Notes
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Psychologue clinicienne, Doctorante en psychopathologie psychanalytique, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
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Psychiatre, psychanalyste, Professeur de psychopathologie psychanalytique, Co-directeur du LASI, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
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Sigmund Freud, dans La technique psychanalytique (1913), définit le contre-transfert comme le résultat de l’impact du sujet sur les sentiments inconscients du médecin et pense que l’analyste ne peut aller plus loin que ses complexes et résistances internes ne le lui permettent.
Introduction
1Les réflexions autour de la maltraitance et la bientraitance chez la personne âgée sont relativement anciennes, l’intérêt s’est accru plus récemment en hémodialyse, conduisant les personnels soignants et médicaux à repenser leurs attitudes et contre-attitudes vis-à-vis des patients dialysés à la fois dépendants d’un traitement et d’un système de soins. Des questionnements émergent concernant la façon d’aborder ce sujet, l’emploi des mots « maltraitance » et « bientraitance » ainsi que leurs définitions. Fidèles à la théorie psychanalytique, nous ne nous étendrons pas sur ces termes, choisissant de favoriser la notion d’agressivité pour procéder à une analyse métapsychologique de notre cas.
2L’article que nous présentons rappellera au lecteur le fameux texte de Freud « Un enfant est battu » qu’il écrit en 1919, et lors duquel il observe que le fantasme de fustigation, le plaisir sexuel éprouvé dans la douleur qui caractérise le masochisme, est en lien étroit avec l’érotisation des objets incestueux. Freud décrit ici un cas de fantasme obsédant qui, dans sa phase paroxystique, s’accompagne d’une satisfaction masturbatoire compulsive irrépressible et de perturbations lors de l’âge adulte.
Agressivité, agression ou violence ?
3Au départ de sa théorie, Freud demeure réticent à reconnaître l’agressivité comme concept métapsychologique à part entière, il va même jusqu’à réfuter l’existence de la pulsion d’agression telle qu’elle est décrite par Adler en 1908. A travers la démonstration de l’importance de l’ambivalence dans le transfert, Freud est amené à considérer l’agressivité comme une manifestation relationnelle courante résultant de motions affectives et hostiles érotisées de l’autre. L’érotisation en tant qu’elle modifie la nature de l’hostilité primitive est essentielle pour comprendre l’agressivité et la différencier de la violence. Cette dernière relève de la pulsion d’autoconservation, Bergeret (1984) parle d’un « instinct de conservation » qui permet d’assurer la vie ou la survie d’un individu, lequel a recours à des attitudes défensives violentes dans des cas de menace vitale. L’agressivité implique un processus de secondarisation et d’érotisation de la violence, c’est-à-dire une forme particulière d’intrication pulsionnelle qui perd le but autoprotecteur initialement destiné au courant violent primitif. Contrairement à la violence, la mise en jeu de l’agressivité nécessite une objectalité qui émane d’une élaboration psychique organisée par le complexe d’Œdipe et la génitalité. En d’autres termes, l’agressivité implique un objet, la violence implique une menace car l’autre est perçu comme non-objet : la violence est fondamentale et se situe en deçà de l’agressivité.
4Ce n’est qu’à partir de la deuxième théorie des pulsions que l’agressivité est peu à peu reconnue par Freud (1915) comme une pulsion sexualisée et unitaire qui dérive de la pulsion de mort. Lorsqu’il parle d’agressivité, il emploie le terme Aggression, n’établissant aucune distinction entre agression et agressivité. Fine (1996) insiste cependant sur l’idée qu’une différence existe. L’agression ne relève pas de la destruction comme c’est le cas dans l’agressivité : elle fait partie de configurations permettant de s’imposer à l’objet désiré. Sur le plan métapsychologique, la prise en compte de l’agressivité implique de s’intéresser au courant libidinal. Nous préférons par conséquent écarter le terme d’agression. Selon Laplanche et Pontalis (1967), l’agressivité requiert une disposition à s’engager dans des conduites agressives réelles ou fantasmatiques visant à nuire à autrui, le détruire, le contraindre ou l’humilier.
5Comme précédemment évoqué, cette motion est à comprendre en lien avec Eros et Thanatos. La polarité pulsion de vie/pulsion de mort est souvent entendue par certains psychanalystes comme dualisme entre sexualité et agressivité. L’agressivité est associée d’une part au sadisme, représentant de la pulsion de mort mis au service de la pulsion sexuelle ; d’autre part, au masochisme érogène primaire comme autre partie de la pulsion de mort liée libidinalement à l’aide de l’excitation sexuelle. La pulsion de mort tournée vers l’extérieur renvoie à l’agressivité, mais elle ne peut être appréhendée autrement que dans son union avec la sexualité. Dans une perspective freudienne, l’activité agressive entre dans la constitution du sadisme primaire, elle ne vise pas la satisfaction libidinale mais relève plutôt d’une destructivité émanant du sujet et dirigée contre l’objet. Rosenberg (1991) ajoute que « cette activité de violence qui ne vise pas une satisfaction libidinale paraît être l’expression d’une destructivité partant du sujet et s’adressant à l’objet, laquelle ne deviendra vrai sadisme (érotisé) que plus tard (par identification) quand la phase masochique sera atteinte » (pp. 23-24).
« Se faire battre en hémodialyse »
6Régine a 72 ans lorsque je la rencontre dans le cadre des consultations de début de dialyse. Je me présente dans sa chambre située en néphrologie. Une relation de confiance s’instaure rapidement entre Régine et moi. J’éprouve vis-à-vis d’elle une certaine empathie, elle semble éprouver de la sympathie à mon égard. Je remarque tout de même qu’elle tente de me prendre à parti pour exprimer son mécontentement vis-à-vis du personnel soignant et médical. Elle est en colère, très en colère. Régine est caractérielle, et exposée à des chutes de tension spectaculaires pendant la séance d’hémodialyse qui mobilisent une grande partie du personnel. Elle arrache le tensiomètre de son bras, n’a de cesse de poser des questions à certaines infirmières et d’injurier à voix haute celles qu’elle n’apprécie pas ainsi que d’autres patientes. De leur côté, les infirmiers et médecins expriment de réelles difficultés quant à sa prise en charge.
7Régine a toujours eu, selon ses dires, des relations problématiques avec les autres. Elle est souvent déçue et se décrit comme étant asociale. Au fil des entretiens, la patiente décrit une enfance difficile aux côtés d’un père alcoolique et violent. Sa mère doit rentrer à la maison avant la fin du jour, dans le cas contraire elle est battue. Régine, l’aînée des enfants, s’interpose pour la défendre mais aussi lorsqu’il s’agit de son frère et sa sœur, elle pâtit alors des coups portés. Elle se souvient d’un jour où son père, excédé, tente de tuer sa mère. Depuis cette période, Régine a peur de la nuit et du crépuscule. Dans la deuxième partie de son enfance, elle est placée en pension dans un couvent, les religieuses la frappent régulièrement car elle désobéit et brave les interdits. Elle les encourage curieusement même à la frapper comme ce fut le cas avec son père et confie avoir cherché ces affrontements qu’elle décrit comme « jouissifs ».
8Plus tard, elle souffre de crises d’angoisse invalidantes, et décide d’entreprendre une psychanalyse qui durera dix ans. Ses crises s’apaisent mais ne vont jamais véritablement quitter Régine. Le décès de son mari et les circonstances qui entourent sa mort suite à un cancer généralisé l’ont beaucoup affectée. La vision du corps cadavérique de son mari ainsi que ses souffrances avaient été insupportables et lui paraissent encore aujourd’hui difficiles à surmonter, me dit-elle. Elle reproche au personnel soignant et médical qui s’occupait de son mari de ne pas l’avoir aidé à mourir dignement, malgré ses souffrances et un pronostic vital plus que réservé. Elle se souvient aussi de l’indélicatesse du médecin lors de l’annonce et de la violence de ses mots. Régine accuse plus particulièrement le personnel médical de ne pas avoir tenu son mari informé de son devenir avant qu’il ne se trouve dans le coma. Elle décrit des cauchemars concernant son défunt mari, rêve de sa dépouille, de son cercueil, imagine qu’il revient la nuit comme mort-vivant. Chaque soir, Régine craint de s’endormir.
9Ma patiente devient de plus en plus agressive et revendicatrice vis-à-vis du personnel de dialyse, elle se sent infantilisée, déconsidérée. Les relations évoluent de façon défavorable avec le Docteur J., la néphrologue qui la suit depuis quelques années. Régine ne supporte pas que son médecin occupe des fonctions supplémentaires dans un autre établissement : « De toute façon, depuis qu’elle a ce nouveau poste, elle n’a plus le temps de s’occuper de ses malades, et elle a la grosse tête ». Malgré la confiance qu’elle accordait au Docteur J. au cours des entretiens précédents, son discours devient virulent lorsqu’elle parle d’elle. Régine refuse enfin définitivement de la voir. Le second néphrologue, un homme cette fois, est hâtivement mal perçu : « C’est un abruti », me confie-t-elle, et elle dédaigne le fait qu’il passe la voir lors des visites médicales.
10Le Docteur A. est la seule personne à être désormais autorisée à s’occuper de Régine, mais surtout la dernière néphrologue de l’établissement avec qui elle n’a pas eu de rapports désastreux. Les relations sont satisfaisantes au gré des semaines, Régine apprécie « le côté franc » de cette jeune femme ainsi que sa rigueur. Puis elle commence par lui attribuer un surnom : « la grande chèvre ». « Elle est hautaine, elle ne se prend pas pour n’importe qui, celle-là », me confie-t-elle. La « nomination animale » du médecin amuse beaucoup ma patiente, d’autant plus que d’après ses dires, les infirmières l’appellent elles aussi « la grande chèvre ». Elle déclare que ces dernières ont avoué avoir de mauvais rapports avec le docteur A., ce qui, nous le comprenons aisément, est venu conforter la pensée de Régine. De mon côté, je ne relève pas ses propos. Je considère que notre relation est fragile et que je dois rester le plus neutre possible afin de ne pas laisser l’occasion à Régine de rompre le lien qui existe entre nous. Je choisis la prudence en adoptant essentiellement une position d’écoutante tout en ayant le sentiment d’être dans celle de non-sujet. Face à Régine, l’autre n’est jamais à la bonne distance. Il est difficile face à elle de ne pas représenter une figure abandonnique ou, à l’inverse, de provoquer l’intrusion et l’angoisse. Les entretiens sont relativement pénibles. Je me sens otage de son fonctionnement, ne pouvant m’octroyer aucun moment de répit dans la relation.
11Un jour, les infirmières m’appellent pour venir en salle de dialyse, elles ne savent comment gérer la situation ; la patiente s’emporte verbalement à l’encontre du Docteur A. Je m’assieds à côté de Régine qui profère des injures à l’égard de ce médecin, elle la qualifie cette fois-ci de « hyène ». Sans pouvoir prétendre contenir son agressivité j’éprouve des difficultés à l’apaiser. Le Docteur A. a décidé depuis peu d’engager de nouvelles investigations médicales. Régine est excédée de subir des examens sans savoir pourquoi, elle exige qu’on lui dise la vérité. Le Docteur A. réplique qu’elle ne peut se prononcer sans avoir les résultats. Les semaines passent et Régine devient toujours plus agressive, jusqu’à ce que ce médecin lui annonce qu’elle a un lymphome depuis des années, tout en insistant sur le fait que la maladie demeure stable sans traitement. Elle la rassure, ajoutant qu’en raison de la catégorie du lymphome et de son âge, elle ne mourra certainement pas des suites de cette maladie. Le médecin me dit qu’au vu des circonstances et consciente des fragilités psychologiques de Régine, elle a pris la décision de ne pas lui en parler afin de la préserver. Mais Régine ne le perçoit pas de cette façon. Elle s’est renseignée à propos de la maladie : « C’est un cancer », me dit-elle, furieuse, « le Docteur A. n’a pas prononcé le mot “ cancer ”, elle m’a menti deux fois, une fois car elle me l’a caché et une deuxième parce qu’elle m’a prise pour une idiote ». Elle menace de passer à l’acte en se donnant la mort, soit directement, soit indirectement en ne venant plus en dialyse. Même si Régine n’a jamais attenté à ses jours jusqu’à présent, je demeure vigilante à cet instant. A d’autres moments, je me surprends à négliger sa détresse en raison de ce que je qualifierais de manifestations hystériformes.
12Au vu de la situation, je prends la décision de rencontrer le Docteur A. qui ne sait pas que la situation s’envenime. Non seulement elle n’a pas le même ressenti de la situation que Régine, mais elle va même jusqu’à penser, par le biais d’une forme de déni partiel, que sa patiente l’apprécie. Au fil de la discussion, le médecin me confie que Régine lui rappelle sa grand-mère avec qui elle entretenait des relations difficiles. Après cet entretien, les rapports entre les deux femmes s’améliorent lorsque Régine est brutalement atteinte d’une grave infection. Elle délire, ne reconnaît plus ses enfants et le personnel de la clinique. Son état est préoccupant, les médecins craignent une issue fatale. Le fils de Régine est venu de Paris en urgence. Il m’est interdit, par mesure d’hygiène, de rendre visite à ma patiente dans sa chambre. Contre toute attente, Régine survit à une intervention chirurgicale audacieuse eu égard à son état. Elle garde pourtant des séquelles neurologiques importantes. Sa fille prend alors la décision de placer sa mère en maison de retraite car, en raison de pertes de mémoire importantes, il aurait été hasardeux de la laisser seule chez elle.
13Aujourd’hui, les angoisses de Régine sont estompées à cause de l’atteinte cérébrale, d’ailleurs elle ne rêve plus et éprouve des difficultés à se concentrer. Consciente de son état, elle le déplore. Elle ne se souvient plus que de ce qui lui est agréable, les mémoires à court et moyen terme sont lacunaires. Régine vit mal son séjour en maison de retraite : elle refuse de sortir de sa chambre et de se mêler aux autres. Abordant de façon récurrente l’idée de suicide, elle a décidé de reprendre la thérapie plus d’un an après nous être rencontrées pour la première fois. Lorsque je la retrouve, je suis surprise de découvrir une personne calme, regrettant l’agressivité et les redoutables défenses de ma patiente. La salle de dialyse paraît désormais terrassée par l’ennui où plane une ombre inquiétante de mort. C’est dans ce contexte qu’à la demande de Régine, je lui rappelle le contenu des séances passées. Elle se souvient de moi, mais tout se passe comme si le travail accompli, sans être totalement perdu, devait être réadapté à la situation actuelle.
14Alors que je fus à de multiples reprises happée par le transfert de ma patiente et mon implication contre-transférentielle, je comprends à ce jour de quelle nature furent ces mouvements en constatant ce qu’ils ne sont plus. Cela me renvoie aux premières impressions de Freud qui découvre le transfert, restituant l’anamnèse et le comblement des souvenirs tout en cherchant « de nouvelles manifestations psychiques concernant (…) les relations personnelles du médecin et de son patient (…) manifestations, parfaitement importunes, inattendues, imprévisibles… » (Neyraut, 1974, p. 15).
Essai d’interprétation du cas de Régine
15Au décours de la thérapie avec Régine, des interrogations émergent : faut-il à propos de cette patiente parler de violence ou d’agressivité ? L’insuffisance rénale terminale engageant un pronostic vital n’engendre-t-elle pas des comportements violents comme tentative de se protéger d’une menace ? Est-il véritablement question d’agressivité visant à nuire aux acteurs du système de soins ?
16Il semble de prime abord que la maladie et le traitement par hémodialyse aient permis de déclencher un suivi psychothérapeutique. Toutefois, l’origine de la demande n’est pas à mettre uniquement en lien avec la mise à jour de la problématique somatique. Au-delà de la souffrance qu’impliquent la pathologie et le traitement, ils représentent une possibilité d’expression de l’agressivité latente. Ma première rencontre avec Régine m’introduit d’emblée dans un univers haineux et amer. La relation à l’autre est peu investie, voire absente, hormis lors de conflits, qu’il s’agisse de proches, d’étrangers ou de personnes familières. Régine semble en effet n’avoir de lien affectif avec personne. Contre toute attente, je suis attendrie par son agressivité et entreprends de me questionner sur ce qui favorise ce sentiment chez moi. Elle est fâchée avec son fils et en conflit constant avec sa fille, seul son mari décédé est épargné. A ce propos, elle ne parvient toujours pas à vivre avec son décès et semble engluée dans un deuil traumatique dont les rêves sont le reflet. Bien que le mari de Régine la terrifie la nuit dans ses cauchemars, revenant comme mort-vivant pour la terroriser, elle l’idéalise. Régine est nostalgique du passé, elle se trouve dans l’incapacité de se détacher de l’objet perdu, comme pour fantasmer une relation parfaite qui lui évite de se confronter à ses carences relationnelles. L’impossibilité d’élaborer la perte plus d’une dizaine d’années après laisse Régine aux prises avec une compulsion de répétition mortifère.
17Lorsqu’elle évoque les souvenirs de couple, je note que Régine ne fait part d’aucun affect de tristesse, les émotions sont toujours l’angoisse ou la colère. Je me rends une fois par semaine en dialyse sur la demande de la patiente, la fréquence des séances me permet d’observer le comportement de Régine avec le personnel soignant et médical et de recueillir les ressentis des uns et des autres. Ces éléments et impressions cliniques, au fil du temps, me conduisent à l’hypothèse que Régine fonctionne de façon clivée, exerçant une certaine perversité dans sa relation aux soignants. L’emprise fonctionne puisqu’elle parvient à diviser le médecin et les soignants. Tout en demandant aux infirmiers de valider les sentiments haineux qu’elle éprouve à l’égard du Docteur A., Régine cherche du réconfort afin de légitimer sa violence. Projeter son agressivité sur l’objet médecin persécuteur permet le renforcement d’un lien pervers sur le modèle agresseur-agressé et persécuteur-persécuté. Régine recherche dans un objet ou une situation extérieure ce qui fait défaut dans son monde interne pour éviter la confrontation au Moi.
18Oscillant entre l’amour et la haine, ma patiente se montre également désagréable envers moi, adoptant plusieurs attitudes provocatrices. Sa manière de suggérer, à la fin d’un entretien, d’un sourire narquois de « porter du thé et des petits gâteaux » pour notre prochain entretien, montre à quel point elle cherche à me déposséder de mes fonctions et de mon rôle. Comme avec son ancien analyste, Régine tente à plusieurs reprises de m’attribuer le même sort : s’insérer dans ma faille narcissique pour me discréditer ensuite. Cette façon de disqualifier le travail que nous avons entrepris ensemble me met mal à l’aise, d’une façon générale « ces moments (particuliers) tendent à entraîner le psychanalyste dans un mouvement compassionnel ou peuvent, au contraire, provoquer chez lui un état de malaise susceptible de favoriser des réactions sadiques » (Pommier, 2006). Tout en refusant de me faire sadiser, je me trouve encline à exercer moi-même une forme de sadisme, c’est en saisissant cet élément contre-transférentiel que je refuse de saisir l’occasion qu’elle paraît m’offrir pour la maltraiter.
19Durant toute son enfance Régine baigne dans une atmosphère de maltraitances physiques et verbales. Lors des scènes de violence, elle parle curieusement du plaisir qu’elle éprouve lorsqu’elle incite son père ou les sœurs du pensionnat à la frapper. Régine occupe toutes les places à la fois : une position passive lorsqu’elle se fait battre comme sa mère, une position active tandis qu’elle bat à la manière de son père, enfin, Régine est battue à l’instar de l’enfant qu’elle était tel que le formule Freud en 1919 : « Je suis battue par le père » résulte du refoulement du désir incestueux œdipien de Régine envers son père. Régine observe également la fratrie se faire battre, signifiant fantasmatiquement que « le père bat un enfant haï par moi » ou que « le père n’aime pas cet enfant, il n’aime que moi », ici encore c’est le désir d’être aimée par le père qui est mis en évidence.
20Dans la thérapie, je pressens qu’il s’agit pour ma patiente d’une façon structurante d’organiser la scène primitive, lors de laquelle elle veut se mettre à la place de celui qui maltraite tout en essayant de se substituer à la mère qui est battue. Cette confusion des sexes et des générations renvoie à l’idée que la mise en scène d’un conflit de rivalité mère/fille au sein de la relation avec le Docteur A. révèle à la fois une insuffisance du refoulement, mais aussi, sous un angle plus favorable, une tentative de conflictualisation. Alors que je n’ai pas découvert jusque-là ce qui me lie affectivement à ma patiente tandis que son environnement affiche une incontestable aversion à son égard, je réalise que l’ardeur grâce à laquelle elle semble se défendre, avec tout ce que cela comporte d’humanité, me permet de m’identifier à elle. L’effervescence pulsionnelle dynamise nos entretiens, faute de représenter un étayage pour Régine je manifeste un désir de savoir, savoir dont elle paraît être l’unique détentrice. Par ce procédé, je renvoie tel un miroir les projections sadiques de ma patiente : vouloir savoir à tout prix, n’est-ce pas déjà une manière de maltraiter Régine ?
21Relativement aux aspects conflictuels évoqués plus haut, il apparaîtrait qu’ils alimentent un fantasme de toute-puissance, rejoignant l’idée de Freud (1919) selon laquelle la confrontation violente aux figures d’autorité de nature à la fois sadique et masochiste constitue un trait primaire de perversion. Il souligne qu’« une des composantes de la fonction sexuelle a devancé les autres dans le développement, s’est rendue prématurément autonome, s’est fixée et par là soustraite aux processus de développement ultérieurs, donnant cependant ainsi un témoignage de la constitution particulière et anormale de la personne » (Freud, 1919, p. 122). Si la perversion de la petite enfance n’est ni sublimée, ni substituée par une formation réactionnelle, nous dit-il, elle perdure à l’âge adulte. Bien que l’épisode de Régine enfant battue par son père soit d’essence masochiste, étant adulte elle s’attache à rechercher l’excitation sexuelle par le biais du sadisme, l’agressivité représentant ici une décharge de l’excitation brute. Les procédés sado-masochistes à l’œuvre dans la relation aux autres étayent notre supposition.
22En nous centrant sur la relation transféro-contre-transférentielle du médecin avec sa patiente telle qu’elle est décrite dans La technique psychanalytique [3], remarquons que le Docteur A. représente une victime idéale pour Régine. Nous savons que ce médecin, une femme détentrice de l’autorité médicale, identifie sa patiente à sa grand-mère de façon massive et inconsciente, incluant un fort désir de réparation vis-à-vis d’un passé familial douloureux. Régine paraît saisir cette fragilité pour exercer une emprise dans la relation et culpabiliser le médecin afin de l’utiliser au mieux pour ses intérêts narcissiques. Sa pensée stratégique vise à une humiliation, voire une destruction du mauvais objet en le maintenant à la limite du vivant : le vocabulaire animalier qu’elle emploie à l’égard du Docteur A soutient notre propos. Régine semble souffrir par manque d’une instance surmoïque suffisamment consistante dans sa relation à la loi, d’un autre côté les passages à l’acte sont accompagnés de satisfaction. Son fonctionnement en clivage des bons et mauvais objets s’accompagne d’une carence fantasmatique importante et d’une difficulté dans l’expression d’affects : seules l’agressivité, la colère et l’angoisse ont trouvé refuge dans l’organisation psychique de Régine.
23Les capacités de mentalisation en tant que prise en charge de la tension in corpore pour lui permettre d’advenir psychiquement semblent défaillantes, attestant de son incapacité fondamentale à transformer les traumatismes ou les passages à l’acte en blessures à penser. Les baisses de tension répétitives à chaque séance de dialyse vont dans ce sens, signifiant que l’excitation sexuelle ne parvient que difficilement à se transformer en pulsion. Régine ne peut mettre en mots, en images et en représentation, des émotions qui renvoient au vide et au traumatisme. L’agressivité accompagnée de ses composantes libidinale et objectale se dégrade en destructivité sur le corps, comme si Régine régressait à un stade du narcissisme primaire. La mise en dialyse à la fois anxiogène et angoissante donne aux sensations une place incommensurable en ravivant les maltraitances passées. La dépendance à la machine dialyse, ainsi que les renoncements inhérents à un traitement repoussant incessamment la mort à la manière du trauma, viennent renforcer la disqualification qu’a subie Régine par le fait même d’être battue.
24Régine exprime une forme d’agressivité teintée de violence, probablement en raison de difficultés dans l’accès à l’ambivalence. Elle craint son devenir en dialyse et la perte de contrôle que cela implique, elle se sent menacée par ce traitement et les pathologies dont elle souffre. Régine est une enfant que personne n’a respectée et qui a été abandonnée, pour survivre psychiquement elle a été contrainte de refuser la loi du père et de s’en créer une. Cette dernière étant peu protectrice, Régine vit dans la dérision et la terreur d’un père qui semble lui dire qu’en dehors de là où il l’attend, elle n’existe pas. A partir de ces traumatismes relationnels précoces, l’enfant doit lutter contre la figure paternelle, mais surtout contre la dépression qui la guette : faute d’avoir recours aux fantasmes, une organisation limite perverse se met en place. Notons qu’en l’absence de la prise en compte du désir de l’autre, la solution perverse est une tentative pour contourner l’angoisse de castration et maintenir les liens incestueux de la sexualité infantile sous le couvert de l’acte. Je tiens ici à insister sur l’aspect défensif des stratégies perverses de ma patiente tel qu’il est souligné par Bergeret (1972) lorsqu’il parle de « perversion de caractère » et aborde l’idée que « (…) l’aspect narcissique des agressions, souvent minimes mais sans cesse répétées, que le sujet manifeste non pour se faire directement aimer mais pour demeurer indirectement respecté. Ce qui correspond au même besoin narcissique profond. » (p. 228).
25Alors que les équipes soignantes tentent d’éteindre le conflit, je cherche à le supporter grâce à mon masochisme en aidant à la mentalisation de ce qui est non dit et acté. Régine alterne entre agressivité et souffrance, mes sentiments oscillent entre désir de protection et pulsion agressive. A chaque entretien, elle se positionne de sorte que je valide sa souffrance : tout en restant dans la neutralité bienveillante et sans infirmer l’équipe soignante, c’est ce que je tente d’accomplir. Quand j’adhère à sa stratégie défensive perverse je semble dépréciée, lorsque je ne montre aucun intérêt Régine se sent abandonnée. L’atteinte d’un juste équilibre de la relation est complexe et délicate, ma patiente me donne la responsabilité du lien thérapeutique. Régine me fait promettre de ne pas la décevoir, sans quoi je suis tenue responsable d’un effondrement narcissique majeur.
Bibliographie
Bibliographie
- Adler A. (1908) : La pulsion d’agression dans la vie et dans la névrose. Bull. Sté Franç. Psychol. Adlérienne, n° 42, 1982.
- Bergeret J. (1972) : Psychologie pathologique, théorie et clinique. Paris, Masson, 9e édition 2004.
- Bergeret J. (1984) : La violence fondamentale. Paris, PUF, 2000.
- Bergeret J. (2002) : La mère, l’enfant… et les autres. Violence et agressivité. Psychothérapies, 22 (3) : 131-141.
- Fine A. (1996) : Expression et aménagement du pulsionnel, in : Psychanalyse. Paris, PUF Fondamental.
- Freud S. (1913) : La technique psychanalytique. Paris, PUF, rééd. 2010.
- Freud S. (1915) : Pulsions et destins de pulsions, in : Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 2001 ; OCF-P, XIII : 163-188.
- Freud S. (1919) : Un enfant est battu. OCF-P, XV. : 115-146.
- Laplanche J., Pontalis J.B (1967) : Vocabulaire de la psychanalyse. Paris, PUF, rééd. 2002.
- Neyraut M. (1974) : Le Transfert. Paris, PUF, rééd. 2004.
- Pommier F. (2006) : La question du masochisme dans les situations extrêmes, in : Psychologie clinique et projective, vol 12. Paris, Société du Rorschach et des méthodes projectives de langue française, pp. 69-80.
- Rosenberg B. (1991) : Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie. Monographies de la Revue Française de Psychanalyse, 2003, pp. 23-24.
Notes
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[1]
Psychologue clinicienne, Doctorante en psychopathologie psychanalytique, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
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[2]
Psychiatre, psychanalyste, Professeur de psychopathologie psychanalytique, Co-directeur du LASI, Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
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[3]
Sigmund Freud, dans La technique psychanalytique (1913), définit le contre-transfert comme le résultat de l’impact du sujet sur les sentiments inconscients du médecin et pense que l’analyste ne peut aller plus loin que ses complexes et résistances internes ne le lui permettent.