Notes
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Article paru en allemand dans les Archives Suisses de Neurologie et Psychiatrie, 160 (5) : 200-207, 2009. Traduit de l’allemand par B. Rime Dubey.
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Psychiatre, Médecin-chef de la Clinique Psychiatrique et Psychothérapeutique, Liestal (Suisse).
Qualité du vécu dépressif
1Pour caractériser le vécu dépressif, écoutons le rêve d’une patiente dépressive en début de psychothérapie analytique : « J’étais dans un espace sombre et vide. C’était une pièce non limitée, sans plafond, ni cloisons, ni sol, comme un espace cosmique sans frontière. De Dieu sait où, une corde est tombée, au bout de la corde pendait une quille longue, lisse. J’avais le sentiment de devoir m’accrocher à cette quille, mais glissais et tombais inéluctablement. Je ressentais une peur atroce, mais en même temps, je voulais ne plus m’agripper et lâcher. »
2Cette image onirique décrit très bien une qualité de vécu de la dépression : pas d’appui identifiable, chute dans un vide sombre et infini, sans lumière pour l’éclairer, mais qui exerce aussi un effet d’aspiration dont le patient pense ne pouvoir se détacher. Qui offre la corde ou la quille où s’accrocher dans le rêve ? Cette question que se pose la patiente au début de la thérapie est la question cruciale, sur qui prendre appui, qui portera ou supportera la relation, quelle relation ne sera pas froide, dont on glisse ; elle pose donc la question de l’autre, un autre qui ne la laissera pas tomber.
3Une peinture intitulée « La grande ombre » illustre de manière comparable le vécu dépressif. Elle est de Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, réalisée en 1805 (illustration 1). L’homme que l’on voit sur l’image est seul ; il est debout, le dos tourné au feu, à la source lumineuse. L’espace est quelconque, trop rangé, vide ; le regard ne peut se diriger que vers sa propre ombre qui façonne l’espace. La pièce n’a pas de porte, l’ordre enferme l’homme, devient ce que Hubertus Tellenbach (1961) a nommé le vécu « d’includence » de la mélancolie, soit l’expérience de l’enfermement dans sa propre structure dont il est impossible de sortir. Il n’y a pas pour l’humain de vis-à-vis, il n’y a rien que sa propre ombre, qui lui est renvoyée – cette ombre donne le ton de la singularité de sa propre expérience, qui ne peut s’extirper de son monde propre pour s’ouvrir au monde extérieur.
Johann Heinrich Wilhelm Tischbein : « Der lange Schatten » (1805). Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte, Oldenburg, Allemagne
Johann Heinrich Wilhelm Tischbein : « Der lange Schatten » (1805). Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte, Oldenburg, Allemagne
4En regardant la direction de la lumière sur le tableau, on ne peut s’empêcher de penser à la métaphore de la caverne de Platon : notre regard ne peut pas pénétrer la lumière, ni le royaume des idées, nous ne voyons que leurs ombres et nous en sommes constamment tristes – parce que nous ne pouvons avoir part à la totalité des idées. Lorsque l’artiste a en vue ce rapport, cette intertextualité visuelle (il n’y a pas de source à cela), c’est dans l’intention de faire sortir la mélancolie du tableau pour la porter dans la niche de la psychopathologie, au centre de l’expérience humaine. Et en effet, il n’y aurait pas eu les grandes expositions sur la mélancolie, notamment à Paris, si nous tous n’étions touchés par ses représentations. Nous connaissons tous les ambiances qui s’y expriment, sans que nous soyons nous-mêmes forcément déprimés. Mais cela signifie qu’il doit y avoir encore autre chose qui entraîne la dépression à devenir une maladie. Ni le désespoir, ni la solitude seuls ne sont pathognomoniques de la dépression, mais bien l’impossibilité d’en envisager une quelconque issue.
5Dans son ouvrage La thématique centrale de la dépression (1992), Daniel Hell a caractérisé la dépression comme suit : la dépression, résume-t-il, se conçoit comme « le devoir de prendre congé sans que la perte subie ou la non-satisfaction des besoins fondamentaux ne puissent encore être acceptées. »
6Le désespoir résulte ainsi non simplement de la confrontation à la perte, de la solitude ou de charges, mais de l’impossibilité de prendre congé, de l’impossibilité de reconnaître une perte ou un manque. Cette affirmation est pleine d’implications ; ce qui suit en discute quelques-unes dans une perspective psychanalytique.
Rapport entre dépression et représentation du manque et de la perte
7Quel sens a la dépression, quel sens a le désespoir issu de la dépression ? La dépression fait-elle sens ? Lorsque nous entendons cette formulation en allemand, elle a deux sens. La façon littérale de lire, telle que D. Hell l’utilise dans le titre de son livre sur la dépression, signifie : quel est le sens du vécu dépressif ? Comment le symptôme dépressif n’est-il pas simplement le signe d’un désordre neurobiologique, mais bien une externalisation significative d’un sujet, d’un être humain dont la subjectivité ne se cache pas derrière la symptomatologie ? Une autre lecture est aussi possible qui ne contredit pas la première, mais qui l’approfondit dans une certaine direction : le désespoir fait-il sens au sens d’engendrer ? J. Kristeva a utilisé cette deuxième lecture comme base de son concept psychanalytique de la dépression, décrit dans son ouvrage de 1987, Le soleil noir, dépression et mélancolie. Tout être humain, du moins celui doté de sagesse, ainsi qu’on le savait déjà dans l’Antiquité, est un mélancolique dans la mesure où c’est précisément le désespoir qui réveille le sens et, chez les chrétiens, la foi. Mais qu’en est-il lorsque le désespoir ne peut être élaboré ? En résultent le mutisme, l’impossibilité de mettre des mots sur les expériences de perte et de tristesse. II en va de la reconnaissance de la perte que Daniel Hell a placée au centre. Les pertes ne peuvent être évitées. Si elles ne sont pas reconnues, c’est l’échec de la parole, il n’y a plus d’imagination intérieure de mots pour la perte qui permettraient une « issue compensatoire » (Kristeva, ibid., p. 18). Dans la dépression, il est impossible d’élaborer la perte dans et avec le deuil. Freud, dans son travail de différenciation dans Deuil et mélancolie (1917), fut un pionnier. Une caractéristique – pas la seule – du deuil, à la différence de la mélancolie, est qu’il trouve une expression, des mots, des images, donc une représentation, la possibilité d’un « souvenir ».
8Un coup d’œil sur le développement de l’enfant permet d’éclairer les rapports entre perte, deuil et représentation. Les expériences de séparation de la naissance ou du sevrage jusqu’au développement de l’autonomie à la puberté sont des impulsions développementales inévitables, nécessaires et essentielles. Dans quelles circonstances leur intégration réussit- elle ? II y a de nombreux facteurs à citer : la maturation biologique, l’absence d’expériences traumatisantes et la qualité des relations, par exemple celle avec la mère en tant que personne de référence primaire. Si la séparation d’avec la mère doit réussir, alors il doit y avoir – en utilisant la formulation quelque peu mystérieuse de Freud (1923) – une « première identification au père » (p. 258). Pour pouvoir renoncer à cette proximité encore non limitée avec la mère, l’enfant a besoin de cette identification, spot de l’assurance qu’il existe un tiers, ou une forme, une structure, une position sans relation avec la mère, un tiers existant bien avant l’Œdipe, un lieu qui permette de compenser la perte, d’envisager un deuil porteur d’avenir et ainsi ouvrir la voix au langage.
9Dans tous les cas, il est nécessaire, pour reconnaître les pertes, le manque, de se tenir à une structure. Le développement du monde psychique intérieur se construit sur une image ambivalente. D’un côté, l’expérience de la perte et du renoncent ne doit pas s’effacer. De l’autre, cette perte doit être en même temps niée – négation tendue vers l’avenir – associée à l’espoir de pouvoir ensuite recréer l’objet perdu au travers du langage et, partant, des relations représentées par celui-ci. Le dépressif, tel que le décrit Kristeva, n’élabore pas cette négation.
10Le dépressif ne travaille pas la perte, mais bien plutôt la répète lors des humeurs et des états d’âme auxquels il est soumis.
11Pour représenter le désarroi sans espoir, la mort sans perspective de la surmonter, Kristeva a utilisé une représentation artistique. Pour la Suisse, son commentaire du fameux tableau « Le cadavre du Christ au tombeau » de Holbein, exposé au Musée d’Art de Bâle, est particulièrement important (illustration 2). Sur le plan artistique, Holbein parvient à sublimer l’expérience mélancolique primaire, tout en la conservant dans l’image. Qu’est-ce qui fait le désespoir dans ce tableau ? Il ne s’agit pas d’un mort quelconque qui se trouve représenté avec une précision anatomo-pathologique. Il s’agit du Christ mort et dont la mort est représentée de façon inconcevable pour l’époque. Il n’y a pas la moindre couleur de rédemption ou de résurrection sur cette image. La mort n’est pas dramatisée pathétiquement comme dans la période gothique, elle n’est pas, comme à la Renaissance, transposée dans la gloire de la rédemption et de la beauté. « C’est Dieu lui-même qui est mort » – l’image est figée dans cet instant de constat et oblige le spectateur à reconnaître lui aussi que si Dieu est mort, alors le garant du sens est perdu ; ce n’est qu’une fois ressuscité qu’il existe un avenir qui transcende cette perte. Holbein retient cette crise de l’expérience dans son tableau. Si ce devait être là le dernier mot, la dernière image de l’histoire chrétienne du salut, elle serait désespérante – aussi désespérée que le monde intérieur du mélancolique.
Hans Holbein : « Der Leichnam Christi im Grabe » (1521). Kunstmuseum, Bâle, Suisse
Hans Holbein : « Der Leichnam Christi im Grabe » (1521). Kunstmuseum, Bâle, Suisse
12Il a été question plus haut de l’identification au « père du temps d’avant personnel » ; il s’agit de la position du tiers, de la personne, mais aussi de la position du tiers. Il n’est pas surprenant que Jacques Lacan (1966) ait mis au même niveau la capacité de symbolisation avec « le père du temps d’avant personnel » décrit par Freud. Le deuil et la reconnaissance de la perte sont liés à la possibilité de représentation, de symbolisation.
13C’est pour cette raison que la « Mélancolie » de 1532 de Lucas Cranach agit de façon étonnamment colorée et sensuelle sur le spectateur. Beaucoup a été pensé sur l’érotisme sous-jacent de l’image (illustration 3). Là, il y a une autre interprétation à proposer. A mon avis, Cranach nous montre la mélancolie sur le chemin du deuil. La peinture dégage un grand calme. La femme en rouge n’est pas seule et, surtout, n’est pas dans une pièce vide, sans objet, comme la femme représentée par Tischbein. Les objets, la caille, les fruits, la boule, le chien ont une signification claire, conforme au code de peinture de l’époque. Ils représentent le deuil et cette représentation permet de surmonter le désespoir. Dans ce tableau, la direction apparemment fausse et contre-intuitive de la lumière fascine le spectateur : les ombres tombent à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur, comme si l’image était illuminée par le spectateur. Et cette lumière conduit à 1’extérieur : la terreur n’est plus à 1’ intérieur de la pièce, mais à 1’extérieur, fixée dans l’image d’une scène de chasse sauvage. Les deux sont importants et liés à la fonction de la description. Dans son court, mais toujours inépuisable essai sur La négation, Freud (1925) avait décrit que le langage débute avec le non et que la négation a un rôle premier dans la structuration. L’enfant qui dit non distingue le dedans du dehors, le bien du mal, dans la négation. Avec la description de la tristesse, de l’éphémère, de la perte, leur caractère menaçant peut être repoussé vers l’extérieur et il ne se présente plus de façon indéfinie, mais fixé dans l’image. C’est ce rapport entre dedans et dehors, entre ambiance et désignation de l’ambiance, qui génère l’effet apaisant du tableau.
Lukas Cranach : « Melancholie » (1532). Musée Unterlinden, Colmar, France
Lukas Cranach : « Melancholie » (1532). Musée Unterlinden, Colmar, France
14« La thématique de base de la dépression est le “devoir prendre congé”, sans que la perte subie ou la déception des besoins fondamentaux soient déjà acceptés ». Telle était la formule proposée par D. Hell (1992). Elle peut être déjà commentée et élargie. L’acceptation de la perte est riche d’hypothèses, elle ne réussit que lorsque, de quelque manière, il existe un espace qui permet de situer un au-delà de la perte ; lorsqu’il existe un cadre qui délimite la douleur et la rend en même temps exprimable. L’acceptation de la perte est aussi liée à l’expression d’expériences de séparations, donc à la possibilité de communiquer la douleur et ainsi de s’en distancer par le langage.
Des prérequis pour la représentation de la perte
15Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas décrit les qualités des prérequis qui permettent que les pertes soient d’une part reconnues, d’autre part représentées et élaborées. Essayons donc de mieux les caractériser. Il y a deux relations à distinguer : d’une part, la relation d’objet, liée à l’expérience de la perte elle-même, comme lors d’un décès entraînant une dépression – en raccourci appelé « objet perdu » ; d’autre part, la relation aux humains qui donne un cadre permettant le deuil – appelé « objet structurant ». Dans le contexte de la psychologie du développement par exemple, le premier objet est la mère dont il faut se séparer, pour le second, le père qui, lors de la séparation, aide en mettant à disposition une structure.
16Quelques réflexions d’abord au sujet de l’« objet perdu ». Pour le caractériser, utilisons un autre tableau, peint par V. van Gogh, qui représente – comme le dit d’ailleurs son titre – le Dr Paul Gachet, médecin traitant de Van Gogh (illustration 4). Au premier regard, le tableau est simplement beau, mais ensuite il devient dérangeant et finalement franchement irritant. La posture, la gestuelle, l’expression du médecin sont inspirées du répertoire canonique des représentations de la mélancolie, que Van Gogh connaissait très bien. Les couleurs contrastent fortement avec ce que représente l’image et on pourrait en discourir longtemps. Dans notre contexte, un détail est pourtant significatif, qui dévoile l’implication du peintre avec l’objet du tableau. De toute évidence, le médecin représenté sur le tableau est un mélancolique. Gachet avait quelques années auparavant développé sa dissertation sur la mélancolie. Il connaissait bien le sujet et tentait, au moment de la création du tableau, de traiter la dépression de Van Gogh. Et pourtant, le peintre mélancolique l’a peint lui, le médecin, sous les traits d’un mélancolique. Une fois ce détail repéré, toutes les certitudes au sujet de la vision du tableau s’effacent. Quelles ombres de l’objet tombent sur qui, pour utiliser la fameuse tournure de Freud (1917, p. 435) ? Van Gogh veut-il nous dire qu’il a contaminé le médecin avec ses humeurs ? Veut-il nous faire comprendre que le médecin, lui-même mélancolique, l’a affecté de son abattement ? Ou l’identification entre le peintre et le médecin est-elle restée obscure pour Van Gogh ? L’irritation engendrée par la contemplation du tableau provient du flou des frontières entre le peintre et son objet représenté.
Vincent Van Gogh « Portrait du Dr Gachet » (1890). Musée d’Orsay, Paris, France
Vincent Van Gogh « Portrait du Dr Gachet » (1890). Musée d’Orsay, Paris, France
17Il n’y va pas de l’analyse biographique des rapports entre Vincent van Gogh et Paul Gachet, mais de la qualité de la relation d’objet mélancolique qui doit être éclaircie à la lumière du tableau. Elle est sous l’emprise de l’objet et empreinte de l’impossibilité de s’en détacher. Ce fut la deuxième pensée visionnaire du travail de Freud sur la mélancolie, à savoir qu’il existe une grande ambivalence à l’égard de l’objet perdu, qui empêche d’en prendre congé. La relation d’objet est pérennisée par une identification : au lieu d’accuser l’objet, avec qui j’entretiens encore bien quelques conflits non résolus, je m’accuse moi-même. Comme dans le tableau de Van Gogh, il devient de plus en plus difficile de choisir ce qui appartient à l’objet et ce qui appartient au sujet. Mais il devient alors impossible d’insérer, de construire un espace d’expérience entre soi et l’objet perdu, espace qui pourrait permettre de représenter des expériences, de les intégrer dans le propre espace de compréhension, de transcender l’état de mélancolie dans la pensée propre.
18Un vis-à-vis est donc nécessaire pour pouvoir intégrer l’expérience de la rupture et de la perte. Et ce vis-à-vis doit – et c’est un autre point important – n’être ni trop loin, ni trop près. II faut une proximité dans la distance à l’objet ou une distance dans la proximité à l’objet pour que les expériences de perte et de manque puissent être élaborées et intégrées.
19Lorsque les objets manquent radicalement, qu’ils soient perdus tôt sans remplacement ou, comme le décrit A. Green (1983) dans son concept de la « mère morte », qu’ils soient présents extérieurement, mais émotionnellement trop éloignés, alors les douleurs ne peuvent être intégrées. Ne peuvent alors se construire de bons noyaux d’expérience, s’intérioriser des expériences de relation de confiance auxquelles se référer plus tard lors de situations de solitude ou de séparation, sans entrer en dépression. Si ces expériences précoces de confiance n’ont pu se développer, le futur dépressif se construit en grande partie dans l’idée que les hommes sont toujours là pour se préoccuper, se faire du souci, et la confiance en soi est rapidement en péril. Les expériences de séparation, ainsi que les discordances ou crises temporaires de relations existentielles peuvent signifier la perte menaçante du sentiment de sécurité dans la relation et conduire à une décompensation dépressive. Pour éviter ces crises, les relations proches sont souvent évitées aussi longtemps que possible.
20Mais l’inverse est aussi vrai. Lorsque l’objet est trop proche, lorsqu’il est trop difficile d’apprendre à se différencier de l’autre, lorsqu’une proximité trop fusionnelle ne laisse plus de place à l’impulsion de séparation, donc de perte, alors le désarroi n’est plus évitable et il menace constamment. Ainsi, il advient dans la genèse de nombre de patients dépressifs qu’ils n’ont pas manqué d’étayage, au contraire, que des gens les ont toujours entourés, qu’ils ont plutôt été « gâtés ». Mais ainsi que le préfixe allemand « ver » (Verwöhnung) le signifie, le dorlotement excessif est aussi peu thérapeutique qu’une perte trop pesante. Aussi indésirables et menaçantes qu’elles soient, les expériences de séparation – et cela a été maintes fois souligné – font partie intégrante du développement psychologique normal. Les « lâcher prise » inévitables de l’enfance et de l’adolescence conduiront donc à un renforcement et non à un affaiblissement de la personnalité, pour autant qu’ils soient modérés. Ils sont donc utiles lorsque, avec leur aide, un sentiment de confiance suffisant peut être construit, notamment lorsque l’on peut soi-même s’apporter protection, soin, assistance, dont, auparavant et durant l’enfance, on aura bénéficié de la part des autres. Les « lâcher prise » sont utiles lorsqu’on peut se construire en sachant qu’en cas de perte d’un être, il y en aura d’autres avec qui créer des liens. L’ouvrage Operationalisierte Psychodynamische Diagnostik (Arbeitskreis, 2006) parle de capacité de lien, plus précisément du lien intérieur avec la représentation d’objet. Celui qui pendant longtemps n’a pu faire l’expérience de séparation, ne peut pas non plus intérioriser de telles représentations.
L’objet structurant et la dépression
21Quelques réflexions, maintenant, sur l’objet structurant. L’objet structurant permet de délimiter un espace d’expérience dans lequel les expériences douloureuses peuvent être pensées, ressenties et finalement élaborées. Freud a parlé dans une perspective de développement psychologique du « père du temps d’avant personnel ». Il représente chaque illustration de tiers et de triangulation. D’abord, ce troisième élément est la troisième personne ; il est le père qui rend supportable la rupture d’avec la mère ; cette mère qui, elle, permet de comprendre l’absence du père. Plus tard, quand tout va bien, ce troisième élément deviendra partie intégrante de la structure psychique.
22Chaque deuil représente une triangulation ; ne pas sombrer dans la souffrance, reconnaître la perte, présuppose au moins une capacité de base, celle de pouvoir se distancer de ses propres émotions et d’éviter qu’elles nous submergent. Une dernière fois, citons l’énoncé de Daniel Hell qui sert de fil conducteur : « La thématique de base de la dépression est l’obligation de prendre congé, sans que la perte survenue ou la déception face aux besoins fondamentaux manquants ne soient déjà acceptés » (Hell, 1992, p. 258). C’est pour parvenir à cette acceptation que le tiers est nécessaire.
23Puisque la religion chrétienne relativise toujours l’expérience de la perte fondamentale, la mort, par le biais des perspectives de rédemption, intégrée dans un système de voûtes et de liens, l’art chrétien est spécialement riche en représentations de triangulation. Par exemple, un tableau inachevé de Michel-Ange « L’ensevelissement du Christ » de 1501 (illustration 5) ; la question artistico-historique non résolue liée à la création du tableau peut être ignorée. C’est un tableau remarquable, car la douleur autour du mort est littéralement abolie et cela à plus d’un titre. Les proches endeuillés relèvent le cadavre, dont le mouvement s’adapte à leurs gestes élégants, presque comme dans un mouvement de danse. La bandelette semble relier le mort aux vivants, bandelette qui de toute évidence n’a pas été arrachée par la mort. C’est bien le groupe des endeuillés qui porte le mort, ce groupe même qui permet de supporter la mort et de le garder debout. La comparaison avec le tableau de Holbein où le cadavre est seul sur sa civière est révélatrice et permet de mesurer la différence entre cette forme de deuil sérieux, dépourvue de mélancolie, et l’intemporalité du désespoir.
Michelangelo : « L’ensevelissement du Christ » (1501). National Gallery, Londres, Angleterre
Michelangelo : « L’ensevelissement du Christ » (1501). National Gallery, Londres, Angleterre
Conclusions pour la psychothérapie de la dépression : travail de deuil et pardon
24Dans toute thérapie psychiatrique et psychothérapeutique de la dépression, il sera, d’une façon ou de l’autre, question d’accompagner la séparation. En psychothérapie analytique, la triangulation dans le transfert est importante. Si le thérapeute se montre empathique envers les déprimés, alors il doit s’ouvrir aux sentiments dépressifs, il doit se laisser imprégner d’eux, sans se laisser emporter par eux. C’est déjà une triangulation : le sentiment dépressif ne peut et ne doit rester sous-estimé, il doit être plutôt partagé librement, cela bien entendu dans le but de l’organiser et l’élaborer.
25Mais il s’agit encore de triangulation dans un sens plus spécifique. Après les introductions ci-dessus, il faut encore ajouter : c’est la tâche du thérapeute de pouvoir être à la fois l’objet perdu et l’objet structurant. Il doit permettre, à l’intérieur de la relation thérapeutique, le retour ainsi que la reconnaissance, dans le vécu du dépressif, des relations d’objet essentielles, sans s’y laisser empêtrer.
26Il peut veiller à ce que le patient n’évite pas toute forme de confrontation agressive avec son thérapeute, à ce qu’il puisse, face à lui, exprimer tout sentiment de déception, pendant que les auto-accusations s’accumulent.
27Il peut être attentif au fait que son travail thérapeutique puisse être reconnu ou au contraire s’évapore, telle une goutte d’eau tombée sur la pierre brûlante des attentes déçues. Il peut être attentif à ce que les mots qu’il emploie suffisent à offrir au dépressif une sécurité de base, ou si celui-ci a besoin de signes tangibles de soutien, de sorte que la proximité d’un tiers empathique puisse être perçue.
28Tout en étant sensible au moment où la séparation, la déception et la perte deviendront tangibles en tant que thèmes de la dépression, le thérapeute devient l’objet perdu ou, à l’inverse, l’objet dont le questionnement doit être évité. En prenant conscience de ses sentiments propres et en se sentant concerné par ceux du patient, il devient l’objet structurant qui permet de trouver un langage par lequel la mélancolie peut se transformer en deuil.
29Ce serait toutefois une grosse erreur de penser que le travail de transfert, voire le travail thérapeutique en général, permet de compenser les pertes, ces pertes qui peuvent tout aussi bien être des pertes et des traumatismes réels ainsi que des blessures réelles de tiers. Ainsi, le grand philosophe des religions Paul Ricœur (1998) a mis l’accent sur un autre aspect du travail de deuil : le pardon, une notion que nous n’utilisons pratiquement jamais en psychothérapie. Ricœur distingue le « pardon difficile » des formes légères et insignifiantes du pardon. Le « pardon difficile », selon Ricœur, sert non pas à équilibrer des bilans, à solder un compte débiteur, mais à « démêler des nœuds », dont il décrit deux sortes : le nœud des conflits insolubles et celui des clivages incontournables. En réalité, toute analyse mène à de tels conflits insolubles et tragiques, telle par exemple la mère d’une patiente, future dépressive, qui a dû laisser son enfant longtemps en clinique en raison d’une grave maladie ; une étape de vie qui devra, par la force des choses, être travaillée non comme un sauvetage, mais comme un abandon. Celui-ci est important en psychothérapie à deux points de vue : il est lié à la souffrance des êtres traumatisés, mais aussi aux souffrances infligées à autrui par notre propre faute.
30Un simple oubli ne fait que renier ces nœuds ; ils doivent être nommés – que ce soit en tant que destin ou en tant que faute – et être acceptés tels quels, insolubles. Seulement lorsqu’il sera possible, pour cette même patiente, de regarder en face le grave dommage subi dans l’enfance sans faire de reproches, mais aussi lorsqu’elle sera capable de voir combien d’individus elle a lésés par sa peur énorme de la dépendance, alors seulement le travail de deuil sera achevé. Ricœur l’a exprimé magnifiquement : « Accepter la dette impayée ; accepter que l’on soit et reste un débiteur insolvable ; accepter que la perte existe ; accomplir sa part de travail de deuil de la faute » (1998, p. 155).
31Tel est le fardeau, mais aussi le privilège du travail thérapeutique avec les déprimés : pouvoir contribuer à atteindre ces deux buts centraux de notre condition humaine : parvenir à faire le deuil et à pardonner.
32(Article reçu à la Rédaction le 4.3.2013)
Bibliographie
Bibliographie
- Arbeitskreis OPD. (2006) : Operationalisierte Psychodynamische Diagnostik OPD-2. Bern, Huber.
- Freud S. (1917) : Deuil et mélancolie. OCF-P, XIII : 259-277.
- Freud S. (1923) : Le Moi et le Ça. OCF-P, XVI : 255-303.
- Freud S. (1925) : La négation. OCF-P XVII : 165-172.
- Green A. (1983) : La mère morte, in : Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, Editions de Minuit, pp. 222–254.
- Henrich D. (2003) : Der Gang des Andenkens. Frankfurt, Suhrkamp.
- Hell D. (1992) : Welchen Sinn macht Depression ? Reinbek, Rowohlt. Klinik für Psychiatie und Psychotherapie der Psychiatric Baselland.
- Kristeva J. (1987) : Soleil noir. Dépression et mélancolie. Paris, Gallimard.
- Lacan J. (1966) : Ecrits. Paris, Seuil.
- Ricœur P. (1998) : La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris, Seuil, 2000.
- Tellenbach H. (1961) : La mélancolie. Paris, PUF, 1985.
Notes
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Article paru en allemand dans les Archives Suisses de Neurologie et Psychiatrie, 160 (5) : 200-207, 2009. Traduit de l’allemand par B. Rime Dubey.
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Psychiatre, Médecin-chef de la Clinique Psychiatrique et Psychothérapeutique, Liestal (Suisse).