, par exemple – on peut être saisi tantôt d’une certaine nostalgie, tantôt d’une certaine pitié. Nostalgie du temps où nos grands-parents étaient jeunes et encore remplis d’illusions. Illusions où nous étions, d’une manière ou d’une autre, déjà inclus. Pitié, par contre, pour la technologie de l’époque en question, technologie des transports publics, par exemple, ou tout simplement la technologie photographique par laquelle ces mêmes images se sont constituées.

3Mais pourquoi ne pas s’aventurer bien plus en arrière, effleurer même l’histoire de la naissance du monde, du Big Bang, de la naissance de l’espace cosmique, du temps ? Du temps devenant au fur et à mesure irréversible ou montrant des capacités à se répéter à l’infini ? Ou alors se limiter à l’époque des dinosaures, de leur apparition, puis de leur disparition. Me voir, moi en chair et en os, tantôt ayant peur de ces bêtes gigantesques, tantôt jouant avec elles muni d’une bonne dose de désinvolture. En fouillant plus ou moins soigneusement toujours dans mon passé, je pourrais, bien sûr, faire appel aux souvenirs de mon entourage familial assez restreint, ou de l’entourage plus élargi de mon lieu de résidence, en tout cas de celui de mon départ dans la vie.

4On peut, à cet égard, être tantôt soutenu par la confiance, par une presque certitude, tantôt envahi par la méfiance, une terrible odeur de soufre. Juger tout souvenir comme sûr, ou faussé, manipulé.

5Toujours est-il qu’on peut se laisser faire par une panoramique plutôt conceptuelle, comme celle relative au Big Bang, ou plutôt par une panoramique historique comme celle relative à l’Homme de Néandertal. La danse des souvenirs à côté de celle des hypothèses. Le retour de flamme de certaines émotions primitives qui persistent quand même de nos jours, comme si de rien n’était. Des émotions telles la peur du vide, la peur du néant. Ou une crainte radicale que la vie tout court n’aurait aucun sens, aucune motivation essentielle. Un simple et terrible jeu de hasard, incluant quand même une complète méconnaissance du hasard en tant que tel. Et également une méconnaissance de cet enlacement inextricable entre gratifications et frustrations, entre éclaircissements et obscurcissements. Victimes d’une soudaine illusion d’avoir tout compris, mais cela allant de pair, hélas, avec une inévitable réapparition de l’inconnu. Le côtoiement inlassable de bruits cosmiques bien saisissables, et pourtant la perception glaciale d’un silence, peu importe qu’il soit autour de nous ou à l’intérieur de nous.

6Où sont-ils passés, en tout cas, mes enthousiasmes du moment, la haine ressentie quelques heures ou une année entière ? Qu’en ai-je fait, de mes erreurs, autant celles indiscutables que celles présumées ? De mes vertus déclarées en plein jour autant que de mes vertus bien cachées, même dissimulées ? Je ne suis pas si sûr que désormais l’on puisse se fier à la mémoire – ou à ce qu’on appelle mémoire. Une mémoire qui d’ailleurs peut être davantage mentalisée et visuelle, ou davantage corporelle et surtout inscrite dans des habitudes, voire dans des phobies ou des réticences, des présomptions. Mémoire terriblement personnelle, exclusive, ou mémoire surtout collective et conditionnée par les coutumes, les traditions. Mélange donc, de nouveau, de peurs ancestrales et d’idées reçues chemin faisant.

7J’y reviens : où sont-elles passées, certaines de mes émotions, de mes intentions, certains de mes élans, de mes projets ? Je pourrais bien ajouter maintenant les doutes en provenance de mon intelligence, de mon savoir, ou des doutes en provenance du fait que j’étais bien obligé, ne serait-ce que de temps en temps, de me méfier de moi-même.

8Il est difficile également de mettre un point final à une sorte de confrontation entre mon astuce et ma naïveté. Entre mon égocentrisme et mon besoin d’appartenir à un groupe. Besoin de m’aimer davantage par une éventuelle accentuation d’isolement, d’autisme, ou alors de m’aimer surtout à travers les autres, de m’aimer de quelque façon en m’aimant moins que d’habitude.

L’avenir peut-il se passer de limites ?

9Les prévisions pour demain sont faites, quoi qu’on en dise, par des considérations nées aujourd’hui, voire dans un temps déjà bien révolu. De plus, elles sont entremêlées de conjectures ou de simples souhaits. À tout espoir, en outre, s’associe fatalement une certaine dose de désespoir.

10Les différentes croyances sont soumises de temps en temps à des vérifications. À des épreuves, voire à des révisions. Même à un besoin d’incertitude, d’ébranlement de vérités qui paraissaient acquises à jamais. On pense d’un côté que notre attente ne peut pas être déçue, mais par ailleurs, si tout ce qui était attendu ne recouvrait exactement que ce qui devrait être, ses contours peuvent alors apparaître comme restrictifs. Avares de surprises, de malentendus. Toute attente, d’autre part, doit être parsemée de distractions, de relâchement, voire d’ennui. L’éventuelle honte d’avoir mis en place des prévisions trop opportunistes doit s’effacer devant l’orgueil d’avoir osé en faire sans trop d’hésitations. Tout raisonnement est mis en relief à l’ombre de velléités et d’utopies écartées à la dernière minute. D’autant plus que nous sommes au préalable convaincus que l’Histoire peut se montrer à la fois extrêmement répétitive et étrangement différente par rapport à ce que l’on juge être des événements majeurs.

11Les traditions, certaines d’entre elles en tout cas, peuvent être fascinantes au moins par leur persistance et leur rigueur – ou leur entêtement. Elles peuvent cependant devenir soudainement outrées et quelque peu poussiéreuses, sentir d’un coup le moisi sous-jacent à de telles manières. Une aristocratie peut d’emblée se couvrir de ridicule, se muer en pure mise en scène. Une mode qui s’impose soudain peut dénier le droit de cité à des coutumes présumées inébranlables.

12Il peut s’ériger aussi, ici ou là, un besoin de renversement, d’ébranlement, de contre-courant. Un élan vers le nouveau absolu, avec la mise en cause du définitif, de l’accepté une fois pour toutes. Un besoin de précocité, d’inédit, d’incroyable. De bouleversant. Le goût de l’aventure, de la découverte, de l’originalité qui tranche à la base de l’assurance propre aux lieux communs. Le besoin d’une révolution pas comme les précédentes, car nantie d’une capacité de renversement total. Renversement des principes, des règles, de la bienséance ordinaire.

13Voilà une porte grande ouverte sur un questionnement peu nuancé : faut-il, ou non, miser vraiment sur une jeunesse prolongée ? L’abolition des rides, de tout signe de vieillissement progressif, de toute accumulation d’insuffisances fonctionnelles. La survenue de l’homme bionique, robotisé, calculé autant qu’il faut dans ses moindres détails électroniques, et cela par l’intelligence artificielle. Qu’on cesse alors de ridiculiser les différentes interventions de chirurgie esthétique. Qu’on nous oblige même moralement, nous tous, à prendre soin – et cela d’une manière systématique – afin que toute annonce de vieillissement soit, autant que faire se peut, cachée, camouflée, déguisée. Annulée.

14Les anciens Romains n’y avaient pas réfléchi, à tout cela, à demi-mot : « Senectus ipsa morbus est », la sénescence en tant que telle est bel et bien une maladie. Et toute maladie doit être soignée, n’est-ce pas ? Mais encore mieux : prévue.

15Aujourd’hui, on devrait en arriver à découvrir un véritable vaccin qui éviterait déjà les toutes premières manifestations du vieillissement. Car une longévité purement comparable à une prise d’âge n’aurait aucun sens, se réduirait à la rigueur à une illusion de plus. À un quiproquo. L’état de jeunesse devrait donc être davantage valorisé et exploité en tant que tel, en allant bien au-delà d’un simple constat physiologique calculable quant à l’énergie vitale disponible pour chacun de nous et à un moment précis. Aller en somme bien au-delà d’une confrontation tout simplement entre changements et regrets. Entre une autoperception énergétique positive et une mise à l’épreuve fonctionnelle bien déterminée. Entre, encore, un élan vital persistant et une réussite sociale reconnue. Un état de jeunesse, de rajeunissement permanent fondé uniquement sur des mérites, qu’ils soient politiques ou économiques, mais rattaché davantage à une forme de négation d’une vie au rabais. D’une résignation à un passage égalisateur du temps et des événements. D’une négation en particulier de la mort, vue alors non comme une limitation logique de toute existence, mais comme une catastrophe existentielle. Comme élément perturbateur suprême qu’on aurait essayé d’escamoter à tout prix, sans cependant y réussir.

Une gérontologie en tant que science existe-t-elle ?

16Songeons d’abord à la notion intrinsèque de science. Il devrait s’agir, évidemment, d’une procédure rigoureuse envisageant une connaissance rationnelle et sans cesse vérifiable. Quelque chose prenant ses distances de l’imaginaire et de l’inadéquat, tout en étant difficile de trancher quant aux frontières entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, autrement dit entre le monde microscopique et le monde macroscopique. L’on devrait repérer d’un côté ou de l’autre une identique prise de position fondamentale. Une position supposant, entre autres, l’absence de camouflage, de grosses erreurs, voire de tricherie.

17Néanmoins, nous le savons pertinemment, la Science officielle peut créer des mythes, comme celui de l’éther ou celui de la non-reproductivité des neurones. Toute science devrait renoncer pour toujours à un savoir global et définitif qui, d’ailleurs, s’il pouvait exister, aurait d’emblée sonné le tocsin de la science elle-même, de la recherche.

18D’autre part, ce qu’on nomme en particulier les neurosciences se voient confrontées à des problèmes presque insolubles, tel celui de l’existence ou non d’un Moi personnel pour chacun de nous, incluant à son tour la notion de liberté.

19Quoi qu’il en soit, la science en tant que telle se méfie de tout ce qui pourrait être appelé subjectivité se cachant toujours d’une manière obstinée derrière la notion d’objectivité.

20En ce qui concerne spécifiquement le savoir à propos du corps humain et de son évolution temporelle allant de la vie embryonnaire jusqu’à l’épuisement vital, il a été davantage intéressé par une logique fonctionnelle ou dysfonctionnelle que par une prise en charge conceptuelle du ressenti individuel, ce dernier autoperçu à des moments différents le long de l’existence tout entière de chacun. Ainsi, par exemple, l’identité de chacun est plutôt vue comme une entité homogène qui subit son déroulement existentiel au lieu d’éventuellement l’orienter, ce développement, de le percevoir de l’intérieur de soi plutôt que de le mesurer par des critères extérieurs. Que, par exemple, l’être humain puisse être estimé surtout selon son âge, comme riche ou moins riche d’énergie vitale, ce qui réduirait le tout à une question de poids et de mesure, c’est-à-dire à une estimation purement quantitative.

21Ainsi donc, cela en reviendrait au fait qu’une personne soit en état de sommeil ou en état de veille ne la différencierait nullement dans ce qui peut être estimé comme son authentique continuité existentielle. Même en sachant que l’autoperception intime de cette personne peut changer en effet du tout au tout selon son niveau de conscience. Lorsqu’elle est plongée dans le sommeil, pour employer d’autres termes, la perception de soi est maximale, car la coupure est presque complète avec le monde extérieur. Alors qu’en état de veille, les liens avec l’entourage l’obligent justement à une autoperception bien plus conditionnée et réglementée selon des normes. De plus, en dormant, on dirait que cette autoperception mise davantage sur un vécu émotionnel, tandis que celle typique de l’état de veille doit s’appuyer forcément sur des sensations reconnaissables comme telles, qu’il s’agisse par exemple de douleur ou de plaisir. En n’oubliant pas non plus que le sommeil de nos ancêtres, de l’homme des cavernes, ne peut pas être imaginé très différent du nôtre, ce qui expliquerait que le sommeil aurait déjà en soi une composante stabilisatrice importante.

22Puisque nous y sommes, le vieillissement au sens large se constituerait-il davantage lorsqu’on dort ou lorsqu’on est éveillé ? Ou plutôt, serait-il perçu respectivement par nous tous comme un facteur relativement positif ou négatif dans les différents niveaux de conscience dans lesquels nous nous trouvons ?

23Pour essayer de synthétiser, nous devrions peut-être nous dire que la science, dans sa perspective traditionnelle, ne pourrait se pencher sur la vieillesse qu’en prenant en compte ses caractéristiques dégénératives. Alors qu’en réalité, l’état de vieillissement établit un processus sélectif fondamental dont l’issue est une progressive personnalisation de chaque individu. En d’autres termes, alors que l’état de jeunesse est une sorte de propriété collective et relativement anonyme, l’état d’âge avancé mène à une progressive élimination de tout surplus en faveur d’une mise en relief de tout ce qui peut distinguer une personne donnée d’une autre. La jeunesse est fatalement en état d’attente, tandis que la vieillesse est en état d’accomplissement. La jeunesse n’est à sa base rien d’autre qu’un produit génétique, alors que la vieillesse est un produit post-génétique. Si, au point de vue par exemple politique et économique, le possible conflit social entre seniors et juniors pourrait surtout être entrevu comme étant la conséquence d’une domination des derniers, la réalité effective pourrait être perceptible d’une manière entièrement opposée, étant donné que les seniors pourraient être harcelés par cette peur anonymisante d’avoir perdu pour toujours leur précieuse jeunesse, refusant par là ce facteur désanonymisant ou personnalisant que le vieillissement entraîne. En y ajoutant une apostille : que les juniors acceptent avec grande difficulté de ne pas être assez performants ou d’être éventuellement malades, ce qui en effet les rendrait différents de la majorité. Ou tout au moins, ils pourraient sombrer dans l’hypocondrie. Alors que les seniors peuvent, même trop facilement parfois, assumer une identité pathologique comme davantage personnalisante que l’état dit de normalité affichée par des modèles. Avec cependant une nuance quelque peu particulière : étant donné que Hygie, dans la mythologie grecque, est censée être la déesse de la santé, un néologisme quelque peu barbare, celui de « anhygiénognosie », pourrait définir cette attitude typique d’un bon nombre de personnes âgées de ne pas vouloir reconnaître être malades, tout en l’étant en réalité.

24Notre conclusion pourrait, somme toute, se configurer de la manière suivante : il faudrait potentialiser et perfectionner l’étude scientifique du vieillissement en y percevant une perspective d’un extrême intérêt pour la vie humaine d’aujourd’hui autant que pour celle de demain.


Date de mise en ligne : 09/03/2017

https://doi.org/10.3917/psys.171.0003

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