Couverture de PSYS_114

Article de revue

La conceptualisation des symptômes de base dans le processus psychothérapeutique : « objets bizarres » en séance ?

Pages 243 à 255

Introduction

1Plusieurs études ont confirmé que le diagnostic de schizophrénie peut être précédé, pendant plusieurs années, de signes et de symptômes aspécifiques, souvent difficiles à classifier et que l’on indique sous le terme de prodromes. Deux approches différentes prédominent actuellement : l’une, issue de l’école de Yung et de McGorry, basée sur le concept de Ultra High Risk group (UHR) et l’autre, reposant sur le développement par Klosterkötter et Schultze Lutter de la notion de Basic Symptoms, initialement conceptualisé par Huber et Gross. Dans l’approche UHR, qui identifie les jeunes patients au risque très élevé d’une psychose aiguë dans l’année, le référentiel diagnostique découle essentiellement de la classification symptomatique du DSM-IV et de la CIM-10 et de la définition ainsi conçue de trouble schizotypique. La deuxième approche, complémentaire de la précédente, est basée sur un concept – les symptômes de base – formulé initialement pour désigner les symptômes pouvant être les plus proches du substrat cérébral de la schizophrénie. Par la suite, grâce aux recherches de Klosterkötter et al. (2001), ces phénomènes ont été repérés rétrospectivement dans les phases prodromales de la schizophrénie et confirmés comme facteurs de risque également dans des études prospectives. La description des symptômes de base renvoie à une dimension en amont de l’approche symptomatique catégorielle qui caractérise la nosographie psychiatrique depuis l’introduction du DSM. Ils ne se référent pas au comportement et à un état observable par un tiers (le clinicien ou le chercheur par exemple). Leur investigation tend à décrire et à verbaliser ces expériences subjectives (du registre d’anomalies fines de la concentration, de la perception et de la pensée) qui caractérisent le vécu du patient bien avant l’apparition de symptômes objectivables.

Début de la schizophrénie : la quête du fondement

2Comme évoqué, la question du début de la schizophrénie et de ses contours n’est nullement une question propre à la psychiatrie contemporaine. Comme mentionné par Klosterkötter (2009), Kraepelin indique déjà en 1909 que le début de la maladie mentale peut être lent et sournois, s’étendant sur plusieurs années, et pointe la difficulté de situer rétrospectivement le début réel du trouble dans la vie du patient. Eugen Bleuler souligne également cette difficulté et décrit l’aspécificité de l’apparition de la maladie qui peut s’annoncer avec les manifestations les plus variées. Il étaye sa réflexion en introduisant la notion de schizoïdie en 1910. Ce concept a été formulé pour décrire le profil des membres de la parenté des malades schizophrènes qui présentent des formes atténuées de la pathologie, mais il a été largement repris pour désigner également les phases prémorbides de la schizophrénie, particulièrement en psychanalyse.

3A son tour, Sándor Radó, en 1953, introduit le terme de schizotypie, pour cerner la structure clinique fondamentale perturbée dans l’ensemble des troubles du spectre. C’est ce terme que le DSM empruntera finalement pour indiquer les formes non psychotiques de la maladie, tout en réduisant au rang de catégorie diagnostique une conceptualisation qui est bien plus radicale et complexe dans sa formulation originaire. Néanmoins, la question de la structure fondamentale de la maladie demeure toujours au centre et des recherches biologiques fondamentales et de ces approches cliniques plus soucieuses de la dimension subjective de la psychopathologie psychiatrique. Parmi les théorisations cliniques qui visent à une traduction psychologique du trouble fondamental, je rappelle qu’historiquement Bleuler propose en premier la distinction en symptômes fondamentaux et accessoires ainsi qu’en symptômes primaires et secondaires de la schizophrénie.

4C’est dans une perspective semblable que Huber et Gross décrivent dans les années 1960 les symptômes de base. Ils les postulent en fait comme manifestations non psychotiques, les plus proches au substrat neurologique supposé à la base de la maladie. Ils représentent des noyaux psychologiques primaires de la cascade symptomatique psychotique. Dans ce contexte, il est important de citer également la littérature phénoménologique sur la psychose. Bien que se situant sur un versant théorique qui ne recherche pas des modélisations causales et déterministes de la psychopathologie, elle restitue assurément une complexité et une richesse particulières à la réflexion autour du fondement de la maladie. Ce courant, approchant la condition psychopathologique en termes de position existentielle, de façon d’être-au-monde du patient, avant toute manifestation reconnaissable comme « symptôme », identifie sans hésitation le trouble fondamental de la schizophrénie à une perturbation de l’expérience du Soi.

Schizophrénie et troubles du soi

5Comme mentionné, bien que Bleuler ait déjà identifié dans un « trouble de base de la personnalité » la caractéristique fondamentale de la schizophrénie, ce sont des penseurs phénoménologiques – pour en citer seulement quelques-uns : Eugène Minkowski ou Wolfgang Blakenburg – qui approfondissent ultérieurement la réflexion concernant les déterminants psychologiques fondamentaux de la vulnérabilité schizophrénique. Le premier postule que le trouble générateur de la maladie est dans la perte du contact vital avec la réalité. Le second, quant à lui, évoque la perte de l’évidence naturelle comme fondement de la symptomatologie schizophrénique. Depuis peu, des chercheurs phénoménologiques comme Louis Sass et Josef Parnas ravivent le débat sur les troubles fondamentaux du sens de Soi comme marqueur de la vulnérabilité à la schizophrénie. Parnas, en particulier, suggère que ce trouble affecte le stade préréflexif du sens du Soi, qu’il dénomme « minimal self », c’est-à-dire l’appréhension brute et donnée in se de sa présence au monde, appréhension qui précède et fonde le niveau explicite du sens de Soi. Il s’agit donc d’une faille du fondement préalable au développement de l’expérience consciente. Dans ce sens, la schizophrénie se démarquerait d’autres troubles, par exemple les troubles de la personnalité, où les fissures identitaires toucheraient des niveaux ultérieurs du déploiement du Soi, tels que le niveau explicite et réflexif. Si cette assise primaire du sens de Soi est défaillante, l’intégration et l’élaboration de l’expérience vécue sont inévitablement marquées par une spécificité de l’être, qui, dans des circonstances favorisantes, peut s’exprimer dans la clinique de la psychose.
Bien que la notion des symptômes de base, évoquée dans le précédent paragraphe, ne soit pas de pertinence strictement phénoménologique, plusieurs phénoménologues, dont Parnas, en ont souligné l’intérêt dans une épistémologie clinique soucieuse du vécu du patient comme Sujet. Dans cette perspective, les symptômes de base se situent à un niveau plus profond et intime de l’expérience de soi, en décrivant en effet des phénomènes subjectifs et discrets, qui, le plus souvent, ne sont pas évoqués spontanément comme tels par le patient et qui touchent la sphère de la pensée, du vécu corporel ainsi que la sphère relationnelle. Souvent dissimulés par des plaintes vagues, à coloration psychosomatique ou anxiodépressive, les troubles de base demandent aussi une investigation orientée, à l’aide de questionnaires spécifiques, la Bonn Scale for the Assessment of Basic Symptoms (BSABS) et sa variante SPI-A. Différemment d’une échelle développée par Joseph Parnas (EASE : Examination of Anomalous Self-Experience), focalisée sur la lecture phénoménologique de l’expérience du Soi, les échelles pour les symptômes de base couvrent un plus grand éventail de manifestations psychologiques et se prêtent à une exploration plus vaste permettant aussi de partager avec le patient les éventuels troubles subjectifs du fonctionnement cognitif, du domaine perceptif et de l’axe thymique. Bien que l’une soit de pertinence phénoménologique et l’autre de pertinence plus psychologique, les deux approches mentionnées sont particulièrement utiles pour enrichir la compréhension de la phase prodromale de la psychose car elles offrent la possibilité de réfléchir sur la condition « schizophrénique » du patient, approché en qualité de Sujet et non de producteur de symptômes.

Les contributions psychanalytiques : Bion et l’appareil à penser

6La question concernant les états aux frontières de la psychose trouve une résonnance diversifiée et complexe dans la théorie psychanalytique. Historiquement, Helene Deutsch est parmi les premières à s’intéresser à la frontière entre psychose et névrose, avec la description des personnalités « comme si », se référant à la présentation des patients face auxquels on ressentait, sous la couverture d’une normalité apparente, un noyau énigmatique et troublant. Elle décrit le vide émotionnel et la passivité de ces personnalités, dont toutes les expressions affectives et intellectuelles ne seraient pas authentiquement vécues, mais calquées sur le mimétisme des autres. Elle écrit à ce sujet : « Les observations que j’ai pu faire des patients schizophrènes m’ont donné l’impression que le processus schizophrénique traverse une phase “ comme si ” avant de développer la forme délirante ». Par la suite, les observations cliniques de plusieurs psychanalystes concernant les pathologies prépsychotiques s’enchaînent ; puis André Green (1990) a relancé le débat dans le champ psychanalytique au sujet de ces formes de « folie privée » qui se révèlent sur le divan et qui interrogent la psychanalyse sur les aménagements nécessaires de la cure pour les accueillir et les comprendre.

7La psychose et ses prodromes constituent un défi pour la théorisation psychanalytique : cette notion interpelle la théorie psychanalytique dans ce qui est l’une des questions les plus complexes et riches de sa métapsychologie, telles que l’origine de la réalité psychique et la différentiation du Moi et du non-Moi. La psychanalyse contemporaine conclut désormais que l’abord de la psychose nécessite une conceptualisation différente de celle du modèle de l’inconscient dynamique freudien (ce dernier étant fondé sur le refoulement des représentations insupportables relatives à la différentiation des sexes et des générations, comme observé dans la névrose). Ne pouvant pas restituer l’étendue et la complexité de la théorisation psychanalytique sur le sujet, on évoquera ces idées et ces lignes théoriques qui peuvent se prêter à une mise en perspective avec les concepts évoqués dans les paragraphes précédents, notamment l’inconscient et la vie mentale tels que Wilfred Bion et d’autres psychanalystes, comme Antonino Ferro (1999), le théorisent. Dans le sillon théorique de Mélanie Klein, Wilfred Bion théorise la psychose dans le contexte d’un inconscient constitué par les relations d’objets et les fantasmes y relatifs. Toutefois, il propose une importante avancée théorique avec la conceptualisation de l’inconscient comme véritable fonction de la vie psychique plutôt que lieu des contenus refoulés. Cette fonction est au fondement de la construction de la réalité interne et externe, du dedans et du dehors, de la pensée et de la non-pensée. Avec cet auteur, l’inconscient est la fonction centrale de la vie mentale et de la possibilité même de développer un appareil à penser approprié comme aboutissement du travail en continu de la transformation symbolique des afférences perceptives. En somme, c’est grâce à la fonction de transformation psychique que la pensée est possible et qu’une expérience préverbale et présymbolique devient consciente. Dans cette perspective théorique, la psychose est conçue comme l’expression du défaut de cette fonction de transformation propre à la vie psychique, que Bion nomme « fonction alpha ». D’après lui, la fonction alpha, assimilée à une capacité de rêverie active pendant la veille, promeut la production de précurseurs des pensées correspondant à des images, traduction primaire des proto-émotions, c’est-à-dire des pulsions émergentes du soma, des stimulations internes et externes. Ces images primaires (nommées éléments alpha ou pictogrammes de la veille) représentent l’ébauche nécessaire d’un possible cheminement symbolique. La fonction alpha métabolise donc la perception brute, en soi, en la transposant en modules visualisables et prêts à une élaboration mentale ultérieure qui aboutit à la production de pensées. Le dysfonctionnement de la fonction alpha, secondaire à l’inadaptation de la rencontre entre le psychisme naissant et la capacité de rêverie maternelle, aboutit, comme dit Bion, à la défaillance de l’appareil à penser et à l’absence d’«un penseur pour les pensées ».

8Dans la psychose, la défaillance d’un contenant psychique maternel pouvant accueillir et comprendre les émotions déposées en lui par l’identification projective du nourrisson, aboutira à l’impossibilité d’introjecter cette fonction en mesure de contenir et donner sens aux émotions. L’excès d’émotions qui n’est pas susceptible de métabolisation psychique constituera la partie psychotique de la personnalité, sur laquelle se grefferont les défenses psychotiques. Les pulsions destructives de haine et d’envie du nourrisson, à défaut d’une contention et d’une élaboration via la capacité de rêverie maternelle, produisent ainsi, sous l’action de l’identification projective et du clivage, la destruction de l’appareil psychique. Cela survient via l’attaque aux liens qui jalonnent le cheminement symbolique de la perception brute. Cet éclatement de l’appareil psychique, à son tour, produit un monde interne chaotique et dépourvu de résonnance émotionnelle significative, qui ne permet plus d’intégrer la perception d’objets. Ainsi, les fragments éclatés de l’appareil psychique et les morceaux d’objets – faute d’avoir été traités psychiquement – forment les « objets bizarres ». Il s’agit de parties du Soi désarticulées et clivées de l’appareil psychique, qui entourent le monde du patient tels des objets dans l’état de rêve et qui témoignent d’une fonction mentale défaillante, qui est fragilisée dans ses fondements. Si la fonction alpha fait défaut, comme c’est le cas dans les psychopathologies plus graves, l’analyste doit intervenir en aidant la réparation de la fonction alpha grâce à sa propre capacité de rêverie et de transformation psychique, à l’instar d’un contenant psychique pouvant restituer du sens à cette partie de la vie interne du patient excédant ses possibilités de transformation psychique. Ainsi, l’analyste n’est plus appelé à dévoiler l’Inconscient, à lever le refoulement, à travailler sur les résistances et à formuler des interprétations saturées de sens, mais plutôt à accorder son écoute empathique au dérivé narratif des états internes du patient et à aider le développement de la capacité à penser. Dans ces situations, le discours du patient est saisi au-delà du contenu manifeste et entendu comme dérivé narratif de ce flux continu d’éléments primaires de la fonction-alpha.

9D’après Bion, le Moi, même chez les patients plus graves, ne perd jamais totalement le contact avec la réalité. Aussi, il statue que l’appareil psychique n’est jamais exclusivement habité par la partie psychotique de la personnalité, mais qu’il existe une partie non psychotique qui émerge progressivement dans l’analyse, au fur et à mesure qu’on réduit l’impact des forces en œuvre dans la partie psychotique. Il est important de souligner que cette théorisation aborde ainsi la question fondamentale de l’origine de la vie psychique et de l’émergence de l’expérience du Sujet, au sein d’une relation basée sur des modalités inconscientes d’interaction entre patient et thérapeute. Cet inconscient prend racine dans les modalités relationnelles précoces du sujet et génère durablement notre manière d’être au monde, de métaboliser les expériences et de nous mettre en relation avec autrui, construisant ainsi l’assise de notre identité personnelle.
Les développements bioniens soulignent l’importance de la rencontre thérapeutique comme moment favorisant l’émergence d’une évolution psychique. Cette dernière peut se faire grâce à la mise en commun de deux appareils pensant et échangeant des fonctions de transformation psychique. La théorisation bionienne permet un développement de la technique psychanalytique : la communication inconsciente entre patient et thérapeute, grâce à des mécanismes tels que l’identification projective, devient cruciale pour le processus de changement en psychothérapie, surtout dans le cas des patients plus compromis sur le plan psychique.

L’intersubjectivité en séance : la contribution de Daniel Stern

10Si Bion et les psychanalystes s’inspirant de sa théorie, comme Antonino Ferro, soulignent que l’intersubjectivité et l’implicite jouent un rôle déterminant dans le changement psychique, surtout dans les cas où la fonction alpha est défaillante, il est important de rappeler également les contributions que Daniel Stern (2003) apporte à la théorie de l’intersubjectivité selon un horizon théorique plus éclectique (neuroscientifique, psychanalytique et phénoménologique). Stern décrit l’intersubjectivité comme ce moment de partage et de mise en commun de l’expérience phénoménale (de l’ici et maintenant) dans la rencontre de deux sujets. La psychothérapie représenterait l’un des déploiements possibles et fructueux de l’intersubjectivité, qualité propre à l’humain et concevable comme un des systèmes motivationnels fondamentaux, à coté de la sexualité et de l’attachement. La rencontre psychothérapeutique est ainsi l’occasion d’une nouvelle expérience vécue dans le moment présent et donc remaniée par l’individu. Cela peut se faire seulement dans les jeux de résonnances et de partages propres aux besoins du développement du psychisme humain, qui puise son sens de l’identité et de la conscience de ses états mentaux (cognitifs, émotionnels et affectifs) grâce à une immersion phénoménale dès la naissance dans un réseau de relations significatives.

11A l’opposé de certaines positions psychanalytiques qui conçoivent que la « révision » de l’expérience (l’«après-coup ») par le biais du symbolique et du langage est une étape nécessaire au changement, Stern rétorque que le changement s’opère essentiellement dans le domaine de l’implicite et que seule une partie peut émerger dans la dimension de l’explicite et du symbolisable. Dans la psychothérapie, la narration de Soi surgirait comme indicateur d’un plus vaste remaniement de l’expérience vécue, qui n’est que partiellement accessible à la représentation langagière. Les définitions d’intersubjectivité, de connaissance implicite (dans le sens plus vaste souligné par Stern) et l’hypothèse d’une conscience préréflexive du Soi, convergent, à mon avis, vers une conceptualisation commune de l’origine des troubles du spectre.

12En postulant que des troubles de l’expérience préréflexive du Soi sous-tendent le développement de la maladie schizophrénique, on peut soulever la question si le jeu relationnel dans la psychothérapie d’orientation psychanalytique et existentielle ne peut opérer une réparation de ces failles en rejouant les expériences primaires aussi au sens de l’implicite et du non-symbolisable. Cet encadrement théorique doit être développé et évalué dans le vivant de la clinique psychothérapeutique, puisque l’approche la plus adéquate dans la prise en charge de la phase prodromale demeure encore une question ouverte.

Histoire de M.

13M. est un jeune homme de 24 ans, étudiant universitaire en mathématiques à l’époque de la rencontre, qui adresse une demande de consultation en raison d’une symptomatologie anxio-dépressive avec idéations suicidaires, dans un contexte de difficultés aux études. Aîné d’une fratrie de deux, avec une sœur de deux ans sa cadette, interprète, M. est fils d’un père directeur d’entreprise et d’une mère enseignante. M. dit avoir eu une enfance sereine et avoir grandi dans un environnement aisé et protecteur. Il a mené une scolarité sans problème. Son adolescence n’est pas marquée d’événements majeurs ou traumatiques, exception faite de difficultés relationnelles à l’occasion du changement de milieu scolaire au gymnase. A cette époque, le patient se rappelle avoir souffert de la dispersion de son groupe d’amis d’enfance et de la confrontation à une compétition accrue au niveau et des performances scolaires et des relations avec les filles. Il n’y a toutefois pas d’événements majeurs jusqu’à l’obtention du baccalauréat, quand il décide de s’inscrire en mathématiques, renonçant à son premier projet de devenir violoncelliste. A ce propos, il est ouvertement découragé par ses parents, peu confiants qu’il puisse s’offrir une vie future digne en exerçant la profession de musicien. A l’université, il tisse sa première relation importante avec une fille, copine d’études. Après une relation intense et discontinue pendant deux ans, cette relation se solde par une rupture, à l’occasion du départ de la fille pour l’étranger pour une période d’études. Le début des difficultés qui motivent le patient à consulter une première fois en psychiatrie remonte à cette période : à l’occasion de cette rupture sentimentale, M. avait déjà eu un suivi psychiatrique pour des angoisses importantes. S’appuyant à l’occasion de la crise engendrée par cette rupture sur un suivi psychiatrique mensuel et sur la prise d’un traitement antidépresseur, le patient avait décidé de continuer les études malgré la persistance de crises d’angoisse, qui, tout en devenant moins aiguës et envahissantes par moments, n’avaient jamais véritablement régressé. De ce fait, M. consulte à nouveau environ une année après, suite à un déménagement dans un nouveau lieu de domicile, après avoir doublé la deuxième année universitaire et avoir quitté la maison parentale, où il résidait.

La rencontre et l’investigation préliminaire : menace de psychose ?

14A l’époque de notre rencontre, il se plaint d’une réacutisation des angoisses et d’une incapacité à faire face aux exigences de son cours d’études. Pendant l’investigation préliminaire, ce jeune patient en échec se plaint de vivre dans un état de crainte et d’anxiété presque permanentes, avec une grande peine à verbaliser et expliciter son malaise (« je ne sais pas ce qui m’arrive »). En se plaignant aussi de vécus bizarres qu’il trouve compliqué de mettre en mots, la question d’une possible phase prodromale de la psychose se pose dans cette phase d’investigation. Les premiers entretiens se déroulent ainsi à l’aide d’une investigation active pour déceler la présence éventuelle de symptômes psychotiques (dont le patient se révélera encore indemne) ou, le cas échéant, de leurs prodromes. Les plaintes vagues et aspécifiques et l’éventail de vécus inquiétants mais flous du jeune patient sont ainsi abordés à l’aide d’une approche semi-structurée selon l’échelle SPI-A (Schizophrenia Proneness Instrument), à la quête de possibles « symptômes de base ». M. décrit l’impression de devenir progressivement fou, un déclin de ses capacités d’attention et de concentration, ainsi que de son endurance au travail intellectuel (en contraste pénible avec les exigences imposées par son cursus d’études) et une distractibilité importante avec tendance à être submergé par les stimulations environnantes. Ces symptômes se révèlent essentiellement liés à des troubles subjectifs de la vie mentale, qui est parasitée par l’intrusion erratique et incompréhensible de pensées anodines et banales, déconnectées du flux actuel de la pensée, ou par une persistance inappropriée dans son esprit de scènes ou pensées appartenant au registre d’une expérience vécue précédemment (pensées interférentes, écho de la pensée), souvent avec un sentiment d’étrangeté à sa propre vie mentale de ces phénomènes, sentiment inquiétant qui dépasse le registre egodystonique typique des idéations à connotation obsessionnelle. Il se plaint aussi de difficultés occasionnelles à percevoir les limites entre réalité et vie interne, état de rêve et de veille, il déclare se trouver dans l’incapacité d’effectuer les choix les plus simples. Il décrira encore des troubles de sa corporéité (avec des moments de confusion sur la reconnaissance des parties de son corps), ainsi que de la perception du monde environnant, avec des troubles de la perception auditive (acoasmes) et visuelle (poropsie et telopsies). Ces expériences, associées à une coloration thymique angoissée et dépressive, n’atteignent pas le seuil des symptômes psychotiques francs et l’épreuve de réalité a toujours été conservée. La bizarrerie et l’intégration psychique manquée de ces vécus font en sorte que le patient se sent menacé par une folie possible. Aucune formulation délirante n’est cependant apparue comme explication possible de ce registre de l’expérience de Soi. Les entretiens d’investigation permettent de formuler l’hypothèse d’une phase prodromale, à risque d’évolution vers la psychose, et de nommer les expériences subjectives décrites par le patient comme symptômes de base. Le focus des premiers entretiens d’investigation et clarification fait en sorte que le patient et moi nous accordons sur l’objectif d’un travail psychothérapeutique autour de ces troubles, entendus comme objets bizarres et inquiétants à explorer ensemble, dans l’enceinte d’un cadre psychodynamique avec ses règles (associations libres) et repères (séance de 50 minutes une fois par semaine, face à face, pour une durée indéterminée).

Déroulement de la psychothérapie

15L’intervalle de la psychothérapie décrite ici couvre la période des quatorze premiers mois.

16La première phase de cette période est donc inaugurée par une rencontre connotée par le questionnement autour d’une menace de psychose. Les phénomènes évocateurs de cette condition, et plus précisément la conceptualisation des symptômes de base comme indicateurs de ce risque, dominent l’échange initial et fonctionnent ainsi comme des organisateurs de l’alliance du début. Néanmoins, ces éléments, au moins en qualité d’objets de discours, quittent le champ de la psychothérapie dès que le cadre est posé et que la psychothérapie débute dans les repères tracés. L’entrée dans la phase psychothérapeutique se fait donc avec le changement spontané du fil narratif et de son contenu, qui devient d’emblée celui des difficultés sentimentales du patient avec son ancienne amie, qui avait quitté brutalement le patient après une relation difficile et angoissante, où le patient se vivait comme un objet utilisé pour combler l’avidité angoissée de l’autre. Ce fil narratif est haché et hésitant et le patient, souvent figé, tendu, débute systématiquement les séances avec la formule « je ne sais pas ». Rapidement, ce fil sera entrecoupé par l’intrusion de morceaux déliés de la narration : des troubles du sommeil avec incapacité de s’endormir, le patient restant dans une attente éveillée sans objet, une énigmatique angoisse à la fin de la journée, et encore des rêves qui se présentent comme répliques de scènes déjà évoquées en séances (« j’ai rêvé que ma copine me quittait pour un autre et que j’étais désespéré »). Ce matériel onirique du début, outre qu’il était rare, apparaissait comme des parties non transformées de la vie diurne du patient, qui restent là sans déclinaison ni déploiement possible grâce à l’activité onirique.

17Les symptômes de base avaient quitté le discours manifeste mais faisaient toujours partie des séances dans une forme latente. Cette phase demande une posture plus active de la part du thérapeute : face à ce désordre énigmatique, je manifeste une curiosité active à l’égard de mon patient, essayant d’approfondir les éléments de son histoire qu’il m’offre de façon toujours incomplète (les figures et les épisodes relationnels qu’il me décrit au début sont souvent condensés et « coupés »), en lui indiquant implicitement, par le biais de mon intérêt, une autre profondeur et dimension de son monde et de ses représentations (les parents, les rapports avec eux, son enfance). C’est ainsi qu’il raconte son parcours et évoque sa famille. Issu d’une famille aisée et cultivée, le patient décrit un environnement familial énigmatique, composé par des membres déconnectés les uns des autres (un père mystérieux, discret et insondable, une mère anxieuse et très présente, une sœur capricieuse et rebelle à qui tout réussit et à qui les parents laissent tout passer). Il indiquera progressivement vouloir se démarquer de ce groupe et ne pas participer à leur entente, qu’il ressent être une façade. Il révèle avoir aussi découvert quelques mois auparavant une double vie du père et une relation extraconjugale de celui-ci, cachée de longue date. Plusieurs séances après, il se posera la question explicite de qui sont ses parents et de quel lien les unit. Il offre aussi l’image d’un étudiant perdu, angoissé et craintif de ne pas réussir son cursus d’études universitaires, qu’il a choisi pour satisfaire ses parents et pour leur démontrer sa valeur. Néanmoins, au cours de la thérapie, après avoir réussi à décrocher le bachelor, il affirme par la suite son choix de devenir violoncelliste, en accédant à la formation au Conservatoire.

18Cette première phase de la psychothérapie est caractérisée par un matériel qui manque encore d’une représentation intégrée dans l’histoire du patient. Pendant les séances, il y a initialement des morceaux déliés de son psychisme, qui sont tenus par un fil narratif (la peur d’échouer, le manque d’estime en ses capacités, la peur de décevoir) qui ne semble pas ancré dans une profondeur de la représentation de Soi. Le patient est souvent envahi par la fin traumatique d’une relation sentimentale, en forme d’images non élaborées, et il est au centre d’une famille qui compose un quatuor peinant à faire de la musique ensemble (cette image des premières séances condense et figure l’interrogation latente du patient sur sa place dans ce groupe et sur l’accordage possible entre eux). Un moment charnière de la thérapie est marqué par l’obtention du bachelor, moment où le patient assume le choix de se consacrer à la musique. Cette phase est aussi fortuitement marquée par le retour de l’étranger de son ancienne amie, avec qui il renoue une relation brève, répliquant les hauts et les bas de leur lien passé. Le patient dit vouloir revivre cette relation avec le désir de rejouer la rupture et « comprendre ». Ce qu’il fera, sur une brève période, reconnaissant en séance seulement après avoir fait à nouveau l’expérience des vicissitudes relationnelles avec son ancienne copine, qu’il s’agissait d’une relation d’interdépendance, aux contours morbides et masochiques et que, surtout, cette relation lui paraît désormais avoir fonction d’écho de relations plus anciennes, comme le rapport avec sa mère, avec son attitude exigeante et anxieuse, qu’il avait le sentiment de jamais pouvoir combler. Son présent acquiert ainsi une épaisseur historique, il s’intéresse à lui-même comme sujet d’interrogation, une interrogation qui nécessite la mise en suspens, plutôt que l’agir décomposé propre à la relation sentimentale débordante avec son ex-amie. Le patient arrêtera lui-même cette relation et tournera vers la psychothérapie les questions que cette expérience soulevait.

19Cette nouvelle phase se caractérise par des modifications du matériel en séance et par un tissage narratif désormais multidimensionnel de son histoire, notamment dans la richesse des renvois de l’actuel à son passé. Le patient explore activement la question de sa place dans le groupe familial et explicite à ce moment son vécu de « comme si », d’inauthenticité que dégage cette composition familiale. Cette narration extrait du latent un autre vécu du patient : celui du double niveau, entre le semblant et la réalité interne, entre l’image et son contenu, en écho aussi à la découverte récente concernant le père, découverte qui a étayé son intuition de longue date d’un environnement familial portant un masque. Il affirme ainsi en séance sa rébellion vis-à-vis de la comédie familiale (« je ne veux pas faire partie de ce jeu »), dans une phase de la thérapie où il s’attelle à définir son authenticité. Le matériel onirique change également de connotation : tout en demeurant angoissé et mortifère, il se déploie dans un éventail de significations. Il rapporte ainsi le rêve d’un groupe de jeunes copains, dont il fait partie, enfermés dans une chambre, autour d’un tas d’armes à choisir à tour de rôle pour se tuer l’un après l’autre. Il assistera au suicide violent, par explosion de la tête, du premier copain et après il se réveillera brutalement lorsque c’est à son tour de faire le « choix définitif ». Dans ce rêve et pour la première fois apparaît une épaisseur narrative, qui permettait, en opposition au thème central du rêve – l’inéluctable du choix –, tout un carrefour de possibilités imaginatives sur la groupalité interne du patient, qui rêve enfin de cette complexité. Le questionnement autour de soi-même s’articule aussi à des moments où un discours intellectualisé remplace la tonalité vague et hachée, presque gelée, du discours du début. Le patient assume son choix du Conservatoire et pour la première fois décrit la pénibilité de la charge de travail, sans que ce soit pour autant inconciliable avec le plaisir de jouer sa (propre) musique enfin. Il y a aussi des aperçus des changements qui se font dans sa vie relationnelle : entre autres, l’épisode avec sa famille où, triomphant, il parle de sa capacité nouvelle d’opposer une remarque et un refus à sa mère et de la « laisser sans mots », gagnant l’admiration complice de la sœur rebelle. Dans cette phase, ma posture de thérapeute est désormais moins active : je garde une curiosité éveillée à l’égard du patient, mais c’est lui aussi qui me conduit dans l’exploration de ces vécus. C’est lui qui désormais explique des questions de musique, de quoi sont faits son travail et son apprentissage, s’improvisant parfois enseignant, outre qu’élève.
Dans cette phase de la psychothérapie, le sujet émerge progressivement et on en retrouve les indices dans la narration évocatrice de sens multiples où il prend sa place, dans le changement du rapport à l’autre, qui se profile par exemple dans la meilleure capacité d’accepter l’idée de frustrer sa propre mère, ou dans le dépassement de l’expérience fusionnelle avec son ancienne amie, qui l’habitait en guise de revenante sans signification, de reflux de ce qui ne pouvait pas encore être représenté. Il est aussi question à ce moment d’une phase où, comme thérapeute, je me berce dans une position contre-transférentielle assimilable à celle d’un parent « fier » (le patient ne va-t-il pas mieux ? Il a franchi plusieurs étapes qui semblaient être menacées au début de la thérapie, il entame son chemin de musicien). Les symptômes de base n’ont pas seulement quitté le champ de la narration, les a-t-on oubliés ? Cette partie de non-Moi, de non-digéré psychique, de non-intégré, semble quitter le discours en séance sans transformation apparente. Est-ce qu’ils se cachent derrière un scotome de notre champ thérapeutique ? Je m’intéresse à nouveau à la question (ou sont-ils ? la partie psychotique s’efface pour laisser place à une partie non psychotique, mais quid de sa transformation ? quid d’un changement ?).

Processus psychothérapeutique et symptômes de base : un changement est-il possible ?

20Le patient me raconte alors que nos « objets bizarres » sont toujours là, mais que deux modifications sont apparues. D’abord, le patient peut se regarder avec une distance. Il décrit : « C’est bizarre, je vois ma vie comme d’un point de vue externe et je me rends compte qu’il y avait avant mes troubles un fil qui relie les parties entre elles, comme des wagons, et maintenant c’est comme si tout s’était embrouillé », mais aussi : « Cette perception du désordre est différente de celle qu’il y avait auparavant car je n’y suis pas immergé ». Les objets bizarres, donc, pouvaient être tenus par ce filet, cette « enveloppe narrative » qui s’est construite, mais restent néanmoins signaux d’un désordre. Le patient fait aussi l’expérience de pensées intrusives de qualité différente, c’est-à-dire chargées affectivement et émotionnellement (images de la relation passée avec son ex-amie, souvenirs) qui détraquent le fil courant de ses pensées en vertu aussi de cette charge affective. Les pensées intrusives du début deviennent des ruminations, comme par un retour de l’affect qui a encore besoin de se dérouler sur la scène interne. Mais de ce fait, bien que douloureuses, elles semblent se déshabiller de leur côté bizarre et devenir humaines. Une transformation possible, alors ?

21Au sommet de cette phase où la navigation semble si prometteuse d’approches paisibles, le patient revient en séance se plaignant d’aller mal à nouveau et ne pas savoir pourquoi. Il travaille beaucoup pour ses études, mais se dit surtout dépassé par les situations où il est confronté à des professeurs perçus comme exigeants et écrasants dans leurs compétences. Ce thème est rapidement emporté par le retour en force d’angoisses sans nom, de la crainte qu’une désorganisation imminente le menace par le biais de troubles subjectifs de la pensée et de troubles perceptifs à nouveau plus importants. Il y a une séance, dans cette phase de régression, qui permet que l’espace transitionnel de notre psychothérapie se déplie à nouveau après ce collapsus momentané. Pendant cette séance, je suis penchée avec le patient sur l’exploration de ces vécus angoissés et on tombe ensemble sur les images des pensées interférentes. On regarde ensemble, on les décrit, on tourne autour, mais les symptômes de base nous apparaissent toujours comme des objets vides, sans épaisseur imaginative… D’un coup la séance se transforme en théâtre de cet actuel qu’on essaie de saisir avec le verbal sans succès. C’est une séance tendue : avant son début j’ai été à plusieurs reprises contactée par une patiente très demandeuse qui, cherchant spasmodiquement le contact, s’aidait par le biais de questions répétées à me poser « en urgence », souvent sans sens. On toque à la porte et une collègue me prévient que cette patiente avait mobilisé la consultation pour que je sache que j’avais à la rappeler encore. J’ai eu un sentiment d’état de siège : je pense aussi d’un coup que le dehors fait irruption en pleine séance par le biais du non-sens (les questions anodines de la patiente, le message intempestif) et j’associe à ce qu’on essayait de partager avec le patient. Je fais le parallèle entre cette intrusion et l’expérience des pensées interférentes, elles aussi intrusives, provenant soudainement de nulle part, des non-pensées. Je ressens combien elles peuvent évoquer une angoisse et un sentiment de vague persécution. Je le restitue au patient et il sourit.

22Ce moment condense et ouvre un nouveau chapitre de la psychothérapie puisqu’il y a une reprise d’une associativité plus riche dans les séances suivantes. A l’aide d’un croisement fortuit entre la vie mentale du couple thérapeutique et l’intervention du réel sur le cadre, il nous est permis de vivre une autre expérience de ces phénomènes qui échappent à un traitement par le verbal et que cela aboutisse à une forme de représentation, dans un premier temps pour le thérapeute. L’entrée en jeu paradoxale de cette intrusion en séance offre la possibilité d’une mise en scène, d’une dramatisation de la partie non symbolisable dans laquelle était pris le couple thérapeutique. Par cet accordage empathique, il est plus aisé d’enfin réaliser ce que le patient vit en termes d’intrusion et saccagement de sa vie mental, de son propre contenant psychique, et de le lui restituer, ce qui a l’air de le soulager outre que de l’amuser. Ce moment sera suivi en effet par la reprise en séances d’un fil associatif (à nouveau la partie non psychotique qui se met en jeu ?) autour de scènes de rivalité et de frustration avec des figures d’enseignants. De mon côté, je suis désormais plus attentive au champ de l’ici et maintenant en séance, je peux l’entendre différemment et penser une première question sur le transfert. Est-ce que le vécu du patient autour de figures infaillibles et exigeantes qu’il côtoie au Conservatoire, peut avoir une résonance avec ce qu’il pouvait vivre avec moi en séance ? Tout en étant craintive que ce moment soit intempestif et intrusif pour le patient, j’obtiens en retour la réponse posée d’un jeune homme pas inquiet, qui formule : « oui », mon image est pour lui bien l’image d’une « thérapeute infaillible et exigeante qui sait tout et qui le juge, possiblement ». Ce moment me questionne évidemment sur la possibilité que j’aie effectivement repris par moments un rôle d’observateur exigeant, enclin à l’écoute sélective (de l’évolution des « symptômes », peut-être ?) plutôt qu’au fait d’être dans la relation avec lui. Les images autour de professeurs exigeants continueront par la suite, comme aussi sa conviction qu’« il y a bien des professeurs avec qui ça marche car ils savent tirer le mieux de lui ».

23La suite est en effet caractérisée par le partage de ses représentations narcissiques et grandioses d’un mental qu’il vit comme potentiellement parfait, mais contenu (plutôt contraint) dans un corps qui « ne suit pas » et qui est « moche ». La suite des événements en séance est marquée par un autre moment important, lorsque le patient me demande d’arrêter le traitement antidépresseur (inchangé depuis trois ans). Il désire ressentir des émotions, s’accorder avec le monde environnant, se sentir entièrement présent dans la musique. Il ressent un détachement émotionnel et affectif depuis longtemps. Il l’attribue à l’action « apaisante » du médicament qui l’a protégé des tourbillons émotionnels de sa vie interne mais au prix d’un aplatissement du paysage. Il reconnaît qu’il aura sûrement à s’exposer à des vécus de fragilité intense, au retour d’une perméabilité accrue aux attaques de l’environnement, mais déclare aussi ne plus être disposé à payer le prix de « louper aussi le sourire que l’autre lui adresse ».
Ce moment a marqué une étape de croissance en psychothérapie, celle qui touche à la dimension d’une quête de la liberté d’être et de sentir, sachant que cela se peut aussi au prix d’une souffrance accrue. Cela a été le moment touchant de la déclaration implicite que le tissage de nos échanges offre un filet de sécurité primaire. Cela donne au patient le souhait de se sentir vivant et de se définir, même dans les marques d’une sensibilité aiguisée, qui peut l’exposer à la douleur psychique. Dans les mois qui suivent l’arrêt du traitement pharmacologique, le patient poursuit la psychothérapie, sans se plaindre de rechutes anxio-dépressives.

Discussion

24A l’aide de la description du processus psychothérapeutique avec un patient menacé de psychose, il a été possible d’esquisser une mise en perspective du concept des symptômes de base dans un cadre de psychothérapie psychanalytique.

25Puisque la notion de symptômes de base pose l’accent sur la dimension du Sujet et sur des expressions profondes de la vie mentale, cela pouvait s’accorder à mon avis aux réflexions tantôt psychanalytiques, tantôt phénoménologiques, via les théories sur l’intersubjectivité opérant dans le dispositif psychothérapeutique. Comme évoqué, les symptômes de base, dénommés lors de la rencontre avec le patient, quittent rapidement le champ comme objet du discours. Ils se destinent à une scotomisation dès la mise en place du cadre psychanalytique avec ses repères et ses règles (notamment les associations libres). Le patient propose sa problématique de sujet sous une autre métaphore, qui évoque la mise en jeu de la partie non psychotique. Le clivage entre le Moi et le non-Moi, dont les « objets bizarres » étaient les messagers énigmatiques, est toutefois toujours présent et prend sa place autrement dans les séances : le patient entrecoupe souvent le fil narratif avec une perplexité liée aux incursions désordonnées de matériel angoissé et informe (et non informatif), inquiétant. A côté d’une histoire qui se veut racontable (difficultés dans les relations, le rapport aux études et aux choix), la dyade thérapeutique est confrontée ainsi à des événements en séance, qui ne se prêtent pas à la transformation symbolique. Ce discours elliptique et le fil narratif malmené par ces objets énigmatiques, venant de nulle part, se déploient au début comme métonymie d’un contenant troué, qui appelle à l’élaboration de ces éléments. Cet appel est repris contre-transférentiellement par le thérapeute, qui manifeste, dans cette phase, une curiosité active, et mène une exploration avec plusieurs relances au patient, comme à l’encourager pour qu’il s’observe de plus près.

26Au cours de ces premiers mois, la narration se serre progressivement et s’organise autour d’un Sujet qui réussit des défis inespérés, qui s’affirme face aux parents, qui commence aussi à réfléchir au sujet d’une mère exigeante et anxieuse, énigmatique, dont il ne sait pas qu’attendre et surtout dont il ne comprend pas les demandes. Cette phase est marquée par une position contre-transférentielle qui confère au thérapeute le rôle de parent « fier ». Cet élément réactualise probablement, au-delà de l’apparente bonne évolution, une figure parentale exigeante telle que la figure de la mère « qui corrige, mais n’enseigne pas », de la mère « indifférente », pour citer Anzieu, celle qui, avec le regard tourné narcissiquement ou dépressivement sur soi, n’assure pas la différentiation des limites et la contenance des excitations. La première élucidation des éléments transféro-contre-transférentiels en jeu est possible à l’occasion de cette séance perturbée par l’extérieur (les intrusions du réel et ses équivalents pulsionnels), que le patient et moi nous sommes approprié en qualité de représentation de notre possible syntonie psychique. Cela s’est produit à l’aide de la dramatisation d’un événement contingent et intrusif, qui est transformé et intégré comme possible signifiant de l’espace de pensée de la dyade thérapeutique. Sur les notes accordées de cette intersubjectivité, s’opère le réveil de la figure contre-transférentielle. C’est le terrain favorable qui permet une interprétation que le patient peut accueillir. Cela soulève, à mon avis, la question que ces moments d’évolution du couple thérapeutique dans l’espace du présymbolique et de l’implicite puissent être une véritable avancée dans la progression des représentations vers le préconscient.

27Quid des symptômes de base ? Leur présence, comme indiqué, est une constante dans le contenant-contenu psychothérapeutique. Néanmoins, dans la phase où le patient articule un « Je » plus affirmé et où la tonalité de la narration s’enrichit ainsi de la dimensionnalité d’un Sujet, les symptômes de base manifestent de possibles modifications. Il s’agit notamment de pensées interférentes qui acquièrent une sorte d’échine émotionnelle dans leur errance à travers la vie mentale du patient. Elles – indique le patient – tendent aussi à se relier au focus des séances actuelles (pensées récurrentes et flash-back de la relation avec son ex-amie, par exemple). Cette modification témoigne d’une possible transformation, bien que discrète, et d’un possible investissement pulsionnel des symptômes de base, que j’assimile à des objets internes non intégrés. Une autre propriété de ces phénomènes est également à souligner : leur dépendance du fonctionnement-dysfonctionnement de la dyade thérapeutique. Par exemple, le cortège d’angoisse et de perplexité qui les caractérise revient en force au moment où tout réussit au patient et lorsqu’il doit se confronter à une étape de dépassement de la dépendance des figures parentales. Dans ce contexte, les symptômes de base sont intégrés à nouveau seulement à l’aide d’une dramatisation psychique dans l’hic et nunc de la relation thérapeutique et de ses moments de consonance et dissonance, d’empathie et d’incompréhension. Cela soulève la question de savoir si les symptômes de base en psychothérapie ne représentent pas un signal de dysharmonie d’un couple de transformation psychique et n’indiquent pas un encombrement de matériel qui n’est pas suffisamment accueilli et justement entendu par le thérapeute.
Ces éléments (la possible transformation de ces phénomènes au cours de la thérapie et leur compréhension en lien avec la dialectique intersubjective de la dyade thérapeutique) suggèrent à mon avis qu’il est possible de conceptualiser les symptômes de base en écho à la théorisation psychanalytique au sujet de la transformation symbolique, opérée par l’inconscient, qui est à l’aube de la formation de l’appareil à penser et de l’assise fondamentale de l’identité personnelle. Mais faute de pouvoir le démontrer, ces troubles vont-ils être métabolisés ou plutôt perdurer comme cicatrices d’une faille de l’identité fondamentale du Sujet (ou de limites entre Moi et non-Moi, partie psychotique et non psychotique, en le formulant selon d’autres références) ? Peuvent-ils être intégrés psychiquement ou faut-il viser à ce qu’ils soient contenus par le filet d’un développement plus affirmé de la partie non psychotique ? Sont-ils des objets psychiques susceptibles d’une digestion ? Ou plutôt des détritus d’objets internes éclatés à jamais, comme des restes de satellites en orbite gravitationnelle du Sujet, sans pour autant nécessairement représenter une menace perpétuelle de destruction de son monde ? Il me semble que la psychothérapie psychanalytique et d’inspiration existentielle offre la possibilité d’approfondir ce questionnement.

Conclusion

28Les symptômes de base, conçus initialement comme l’expression psychologique la plus proche du trouble organique fondamental de la vulnérabilité schizophrénique, se profileraient, à l’aide d’une lecture dans le champ psychanalytique de la psychose et de l’intersubjectivité, comme possibles « objets transitionnels » entre une clinique de repérage précoce de la psychose et une théorie de la transformation psychique, entendue au sens psychanalytique. En qualité d’objets internes qui n’ont pas bénéficié du travail de représentation symbolique, ils témoigneraient des failles de la fonction de transformation psychique et trouveraient une place d’observation et de traitement au sein d’une psychothérapie psychanalytique inspirée de la théorie bionienne et de l’intersubjectivité.

29Dans cette phase de grand intérêt porté à la psychose débutante, la richesse des théorisations psychanalytiques peut donc donner une contribution efficace au débat autour des possibles propositions thérapeutiques pour ces jeunes patients et leur mal-être.
(Article reçu à la Rédaction le 9.11.2011)

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