Notes
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Psychiatre infanto-juvénile, Université Catholique de Louvain. Cliniques universitaires Saint-Luc, Bruxelles.
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Il s’agit d’un jeu de l’oie adapté comme outil thérapeutique, qui permet d’interroger chacun sur les grands événements de la famille.
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[3]
Le terme « virtuel » est probablement suremployé, car il ne devrait concerner que les images produites par pixels. Il y a toutefois lieu de distinguer ces jeux des activités des mondes « médiatisés » de l’électronique (Hayez, 2006). Cette appellation concerne les communications où l’autre, existant et bien vivant, est mis en relation par le truchement de médias électroniques, que ce soit en temps réel ou différé.
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[4]
Sans entrer dans une réflexion approfondie sur le sujet, soulignons que différentes appellations sont utilisées pour ce syndrome qui regroupe l’hyperactivité et la « distractibilité ». Dans certaines situations, des difficultés d’un autre ordre sont présentes, comme une opposition récurrente aux règles et aux limites. Dans les classifications et réunions de consensus internationales, on parle d’ADHD (Attention Deficit/Hyperactivity Disorder) et de DBD (Disruptive Behaviour Disorders) ; on distingue les troubles du comportement (Conduct Disorders [CD]) des troubles oppositionnels (Oppositional Defiant Disorders [ODD]) et d’autres DBD non spécifiés (Delion, 2007).
Introduction
1Nombreux sont les adultes qui, comme Illich (1971), estiment qu’un enfant a besoin pour grandir d’un libre accès aux choses, aux lieux, aux méthodes… car il doit voir, toucher, manipuler, saisir ce qui l’entoure dans un environnement non dépourvu de sens.
2En ces temps où les activités ludiques issues des nouvelles technologies, qu’on appelle couramment virtuelles, gagnent du terrain au risque de prendre possession des jeunes psychismes en développement, qu’en est-il de la place du « simple » jeu ? Lui accordons-nous encore de l’importance ? Sa simplicité lui confère-t-elle une connotation désuète au point de susciter de la gêne à tous ceux qui ne pensent qu’en termes de modes et d’images ? Notre propos ne vise pas à opposer un type de jeu à un autre, les jeux dits traditionnels aux jeux modernes ou technologiques ; chaque activité ludique devrait certainement trouver une juste place à un moment approprié du parcours développemental du sujet.
3Pour notre part, nous considérons que le jeu en général demeure une activité essentielle tant comme élément de maturation que comme vecteur de socialisation. C’est à ce titre que l’article développe, à partir de situations cliniques, une réflexion sur la place du jeu dans le processus de la rencontre thérapeutique avec l’enfant, mobilisant, voire facilitant alors celui de la parentalité.
Le jeu : définitions et significations
4L’enfance est par principe l’âge de la vie où le jeu est primordial, naturel. En général, l’enfant aime jouer ; l’adulte le sait, même s’il lui arrive d’oublier le joueur qu’il a pu être ou l’enfant qu’il a été.
5Le jeu occupe une place considérable dans le développement cognitif et psychoaffectif de l’enfant. De nombreux auteurs, tels Freud, Piaget ou Winnicott pour ne citer qu’eux, ont étudié la question (Freud, 1909, 1925 ; Piaget, 1924, 1947 ; Winnicott, 1971). Abordons alors quelques considérations générales.
6Il existe différentes classifications des jeux que l’on peut d’ailleurs retrouver dans les traités de sciences humaines. Nous reprenons succinctement deux auteurs reconnus qui proposent des classifications, certes classiques, se basant sur des critères propres.
7Le premier, Piaget, a retenu une classification sur la structure du jeu qui suit le développement de l’intelligence en fonction de l’âge ou, en d’autres termes, l’évolution génétique des processus cognitifs (1924, 1947).
8L’auteur décrit les jeux d’exercices qui correspondent à la période sensori-motrice du développement. Ces jeux occupent essentiellement les deux premières années de l’existence. Durant cette période, le bébé cherche à harmoniser, en fonction de sa motricité, les actes qu’il pose aux multiples informations qu’il reçoit.
9Piaget observe ensuite les jeux symboliques qui couvrent une longue période allant jusqu’aux huit ans de l’enfant. Ici, c’est la dimension de la fiction qui prévaut, c’est-à-dire la capacité de représenter par des gestes une réalité non actuelle. C’est l’exemple typique du « faire comme si », toutes les activités du semblant… Toute cette créativité symbolique organise la pensée de l’enfant à un stade où la complexité du langage est loin d’être suffisamment appréhendée. Le jeune sujet peut manipuler et produire des images mentales au cours desquelles, s’appuyant sur l’expérience et la répétition, il développe magistralement son champ des possibles. Rappelons que, pour Piaget, la finalité de l’individu consiste dans la recherche de la meilleure adaptation possible à son environnement. Pour ce faire, il utilise son intelligence, à la fois comme base de potentialités et comme moyen le plus élaboré pour s’adapter, c’est-à-dire pour parvenir à équilibrer les multiples régulations entre lui et son contexte.
10Progressivement, l’enfant intègre les jeux de règles qui, par processus d’imitation des aînés, témoignent de la socialisation. Avec l’âge, ces jeux augmentent de fréquence, marquant l’importance du code social, de l’ouverture au monde et des multiples interactions qui se créent.
11Le second auteur est Caillois (1958) ; il propose une classification structurelle des jeux en deux axes. Le premier correspond à un facteur d’ordre, qui va de l’acte d’improvisation libre, de ce qu’on pourrait appeler l’épanouissement insouciant, au jeu réglé et structuré, qui demande patience, effort et adresse. L’improvisation fait appel à l’imaginaire et renvoie, d’une certaine manière, à l’insouciance, alors que le jeu ordonné traduit le désir de contrôle, de puissance. Si la langue française utilise un même mot, on peut retrouver ici la distinction anglo-saxonne entre le play et le game.
12Le second axe s’attache à décrire la structure même du jeu selon quatre composantes fondamentales, à savoir : le rapport compétitif ; le côté aléatoire lié au hasard ; l’illusion, fruit de l’imaginaire et soutenant le fictif (le « comme si ») ; l’émoussement du sens de la réalité conduisant au vertige, voire à la transe. Chacune de ces quatre composantes peut s’associer ou non aux autres formes. La composition des jeux s’envisage en fonction de leur structure et de la part relative de chaque élément ; autant certains se marient aisément, autant d’autres sont antinomiques !
13Outre sa place dans la maturation développementale du sujet, le jeu intervient dans la mise en place de la socialisation ; l’enfant joue pour être en lien et construit la relation objectale notamment par le jeu avec l’autre. Le jeu est aussi observé dans sa dimension interactive et en particulier entre les jeunes bébés et leurs parents et plus spécifiquement leur mère. Les processus de différenciation et d’individuation gagnent à s’étayer sur de multiples et diverses activités ludiques. Dans ce registre, les déterminants socioculturels sont importants ; ainsi, par exemple, il existe des différences entre les jeux de garçons et ceux de filles, différences qui paraissent s’estomper peu à peu avec le temps. Dans les jeux privilégiés par les filles, le plaisir, puis la maîtrise de soi passent plus souvent au premier plan devant l’expression pulsionnelle. Un risque se situe parfois dans l’excès de formalisme du jeu qui perd ainsi une partie de sa créativité. Pour les garçons, on observe des activités où l’affirmation de soi est à l’avant-plan.
14Par ailleurs, jeu et culture sont intimement liés. On peut relever ces deux aspects par des conceptions différentes. Une première considère que la culture provient du jeu lui-même ; ainsi les manifestations culturelles sont tributaires de l’esprit de recherche, du respect de la règle, du détachement que suscite l’activité ludique. Une deuxième conception estime que le jeu est l’expression de comportements rituels qui étaient chargés de multiples significations en des temps ancestraux.
15Le jeu se retrouve également en tant que modalité thérapeutique, média pour la rencontre avec l’enfant. Certaines approches et épistémologies le privilégient, comme les courants systémiques qui, d’ailleurs, invitent également les adultes à se prêter au jeu. Différentes techniques mettent en scène les membres de la famille, les invitant à jouer de manière dynamique, comme avec la sculpture (que nous développerons dans une des vignettes cliniques), ou de manière statique, c’est-à-dire assis autour d’un jeu, comme celui de l’oie [2].
16Des auteurs comme Caille et Rey (2004) parlent d’« objets flottants » pour décrire des modalités thérapeutiques qui permettent de se dégager, de se décaler d’une logique de causalité linéaire ou d’une recherche étiopathogénique objectivante. Ici, sans se départir du Réel, le clinicien veille à toucher la subjectivité du sujet dans sa part la plus affective. Le « matériel » utilisé s’appuie sur les métaphores créées au cours des séances. Si nous prenons l’exemple des sculptures familiales, les rites de fonctionnement et le niveau mythique du groupe sont explicités et mis en œuvre par les représentations dans l’espace et le temps, proposées à tour de rôle à chaque membre de la famille. S’ensuit une prise de conscience de la définition de la famille et de son paradigme, le paradigme consistant dans les lignes de force inconscientes qui définissent valeurs et projets du groupe.
17Sans être exhaustif, on peut aussi souligner la place des jeux dans la thérapie du développement et dans la psychomotricité. On retrouve également le jeu dans la thérapie de groupe, comme par exemple celle visant la socialisation des enfants en difficulté dans leurs relations aux pairs. Il y a lieu aussi de mentionner l’approche spécifique du psychodrame analytique. Le jeu sert alors de levier pour mobiliser et dépasser les défenses fixées, rigidifiées, qui entravent le mouvement vers l’autre.
18Pour quelles raisons l’enfant joue-t-il ? Le jeu sert-il à évacuer un surplus d’énergie ? Illustre-t-il une trace phylogénétique du développement humain, rendant compte du processus ontogénique ? Le jeu a-t-il valeur d’expérimentation, de mise en exercice des compétences en devenir ?…
19D’une manière générale, le jeu est une expérience émotionnelle qu’on peut estimer en certaines circonstances correctrice, éventuellement en présence d’un adulte bienveillant comme un parent ou un thérapeute ; au cours de la rencontre, l’enfant exprime ses pulsions agressives tout comme ses liens d’attachement.
20Les psychanalystes ont été davantage attentifs à la signification que pouvait avoir le jeu en fonction du développement psychoaffectif de l’enfant plus qu’à sa description même. Rappelons que Freud a ouvert la voie en observant un jeune enfant qui jouait de façon répétitive avec une bobine attachée à un fil (1909, 1925). Les dix-huit mois de l’enfant concerné ne sont pas dus au hasard, étant donné qu’ils correspondent à l’âge charnière entre le jeu d’exercice sensorimoteur et le début du jeu symbolique. La maturation neurophysiologique permet l’intégration de la complexité de la séquence.
21La jubilation que l’enfant retire de ce moment est sans doute en lien avec la maîtrise qu’il éprouve. Il n’est plus un sujet passif, mais il devient acteur du processus. Il y a, dans ce jeu, une subtile interaction entre la manipulation répétitive de l’absence/présence de la bobine et l’intériorisation de la relation maternelle à un stade où le langage est encore rudimentaire pour être le médiateur de cette symbolisation. Par ce jeu, l’enfant tente aussi de contenir les angoisses liées à l’absence maternelle en se confrontant aux mouvements de disparition de l’objet.
22Ultérieurement, le jeu du « cache-cache » ou du « coucou », avec la participation active et stimulante de l’autre, renforce l’acquisition par l’enfant de la notion de couple dialectique structurant présence/absence ; l’enfant intègre alors les éléments libidinaux de la période anale de son développement psychoaffectif.
23Une autre psychanalyste, Klein, estime que le jeu occupe dans l’analyse de l’enfant la même place que le rêve dans l’analyse de l’adulte (1932). Pour elle, le jeu permet une satisfaction substitutive des désirs. De plus, grâce aux mécanismes de clivage et de projection, le jeu permet d’évacuer la charge d’angoisses générées par les conflits intrapsychiques. Ces conflits apparaissent entre instances psychiques, entre images clivées, entre niveaux de relations intériorisées. L’enfant projette par l’activité ludique la charge pulsionnelle liée à ces conflits et l’angoisse inhérente à ceux-ci. Par ce mouvement, le jeune sujet éprouve un apaisement intérieur ainsi qu’une maîtrise, certes relative, sur la réalité externe. D’une certaine manière, le jeu transforme une partie de l’angoisse de l’enfant en plaisir.
24Dans la conception de Winnicott (1971), le jeu occupe une place privilégiée puisqu’il est au centre des phénomènes transitionnels. L’auteur définit ainsi l’espace de jeu comme une aire, un espace-temps qui n’est plus la réalité psychique interne, sans être totalement en dehors de l’individu. Pour ce pédiatre et psychanalyste, jouer est un processus universel qui est un signe de bonne santé. Le bébé, dans les premiers mois de vie, fait l’expérience de sa toute-puissance dans un champ aménagé au préalable par sa mère. Puis, progressivement, il prend une certaine autonomie, s’appuyant sur un « lieu-lien » entre le monde interne et la réalité externe, occupé par l’objet transitionnel. Celui-ci prend la place de l’objet de la toute première relation. L’enfant exerce sur lui un contrôle magique, omnipotent, mais aussi une manipulation tout à fait réelle.
25Le jeu permet à l’enfant de se sentir moins seul, de supporter la solitude en créant l’objet transitionnel. Avant de pouvoir jouer de façon autonome, l’enfant acquiert l’expérience du jeu en jouant avec ses proches, principalement avec sa mère. Dans les jeux, toute une gamme de mimiques, de postures, d’échanges mélodiques sont utilisés et échangés entre la mère et le bébé. Lorsque les conditions favorables sont réunies, ces jeux sont intenses et chargés d’affects bienveillants, signes d’une relation de grande proximité.
26Le jeu qui prend forme, se crée dans une interaction, au cours d’une rencontre, doit s’inscrire dans une réalité ; en d’autres termes, il doit s’y incarner. Cet ancrage dans le Réel est symbolisé par le jouet, support au jeu et objet transitionnel, qui va du plus simple au plus sophistiqué. N’oublions cependant pas que le jeu peut aussi se passer de support matériel ; la parole et le geste suffisent largement pour plonger enfant(s) et adulte(s) dans une aire ludique où l’imagination entraîne les uns et les autres dans des jeux de rôle procurant d’intenses plaisirs (par exemple le classique « policiers/bandits » et tous ses dérivés).
27Les rapports entre le jeu et le jouet ne sont guère anodins. Beaucoup de cliniciens, à la suite de Winnicott, considèrent qu’un jouet « suffisamment bon » doit laisser s’exprimer la créativité de l’enfant. La complexité du jouet peut limiter, voire empêcher cette capacité d’inventer. Dans certaines familles de nos contrées socio-économiquement favorisées, des enfants reçoivent de grandes quantités de jouets. Comme dans tout domaine, l’excès nuit et trop de jouets détruit le jeu. Des jouets en abondance isolent l’enfant du monde des pairs. Ils font alors écran entre l’enfant et son environnement. Le jeune sujet risque de se replier dans son imaginaire, mettant la fonction de socialisation du jeu en défaut.
28Accordons également de l’importance aux jeux virtuels [3] et aux risques, entre autres, d’assuétude qu’ils génèrent. Sans entrer dans une discussion à propos de ces jeux contemporains, soulignons cependant les menaces qui pèsent sur le psychisme en développement, d’une confrontation trop précoce, de trop longue durée, trop fréquente et inadaptée aux jeux quasi sans frontières qu’autorisent aujourd’hui les avancées technologiques. Mais il n’y a pas que les enfants qui sont ainsi menacés (Tisseron, 2002) !
29On doit aussi s’interroger sur les enfants qui cassent leurs jouets ; casser le jeu peut témoigner d’une difficulté dans l’établissement de l’aire transitionnelle que représentent le jeu et le jouet. Lorsque l’enfant casse ses objets, l’excitation générée par l’activité ludique est telle que le jeu doit s’arrêter au risque sinon de passage à l’acte. Cela traduit son incapacité à contenir l’envahissement par la pulsion agressive.
30D’autres enfants passent leur temps à démonter le jouet, ayant pour objectif de savoir comment cela fonctionne, quel est le contenu de l’objet… En d’autres termes, il s’agit d’un dérivatif de la curiosité œdipienne et de la pulsion épistémophilique. Cependant, quand le démontage devient systématique, cela peut correspondre à une fixation névrotique, surtout lorsqu’elle s’associe à une conduite d’échec à travers l’impossibilité de remettre l’objet en état.
31Ces quelques repères étant rappelés, soulignons que plus la vie fantasmatique de l’enfant est envahissante et débordante, plus la projection sur l’environnement (réalité externe) est massive et plus le jeu traduit le processus, saturé qu’il est de ces projections. Tout professionnel de l’enfance rencontre certains de ces jeunes dont les thèmes et les activités de jeu sont traversés par l’agression, la destruction, ou encore la dévoration. La trame même (l’organisation formelle du jeu), à côté de son contenu, est envahie par ces charges pulsionnelles. Soulignons qu’un jeu posé et tranquille demande de l’enfant qu’il maintienne à distance l’intensité de ses pulsions. La clinique montre les corrélations entre les activités ludiques d’un enfant et les traits de personnalité, voire les éléments de son histoire. Notre expérience indique combien les jeunes victimes de carence affective, de traumatismes familiaux (comme les négligences graves, les maltraitances), s’arrêtent à des jeux stéréotypés, répétitifs, peu élaborés. Il est probable que les sujets soumis à des états de stress chronique connaissent non seulement des impacts d’une augmentation constante de la sécrétion de cortisol sur le métabolisme général et la maturation neurologique en particulier, mais également un effet sur les capacités de jeu (Delvenne, 2009).
32Dans un autre registre, les thèmes d’anéantissement, de destructivité, de régression s’observent dans les jeux des enfants et adolescents psychopathes, pour lesquels jouer devient rapidement l’équivalent de passages à l’acte pulsionnels.
33L’enfant joue-t-il toujours ? Le sujet qui ne joue absolument pas est inquiétant quel que soit son âge. Il existe la description des « serious babys », nourrissons au visage figé et sérieux, indice d’une possible maladie psychiatrique (Marcelli, 1991). Il peut s’agir d’une souffrance dépressive ou d’une hypervigilance du jeune enfant envahi d’angoisses.
34On rencontre également l’enfant hypermature dans des contextes où il est parentifié, amené à assurer la prise en charge de son parent vulnérable. Ici, le jeune sujet n’a pas la liberté psychique de s’adonner aux activités de son âge, préoccupé qu’il est de veiller à son entourage. On retrouve ce tableau, par exemple, dans des familles disloquées ou chez l’enfant de parents atteints de maladie physique ou psychique.
35Sur le plan du diagnostic différentiel, il y a lieu de s’enquérir de la réelle absence de jeu chez l’enfant. En effet, l’enfant sage n’est pas toujours un sujet pathologique ou victime d’un contexte socio-familial délétère. Il joue peu mais avec sérieux et application, souvent d’ailleurs dans une perspective de compétition. A l’examen de la personnalité, on retrouve habituellement une organisation névrotique dominée par une instance surmoïque exigeante.
Vignettes cliniques
Préambule
36Nous illustrerons la réflexion par trois situations cliniques, chacune dans un registre spécifique où le jeu a indéniablement constitué le terreau, les prémices, de l’alliance thérapeutique. C’est dans le cadre d’une unité de consultations ambulatoires au sein d’un hôpital général que sont tirées ces situations qui, sans être paradigmatiques, montrent l’intérêt de rencontres ouvertes sur la dimension ludique. Celles-ci s’appuient sur les références psychodynamiques et systémiques, lignes de force qui donnent au jeu une perspective théorico-clinique.
37Alors que le titre de l’article parle explicitement de la parentalité, ces vignettes mettent en scène principalement le lien entre l’enfant et le clinicien, maillon d’une chaîne qui, somme toute, questionne les attachements. Notre propos est bien de soutenir la parentalité, en montrant que celle-ci peut prendre appui sur la relation thérapeutique, un temps et certainement quand le(s) parent(s) sont présents et impliqués dans le processus. Au-delà des considérations théoriques sur le thème, nous avons opté pour une articulation entre ce qui se tisse dans la rencontre thérapeutique et la relation entre l’enfant et le parent. La dynamique du premier lien peut faciliter, remobiliser celle de la seconde. Il s’agit en fait de répondre aux attentes de personnes qui consultent aux fins d’accéder, parfois après bien des années, à des rencontres épanouissantes au sein du lien filial et familial. Ceci étant souligné, bien des dispositifs et cadres thérapeutiques sont susceptibles de dégager de l’apaisement dans les relations, d’encourager les rapprochements. Ainsi, ce que d’aucuns nomment guidance parentale vise centralement le développement des ressources chez chacun des parents, sans que l’enfant soit directement impliqué dans les entretiens. A l’autre extrême des formats de rencontre, la thérapie de groupe réunissant exclusivement des enfants comporte des aspects de socialisation qui faciliteront les fonctionnements familiaux et, en corollaire, retentiront sur la fonction parentale. Parler du jeu et de ses tenants et aboutissants, c’est immanquablement évoquer toute l’importance des interactions multidirectionnelles autour de l’enfant et, in fine, des attachements.
Vignette 1
38Samia, âgée de 5 ans, nous est adressée par son pédiatre. Elle présente de l’encoprésie, des crises de colère et un mutisme sélectif. Ainsi, elle ne parle qu’à domicile, se faisant comprendre à l’école par le regard, quelques mimiques et une gestualité bien coordonnée et précise. Le médecin « envoyeur » joint à sa demande écrite un rapport de la psychologue scolaire et de l’enseignante faisant état de leurs observations et de la nécessité, à leurs yeux, d’une prise en charge spécialisée.
39Lors de la première rencontre, Samia montre une prudence de circonstance bien adaptée, ne quittant pas le corps de sa mère, l’écoutant parler d’elle(s) et fixant d’un regard perçant le clinicien. Pas un mot ne sortira d’elle… ni cette fois ni au cours des deux autres entretiens durant lesquels la mère poursuivit l’histoire personnelle et familiale de Samia.
40Nous apprenons que le père a quitté Madame peu de temps avant l’accouchement et que celle-ci, esseulée, a traversé une longue période dépressive, dépression comprise davantage par les critères qu’elle nous en donne que par un diagnostic qui n’a pas été posé vu l’absence de rencontre d’ordre médical.
41On ne peut que s’interroger à propos de l’impact sur le développement psychoaffectif sur un enfant qui grandit dans un lien exclusif avec une mère aux prises avec une dépression. Quoi qu’il en soit, Madame nous dit qu’actuellement, elle a retrouvé, grâce au travail et aux relations amicales qui s’y sont tissées, une confiance en elle et dans son avenir.
42A côté de l’exploration du contexte socio-familial et historique de Samia, il nous faut rencontrer celle-ci, tenter d’établir un minimum d’alliance. La parole sans média semble vouée à l’échec, tout autant que nos invitations à dessiner ou à utiliser la pâte à modeler. L’intérêt de l’enfant ne se situe point là. Mais nous avions remarqué que Samia, parlant par son regard, était depuis le premier entretien attirée par un puzzle en trois dimensions représentant un animal ; en bois, composé d’à peine neuf pièces, celui-ci n’est pourtant guère aisé à assembler, vu qu’il implique plus de deux plans. Le jeune sujet n’a pas toujours acquis les notions de profondeur et de perspective nécessaires pour retourner la pièce sur elle-même et percevoir ainsi l’autre face, l’autre versant de l’objet.
43Nous présentons à Samia le jeu d’une apparente facilité, composé de quelques pièces qu’il y a lieu de mettre ensemble, tout en évoquant les difficultés cachées au premier abord. C’est ainsi que nous suggérons que l’enfant découvre toutes les pièces à assembler pour reconstituer l’animal sous l’œil bienveillant de l’adulte, pour ensuite passer à la phase de la réalisation, enfant et parent solidaires dans l’exercice.
44Captivée par ce jeu, Samia entraîne sa mère et le clinicien, d’abord dans une découverte de chaque pièce, examen minutieux au cours duquel elle manipule l’objet, le donne à sa mère, le reprend, le regarde attentivement. Puis elle se met à la recherche de diverses combinaisons possibles, associant 2-3 pièces, nous les montrant avec le sourire, cherchant l’approbation de l’adulte, son encouragement à poursuivre ses recherches…
45L’enfant éprouve visiblement du plaisir à créer, à se sentir active, déplaçant les pièces les unes après les autres, essayant, faisant et défaisant, invitant d’abord sa mère, puis le thérapeute à entrer dans le jeu.
46Progressivement, la parole accompagne le geste, les mots s’adressent aux adultes dans le cadre de cette activité ludique. Les pièces s’assemblent, la forme apparaît et Samia exprime sa joie lorsque l’animal tient sur ses pattes : « … beau le dinosaure… mais pas facile… ». Le clinicien s’autorise alors à prolonger le constat de l’enfant en évoquant les défis qui se présentent à elle, les efforts à fournir, la ténacité nécessaire, et l’aide providentielle qu’elle a pu trouver dans son entourage et dans ce lieu thérapeutique.
47Les séances vont alors se succéder au rythme de Samia, toujours en se référant à ce simple puzzle, chacune des rencontres débute d’ailleurs par le rite de l’assemblage du dinosaure en bois et… à chaque fois, l’enfant manifeste sa joie devant sa propre réussite, petit à petit pleinement autonome. A partir de là et de ce point de réassurance narcissique, Samia accepte d’évoquer les difficultés rencontrées sur le plan de la socialisation et de l’apprentissage de la propreté. Des améliorations partielles encouragent mère et fille à maintenir l’investissement de l’espace thérapeutique, propice aux élaborations et remaniements psychiques. Après une psychothérapie d’une année, le développement général de Samia s’accompagne d’un amendement de ses mécanismes de fixation névrotique.
Vignette 2
48Bertrand est âgé de 6,5 ans quand nous le rencontrons pour la première fois avec sa mère. Ils sont adressés par une unité de crises et d’urgences psychiatriques. Le père, actuellement incarcéré, a depuis des années fait régner la terreur en famille, tant par des actes d’agression physique répétés que par l’entretien d’une ambiance de tensions psychologiques (menaces de mort, humiliation, disqualification,…). Soutenue par ses voisins, Madame a pu se rendre à la police et accepter de rompre le cycle infernal d’une violence tout autant dans son propre intérêt (et sa survie) que pour sauvegarder enfin son fils. Bertrand a en effet assisté à de nombreuses scènes où son père, imprégné d’alcool, fou de rage, rouait sa mère de coups.
49Les premiers entretiens réunissant l’enfant et la mère permettent de recueillir un minimum d’éléments anamnestiques nécessaires à la compréhension du contexte sociofamilial et d’appréhender les signes de souffrance psychique de Bertrand. Celui-ci présente un syndrome de stress post-traumatique, essentiellement marqué par de grandes angoisses nocturnes, l’évitement de tout différend et l’impossibilité de rester seul, loin de sa mère ; ce dernier aspect met en péril la scolarité de l’enfant, qui freine de tout son être pour rejoindre son groupe-classe.
50Nos tentatives d’apprivoisement et d’établissement de dialogue uniquement par la parole, quand bien même celle-ci se veut respectueuse du rythme de l’enfant, semblent renforcer les mécanismes défensifs et l’angoisse de Bertrand. Ainsi, face à notre préoccupation à son égard, l’enfant se réfugie tout contre sa mère qui l’enlace alors tendrement tout en voulant le rassurer sur les intentions bienveillantes du professionnel.
51Tout en sortant d’un tiroir des têtes de loup, de chasseur, de vieille dame et de fillette, nous proposons alors à Madame de nous accompagner dans un jeu de marionnettes, classique et presque banal. Acquiesçant à l’idée, la mère rentre d’autant plus aisément dans le jeu de rôle qu’elle occupe un emploi d’institutrice maternelle (enfants entre 3 et 6 ans).
52De séance en séance, les deux adultes élaborent une histoire où, à tour de rôle, le méchant (le loup !) s’en prend à l’enfant après avoir agressé l’adulte…avant d’être attrapé par le gentil (le chasseur !). Nous construisons un scénario d’un « comme si » qui évoque les interactions humaines composées de bienveillance et de violence ainsi que du rappel des valeurs de respect de l’autre et de la loi et, en corollaire, de la nécessité d’une sanction adaptée. Bertrand est invité à endosser un rôle et décide d’enfiler la marionnette du loup, figure symbolique de la terreur, voire de la mort. Petit à petit, il se prête au jeu et devient actif et acteur, s’identifiant aux forces agressives mises en scène ; il s’agite, frappe, dévore, sans pitié… Puis il fuit devant la loi symbolisée par le chasseur… et finit après quelques entretiens par se repentir, par demander pardon.
53Toujours à travers ces têtes de plastique grossièrement dessinées, l’enfant et les deux adultes rejouent le drame familial arrêté par l’intervention de la justice. Nous ne nous sommes pas contentés de ce premier temps relié aux événements actuels ; le thérapeute suggère de replonger dans le passé des protagonistes en évoquant la jeunesse du loup. Interrogée par l’enfant, la vieille dame a ouvert un pan de l’histoire, méconnue jusqu’alors, qui sans enlever les responsabilités a donné une perspective transgénérationnelle à la violence ainsi agie.
54Le (jeune) loup a écouté, grave, presque immobile, le parcours de son père, rejoignant de la sorte l’enfant blessé au cœur de ce dernier. Et nous nous sommes dit combien un simple jeu de marionnettes pouvait libérer et apaiser. En effet, progressivement Bertrand a retrouvé un peu de paix intérieure ; certes, les peurs et la colère sont toujours présentes, mais atténuées au point où il s’autorise maintenant à intégrer l’école et à lâcher sa mère… Le suivi se poursuit au moment où nous écrivons ces lignes.
Vignette 3
55Un neuropédiatre nous envoie une jeune âgée de 11 ans, Charlotte, ainsi que ses proches pour des entretiens de famille. Charlotte est suivie pour « déficit de la concentration et trouble oppositionnel [4] » par une équipe pluridisciplinaire composée de médecins, neuropsychologues et pédagogues. Les membres de cette équipe estiment opportun de développer une dimension familiale au traitement étant donné les difficultés relationnelles évoquées par l’enfant.
56Charlotte est la deuxième d’une fratrie de quatre ; l’aîné, un garçon de 14 ans, est brillant tant sur le plan des apprentissages que sur celui du comportement. Les deux plus jeunes, une fille et un garçon, respectivement âgés de 8 et 6 ans, semblent être influencés par le caractère rebelle et agité de Charlotte.
57C’est ainsi que les deux parents donnent une première description de leur famille, parents solidaires, visiblement unis pour conduire la dynamique familiale. Madame, qui exerce une activité professionnelle à haute responsabilité, soutient son mari, affecté par une maladie chronique qui l’empêche de travailler. C’est celle-ci qui, après le travail, assure l’encadrement des devoirs scolaires, Monsieur n’ayant pas la patience suffisante pour le faire. A la première rencontre, ils viennent uniquement avec Charlotte qui, très ostensiblement, montre une hostilité et une irritation vis-à-vis de son père.
58Les parents parlent alors de leur impuissance à l’égard de leur fille, ayant tenté toutes les attitudes possibles, redoutant son impact sur les frère et sœur. Charlotte éclate brutalement : « Il ne fait rien, il passe son temps sur le PC à fumer sans arrêt. J’ai honte de lui… je ne comprends pas comment ma mère le supporte… ». Monsieur, concerné par ces propos, garde le silence, fixant le clinicien tandis que Madame retient péniblement ses larmes, en bredouillant son désespoir.
59Actant la présence d’impasses relationnelles générant d’indéniables souffrances, nous proposons de voir, dès la rencontre suivante, l’ensemble de la famille. En effet, au sortir de ce premier contact, il nous semble plus pertinent d’envisager avec parents et fratrie réunie les diverses plaintes émises, ceci afin d’impliquer chacun dans une finalité de changement personnel et groupal. Certes, gérer la dynamique d’un groupe familial de six personnes demande un certain doigté et une expérience clinique ; pour peu que le clinicien se sente à l’aise avec ce type de format d’entretien, il ne faut guère hésiter à le proposer rapidement, d’autant plus lorsque la demande va dans ce sens.
60Ainsi, dans le cas de figure, la famille entière se présente au deuxième rendez-vous. Déjà, dans la salle d’attente, les cris entre enfants ne rencontrent pas de cadre parental structurant et contenant au point où d’autres parents interviennent directement pour calmer les tensions.
61A peine assis dans le bureau de consultation, les enfants repartent de plus belle dans leurs invectives et reproches mutuels sans une intervention limitante du père ou de la mère, tous deux visiblement dépassés.
62Une parole énoncée de façon paisible n’a guère de chance d’être entendue au sein de la famille ; seule la prise de parole sur l’autre a des effets, au risque d’imposer cette manière d’être comme modalité transactionnelle courante et de conduire à des abus de pouvoir et à de la violence tant verbale que physique.
63Nous vient alors l’idée de mobiliser les membres de la famille, non par un échange de parole qu’il nous faudrait constamment cadrer, contenir, mais par une mise en acte surprenante tant physique que psychique. Nous appuyant sur les travaux des cliniciens d’épistémologie systémique, nous interrogeons les représentations de chacun, le mythe familial, en utilisant des médias, telles les métaphores. Ainsi, le jeu métaphorique, par la mise en scène de moments historiques, permet la création d’œuvres uniques, éphémères, originales.
64Avec cette famille, nous retenons la sculpture familiale du présent et du futur, en invitant chaque membre à réaliser ses modèles. D’habitude, il est recommandé d’attendre un niveau de confiance de base suffisant avec le système familial pour s’autoriser l’emploi d’« outil analogique », car on entre dans le champ du « pur affectif », là où l’esprit logique et cartésien n’est plus vraiment de mise.
65Pratiquement, ici, après avoir reculé les sièges du local pour dégager un espace central libre, nous invitons un des enfants à réaliser sa sculpture du présent, en plaçant les six membres de la famille dans la position voulue. Bien souvent, les enfants acceptent plus volontiers que les adultes de commencer le jeu, curieux et ouverts à un type de rencontre différent de ce qui avait été peut-être annoncé préalablement.
66Charlotte ouvre le jeu en écartant le plus possible les uns des autres tous les membres de la famille ; elle place le père à genoux, le visage dans les mains, la mère debout, les épaules rentrées, les traits tirés, tous les enfants regardant vers l’extérieur du centre.
67A la suite de chaque sculpture réalisée, chacun regagne son siège et un échange cadré par le clinicien invite les différents participants à évoquer leurs associations et représentations. Rapidement, la famille est conquise par l’approche thérapeutique différenciée, certes ludique, mais efficace pour « toucher » les nœuds affectifs et contenir les débordements de parole. Plusieurs séances seront utilisées pour la réalisation des douze sculptures, toutes différentes les unes des autres, mais évoquant de manière unanime les dépressions des parents, non dites mais bien perçues par les enfants, ainsi que la détresse de chaque enfant, impuissant et isolé.
68Ainsi, la rencontre par le jeu de cette famille a décalé les niveaux d’interactions verbales en créant un nouvel espace de communication et de compréhension des comportements. S’appuyant sur ce référentiel, le clinicien a accès à un niveau d’élaboration et donc de mobilisation des affects des membres de la famille.
69Tous ont pu reconnaître, entre autres, que Charlotte, par son agitation et son agressivité, tente de lutter inconsciemment contre les affects dépressifs.
70Ce premier temps thérapeutique a donné suite à un traitement basé sur des rencontres de paroles entrant dans le cadre d’une thérapie familiale, certes facilitée par cette approche ludique. Se référant régulièrement à ce qui y avait été joué, enfants, parents et clinicien ont poursuivi l’élaboration nécessaire aux changements souhaités.
Du jeu à la parentalité
71De nombreux cliniciens se préoccupent des interactions entre l’enfant et l’adulte, entre autres à travers les notions d’attachement et plus récemment de parentalité. Des auteurs comme Delion, Godelier, Houzel, ont étudié ce deuxième aspect en précisant que plusieurs niveaux composent la parentalité, niveaux qui se superposent et se complètent (Delion, 2007 ; Godelier, 2005 ; Houzel, 1998). Le premier concerne le champ symbolique par l’exercice de se vivre comme parent. Cette expérience existentielle dépasse la dimension de l’individu étant donné que sont, ipso facto, impliquées la structure et l’organisation de la famille. En découle une portée historique, traduite par la filiation et les héritages trans- et intergénérationnels. Le deuxième niveau touche à la subjectivité de la parentalité ; il s’agit de s’éprouver en tant que parent, expérience unique dans ce qu’elle véhicule d’imaginaire, avec son lot de diverses représentations issues des processus conscients et inconscients. Le dernier niveau implique le sujet dans le Réel Social en l’amenant à l’expérimentation de soi dans la réalité ; en d’autres termes, il s’agit de vivre les tâches effectives liées à la pratique d’être parent, dans le réel du quotidien, de l’éducation et de tout ce qui constitue les interactions comportementales.
72Ce bref rappel indique combien la parentalité dépasse l’unique notion d’amour. Etre parent suppose une capacité de répondre aux différents besoins de l’enfant, sur les plans corporel, affectif et psychologique. La parentalité est un processus évolutif, complexe, qui permet de comprendre qu’un parent estimé « maltraitant » par ses attributs peut aimer son enfant tout en étant défaillant, et être également aimé par lui. Différentes approches et canevas d’évaluation permettent de saisir au plus près les éléments qui composent la parentalité.
73S’inscrivant dans la ligne de pensée de nombreux auteurs, dans un style clair et direct, Berger (2008) propose d’introduire une culture du jeu avec les enfants de moins de deux ans. Il prône le dialogue entre parents et enfants en constatant que les outils éducatifs dont disposent les parents, qui reposent essentiellement sur les interdits, n’ont vraiment de sens que s’ils se produisent au sein d’une relation chaleureuse avec des moments de jeux partagés. Il est donc porteur de tenter d’apprendre aux parents à jouer avec leur enfant dès les premiers mois de sa vie. Il est également intéressant que le professionnel qui réalise, par exemple, des visites à domicile et qui constate que le parent est incapable de jouer spontanément avec son enfant, initie ce mode relationnel, permettant ainsi au parent de disposer d’un adulte auquel il peut s’identifier. Le socle des compétences parentales repose alors sur trois grands axes :
- La capacité de la part d’un parent d’éprouver de l’empathie à l’égard de son enfant ; l’adulte doit pouvoir accéder au monde émotionnel et en particulier interpréter de manière adéquate les signes par lesquels l’enfant manifeste ses besoins essentiels. Il doit ensuite se montrer capable d’y répondre.
- Découlant de la première, la capacité d’être une figure d’attachement sécurisante ; le parent doit représenter une personne stable, fiable, prévisible, accessible, capable d’apaiser les tensions de l’enfant, afin de lui permettre de se sentir en sécurité chaque fois qu’il est en situation de détresse et d’inquiétude.
- Sur ce fond de sécurité émotionnelle, la capacité de jouer avec l’enfant dès qu’il est bébé ; il s’agit d’un des indicateurs les plus précis de la qualité de la parentalité. De même que les protéines, glucides et lipides sont indispensables à la croissance physique d’un nourrisson, le jeu est l’aliment indispensable à sa croissance psychique. C’est l’activité qui lui permet de jouer avec ses idées, ses peurs, sa violence…, de construire des raisonnements, d’accéder au « faire semblant » et donc progressivement à une pensée abstraite (Berger, 2008).
- Un professionnel du jeu, gérant d’un commerce spécialisé, se plaisait à raconter une anecdote parmi d’autres : « Un jour, une grand-mère issue d’un milieu aisé entre dans le magasin pour acheter un jeu à l’occasion de l’anniversaire (10 ans) d’un de ses petits-enfants. Ne connaissant pas les goûts de l’enfant, elle demande conseil, précisant que son mari attend (fébrilement) dans la voiture. Après vingt minutes, la porte du magasin s’ouvre et laisse apparaître un septuagénaire en costume-cravate, visiblement impatient… le mari en question ! Celui-ci, voyant sa femme discuter avec le gérant et ne souhaitant pas participer au choix cornélien, décide de s’asseoir à une table basse où s’empilent de multiples boîtes de jeux de société. Quelques minutes suffisent pour que le visage de l’homme se détende et retrouve les traits d’un enfant émerveillé à découvrir un jeu après l’autre… Les deux adultes resteront dans le magasin près d’une heure trente à revivre la joie simple et vivifiante des jeux, posant mille et une questions au spécialiste ».
Que montre cette illustration ? De nombreux adultes manifestent des résistances à se laisser aller aux jeux, qu’ils estiment d’un autre temps, d’un autre âge. Une gène peut exister et cadenasser l’adulte dans ses représentations, par crainte de l’infantile. Ainsi, pour accepter de jouer, l’adulte se doit de concevoir une forme de régression, ceci pour davantage se sentir libre. Il y a lieu aussi d’accepter de prendre du temps, du temps pour jouer avec l’enfant. Il ne suffit pas de pourvoir l’enfant de jouets et de l’inviter à jouer, en le culpabilisant au passage de ne pas investir cette abondance d’objets coûteux. La disponibilité doit également s’accompagner d’une compétence ou d’une appétence de l’adulte pour le jeu, de pouvoir dépasser la paresse, la rigidité, l’ennui pressenti… Comme dans d’autres domaines, l’héritage familial intervient et, si nous rencontrons des familles de joueurs, il existe bien évidemment des adultes qui n’ont reçu de leurs parents ni disponibilité ni mise à disposition du jeu. Cette dernière notion renvoie à celle de l’object-presenting, un des rôles de la fonction parentale décrite par Winnicott. A défaut de présentation (mise à disposition) de l’objet au moment opportun, le désir et le plaisir du jeu issus de l’enfance ne peuvent exister. Cette présentation du jeu doit aussi s’entendre dans le lancement même de l’activité ludique ; cette invitation et la mise en place du jeu sont à soigner, car le temps de l’installation va permettre d’installer un espace-temps différent, ouvert sur l’imagination et les représentations. Déjà, en découvrant un nouveau jeu, on se laisse aller à observer les pièces, deviner les règles, les objectifs… Puis il y a tout l’art de l’individu qui présente le jeu en question. Face à l’objet et plus encore à l’égard d’un nouveau jeu non encore expérimenté, l’adulte peut redouter l’échec, la crainte de perdre devant le plus jeune (l’ancienne génération face à celle qui monte). Le jeu demande une sérénité de la part de l’adulte, qui peut alors saisir l’opportunité, à travers cette activité, d’une transmission entre générations. Quoi qu’il en soit, même si une partie de jeu ne prend pas plus de vingt minutes, l’adulte est confronté à devoir prendre du temps, faire face à l’immédiateté des pulsions et au rythme effréné de la réalité quotidienne. - Quand au jeu lui-même, il gagne à être séduisant, attractif, susceptible de procurer du plaisir. Si nous connaissons tous les jeux de compétition, mettons l’accent sur les jeux de coopération ou, à tout le moins, les jeux entre équipes ; organisons par exemple des équipes d’un parent accompagné d’un enfant. Les jeux de solidarité contre un « ennemi extérieur » confortent l’esprit de négociation, d’entraide, par l’expérimentation de perdre ou de gagner ensemble. Le jeu place alors à égalité adulte et enfant et développe la stratégie de vivre une perte en paix. Le jeu permet ainsi d’apprendre à commettre des erreurs sans conséquence grave, d’en tirer des enseignements utiles, de se connaître soi et l’autre, de renforcer l’altérité, de perdre un peu de sa toute-puissance. Un simple jeu comme celui de l’oie privilégie le hasard qui amène qu’une fois l’adulte perd, une autre fois c’est l’enfant. Lorsque l’enfant gagne, on peut y voir une revanche symbolique maturante sur l’adulte, d’autant plus si ce dernier l’intègre dans une dimension ludique. Retenons aussi les jeux de mémoire (par exemple, le « memory »), où l’enfant montre habituellement des compétences et une vivacité plus grandes que celles de l’adulte. Si le jeu ne devrait pas porter à conséquence dans la réalité de la vie de tous les jours, il révèle cependant les traits de personnalité, l’humeur, les mécanismes de défense psychiques des individus. Certains ont peur de l’image qu’ils vont donner d’eux-mêmes, tandis que d’autres craignent le jeu qu’ils ne maîtrisent pas, car renforçant leur faible estime personnelle. Soulignons encore que le jeu ne doit pas précipiter l’échec ; ainsi, il n’est guère judicieux de proposer comme première activité ludique un casse-tête ou un jeu trop complexe. Respectons toujours l’âge de développement de l’enfant et l’attitude générale de l’adulte à l’égard des jeux, car le jeu vise avant tout une pédagogie de la réussite de la relation (Deru, 2006).
Conclusions
74Le thème du jeu peut paraître anecdotique, en porte-à-faux, dans notre société en pleine mutation devant faire face à bien des questions d’ordre existentiel. De nombreuses consultations avec l’enfant et sa famille montrent à quel point les rapports générationnels suscitent malaises et incertitudes quant aux liens familiaux : « Qu’est-ce qu’un bon lien entre l’adulte et l’enfant ? Comment éduquer ? Que dois-je dire à mon enfant ?.. ».
75Récemment, Ottavi s’interrogeait sur le rapport au savoir et la crise de la transmission. D’après lui, l’émoussement de l’autorité et de la référence au divin conduit le sujet à évoluer sans recul par rapport à sa propre existence, sans l’espace de la question, de la recherche, sans curiosité qui participe au déploiement de la personnalité. « Ce type d’analyse tente d’expliquer l’émergence de nouveaux troubles de la subjectivité, avec l’apparition de personnes dont la souffrance, indéniable, ne prend pas l’aspect du manque, de l’angoisse, de la douleur, mais présente si l’on peut dire l’aspect “ soft ” d’une souffrance qui peine à se décrire et à engendrer une plainte » (Ottavi, 2008, p. 35). Certes, le jeu avec l’enfant ne peut empêcher la souffrance psychique d’émerger et ne constitue certainement pas la panacée dans les dysfonctionnements relationnels intrafamiliaux. Toutefois, privilégier la dimension ludique, la considérer à sa juste valeur, participe à la construction d’une identité ouverte à l’autre et à soi-même.
76De plus en plus de textes officiels, que ce soit à propos de recommandations ou de principes éthiques et légaux, précisent que les enfants de moins de cinq ans ont besoin de jouer pour maintenir leurs capacités de développement. Par « jeu », il faut entendre des activités créatives, non anarchiques, qui ne reproduisent pas littéralement la réalité, en introduisant cet espace d’entre-deux, occupé par toutes les activités du « faire semblant ». Le jeu qui procure à l’enfant autant de jubilation que d’appréhension l’aide à symboliser ses processus psychiques, ses angoisses et désirs. Jouer avec l’autre participe à établir la relation objectale en intégrant les notions d’altérité et de tiercéité. La référence au tiers constitue un élément d’intériorisation d’une fonction d’autorité. Concrètement, il s’agit d’accepter l’alternance, sans que l’adulte ou l’enfant cherche à tout contrôler, en prenant en compte les émotions et les réactions de l’un et de l’autre, en veillant à une certaine retenue pulsionnelle (Tisseron, 2002).
77Si le jeu constitue donc une activité incontournable, il ne se met pas en place sans précaution ni sans cadre. L’adulte est invité à stimuler, à susciter la satisfaction et l’épanouissement, tout en évitant les trop grandes excitations. Plus le parent investira ce vaste domaine de la rencontre par le jeu, plus il consolidera les bases de la parentalité, en donnant à l’enfant et à lui-même l’occasion de vivre en lien réciproque et ouvert. In fine, le jeu ne représente-t-il pas un axe de prévention simple et efficace de troubles psychiques ultérieurs ? !
Bibliographie
Bibliographie
- Berger M. (2008) : Voulons-nous des enfants barbares ? Paris, Dunod.
- Caillé Ph., Rey Y. (2004) : Les objets flottants. Méthodes d’entretiens systémiques. Paris, Fabert.
- Caillois R. (1958) : Les jeux et les hommes. Paris, Gallimard.
- Delion P. (2007) : La fonction parentale. Coll. Temps d’arrêt, Ministère de la Communauté française de Belgique.
- Dere P. (2006) : Le jeu vous va si bien. Barret-sur-Meouge, Le Souffle d’Or.
- Delvenne V. (2009) : Qu’est-ce que les neurosciences nous apprennent sur l’enfant victime de maltraitance ou de violence ? Conférence lors des journées d’étude de l’ONE – 26-27/11/2009. Charleroi, Belgique.
- Freud S. (1909) : Le petit Hans, in : Cinq psychanalyses. Paris, PUF, 1954, rééd. 1970 pp. 93-197 ; OCF-P IX : 131-214.
- Freud S. (1915) : Pulsions et destins des pulsions, in : Métapsychologie. Paris, Gallimard, 1968, pp. 11-43 ; OCF-P, XIII : 163-188.
- Godelier M. (2005) : Métamorphose de la parenté. Paris, Fayard.
- Hayez J-Y. (2006) : Quand le jeune est scotché à l’ordinateur : les consommations estimées excessives. Neuropsych. Enf. et Adol., 54 : 189-199.
- Houzel D. et al. (1998) : La parentalité. Ramonville-St-Agne, Erès.
- Illich I. (1971) : Une société sans école. Paris, Seuil.
- Klein M. (1932) : La psychanalyse des enfants. Paris, PUF, 1959.
- Kutcher S. et al. (2004) : International consensus statement on attention-deficit/hyperactivity disorder (ADHD) and disruptive behaviour disorders (DBD’s) : clinical implications and treatment pratice suggestions. Eur. Neuropsychopharmcol., 14 : 11-28.
- Marcelli D. (1991) : L’enfant sage. Nervure, 3 : 10-15.
- Ottavi D. (2008) : Qu’est-ce qu’apprendre ? Coll. Temps d’arrêt, Ministère de la Communauté française de Belgique.
- Piaget J. (1924) : Le jugement et le raisonnement chez l’enfant. Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 3e édition 1947.
- Piaget J. (1947) : La psychologie de l’intelligence. Paris, A. Collin.
- Tisseron S. (2002) : Le bienfait des images. Paris, Odile Jacob.
- Winnicott D.W. (1971) : Jeu et réalité. Paris, Gallimard, 1975.
Notes
-
[1]
Psychiatre infanto-juvénile, Université Catholique de Louvain. Cliniques universitaires Saint-Luc, Bruxelles.
-
[2]
Il s’agit d’un jeu de l’oie adapté comme outil thérapeutique, qui permet d’interroger chacun sur les grands événements de la famille.
-
[3]
Le terme « virtuel » est probablement suremployé, car il ne devrait concerner que les images produites par pixels. Il y a toutefois lieu de distinguer ces jeux des activités des mondes « médiatisés » de l’électronique (Hayez, 2006). Cette appellation concerne les communications où l’autre, existant et bien vivant, est mis en relation par le truchement de médias électroniques, que ce soit en temps réel ou différé.
-
[4]
Sans entrer dans une réflexion approfondie sur le sujet, soulignons que différentes appellations sont utilisées pour ce syndrome qui regroupe l’hyperactivité et la « distractibilité ». Dans certaines situations, des difficultés d’un autre ordre sont présentes, comme une opposition récurrente aux règles et aux limites. Dans les classifications et réunions de consensus internationales, on parle d’ADHD (Attention Deficit/Hyperactivity Disorder) et de DBD (Disruptive Behaviour Disorders) ; on distingue les troubles du comportement (Conduct Disorders [CD]) des troubles oppositionnels (Oppositional Defiant Disorders [ODD]) et d’autres DBD non spécifiés (Delion, 2007).