Notes
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Docteur en psychopathologie et psychanalyse, membre de l’Association pour la Gestion des Activités psychologiques et Sociales (AGASP) créé par Gérard Mendel (1930-2004), Psychologue en cabinet et en institution spécialisée en santé au travail.
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Certaines caractéristiques du cas rapporté ont été modifiées afin de préserver l’anonymat et le secret professionnel.
Introduction
1Dans ses rapports avec le corps, la psyché occupe une place centrale dans les courants qui ont théorisé l’inséparable unité de ces deux dimensions de l’Homme. Certaines médecines géographiquement situées en Asie du Sud avaient précocement établi une vision de l’Homme et de son fonctionnement bio-somato-psychique. Le yoga, par exemple, « discipline autonome et volontaire du comportement humain individuel » (Masson-Oursel, 1954, p.10), qui s’est répandu dans l’Inde védique (Chenet, 1998), a subi l’influence de représentations cosmogoniques diverses. Cependant, par-delà les écoles, cette discipline a toujours conservé pour objectif principal la libération des états mentaux au moyen d’une ascèse physique (Hatha-yoga) et spirituelle (Râja-Yoga). Avec la plus grande des prudences, en effectuant mutadis mutandis les transpositions nécessaires, le « Prana » (circulation d’énergie dans le corps selon le yoga), ne pourrait-il pas s’apparenter en sa part psychophysiologique, dans notre terreau occidental, à la pulsion ? Toutefois, de mon avis, il s’avère périlleux de comparer entre eux les systèmes de représentation culturelle qui ont dominé des époques. Le risque serait de favoriser les uns aux dépens des autres.
2Le succès du yoga dans les sociétés urbanisées occidentales semble répondre à ce que d’aucuns ont pu définir comme un malaise social (Ehrenberg, 2010). Pourrait-il correspondre à l’apparition de nouvelles manières d’être en lien telles que décrites par Maffesoli (2007, 2012) ? Quoique ne renouvelant pas le modèle occidental des prises en charge médicamenteuses, le yoga constituerait une forme de quête individuelle face à l’hyper-rationalisation (peut-être inévitable) de nos sociétés. Mais alors, quelle différence y aurait-il entre une pratique sportive quelconque et le yoga ? D’autres points de vue ont tenté une conciliation entre psychanalyse et yoga (Choisy, 1949 ; Auriol, 1977 ; Berthelet-Lorelle, 2007). Ces approches, qui se soutiennent implicitement de la Psychopathologie fondamentale, débouchent sur des applications cliniques sollicitant des points de vue interdisciplinaires.
3C’est à partir de ces influences et d’un choix pour une discipline humaniste que s’est construite ma pratique de la médiation corporelle, gardant à l’esprit, comme le rappelle Sami-Ali (1987-2002), qu’on ne peut éluder la dimension relationnelle dans l’effet thérapeutique de la méthode choisie pour le traitement des affections somatiques. Autrement dit, plus que la méthode utilisée, c’est la personnalité créatrice du thérapeute qui compte.
4A partir d’une illustration clinique tirée de ma consultation en institution de santé au travail [2], je souhaite développer ce point de vue, en particulier à propos de ces réactions dites anxio-dépressives qui s’accompagnent d’un cortège de manifestations corporelles. Dans ce contexte, nous verrons comment la prise en charge au moyen d’une médiation corporelle par le yoga est venue soutenir un patient confronté à une impasse liée à un collapsus psychique entre monde interne et monde externe, que je risquais de maintenir en l’état dans la durée de prise en charge qui m’était impartie.
A propos de la souffrance psychique : les points de vue du yoga et de la psychanalyse
5Mon expérience de la médiation corporelle m’a montré que les rapports entre psyché et soma sont en premier lieu dynamiques : ils ne pourraient se comprendre autrement qu’au sein d’une circularité qui constitue, de toute sa matière vivante, à la fois une unité et une distinction des perceptions et sensations en provenance du corps. L’apparent monisme du yoga pourrait conduire à une erreur d’interprétation qui consisterait à faire de cette discipline un ensemble de conceptions fixistes à propos du fonctionnement humain. Il est vrai que Patanjali, auteur présumé des Yoga sûtras (entre - 200 et 500), en méconnaissance des théories sexuelles – bien qu’elles ne soient pas absolument écartées de son recueil, puisque deux des cinq causes de souffrance résident dans « l’attraction » et « l’instinct de conservation » − distingue un conflit entre des états mentaux perturbateurs et la permanence d’une unité intérieure à rejoindre qui serait l’inclination naturelle de l’Homme. Freud (1920) avait été lui-même inspiré en reprenant ce principe du Nirvana.
6De mon point de vue, psychanalyse et yoga partagent quelques théories communes, notamment autour de l’idée d’une souffrance originelle et d’une guérison qui viendrait de surcroît, bien que le projet de Patanjali envisage, dans l’aboutissement de sa démarche, une dissolution du Moi. Peut-être faut-il préciser que le terreau culturel qui a nourri la conception de l’Homme dans l’Inde antique ne peut se superposer aux conceptions matérialistes qui ont prévalu en Occident depuis le XIXe siècle. D’où un certain nombre de conséquences pour la thérapie : au détachement promu par le yoga, la psychanalyse oppose la perte et le manque, à la vision claire la perlaboration, à l’attraction le désir, aux conditionnements la compulsion de répétition.
7Aujourd’hui, dans une société occidentale marquée par la maîtrise et l’immédiateté, il n’est pas rare de voir arriver dans nos consultations des patients dont la problématique situe d’emblée les enjeux autour du « qui suis-je ? ». Après tout, à côté du « je veux être moi-même », un souhait que l’on entend souvent dans le discours des patients, comment peuvent-ils vivre leur « anormalité » au regard de valeurs qui auraient tendance à tirer chacun vers davantage d’uniformité ? Or c’est peut-être justement en raison de cette saturation de l’imaginaire par des idéaux de masse que les individus en viendraient à revendiquer une reconnaissance de leur individualité, parfois jusqu’au paroxysme. Mais l’individualité, ce n’est pas encore du « je », c’est plutôt un sujet enchaîné, qui a nié ses expériences de fragilité et de perte qui l’auraient amené ensuite à s’identifier à une figure de puissance collective.
8C’est alors qu’il arrive au corps et aux mentalisations désespérées de s’exprimer davantage que la parole pleine. C’est bien ce que nous rappelle Sri Aurobindo (1951) au sujet de ces états dits rajasiques (turbulence) et tamasiques (lourdeur).
Eléments de psychosomatique
9Des signes et des symptômes semblables peuvent s’expliquer par des mécanismes différents, qui sont la résultante de nombreux facteurs interagissant entre eux. Les désorganisations somatiques observées dans les dépressions fournissent autant de questionnements sur la nature des processus psychiques à l’œuvre dans l’inconscient. On peut également s’interroger, suite aux apports de Marty (1967) avec le cas de Mathilde, sur le sens de la fatigue au sein des psychonévroses, ces dernières laissant d’ordinaire entrevoir chez les sujets une sollicitation dominante de leur appareil à penser.
10Une voie d’explication peut nous être proposée par la libre circulation de l’affect dans le corps. Comme l’écrit Pirlot (2010), reprenant les conceptions de Green (1995) au sujet de l’affect dans son rapport à la pulsion, quand cette dernière ne peut être représentée, elle conserve « le pouvoir toxique de déclencher des “pulsations” excitationnelles somato-biologiques. » (p. 198). L’affect, qui constitue la traduction subjective de la quantité d’énergie pulsionnelle, cherche donc à se représenter dans une forme mentalisée et si cela est impossible, alors il peut, selon son destin de transformation, « par scissiparité communicationnelle se “transvaser” sur un “réseau” – cognitif – biologique – […] ouvrant la voie à une manifestation ou accident somatique » (pp. 198-199). Si les désorganisations somatiques relèvent alors d’une désunion de l’affect et de sa représentation, il est aussi important de rappeler avec Dejours (2001) que « ce sont les individus humains qui sont psychosomatiques et pas les maladies, aucune » (p. 25). Cette position ouvre la voie à la prise en compte de la singularité psychique de chaque individu, une réalité qui renvoie à ce que Winnicott (1971) a pu dire à propos de la « personnalisation », autrement dit à la capacité pour l’enfant de s’approprier son corps en l’habitant : « L’habitation (in-dwelling) dans le corps de cette autre partie de la personnalité, reliée solidement à ce que nous avons coutume d’entendre sous le terme de psyché, représente, du point de vue du développement, une étape franchie dans la voie de la santé » (p. 39). Dans un autre article, Winnicott (1949) développe cette notion d’unité autour d’un axe central selon lequel le développement cognitif ne peut s’envisager de manière distincte du corps. Il poursuit, en outre, en évoquant le travail d’élaboration effectué par le psychisme pour intégrer les différentes sensations en provenance du corps : « Nous savons que cette élaboration imaginaire dépend de l’existence du cerveau et de son fonctionnement, en particulier de certaines régions » (p. 137). L’auteur avait observé plusieurs situations cliniques dans lesquelles des adultes montraient une tendance à revivre ces états somato-psychiques primitifs, selon les voies ouvertes par la régression, et en particulier par la mise en acte dans la thérapie. Cela se produisait à travers des schèmes physiologiques retraçant l’évolution de la prise en considération par l’environnement maternel et ses conséquences dans le corps de l’enfant-adulte : respiration, contraction de haut en bas du corps, naissance, passage de l’état de non-nourriture à celui de nourriture au sein, succion du pouce… En d’autres termes, quand le fonctionnement mental est à l’excès, Winnicott suggère d’aider le patient à reprendre contact avec ses profondeurs somato-psychiques : « Cette élaboration psychique du fonctionnement physiologique est tout à fait différente du travail intellectuel si facilement artificiel lorsqu’il devient une chose en soi où réside faussement le psychisme » (p. 145). Il s’agit alors de déjouer les défenses du patient qui l’incitent à conserver une suprématie, une maîtrise sur la continuité de son fonctionnement intellectuel, comme s’il voulait tout savoir et comprendre, pour ensuite le porter, l’envelopper, entendre les mouvements du corps, car « le fonctionnement mental qui permet au psychisme d’être là et d’enrichir le soma dépend d’un cerveau intact, mais nous ne localisons pas le psychisme à un endroit quelconque, pas même dans le cerveau duquel il dépend » (p. 146). En dernier ressort, c’est dire que le fonctionnement mental n’est pas localisé dans les connexions cérébrales, même s’il est évident que l’élaboration imaginaire suppose un cerveau intact. Alors on s’aperçoit que « l’un des buts de la maladie psychosomatique est de retirer le psychisme (psyché) de l’esprit (mind) et de le faire revenir à son association intime et primitive avec le corps (soma). » (p. 148).
11Dans ce même ordre d’idées, ainsi que le suggère Dumet (1998), selon la voie ouverte par McDougall (1989), « la projection conflictuelle dans le soma […] permet certaine possibilité de reprise évolutive » (Dumet, p. 193). Le trouble somatique viendrait donc révéler quelque chose d’une problématique subjective pour permettre qu’advienne la symbolisation d’une conflictualité ou encore d’une « irreprésentabilité première » (p. 194). Il y aurait, en fait, « compensation vis-à-vis de ce qui a été rejeté du conscient » (McDougall, 1989), ce qui permettrait à l’affect de s’exprimer comme dans la première enfance.
12D’où la possibilité d’avoir recours au yoga pour aider des patients très « mentaux » à devenir conscients de leur corps et faire émerger les émotions sous-jacentes.
Illustration clinique
Motivation du thérapeute pour le recours à la médiation corporelle par le yoga
13G. est un patient âgé de 48 ans, ingénieur, qui m’a été orienté à l’initiative de sa hiérarchie, qui, en attendant de trouver une meilleure solution à une mobilité interne davantage subie que voulue, a souhaité pour le salarié un soutien psychologique. Les modalités de la demande par un tiers interrogent : quelles difficultés le salarié pose-t-il, qui mériteraient, dans ce contexte, un traitement psychologique ? D’ailleurs, G., en dehors d’avoir accepté la proposition de ses employeurs, veut-il quelque chose pour lui-même ? Toujours est-il que la commande, au niveau de la rationalisation instrumentale, répond à une nécessité pour les entreprises de prouver la mise en place de mesures d’accompagnement (procédure louable) pour leurs salariés dans des contextes économiquement mouvants. Pour le psychologue clinicien ayant pris l’habitude de naviguer, comme dans ce cas précis, entre la commande des entreprises clientes, d’une part, la fonction de l’institution soignante et le patient qui lui est orienté, de l’autre, le problème posé revient à pouvoir préserver l’autonomie subjective de ce dernier, au sein d’un cadre thérapeutique imaginairement guidé par des solutions à trouver pour chacune des parties. Comme l’invite à le faire Costantino (2010), à partir de son expérience de l’institution et des accompagnements courts, il conviendrait « d’entendre ce que le patient souhaite déposer, lui faire entrevoir en quoi consiste notre écoute, et peut-être l’amener à formuler une demande qui nous permettra de le réorienter vers un professionnel à sa sortie » (p. 27).
14Fort de cette idée, respectant le cadre des séances financées par son employeur, j’ai pris le parti de remettre le patient au centre de la prise en charge indépendamment du contexte professionnel qui influençait la toile de fond de nos premiers entretiens.
15D’abord, parce que le patient, confronté à une difficulté au travail, était autant conscient des solutions de relais (médecine du travail, RH) et du jeu de leur articulation entre elles que du moment opportun où il devrait ou pas les actionner. Je ne lui étais d’aucune utilité sur ce point. Je compris après-coup qu’il venait, sans rien attendre d’un espace thérapeutique, dans le seul but d’instrumentaliser une demande hiérarchique. Dans son contexte, cela se révélait particulièrement rusé. Les connexions mentales qu’il établissait, de l’ordre de la stratégie, étaient par ailleurs brillantes.
16Ensuite, parce que c’est justement cet « excès » de connexions qui avait attiré mon attention. G. s’épuisait à penser à toutes ses stratégies.
17Enfin, profitant de sa tendance à maîtriser le cadre, et tentant alors de déjouer les défenses anales (annulation rétroactive et formations réactionnelles), je lui avais renvoyé que s’il venait ici, c’était l’occasion pour lui de parler de ce qui l’encombrait. En la matière, avec ce forçage, rien n’y fit. C’est là que j’eus l’idée de lui proposer de la relaxation par le yoga, d’autant que G. m’avait tout de même fait part de son « stress ». Si la technique proposée correspondait à sa tendance à la maîtrise, elle permettrait en même temps de faire l’essai d’un contrepoids à l’utilisation unilatérale qu’il avait de sa pensée. Depuis cette mutation imposée, à l’occasion donc d’un bouleversement dans le rapport que G. entretenait avec son travail, cette attitude semblait s’être considérablement accentuée.
18En dernier ressort, certaines modalités régressives du patient me firent penser que je pouvais continuer à adopter une attitude analytique tout en lui proposant un travail tangible, un travail qui lui eût permis de prendre contact, en-deçà de la pensée, avec ce que le corps laissait voir de sa souffrance.
Déroulement des séances
19Lors de nos trois premières séances, je tentai que G. m’expliquât ce qu’il pouvait comprendre des situations externes qui l’avaient conduit dans cette impasse. Parce qu’il estimait que ce changement de lieu géographique allait court-circuiter l’évolution de sa carrière et modifier considérablement son périmètre professionnel – en effet, dans la réalité, il semblait que toute la ligne hiérarchique aurait été modifiée ce qui n’était pas sans conséquences sur les alliances produites en vue des promotions de chacun de ses collègues – il ne voulait absolument pas quitter son lieu de travail actuel. C’est là que demeurerait un responsable qu’il pouvait compter parmi ses alliés, qui, soit dit en passant, n’avait pas eu l’influence attendue pour le garder dans son giron. Affecté par ce constat, il s’était rigidifié dans une position de refus face aux propositions de son Directeur de Division de le changer de site pour des questions de remaniement des équipes et fonctions. Sa réaction première s’était avérée être l’évitement des entretiens avec le responsable des Ressources Humaines, là où il aurait pu être exposé à des situations où l’on déciderait pour lui sur son propre sort. Dans de telles circonstances, s’arrangeant alors pour reculer l’échéance, mais toujours avec beaucoup d’angoisse de crainte que cela ne fonctionne pas, il échappait provisoirement aux décisions hiérarchiques. Plus le temps passait et plus il allait se trouver mis au pied du mur. En outre, je m’aperçus que cette position lui servait à lutter sur le plan de la scène extérieure contre ce qu’il estimait, à l’aune de ses valeurs, être une injustice : « Comment peuvent-ils me demander de partir à l’autre bout de la région, à moi, et à tous les autres, pour leurs magouilles financières ? ». J’avais fait l’hypothèse que cette critique adressée à ses employeurs était une défense consciente – une idéologie défensive en quelque sorte – contre ce qui, sur la scène intérieure, n’avait pu faire l’objet d’une prise en compte. Le patient, qui se sentait puni d’une telle décision, était moins réticent à parler que ce que j’avais supposé au départ. Peut-être trouvait-il en moi un autre capable d’entendre l’exigence de ses revendications ? Il me confia un premier élément d’anamnèse. Son père, issu d’un milieu ouvrier, n’aurait jamais pris le soin de le valoriser. Bien au contraire, il lui aurait transmis des messages particulièrement négatifs : des critiques excessives notamment qui avaient imprégné chez lui le sentiment d’être mauvais. Me vint alors une autre hypothèse : G. n’attendait-il pas de moi que je le critique, comme son père, en même temps qu’il aurait souhaité que je l’encourage ? Mais ces réflexions hypothético-déductives ne menaient nulle part. Et pour cause.
20Le plus intéressant résidait dans les mouvements psychiques du patient. G. encapsulait, selon ses modalités de défense névrotiques, tout ce que lui me faisait dire à propos de que j’éprouvais à sa place. En outre, lorsque je parvenais à contourner cet obstacle, en lui laissant une part active dans ses possibilités d’élaboration, il annulait aussitôt ses réflexions. De la sorte, il pouvait ériger une enceinte défensive qui, bien qu’elle fût consommatrice d’énergie et qu’elle le coupât, comme il le consentit néanmoins, des relations de plaisir aux autres, le faisait ressasser solitairement ses difficultés sur un mode de jouissance compensatoire. De telles pensées (agressives), même si elles étaient douloureuses, lui permettaient encore de garder la maîtrise de son monde interne au regard de ce qu’il subissait de l’extérieur. En fin de séance, je remarquais que je me sentais fatigué, vidé, tandis que le patient semblait sortir de sa forteresse imprenable. De manière transférentielle, et comme par un phénomène d’exportation des sentiments de culpabilité du patient vers moi – G. s’en voulait d’en vouloir à ses employeurs – je me sentais convoqué dans ma fonction de soignant qui se devait de faire quelque chose pour lui. Ses défenses intellectuelles lui servaient à lutter contre la passivité, mais elles entraînaient chez lui un raisonnement en boucle (« Ça tourne en rond dans ma tête »), ce dont il souffrait.
21Par ailleurs, la fatigue que je ressentais avec lui s’avérait être en lien avec un mouvement dépressif propre au patient, dû au fait qu’il s’épuisait à tenir dans de telles stratégies défensives pour conserver la place fantasmatique qu’il souhaitait occuper dans la réalité – devenir chef – mais dont la réalisation était remise en question depuis cette obligation à partir. Ses somatisations toujours bénignes étaient oscillantes : fatigue, prise de poids, tabagisme suivaient les aléas des négociations avec son encadrement. Les régulations par le corps – manger abondement, fumer, régression hypersomniaque – intervenaient en relais des régulations psychiques occupées par la pensée, pour soulager l’excès de mentalisation en recourant à des modalités régressives de fonctionnement, du côté de l’oralité. Parce que le patient était en état de refus passif, le corps parlait peut-être pour reprendre le processus d’élaboration à un autre niveau, comme l’a parfaitement démontré Rueff-Escoubès (2003).
22Fort de ces éléments d’appréciation, après cinq séances, j’allais introduire le yoga dans le cours de la thérapie verbale. En accord avec G., que j’avais informé de ce qu’il pouvait attendre des limites d’un soutien thérapeutique de courte durée dans ce cadre institutionnel, et dans l’attente qu’il vienne à formuler une demande, j’établis de travailler avec lui sur sa fatigue et sa consommation de tabac qui le dérangeaient.
23Au cours des trois séances suivantes, à l’aune de son propre rythme, j’entrepris qu’il puisse faire en sorte de retrouver du plaisir à travers le fonctionnement de son corps, qu’il reprenne confiance en lui au moyen de postures accessibles – dites asanas en sanscrit – et qu’il se détende au moyen de respirations (pranayamas). Tout d’abord, assis dans le fauteuil, je lui appris à expérimenter l’état de relaxation, à prendre conscience de son corps, de sa respiration et des pensées spontanées qui émergeraient. Je lui montrai qu’il pouvait associer ses idées aux émotions qui le traversaient, afin, en outre, d’en percevoir l’épaisseur corporelle qu’elle revêtirait : tensions musculaires, lourdeur, légèreté, chaleur, froideur, respiration rapide, lente, profonde, battements cardiaques, état de calme. A la faveur d’une bonne réception par le patient, j’introduisis des postures simples d’étirement au sol et de torsions connues pour produire des effets sur les systèmes sympathique et parasympathique. En dehors des séances, je lui proposais des exercices de lâcher-prise. Quand je demandais à G. comment il se sentait, il disait aller bien, mais ne pas réussir à transférer les bienfaits acquis sur sa réalité. Lors de la huitième séance, alors que je fus sur le point de lui proposer un nouvel exercice, il voulut reprendre l’enchaînement dit du chien/chat que je lui avais montré précédemment, consistant en une alternance entre antéversion et rétroversion du bassin. D’un ton nerveux, il me dit : « C’est mieux de faire comme ça ! ». En m’adressant les critiques qu’il se faisait à lui-même, notamment celles de continuellement se laisser marcher dessus par les autres et ne plus arriver à rien, j’en conclus qu’il finissait par vouloir prendre le contrôle de la thérapie. Cette séance fut déterminante pour la suite. Comme je le laissais faire sans rien reprendre, il en fut déstabilisé : il sentit qu’une part de lui-même agissait sur la situation.
24Malgré sa volonté de modifier les modalités conscientes et rationnelles de ses symptômes physiques, G. ne répétait-il pas des expériences inconscientes, non seulement envers le père intériorisé – il fallait qu’il soit plus fort que lui – mais aussi envers le maternel ? En s’appuyant sur des modalités de fonctionnements régressifs du côté de l’objet-mère intériorisé, n’avait-il pas désiré échapper à l’épreuve, vécue par lui comme une punition, d’avoir voulu dépasser ce père, qui l’attendait dans la réalité professionnelle ? Peut-être aussi craignit-il de ne plus pouvoir recourir à ses fonctionnements autorégulateurs, sachant que la visée de la thérapie était de supprimer les symptômes d’oralité qui lui servaient de défense contre l’aliénation fantasmée à l’autre.
25Lors des deux dernières séances, j’étais présent mais lui dictais une posture qu’il reprenait à son compte pour en faire un mouvement personnel. Il fit alors spontanément un mouvement d’ouverture thoracique. Ce mouvement sensori-moteur amorçait une perspective à la fois spatiale et psychique : il fonctionna comme un équivalent d’interprétation. Dans la relation, je compris que j’avais laissé suffisamment de place, dans son organisation personnelle, pour créer un geste qu’il pouvait s’approprier. En effet, la rigidité avait jusqu’alors marqué chez lui une difficulté à envisager une prise de risque au regard d’une instance surmoïque particulièrement sévère. Un critique intérieur agissait plus que jamais au sein d’une circularité établie entre lui et son environnement professionnel : partir de son lieu d’attache lui était inconcevable, y rester impossible.
26Cet exemple me fait à nouveau constater que le thérapeute doit pouvoir motiver et modifier sa technique en tenant compte des particularités du patient et de la relation qui s’instaure. A l’inverse, quand un patient vient parce qu’il a entendu parler d’une méthode, il convient toujours d’explorer ce qu’il en est de ses difficultés concrètes et du fonctionnement inconscient qui les porte.
Conclusions
27D’abord, sur la demande de prises en charge en institution. Si l’ordinaire de la vie est de souffrir, de pâtir de la souffrance fondamentale qui témoigne de la condition humaine, il arrive parfois que le rapport à la réalité devienne si compliqué qu’il soit impossible, seul, de surmonter les obstacles qui se présentent à nous. Certains patients que je reçois, confrontés à une actualité pressante, ont tendance à demander que j’intervienne dans leur vie extra-psychique, en me mêlant au contrat qu’ils ont conclu avec leurs autorités. D’autres s’appuient sur ce relais mis à leur disposition pour, se rendant aux séances, obtenir de l’accompagnement, des satisfactions concrètes. Les accompagnements formulés à la demande de tiers ont toujours tendance à accentuer ce phénomène. Néanmoins, la grande majorité d’entre eux traverse des moments de désorganisation à l’occasion de la confrontation avec une épreuve professionnelle dans leur vie.
28Ensuite, sur le processus de guérison. Wolf-Fedida (2008) rappelle que le but de guérison poursuivi par les psychothérapies et la psychanalyse n’est pas comparable. L’expérience montre que derrière l’envie de guérir se tient l’origine de la maladie : « Ce n’est pas sa bonne volonté ni la volonté du thérapeute de vouloir “arracher ’’ la malade de sa maladie qui permet la guérison, bien au contraire. Ce sont plutôt des obstacles. Il faut être deux pour guérir et explorer la présence/absence de l’autre. Vouloir imposer quoi que ce soit est déjà une entrave à ce processus qui instaure un cheminement vers la guérison » (p. 70). G. n’avait, quant à lui, pas de demande explicite de guérison, son hyperactivité mentale participant d’ailleurs d’un bénéfice secondaire important pour lui. En revanche, il était coincé dans une impasse, son imaginaire prenant le relais de cette impossibilité à en sortir, ce qu’il reconnaissait. Il put alors formuler au moins un besoin d’aide à la faveur du projet de soin que je lui suggérais. En ce sens, face à cette réalité envahissante pour lui, à défaut d’avoir tenu une position psychanalytique, j’espère avoir été thérapeutique et humaniste.
29Enfin, justement sur la prudence thérapeutique à garder. Cela veut dire dès lors que l’utilisation d’une médiation, comme ici le yoga que je connais, doit être pensée avec exigence et en permanence selon l’adéquation qu’elle peut avoir avec les difficultés actuelles des patients et leur fonctionnement psychopathologique. Dans le cas spécifique, le danger aurait été, en imposant à G. cette technique, d’abord de donner l’illusion d’une prise en charge thérapeutique, ensuite d’entretenir un maternage sauvage. Au lieu de cela, le recours à cette médiation corporelle pensée dans la relation tranféro-contretransférentielle, au lieu où il régressait, m’aura permis de l’aider ponctuellement à reprendre autrement par la parole, dans l’espace des séances, les pensées nouées. Notamment en maintenant l’écoute du corps et de sa quête de liberté dans un mouvement spontané qui demandait à vivre. C’est là, dans les murs de cette prise en charge institutionnelle, que s’est tenu mon rôle.
30Libre à G. de poursuivre son aventure personnelle.
Bibliographie
Bibliographie
- Auriol B. (1977) : Yoga et psychothérapie. Les apports du yoga à l’équilibre humain. Paris, Privat.
- Aurobindo S. (1951) : Le Guide du yoga. Paris, Albin Michel, 1970.
- Berthelet Lorelle C. (2007) : De l’un à l’autre. Spiritualité du yoga et psychanalyse. Montréal, Liber.
- Costantino C. (2010). : Un cadre éthique pour une pratique psychologique en institution psychiatrique. Le Carnet Psy, 143 (3) : 26-31.
- Chenet F. (1998) : La philosophie indienne. Paris, Armand Colin.
- Choisy M. (1949) : Yogas et psychanalyse. Chamonix, Editions du Mont-Blanc.
- Dejours C. (2001) : Le corps d’abord. Paris, Payot.
- Dumet N. (1998) : La création psychosomatique : une voie pour la symbolisation, in : Matière à symbolisation. Lausanne, Delachaux et Niestlé, pp. 179-196.
- Ehrenberg A. (2010) : La Société du malaise. Paris, Odile Jacob.
- Freud S. (1920) : Au-delà du principe de plaisir, in : Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 2001, pp. 47-128.
- Green A. (1995) : La causalité psychique. Paris, Odile Jacob.
- McDougall J. (1989) : Théâtre du corps. Paris, Gallimard, 2003.
- Maffesoli M. (2007) : Le réenchantement du monde. Paris, Librairie Académique Perrin.
- Maffesoli M. (2012) : L’Homme postmoderne. Paris, Bourin Editeur.
- Marty P. (1967) : Aspects psychosomatiques de la fatigue. Rev. Franç.Psychosom., 24 (2) : 9-32, 2003.
- Masson-Oursel P. (1954) : Le yoga. Paris, PUF, 1967.
- Pirlot G. (2010) : La Psychosomatique. Entre psychanalyse et biologique. Paris, Armand Colin.
- Rueff-Escoubès C. (2003) : « On nous demande de ne pas penser » : fatigues et conditions de travail, le point de vue sociopsychanalytique. Rev. Franç. Psychosom., 24 (2) : 157-169.
- Sami-Ali M. (1987) : Penser le somatique. Imaginaire et pathologie. Paris, Dunod, 2002.
- Winnicott D.W. (1971) : Le corps et le self. Nouv. Rev. Psychanal., 3 : 37-48.
- Winnicott D.W. (1949) : L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma, in : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, 1989, pp. 134-149.
- Wolf-Fédida M. (2008) : Psychopathologie fondamentale, suivie de Abécédaire de Pierre Fédida. Paris, MJW Fédition.
Notes
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[1]
Docteur en psychopathologie et psychanalyse, membre de l’Association pour la Gestion des Activités psychologiques et Sociales (AGASP) créé par Gérard Mendel (1930-2004), Psychologue en cabinet et en institution spécialisée en santé au travail.
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[2]
Certaines caractéristiques du cas rapporté ont été modifiées afin de préserver l’anonymat et le secret professionnel.