Couverture de PSYS_152

Article de revue

Sofia et l’invasion corporelle

Pages 79 à 89

Introduction

1C’est humblement et, je l’espère, avec éthique et dans un réel engagement que je vais essayer de mettre en mots le travail engagé avec Sofia. Mettre en mots les mouvements, les états, les questionnements – parfois inquiets pour certains d’entre eux – d’un processus psychothérapeutique n’est pas un exercice facile, mais c’est un passage nécessaire et extrêmement formateur pour penser le lien thérapeutique.

Première rencontre

2Sofia est une jeune fille de 15 ans, cadette d’une fratrie de deux. Ses parents sont séparés, son père étant parti trois jours après sa naissance. Sofia est née à 36 semaines, avec une malformation vasculaire importante ayant la particularité d’augmenter progressivement à la surface de la peau par prolifération vénulaire. Sofia souffre sans cesse d’un syndrome douloureux chronique (céphalées importantes et récurrentes) nécessitant un traitement antalgique conséquent.

3J’introduis volontairement d’emblée les symptômes somatiques de Sofia car, du fait de ses nombreuses hospitalisations, elle est constamment « bercée » par des diagnostics, des traitements pharmacologiques, des différents avis médicaux. Je rencontre donc une jeune fille qui, à l’image des concepts relatés par Houzel (2009), est habituée aux traitements protocolisés (traitements médicaux et chirurgicaux) et non pas aux traitements processuels (traitements psychothérapeutiques).

4Lors de notre premier entretien, Sofia est assise en tailleur sur son lit d’hôpital, elle semble m’attendre, son regard est doux, présent et absent à la fois. Se dégagent une certaine vivacité dans l’échange et une facilité dans son expression verbale fortement empreinte de politesse. Sa gestuelle est particulière, comme si elle en retenait la spontanéité tout en se caressant délicatement les mains. Le corps, écrit Roussillon (2009), continue d’exprimer ce que le reste de l’activité expressive issue des langages du corps ne dit plus, mais il l’exprime sous une forme dégénérée, désignifiée.

5Je ne suis guère « happée » par l’étendue ou la couleur de son angiome, mais mobilisée par l’ambiance d’« inquiétante tranquillité » régnant dans sa chambre. D’emblée, elle m’informe qu’elle doit sortir le lendemain après six semaines d’hospitalisation, tout en me disant qu’elle n’a plus de téléphone depuis plusieurs jours du fait d’un vol au sein de l’Unité ; les contacts avec l’extérieur semblent donc limités. De même, évoquant son ordinateur portable, qui lui permet d’être en lien avec son école, il a été endommagé, me dit-elle, par l’équipe infirmière qui, négligemment, l’a posé sous une pile de dossiers médicaux ; les contacts avec ses camarades d’école sont donc aussi malmenés. A l’image des paradoxes présents dans son attitude corporelle (regard absent/présent, retenue et relâchement corporels, expression verbale adulte et enfantine à la fois comme une petite fille qui semble déjà grande), je perçois d’emblée une ambivalence quant à son réel désir de quitter ce lieu hospitalier (et le terme « hospitalier » prend tout son sens) connu et protecteur. Par ailleurs, elle semble me convaincre qu’elle peut tout à fait « survivre » dans cet espace malgré le peu de contact avec l’extérieur. Concrètement, seule sa mère est régulière, voire omniprésente durant les temps de visites. Je perçois aussi dans ses pertes d’objets de communication toutes les « parties » perdues ou endommagées chez elle.

Début du traitement psychothérapeutique

6Sofia n’a pas de demande personnelle pour une psychothérapie (elle est assujettie aux médecins de l’Unité où elle est hospitalisée), cependant, dans la rapidité de son mode de compréhension du cadre que je lui propose, j’ai l’impression que Sofia en a déjà des représentations. L’entretien préliminaire permet une forme d’indication sur sa capacité à accepter cette aide, comme un avant-goût d’une rencontre thérapeutique.

7Lors des premières séances de psychothérapie, je note une grande avidité relationnelle se manifestant par un débit verbal conséquent, une description de son quotidien souvent dans les moindres détails et le début de la construction de son histoire. Très rapidement, évoquant son père biologique qu’elle revoit irrégulièrement les week-ends, elle me dit qu’il ne peut s’occuper d’elle tant il est centré sur lui. Dans la construction de son roman familial, elle m’explique qu’avant sa naissance, la relation entre son père et sa mère n’allait pas, c’était de plus en plus tendu, agressif. « Il a tapé ma mère au niveau de son ventre alors que moi, j’étais dans son ventre », me dit-elle, répétant plusieurs fois cette dernière phrase. Le monde interne de Sofia prend ainsi forme, permettant une associativité et interprétativité. Elle décrit son psychodrame à elle : elle est née dans le trauma, le sang est resté coincé dans son corps. Le geste de son père sur le ventre de sa mère est comme la construction de sa naissance. C’est son père qui l’a abîmée, elle retient donc son père en elle de par son angiome, la trace de son père est en elle. Il y a quelque chose de monstrueux dans cette description. Selon Houzel (2009) le « patient fait l’expérience qu’un aspect destructeur et terrifiant de lui-même peut être contenu ; que l’on peut faire face à son anxiété et à sa malignité ; que le thérapeute ne lui envoie pas des projections en retour, ne s’effondre pas ». Dans le cadre psychothérapeutique, Sofia sait qu’elle peut être regardée autrement dans son identité, ses relations, ses espoirs. Cela rend l’angiome moins important et oriente l’échange du côté de ses désirs.

Passage à l’acte (acting out)

8Un mois après le début du traitement, un passage à l’acte sous forme d’une prise médicamenteuse viendra interrompre la régularité des séances. Pas de signe précurseur, pas d’angoisse exprimée, « j’ai pris ces médicaments alors que j’étais somnambule », dit-elle. Bleger (2004) décrit que ce sont les parties psychotiques de la personnalité qui se projettent sur le cadre et qui en menacent la stabilité, il les appelle les « noyaux agglutinés de la personnalité ». Ces derniers s’expriment dans des attaques contre le cadre qui peuvent mettre en péril la poursuite du processus thérapeutique, d’ou la nécessité de renforcer le cadre par un cadre institutionnel. Une hospitalisation dans une Unité de Pédopsychiatrie est ainsi proposée, je maintiens un contact régulier en « visitant » Sofia idéalement aux heures de la psychothérapie (réaménagement ponctuel du cadre). Je me suis longuement interrogée, en pensant à notre première rencontre, au souhait inconscient chez Sofia de se retrouver dans un cadre connu, sécurisant, comme si elle retrouvait un confort là où la maladie est omniprésente et où, paradoxalement, sa vie sociale est plus riche. Je pense ainsi à notre première rencontre dans le cadre hospitalier où tout lui semblait coutumier et rassurant.

9De nombreuses questions m’accompagnent : l’hospitalisation facilite-t-elle son ou des regards sur elle-même ? Devient-elle moins étrangère à elle-même dans ce cadre connu où, bébé et jeune enfant, le personnel soignant s’était régulièrement occupé de son corps, de sa peau marquée ? Est-ce dans ce cadre hospitalier, équivalent d’un cadre de symbiose avec la mère, que Sofia a développé son Moi ?

10Me reviennent à l’esprit les travaux d’Anzieu (1985) sur le Moi-peau. Dans ses écrits, Anzieu souligne l’importance, dans la construction d’un sentiment continu d’unité, des contacts visuels, tactiles et sonores avec la mère. L’appareil psychique de l’enfant se construit sur un pré-Moi corporel qu’il nomme le Moi-peau. Durant son enfance, Sofia fut-elle intrusée par les nombreuses hospitalisations, les différents soins, les interventions chirurgicales ? Fut-elle privée des interactions sensori-motrices, de la sensorialité, des contacts corporels précurseurs des échanges signifiants et de la communication symbolique ?

Reprise du traitement psychothérapeutique

11Le suivi psychothérapeutique reprendra dès sa sortie du service de pédopsychiatrie. Sofia n’évoque pas directement son passage à l’acte mais, relatant régulièrement des rêves récurrents, je perçois son intérêt à parler de son monde interne, à réfléchir sur ses propres productions psychiques. Ainsi Sofia me dit être beaucoup plus déprimée et, relatant un récent rêve, elle me parle de sa maladie, de son aspect physique. Elle est en voiture et l’on fait des expériences sur son corps : d’un côté on lui recouvre le corps de feuilles mortes et de l’autre côté il y a des perfusions de résine. Elle se sent comme un monstre. Je lui demande à quoi lui fait penser ce cauchemar, elle évoque spontanément toutes ses hospitalisations. Pour la première fois elle me parle de sa maladie : « Je peux être comme une encyclopédie médicale quand je parle de moi, je connais tous les termes et tous les noms de mes différents traitements ». Elle me relate par ailleurs notre première rencontre à l’hôpital, où il est vrai qu’elle avait usé et abusé de termes médicaux. Mais aujourd’hui c’est la représentation de son corps qui, à travers son rêve, est symbolisée. Il y a une partie de son corps qu’elle peut considérer vivante, puissante (la résine) et l’autre partie impuissante, non vivante (les feuilles mortes).

12Ce rêve est-il une mise en scène de parties clivées en elle ? Les feuilles résonnent en moi comme une possible mort et les perfusions de résine comme l’énergie de la vie. Ces deux côtés coexistent en elle et son corps n’est plus simplement un persécuteur. La plupart de ses rêves sont assez angoissants mais ils marquent, comme le décrit Jean-Michel Quinodoz (2001), un processus intégratif. Ce rêve parle aussi du transfert : la résine, cela fait du bien, c’est peu de chose mais cela fait du bien à l’image de la « nourriture » du cadre psychothérapeutique.

13Quand Sofia me dit, au début de cette séance, être déprimée, j’aurais pu lui dire : « Ne veux-tu pas dire triste ? », mais cela m’est apparu dans l’après-coup. En effet, c’est justement parce qu’elle va mieux que les mouvements dépressifs peuvent émerger : elle n’a plus besoin du support de l’encyclopédie et peut exprimer ses affects. Nous pouvons regarder les feuilles mortes et la résine, les deux coexistent avec, bien sûr, de l’angoisse et de la tristesse.

14Lors d’une séance suivante, Sofia décrit un nouveau rêve : « Je vais me coucher, je suis bien et prête à dormir. La fenêtre est proche de mon lit et, tout d’un coup, j’entends un bruit sourd comme un très fort vent. Je regarde autour de moi et je vois un truc inexplicable : une personne qui a une peau noire et mate comme un meuble, et des espèces de reliefs gris plus clair et des cheveux noirs qui remontent très haut. Je ne sais pas si c’est un homme ou une femme. Des yeux énormes, jaunes à la place du blanc, la pupille rouge, et il y a un bleu très clair qui entoure la pupille. Il me plante une seringue dans le bras et je ne peux plus bouger. Il me fait une espèce de mutilation dans la cuisse, c’est comme un symbole. Il possède aussi une espèce de tournevis, il me regarde les yeux grands ouverts et approche le tournevis près de mon cœur, et je me réveille avant qu’il ne me plante l’objet dans mon cœur ». En fait, ajoute-t-elle, « c’était comme un rituel vaudou. Cette personne était en quelque sorte magnifique dans son aspect. Des yeux monstrueux et beaux à la fois. Peut-être ne voulait-il pas me tuer ? »

15Sofia m’invite par ses rêves à regarder dans les tiroirs les plus secrets de son espace intime. Il y a toujours des éléments archaïques dans ses rêves : le corps et ses transformations, l’arrachage de parties du corps, la mort, la disparition… mais aussi des éléments œdipiens (surtout les rêves après plus d’un an de psychothérapie) : le couple, les enfants, la sexualité du couple, les amis, leurs trahisons. La vie côtoie la mort, le paysage calme côtoie la tourmente. Dans ces récits, le contact au niveau du corps est à la fois intrusif, agressif, douloureux, mais aussi symbole de vie, de sexualité comme une érotisation de la douleur. Certaines de ses phrases sont d’une grande poésie et je me laisse souvent bercer par ses mots ou ses images sans chercher à les interpréter. Malgré certains contenus, rien ne me semble effrayant, c’est monstrueux et magnifique à la fois, à l’image de ce monstre décrit par Sofia.

16L’état de crise (prise médicamenteuse, hospitalisation) a permis une réorganisation psychique chez Sofia. J’ai eu l’impression qu’elle s’était sentie en difficulté au moment où sa situation somatique évoluait favorablement, lui permettant ainsi une vie plus tournée vers l’extérieur et qui, parce qu’inconnue, lui faisait peur. Volontairement, je ne vais pas relater en détail les mois de psychothérapie qui ont suivi ce passage à l’acte. Globalement, le cadre thérapeutique spatio-temporel régulier, le mouvement transférentiel positif (particulièrement sur un mode maternel) permettent à Sofia le début d’un processus psychothérapeutique incluant un flux associatif conséquent autour des thèmes de la rivalité avec sa sœur, des relations « amour-haine » avec son père, du lien fusionnel à sa mère, de la nostalgie de son enfance où tout était de l’ordre du possible, voire de la toute-puissance infantile. Apparaît aussi une curiosité œdipienne de plus en plus présente et évidemment la naissance d’une certaine ambivalence par rapport à ces figures œdipiennes, et notamment par rapport à une mère omniprésente et envahissante, voire dévorante et/ou un père si peu présent psychiquement. Le mouvement adolescent se précise de par ses relations avec ses proches, ses pairs, sa première déception amoureuse, sa recherche d’autonomisation, l’expression d’une possible agressivité non vécue comme destructrice…

17Evoquant son père lors d’une séance, elle me dit : « On joue tous les deux la comédie. On a tellement rien à foutre l’un de l’autre. J’ai donc trouvé un sujet de discussion avec lui, il s’agit de ses séances de physiothérapie. Du coup, il doit se sentir obligé de me parler de ses rendez-vous, mais en même temps il a les yeux rivés sur son téléphone car il attend toujours des messages de ses petites amies. Je vais chez lui le week-end pour ma sœur, j’en ai rien à foutre de ce mec ». Propos que je reçois, paradoxalement, comme un cri d’amour à l’égard de ce père trop souvent absent psychiquement et physiquement. Les séances de physiothérapie sont-elles pour Sofia un équivalent des séances de psychothérapie ? Le corps, la parole sont présents dans ces deux espaces mais si peu dans leur espace commun de communication père-fille. La tendresse est peu exprimée autant corporellement que verbalement dans ces échanges avec son père.

18Durant cette même séance elle me décrit un texte qu’elle a produit pour son cours de français. Le titre du texte est « La vie d’un assassin » ; j’avais envie, me dit-elle, que l’assassin soit une femme. C’est donc l’histoire d’une jeune femme, Anita, mariée depuis 13 ans avec un certain Levis. Elle est rousse, les yeux en amande, des taches de rousseur, un dégradé long, elle mesure environs 1 m 67. Sa grande et spacieuse maison est inondée de soleil, Anita s’occupe de son jardin car elle a la « main verte ». Elle n’a pas d’enfant mais désire en avoir un, elle est auteur, elle compose des romans dans son très grand séjour. Cela fait cinq ans qu’il y a des difficultés dans son couple. Son mari ce jour rentre tard.

Anita :Pourquoi rentres-tu si tard ?
Levis :Mêle-toi de ce qui te regarde.
C’est la première fois qu’il lui parle aussi violemment.
Anita :Je veux absolument savoir.
Levis :Je te dis de t’arrêter, sale empotée, et mon humeur ne regarde que moi.

19La soirée tourne au vinaigre, elle va dans la cuisine. Ils se disputent de nouveau. Il lui dit qu’il ne l’aime plus. Il la frappe et pendant cinq années il la frappera encore et toujours. Elle n’a pas le courage de quitter le domicile conjugal. Un soir, il a un regard colérique. Elle a peur de mourir, elle se fait cogner, elle est pleine d’hématomes.

Anita(apercevant un couteau) : Si tu me touches, je te tue.
Levis :Tu n’auras jamais le courage.
Anita, dans un geste précis, le tue.

20Dans ce texte, la brutalité est sur le devant de la scène à l’image de la violence de la construction de son psychodrame familial. Nous pouvons interpréter ce texte comme l’expression d’une agressivité à l’égard du couple parental. Sofia semble pouvoir jouer avec cette violence en se permettant d’exprimer des affects agressifs et non pas en recouvrant son vécu sous une phrase si souvent exprimée : « Tout va bien ». Vient, par la suite, une séance où Sofia décrit son immense plaisir à visiter le Salon du Livre avec son père, et son grand soulagement quand ce dernier lui apprendra sa rupture avec sa dernière amie.

21Spontanément, dans mon mode relationnel avec Sofia, je me situe du côté d’un « mouvement contre-transférentiel concordant » base de l’empathie, tel que le décrit Heinrich Racker (1953). Je suis attentive à la souffrance à la fois physique et psychique de cette adolescente, tout en étant consciente de mon intérêt pour les psychothérapies avec des patients souffrant de troubles somatiques, et ce certainement en lien avec ma formation initiale de psychomotricienne et mon intérêt majeur pour le lien corps-psyché (Charpine et al., 2005, 2010, 2012). Dans tout mouvement contre-transférentiel, il y a toujours une part de transfert personnel. Selon Nicole Berry (1987, p. 79), il est habituel de saisir le transfert libidinal en reprenant les figures imaginaires (versus maternel dans la situation décrite) que nous incarnons pour le patient ; il est plus malaisé de voir les implications narcissiques de la relation transférentielle. Le « qui suis-je », pour Sofia, me renvoie nécessairement à un « qui suis-je » personnel. En ce sens, mes références psychanalytiques personnelles (cadre de ma propre psychanalyse, mes supervisions individuelles et/ou groupales) sont omniprésentes et infiltrent ma position contre-transférentielle. Ces cadres représentent des tiers organisateurs et constructeurs, ils sont constamment en « arrière-fond » de mes pensées.

Un funeste destin

22Quelques mois plus tard, les mouvements associatifs libres et spontanés de Sofia sont comme rompus après l’annonce de la rechute du cancer de sa mère. Le processus de désymbolisation semble prendre le devant de « la scène transférentielle ». Concrètement, elle ne vient plus à ses séances, elle se replie à domicile comme pour veiller sa mère qui subit des traitements extrêmement lourds et je ressens une forme de confusion : qui veille sur qui ? De quel corps malade s’agit-il ? Au téléphone elle me décrit, dans un flot de paroles continues et sans affect, ses propres douleurs physiques, sa fatigue omniprésente, son besoin de rester souvent alitée : un fort mouvement régressif semble s’installer. L’état de confusion continue à me gagner : de quel corps Sofia me parle-t-elle, du sien, de celui de sa mère, de mon propre corps (ma propre identification à la mère) ? Mon vécu est proche, par moments, d’un effacement des délimitations du moi décrit par Régine Prat (2004) quand se joue une relative désorganisation de la conscience identitaire. Contre-transférentiellement, je me retrouve comme happée par la tournure mortifère de cette famille, je me sens identifiée à la maladie mortelle de la mère : me revient en mémoire une sensation de nausée lors d’un échange téléphonique avec celle-ci, nausées omniprésentes chez Madame suite aux chimiothérapies. Je me dois d’écouter combien je suis affectée par cette situation, je me dois d’être le « miroir du négatif », donc de m’identifier aux états internes rejetés, projetés de Sofia. Selon Jacqueline Golfrind (1993, p. 50), les états émotionnels sont ce qui, du corps, touche le plus directement l’analyste, c’est en se fiant à sa réceptivité infraverbale que le thérapeute peut tenter d’identifier ce qu’éprouve le patient. Cette réceptivité, ces états sensoriels, ces états du corps, posent la mystérieuse énigme de la communication par identification projective.

23De nouveau, de nombreuses questions m’envahissent : comment sortir de cette persécution corporelle ? Comment ne pas enfermer Sofia dans un destin funeste ? Comment lui ouvrir l’appétit, lui ouvrir de nouveau les portes des fantasmes, des rêves, des associativités et ne pas rester nauséeuse à l’image de sa propre mère ? Comment trouver un équilibre entre mes mouvements émotionnels spontanés et mes sentiments maîtrisés ? Je suis aussi consciente que mes propres expériences infantiles résonnent avec celles de Sofia. Je pense, avec une certaine émotion, au décès d’une tante maternelle, il y a plus de trente ans, alors que sa fille venait d’avoir treize ans. Cette cousine vit continuellement dans le souvenir d’une mère aimante, tendre, à l’écoute et trop tôt disparue. Je me souviens d’une scène particulière : j’ai quatorze ans et reviens d’un séjour à Londres. Un goûter est organisé avec la famille élargie afin d’échanger sur cette première expérience londonienne. Je vais saluer tout le monde sauf cette tante, non pas, évidemment, par défaut de politesse mais par la force de l’hallucination négative. En effet, je ne la remarque pas, je l’efface de mon champ perceptif comme pour, vraisemblablement, échapper à ce perceptif traumatisant du fait de l’avancée massive de la maladie. Ce monde défensif ayant ses limites, je suis subitement confrontée aux ravages de la maladie sur le corps de ma tante maternelle et mon regard adolescent se confronte directement à une mort annoncée.

24Eprouvais-je le même désespoir que Sofia face à la complexité et gravité de la maladie de sa mère, mais aussi face à la complexité de sa propre maladie ? Qu’y a-t-il de positif dans l’angiome : est-elle un être unique, un être d’exception, ou a t-elle des cancers de partout à l’image de sa mère ? Je me dois d’entendre mes ressentis comme l’expression d’une identification projective de Sofia à ses objets. Hanna Segal (2004, p. 169) dit que le contre-transfert fonctionne bien lorsque nous avons une double relation au patient : l’une est réceptive, émotionnelle, contenante ; l’autre observe le processus et comprend la communication du patient et l’interaction entre ses sentiments et les nôtres. Grinberg (1962) développe la notion de « contre-identification projective », à savoir que le psychanalyste peut céder passivement à la force de projection du patient en croyant qu’il s’agit de ses fantasmes et/ou émotions.

25Après plusieurs semaines d’absence où, néanmoins, des contacts téléphoniques sont possibles, je décide d’un « aménagement technique » dans le traitement, à savoir j’informe Sofia que, si elle ne peut se déplacer, je viendrai à elle dans des visites à domicile. Cet aménagement est-il l’équivalent d’un agir contre-transférentiel ? Sans doute, mais il s’inscrit, avant tout, dans la prise en compte de la réalité d’une adolescente isolée chez elle, sans contact avec l’extérieur (arrêt de la scolarité depuis plus d’un mois) et présentant une symptomatologie dépressive.

26De nouveau elle me décrit des douleurs au niveau des reins, de la colonne vertébrale, du ventre et des poumons, elle ne souhaite pas aller à l’école car elle a des spasmes et a peur de vomir. De nouveau, je me demande si elle me parle de son propre corps mal construit ou de celui de sa mère qui se détruit, se déconstruit ? Elle n’arrive pas à penser et ne supporte plus le regard des autres, aussi souhaite-elle rester dans sa bulle, la « bulle de mon enfance », me dit-elle. Cet espace de l’enfance, que j’associe à une « bulle de maladie », est commun à elle et à sa mère dans une forme d’indifférenciation, de communication non verbale. Elles semblent prisonnières de leur relation. Je suis consciente aussi que, paradoxalement, les douleurs font vivre Sofia avec tous les aspects d’identification et de collage à sa mère.

27Cette proposition de « séance à domicile » ne se concrétise pas car Sofia revient régulièrement à ses séances et, avec son accord et celui de sa mère, nous programmons deux séances par semaine. A-t-elle souhaité m’entendre dire : « Ta souffrance (et vraisemblablement celle de ta mère) ne me fait pas peur, je peux venir te voir, je peux te regarder physiquement et psychiquement comme je peux entendre ton angoisse » ? Cette phrase me rappelle mon vécu lors de notre premier contact à l’hôpital, répétition du lien, répétition du mode transférentiel. Sofia semble accepter de nouveau le tiers séparateur que je peux représenter dans le lien à sa mère. Elle peut continuer le mouvement d’appropriation de sa propre pensée, son cheminement vers une autonomisation et ce, avec la réalité de son propre corps. Parallèlement, Sofia reprend sa scolarité à raison de deux journées par semaine, les jours où sont programmées ses séances de psychothérapie. Sa mère, qui a subi une dernière opération, me fait part du retour positif des chirurgiens et de l’oncologue. « Je continue le combat », me dit-elle, ce terme résonne avec le combat mené par Sofia du fait de sa maladie invalidante, compagnon de son quotidien.

28Sofia exprime, lors d’une séance, ses angoisses de mort : dans son cauchemar, elle se retrouve face à une horde de personnages monstrueux qui commencent à la dévorer et elle devient un squelette. « Le pire, me dit-elle, c’est que je sens la douleur, il ne me reste que mes os mais je suis encore vivante et les personnes continuent à me ronger. Il reste de la poussière et je suis vivante dans la poussière. Un “truc” va me souffler dessus, la poussière passe à travers l’air et même cela je le sens. Même réduite en poussière j’arrive à avoir mal. Quant je fais des cauchemars, dans ma gorge j’ai comme le goût de la mort. » Ainsi exprime-t-elle ses angoisses face à la maladie, à la cassure, ce sont des vécus corporels et perceptifs en deçà de l’émotionnel. Elle ajoute cependant qu’elle a lu dans un livre que le rêve de mourir correspond en fait à un nouveau départ pour mieux commencer. Puis spontanément elle me dit : « C’est donc la fin d’un nouveau commencement », sans s’apercevoir de l’aspect contradictoire de cette phrase.

29Je terminerai cette étape du « voyage psychothérapeutique » par un nouveau rêve de Sofia en lien avec des éléments de la réalité : son professeur de mathématiques, ravi de la revoir, passe toute sa matinée avec elle afin de lui expliquer des cours. Elle est très touchée par cette attention. « Je rêve que je rentre directement dans le couloir qui mène à la salle de mathématiques. Tout est blanc, la porte est grande ouverte. Je vois mon professeur installé sur une belle chaise moderne dans une position confortable, légèrement inclinée. Il me voit et me dit de le suivre tout en posant la main sur mon dos. Il m’amène sur un grand fauteuil moderne, je m’allonge, il me tend un plaid tout blanc et me dit : “Repose-toi, tu en as bien besoin et ne sois pas inquiète, je veille sur toi”. »

30Ce rêve fait écho en moi avec une phrase prononcée par Sofia lors d’une précédente séance : « J’ai une grande envie d’être vue mais cela me fait peur que l’on me regarde ». Dans le cadre psychothérapeutique Sofia me donne « à voir » sa maladie ; je peux « recevoir » son visage, son corps marqué ; nous pouvons nous regarder face à face et libérer de part et d’autre les mouvements associatifs, les rêves, les cauchemars. Dans ce cadre elle est regardée dans son identité, dans ses relations, dans ses espoirs, ses désirs. Lors d’une séance, alors qu’elle a commencé une série de laser, elle évoque ses angiomes en me disant :

31

« – Ils ont leur propre façon de vivre,
– le laser, cela ne doit pas leur plaire,
– ils commencent à se rebeller car j’ai beaucoup plus mal que d’habitude. »

32Le vécu est complexe par rapport à ses angiomes car elle en parle comme s’ils avaient une vie à eux, hors d’elle, et en même temps, s’ils disparaissent c’est une partie d’elle qui disparaît. C’est donc à la fois une partie d’elle et une partie dont elle voudrait se séparer. Cette maladie fait d’elle un cas unique : je peux faire horreur comme susciter du désir. Sa maladie est une variation de la norme de la nature et elle joue un peu avec cette norme.

Un corps pour deux ?

33Durant les séances suivantes, Sofia évoque longuement la maladie de sa mère sous une forme de clivage organisateur que je respecte, évidemment. Ainsi, dans ses propos, le corps de sa mère, à l’image de son propre corps, devient un modèle de description sans affect : la chimio agit sur tels et tels organes, le laser part de la tête et se dirige dans tout le corps, détruisant les mauvaises cellules, l’image du corps est morcelée, tout est planifié sans « fausse note » possible.

34Que réactivent chez Sofia ces soins envahissants au point qu’elle « bascule » dans des descriptions très techniques, magiques, voire paradoxales des traitements afin de ne pas sombrer dans un état de sidération ou dans une angoisse envahissante et désorganisatrice ? Est-ce une façon pour elle de se protéger de la « tournure mortifère » ou de la « persécution corporelle » omniprésente dans cette famille ?

35Lors d’une séance où elle évoque la maladie d’une tante paternelle, souffrant elle aussi d’un cancer, elle me dit : « Elle va très bien, elle est en fin de vie ». Cette phrase produit chez moi comme un état de sidération. De qui me parle-t-elle ? Suis-je envahie par la maladie de ses proches ? Ce sentiment correspond t-il à un mouvement d’identification projective au monde interne de Sofia ? Ce moment est important, car je me laisse surprendre sans prévention ni présupposition et ce mouvement me fait prendre conscience du danger d’« enfermer » la patiente dans un « destin familial funeste ». Il me semble primordial de continuer à travailler au niveau des pulsions de vie : les espoirs, les projets, les attentes, les désirs, tout en continuant d’entendre et de décoder les signes corporels liés à la réalité de la maladie.

36La lecture des écrits de Joyce McDougall (1989) m’accompagne régulièrement et permet de « relancer » ma pensée. Concernant le lien corporel mère-enfant, elle écrit : « J’en vins à réaliser que dans la mesure où l’enfant vit des expériences somatiques intenses dans les premiers mois de sa vie, c’est-à-dire bien avant qu’il ait une représentation nette de son image corporelle, il ne peut faire l’expérience de son corps ou de celui de sa mère qu’en tant qu’unité indivisible » (pp. 21-22). Quant à Bertrand Cramer (Cramer et al, 1972), il parle d’un phénomène de corporalisation. Il désigne par là le resserrement, imposé par la maladie et son traitement, de la relation parent-enfant au niveau du corps. Cette situation de dépendance corporelle pourrait alors, selon ses termes, « interférer avec le processus d’individualisation et même de symbolisation ». Se rejoue ou se prolonge ici un fantasme d’unité narcissique primaire, fantasme omniprésent dans le lien entre Sofia et sa mère.

37Au début de l’hiver je suis de nouveau confrontée à une nouvelle hospitalisation suite à une recrudescence de céphalées. Les maux de tête sont insupportables et tout le corps de Sofia est douloureux, alors que l’Imagerie à Résonnance Magnétique ne signale aucune péjoration tant au niveau cérébral qu’ophtalmologique. Je souhaite évoquer avec détail cette dernière hospitalisation, car elle s’inscrit dans un processus de réaménagement du cadre (de nouveau des visites et séances en pédiatrie) et permet de mettre en évidence le lien symbiotique mère-fille et le flou des limites entre le corps de Sofia et le corps de sa mère.

38Concrètement c’est la mère de Sofia qui m’informe, tôt un matin, de cette hospitalisation : sa voix, au téléphone, est tout juste audible, elle semble extrêmement fatiguée et lasse. Je me permets de lui demander des nouvelles de sa santé et elle m’informe qu’elle est sous morphine suite à la nécrose de nouveaux tissus en lien avec les traitements invasifs. Elle dit être épuisée, moins disponible pour Sofia, d’autant plus qu’une nouvelle intervention chirurgicale est envisagée d’ici peu. C’est la première fois que cette femme me semble réellement en lien avec ses affects. Des images de mort et une grande tristesse m’envahissent spontanément.

39Je décide de rendre visite à ma patiente et, dans la matinée, je me retrouve dans le service de pédiatrie. En entrant dans la chambre de Sofia, j’ai l’impression de vivre un moment de déréalisation : sa mère, si fragilisée il y a deux heures, est là, tonique, combative, réclamant un traitement plus adapté pour sa fille. Toutes deux se tiennent les mains, traduisant leur mutuelle compréhension face aux douleurs ressenties par chacune. De nouveau, les limites entre le corps de Madame et celui de Sofia deviennent fragiles. L’indifférenciation semble régner et contre-transférentiellement je vis un réel état de confusion, voire une inquiétante étrangeté, quand la maman de Sofia exprime que seule la morphine peut aider sa fille. Une nourriture, me dis-je, une nourriture que j’associe au « lait de fin de vie », je suis angoissée et m’interroge sur mon rôle de tiers pour les sortir d’un mode de communication direct, sans intermédiaire, de « corps à corps », oserais-je écrire, de « mort à mort ».

40Suite aux échanges de la mère avec les pédiatres, Sofia est placée sous perfusion de morphine. J’ai l’impression que Sofia est l’équivalent de la tumeur de la mère, cette dernière gère sa fille comme sa maladie. J’entends aussi le retour massif de cette douleur physique comme un symptôme et un enfermement dans le somatique. Sofia a-t-elle mal car il n’y a plus de rêverie possible ? La morphine devient un autocalmant et le lendemain j’apprends qu’elle a utilisé, en très peu de temps, toute la morphine à disposition. J’interprète ce comportement comme un nouveau « passage à l’acte sous surveillance médicale ». Sofia semble nous dire avec une certaine puissance mélancolique : « Regardez, regardez, je vous montre comment je peux m’éliminer sous votre regard maternel bienveillant ». J’ai aussi l’impression que cet acting lui permet de préserver l’unité de son moi. En effet, sa maladie a une valeur identitaire, elle est reconnue par sa souffrance, ses douleurs, ses soins techniques au corps. Je prends encore plus conscience de l’ampleur de ce que le soma peut faire vivre à la psyché et réciproquement.

41J’ai l’impression que Sofia est comme coincée par le corps de sa propre mère et réciproquement. Les deux flottent dans la maladie, elles sont dans une sorte de bulle, de nuage où le somatique règne en maître absolu, imposant la douleur. Est-ce leur mission commune ? Est-ce une défense commune contre l’effondrement ? J’ai l’impression que si Sofia lâche sa mère et réciproquement, elles tombent, se fracassent ensemble. Je pense aussi que, chez Sofia, il y a le désir inconscient de poursuivre avec sa mère un amour prégénital s’exprimant par la dépendance corporelle (même nourriture : la morphine), mais il y a aussi une rage contre ce lien libidinal archaïque avec une mère contrôlante, omnipotente même dans la maladie. Il est vrai que la constitution somatique de Sofia est un héritage fatal, mais il est vrai aussi, comme l’écrit si bien Joyce McDougall (1996), « qu’aucun de nous n’est responsable des coups du corps ou du fardeau que nous ont imposés les objets significatifs de notre enfance. Mais nous sommes tous seuls responsables de nos objets internes et de la gestion de notre monde intérieur, nanti de sa puissance pulsion de destin ».

42Dans cette urgence hospitalière, en lien avec la péjoration de l’état de sa mère, la douleur psychique de Sofia semble se situer au-delà de toute figurabilité. Il y a comme un arrêt du fonctionnement psychique dans un « espace-temps » sécurisant, familier, protecteur, représenté par la chambre de l’hôpital, oserais-je écrire le ventre de l’hôpital et sa nourriture apaisante.

43Durant une dizaine de jours, lors de mes visites régulières à l’hôpital, je suis de nouveau (à l’image de ma première rencontre avec Sofia) en contact constant avec le perceptif, voire « accrochée à ce perceptif » qui me devient familier, rassurant et qui, à l’image du goutte-à-goutte, permet d’alimenter ma pensée. Les allées et venues des infirmières, les soins au corps, les angiomes de Sofia qui se dévoilent un peu plus de par sa tenue vestimentaire, le masque à oxygène, les plateaux repas, les biscuits offerts par le pâtissier de l’hôpital, la chaleur de la chambre, la vue limitée sur le petit parc, tout me devient familier, protecteur, tranquillisant.

44Suis-je dans le même mode de fonctionnement que Sofia, comme dans un mouvement d’identification projective, avec une attention extrême au perceptif, au somatique, au corps, aux expressions sournoises de la douleur, aux échelles de la douleur proposées régulièrement ? Suis-je, pour reprendre Paul Israël (2013, p. 778), comme « prisonnière des capteurs sensoriels de ma patiente et vidée de ma potentialité subjective, la sensorialité devenant l’outil principal de communication » ? Attitude que j’interprète comme une forme de ma résistance à tous mouvements contre-transférentiels face à une situation fort complexe.

45Cette « scène hospitalière » est très détaillée car elle est très présente en moi. Elle permet aussi d’étayer l’hypothèse, préalablement introduite, du corps de Sofia peu différencié du monde psychique et corporel de sa mère. Je ressens parfois contre-transférentiellement de l’angoisse et/ou du rejet face au corps de Sofia ou à celui de sa maman. La phrase de Diane L’Heureux-Le Beuf, lors d’une conférence à la Société Psychanalytique de Paris (Au fil du contre-transfert), résonne en moi : « La maladie nous guette un jour ou l’autre et, douloureusement, c’est l’absence en nous, le silence intérieur, la mort, que nous redoutons. Une attention particulière est donc portée au contre-transfert marqué par la présence perceptible du corps souffrant et de la maladie, génératrice d’angoisse et parfois de rejet ».

La place du rêve dans le traitement

46Rêver, rêvasser, sentir, percevoir, éprouver, c’est aussi se souvenir, se représenter, reconstruire, s’approprier son histoire avec toute la singularité des angoisses, du mode de défense, des identifications, de l’autonomie, de l’identité propre à chacun. Je souhaite de nouveau partager ce bain sensoriel et créatif des rêves de Sofia (à l’image des rêves décrits précédemment), cette sensorialité traduite en images, ces éléments archaïques présents sous forme de cauchemars. Archaïsme et esthétisme semblent sans cesse cohabiter dans ses rêves où la place du corps et ses transformations sont omniprésentes.

47Lors d’une séance, Sofia me dit : « Avant, dans mes cauchemars, j’étais plus grande, j’avais plus de vingt-cinq ans. Il m’arrivait à chaque fois quelque chose d’horrible, je me faisais tirer dessus ou embarquer par des inconnus. En ce moment c’est différent, je fais des cauchemars de petite fille : nous sommes, ma sœur et moi, dans une maison et tout à coup il y a un énorme chat vivant. Nous ne le voyons pas tout de suite, nous l’entendons marcher, cela fait trembler les murs. Nous nous cachons sous le lit et le chat nous découvre avec son gros œil énorme. Nous n’avons pas peur, et puis je me réveille ».

48Autre rêve lors d’une séance suivante : « Il fait nuit, tout est magnifique dans le ciel. Je me retrouve dans un champ avec beaucoup d’herbes éclairées par la lune. Tout est merveilleux et au fond de ce champ il y a un observatoire afin d’observer le ciel. Je rentre dans ce lieu et ne vois personne. Je suis dans mes pensées et tout d’un coup quelqu’un me touche l’épaule. Je me retourne et je vois une personne qui n’est pas proportionnée comme nous. Elle est noire et parfois son visage change, son apparence aussi. Cela me fait penser à Xmen, un personnage de série. »

49Je me laisse à penser qu’il s’agit d’un monstre chat qui ne fait pas peur, nous pouvons le regarder, de même nous pouvons faire face à cet homme aux diverses apparences. Dans mon association, ces rêves sont comme une mise en scène de son cadre psychothérapeutique. Elle peut regarder le chat et l’homme aux multiples visages et eux aussi la regardent sans paraître effrayés. C’est une histoire à deux faite des empreintes des vécus de son monde infantile, Sofia choisit de se cacher ou de se laisser quelque peu découvrir sans crainte du regard d’autrui.

50Lors d’une séance, Sofia me dit : « Faire des petits rêves, cela me fait du bien, même les cauchemars me font du bien. Je voudrais aussi vivre ma vie en dormant car j’ai moins mal et je ne me pose pas de questions. Toutes les questions que je me pose éveillée me font mal. En ce moment il y a en moi cette petite fille que j’étais, j’étais tellement différente, comment ai-je bien pu me perdre autant ? J’aimerais retrouver cette joie de vivre, et pourtant les médecins me disaient, quand j’étais petite, que je n’avais certainement qu’une année à vivre. Je ne suis plus moi et pourtant je sais que c’est mon corps, mes pensées, ma vie. Il ne reste que l’enveloppe corporelle, mais ma personnalité, je l’ai perdue en route ; je suis possédée par la douleur. Avant j’étais tellement vivante, j’étais tellement pleine de vie et d’énergie, vous n’auriez pas la même personne devant vous. Je pense que je me suis perdue à cause de mes douleurs, à rester allongée autant de temps et nager dans la douleur. Je suis passée d’un extrême à l’autre, j’ai perdu ma vie. Je ne vais plus vers les gens, j’ai perdu cette vie-là, j’ai perdu ma vivacité. Se perdre soi-même, cela ne devrait pas exister, cela ne devrait pas être possible car après c’est galère pour se retrouver. Cela me fait mal de savoir que je ne pourrai pas la retrouver, cette petite fille. Quand j’étais petite, je croyais énormément en Dieu. On disait toujours que les enfants qui ont des maladies orphelines, ce sont les enfants de Dieu. Tout le monde me disait que j’étais un ange et je suis passée de l’ange à la peste ».

51Contre-transférentiellement, je suis très touchée par les paroles de Sofia. Elle arrive à mettre en mots ses affects dépressifs, son découragement, ses pertes, ses attentes déçues, la trahison du monde adulte. Persiste sa difficulté à quitter le monde de l’enfance, l’omnipotence infantile où tout était de l’ordre du possible : possible de faire disparaître la maladie, possible d’avoir un autre corps, possible d’être l’enfant d’un Dieu unique et vénéré, possible que tous les désirs soient réalisables.

52Je terminerai mon écrit par, de nouveau, des paroles de Sofia : « Je suis comme un petit bonhomme coincé entre deux énormes bouquins. J’aimerais mettre des choses nouvelles dans ces livres, me retrouver et ne pas essayer d’avoir l’air bien mais être bien. J’aimerais enlever le masque, ici, avec vous, mais souvent je garde à moitié le masque car j’ai peur de perdre toute mon énergie. J’ai peur de ressembler à un légume si je ne garde pas ce masque. Il faut que je me renforce, que je trouve ma personnalité. Je me rends compte que c’est dur de grandir. Cela me fait peur quand je vois les grands problèmes de la vie, la réalité, le travail, les factures, tout ce que je vais devoir affronter. » Elle ajoute : « Je ne veux pas d’enfant de moi par crainte de lui donner ma maladie ». J’entends fortement « j’ai peur de donner vie à la souffrance que moi même je vis et/ou j’ai peur que personne ne veuille de moi », et ces propos me touchent énormément.

53Lors de ce voyage thérapeutique qui a pris fin il y a quelques mois, nous avons sans cesse oscillé entre des mouvements dépressifs et des mouvements où la pulsion de vie prenait toute sa place. Sofia savait qu’elle pouvait être regardée autrement dans son identité, dans ses relations, dans ses espoirs. J’espère humblement et en toute sincérité être au plus proche, dans cet écrit, de ce travail psychothérapeutique avec Sofia et je ne peux que lui souhaiter de continuer son voyage vers la construction d’un sentiment d’unité interne et vers un espace d’ouverture personnelle.

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