Notes
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[1]
Psychologue et psychothérapeute au Service d’Aide et d’Intervention Locales pour les Familles et les Enfants, le SAILFE, équipe Sos-enfants de l’arrondissement de Dinant-Philippeville. (Coordination Dr Michel Dechamps).
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[2]
Thérapeute à l’équipe Sos-enfants de l’Université Libre de Bruxelles du CHU Saint-Pierre (coordination Dr Marc Gérard) et fondatrice, au sein de cette même équipe, des groupes de paroles pour adultes ayant été victimes d’abus sexuel infantile qu’elle a co-animé avec Quentin Bullens.
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[3]
Film danois sorti en 1998 de Thomas Vinterberg (réalisation et scénario) et Mogens Rukov (scénario) avec entre autres Ulrich Thomsen dans le rôle de Christian, Henning Moritzen dans le rôle de Helge (le père). Le film remporte de nombreux prix dont celui du jury au festival de Cannes de 1998. L’histoire se déroule dans la demeure familiale dans laquelle Helge, le patriarche, fête ses soixante ans. De très nombreux invités sont présents et Christian, l’un des fils de Helge, profite d’un discours à l’intention de son père pour révéler les abus sexuels que ce dernier lui a fait subir ainsi qu’à sa sœur qui s’est récemment suicidée.
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[4]
Du concept de Lolita aux remaniements par Freud de sa théorie de la séduction, les exemples sont nombreux de ces pistes justificatives des déviances de l’adulte sur l’enfant.
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[5]
Ali Hamed et al. (2008) se sont récemment intéressés à cette question.
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[6]
Pour les notions de métacommunication et de paradoxe nous renvoyons le lecteur vers Watzlawick et al., 1972 et 1975, et Selvini et al., 1975.
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[7]
Toutefois, aborder ou théoriser sur les mécanismes existant autour de l’abus sexuel infantile extrafamilial reste une question difficile. Chaque situation est, plus encore que dans l’inceste, différente. Peut-on prétendre que de tels drames n’arrivent pas à n’importe quelle famille ni à n’importe quel moment de son histoire? Si certaines pistes peuvent certainement être étudiées nous invitons, une fois encore, à les considérer dans leurs aspects thérapeutiques. S’il n’existe pas de familles aux vertus anti-abus, il en existe nombre et nombre qui peuvent aider les victimes dans le parcours de leur bien-être à recouvrer.
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[8]
Notamment les sous-types pervers et psychopathiques.
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[9]
Que du contraire, dans de nombreux cas, l’enfant conçoit qu’en donnant ou en se laissant prendre son corps, il peut recevoir l’affection que réclame son développement. C’est cette distorsion qui semble expliquer, du moins en partie, les conduites sexuelles déviantes que peuvent pratiquer ou laisser pratiquer sur et avec elles-mêmes, à l’âge adulte ou préadulte, nombre de victimes de l’inceste (nymphomanie, prostitution, pornographie, etc.)
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[10]
Au-delà de ces considérations, pouvons-nous raisonnablement penser que, lorsque le choix du maintien du lien est fait, même s’il semble reposer sur une décision claire et « dévictimisée », les enjeux de pouvoir, de contrôle et d’emprise ont totalement disparu de la relation ? N’auraient-ils pas simplement revêtu un visage plus acceptable ?
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[11]
Helge explique à Mikael que Christian n’est pas intéressé par la confrérie. Il invite Mikael à veiller à ce que tout se passe bien durant la soirée (selon les règles patriarcales) et il sera sans doute amené à rejoindre la loge. Dans toute la suite des réactions de Mikael et dans les réactions des fratries de victimes d’abus sexuel en général, nous devons garder à l’esprit que leur raisonnement est peut-être lui aussi soumis à un rapport de force, à des injonctions paradoxales, à un abus moral tout aussi peu perceptible que l’abus sexuel. Rappelons en ce sens notre propos sur la notion de victime indirecte.
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[12]
Il n’y a que Gbatokai qui timidement encourage Christian. Sa position soulève deux questionnements. Non seulement celui d’une alliance des victimes, Gbatokai étant victime d’injures racistes et en ce sens également d’une négation de sa personne. Comment donc peuvent s’associer les victimes dans la vie courante et dans les processus thérapeutiques ? Ces associations peuvent prendre des tournures constructives ou destructives, selon qu’elles permettent aux victimes d’aller vers un mieux-être ou de stigmatiser leur position et de renforcer le mal-être. Ensuite, ce soutien de Gbatokai pose une question essentielle dans le travail avec les familles incestueuses, celle de la place des beaux-enfants. En effet, il n’est pas rare que leur système de valeurs soit différent de celui de la famille abusive, permettant alors parfois de mettre en avant la protection de l’enfant et l’envie de justice, mais à quel prix ? Celui, souvent, de ruptures, de conflits, de menaces et autres.
Introduction
1Si l’abus sexuel infantile fait couler bien des larmes, il fait également couler beaucoup d’encre. Comprendre l’abus, d’abord moral, qui mène l’enfant à « accepter » les gestes de son prédateur, comprendre les mécanismes d’effraction qui entravent les mécanismes de l’enfance, sont des enjeux fondamentaux pour la prise en charge des victimes d’abus sexuel infantile. En 1932 déjà, Sándor Ferenczi (2004) compare « l’enfant ayant subi une agression sexuelle (…) aux fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux, quand le bec d’un oiseau les a meurtris. » Il rappelle alors « la maturation hâtive des fruits véreux ». Si l’image utilisée par Ferenczi peut immédiatement faire penser à ce que l’on nomme parfois l’hypersexualité ou le syndrome de sexualisation qui, de par l’excitation corporelle (nerveuse ?) et l’effraction psychique, pousse l’enfant à adopter des conduites sexuelles visant à la reproduction de l’acte, Ferenczi s’y réfère, lui, pour décrire ce qu’il nomme la progression traumatique ou la prématuration. Celle-ci dépasse de loin l’unique sphère sexuelle, la victime d’abus sexuel infantile se retrouve dans le scénario d’une enfance impossible. Le fruit meurtri n’aura pas la même destinée que les autres. Il sera bien souvent rejeté du panier. Il restera seul, au sol, à se décomposer.
2L’autoformation du clinicien à la prise en charge des victimes d’abus sexuel infantile s’opère généralement par deux voies. D’une part, il peut se tourner vers la littérature spécialisée. D’autre part, il peut se pencher sur quelques biographies de victimes et autres romans se rapportant à leur vécu. Dans la plupart des cas, il n’en fera rien. Soit il ne s’intéresse pas particulièrement à cette clinique, que l’on pense rare. Soit il ne peut prendre le temps de se « spécialiser » dans ce domaine. Nous ne pouvons et ne voulons ici jeter la pierre à personne. Nous-mêmes, en nous intéressant à la clinique des victimes d’abus sexuel infantile, nous passons à côté de nombre et nombre d’autres cliniques ô combien passionnantes et utiles. Cependant, ce constat nous a donné l’envie d’inviter le lecteur, le clinicien, à quelques réflexions sur le parcours de la personne victime d’abus sexuel infantile. Pour ce faire, nous avons souhaité partir d’un média, le film Festen [3], qui nous semble illustrer de nombreuses facettes du rédhibitoire chemin des victimes de l’inceste. Bien entendu, les spécialistes trouveront certainement à redire sur le caractère arbitraire des aspects mis en exergue. En dépit de ces probables critiques fondées, notre expérience clinique nous fait penser qu’une présentation de ce type, à tendance écologique, peut aider de nombreux cliniciens « non initiés », ou devrions-nous dire généralistes, à mieux appréhender la thérapie de leurs patients victimes d’abus sexuel infantile, à mieux cerner l’étendue des difficultés rencontrées. Si le film de Thomas Vinterberg permet, par ses illustrations, d’inviter à la réflexion, il ne peut évidemment pas être considéré comme l’exemplification d’un parcours type qui d’ailleurs n’existe probablement pas. Nous aspirons simplement à pousser, avec le lecteur, quelques portes significatives.
3Au début du film, le spectateur ne sait pas encore que Christian a été victime d’inceste de la part de son père, nous ne tiendrons pas compte de cette donnée dans notre présentation. Nous invitons le lecteur à réfléchir aux différents champs dans lesquels peuvent se marquer les conséquences de l’inceste pour l’adulte n’ayant pu révéler les faits dans l’enfance. En aucun cas, nous ne souhaitons donner au lecteur des éléments diagnostiques permettant de « deviner » l’abus chez l’adulte.
4Précisons aussi au lecteur qu’il rencontrera dans le présent article tantôt la terminologie de personnes victimes d’abus sexuel infantile, tantôt celle de victimes d’inceste. Notre propos concerne l’abus sexuel infantile en général dont l’inceste, le média utilisé évoque cependant une situation d’inceste uniquement. Afin de maintenir le plus large possible la réflexion, nous avons choisi, lorsque c’était possible, de ne pas scinder notre approche.
Rencontre avec Christian
5Nous sommes rapidement frappés par la grande solitude de Christian, seul au beau milieu d’une route que peu s’aventureraient à parcourir à pied. Fréquemment, la personne victime d’abus sexuel infantile peut se sentir différente des autres, éprouvant l’idée qu’il n’y a qu’elle qui a vécu cela, murée dans le silence qu’elle s’impose après que son agresseur le lui eut imposé.
6L’isolement des victimes peut avoir plusieurs origines. D’une part, elles portent souvent sur elles-mêmes un regard négatif. Pensant que si on leur a fait des choses dégoûtantes, c’est qu’au fond, elles sont dégoûtantes et l’étaient préalablement aux abus. Ces mécanismes sont visibles très tôt chez l’enfant victime, dont l’image de soi et le sentiment de responsabilité dans les faits sont des pistes de travail à ne pas négliger. En outre, plus la victime est amenée à prendre une part active dans l’abus, tant sur le plan de l’acte sexuel (lors d’une fellation par exemple ou d’un ressenti de plaisir) que sur les mécanismes qui l’entourent (se « désigner » volontaire, par exemple pour protéger le reste de la fratrie), plus le sentiment d’être préalablement dégoûtant et souillable risque de s’imposer (voir entre autres Haesevoets et Glowacz, 1996, p. 146, ou Haesevoets, 2003, p. 93). D’autre part, la personne victime peut être différenciée des autres membres de la famille, étant parfois perçue comme « chouchoute » (parfois gâtée de cadeaux, pour l’achat du silence ou le pardon tacite) ou à l’inverse comme celle qui a toujours des problèmes, qui n’est jamais contente, etc. (ces différents allers-retours de considérations sont admirablement illustrés dans Le silence des enfants de J.-P. Mugnier, 1999). L’ensemble de ces distorsions dans la vie de l’enfant rend plus que flous les repères relatifs aux contacts sociaux, ayant pour conséquence un maintien parfois difficile de relations d’amitié. Au-delà, la constitution d’une famille peut également poser bien des difficultés. A ce propos, la naissance du premier enfant est souvent un moment de crise où se réveillent angoisses et souvenirs.
7En effet, toute la confiance que l’adulte ayant connu l’inceste peut donner est ébranlée, meurtrie. L’adulte, le grand, a pour devoir la protection de l’enfant, du petit, et cet état de fait dépasse de loin celui de l’unique genre humain. Pour assurer la survie de son espèce, l’être vivant en général doit protéger sa progéniture. Pourrions-nous nous risquer à dire que, chez l’homme, ces contraintes phylogénétiques ont comme impact ontologique la projection, sur l’enfant, de sentiments de haine et de destructivité ? Barudy (1991) parle de nos sociétés comme de sociétés « adultistes » au sein desquelles sont mis en place des mécanismes (sous forme de mythes ou de croyances) attribuant la responsabilité des déviances à l’enfant [4]. Pourtant, même si l’enfant, l’adolescent, peut éveiller des fantasmes parmi les plus archaïques et même s’il peut le faire, non pas uniquement comme objet d’investissement psychique, mais l’agir réellement dans des conduites provocantes, sexualisées ou autres, le rôle de l’adulte doit être celui de la contenance des conduites de l’enfant. Contenance dans ce qu’elle a de protecteur au sens immédiat, mais également de ce qu’elle doit revêtir comme fonction de pensée. Si l’adultisation des sociétés permet d’élaborer bien des pistes explicatives aux déviances rencontrées, il n’en reste pas moins que l’enfant, pour qui besoin est de croire en la toute-contenance de l’adulte, s’il est victime d’inceste, voit toutes les possibilités d’étayage perverties. Qu’il réalise, à l’enfance ou à l’âge adulte, qu’il a été victime non seulement d’inceste mais aussi (et peut-être surtout) de duperie de la part de l’adulte, il se retrouve dans un piège de confiance. Comment pourra-t-il, l’enfant victime, maintenant et plus tard, à tout qui prétend explicitement ou non lui vouloir du bien (ami, conjoint, psychothérapeute, etc.) accorder sa confiance ? De plus, piégé par la culpabilité, la honte et la dépersonnalisation il n’aura bien souvent plus confiance en lui-même. Nous faisons ici l’hypothèse que, plus tôt la victime est prise en charge, reconnue ou aidée dans des relations personnelles et/ou professionnelles saines, plus la fracture connue par sa confiance aura des chances de rémission. L’enfant faisant alors l’expérience que les adultes sont protecteurs, bien qu’il y en ait certains qui soient déviants. Lorsque la personne ayant connu l’inceste ne le réalise ou n’est aidée que plus tard, voire jamais, le risque est grand que la fracture de confiance ne soit jamais résorbée. Dans ce cas, elle risque aussi d’avoir rencontré d’autres preuves que l’Homme est bien un loup pour l’Homme, prenant parfois des tournures plus précises dans lesquelles c’est l’homme au petit H qui s’avère être un loup pour l’enfant, la femme, la fille ou le garçon. Le thérapeute, le soignant, de victimes d’abus sexuel infantile d’âge adulte ou non, doit prendre en considération les enjeux liés aux appartenances sexuelles, la sienne, celle de l’agresseur, celle de l’agressé. Tenant compte que ce qui pourra se dire, se fantasmer et de son contraire, ce qui ne pourra pas.
8Revenons-en à cette même scène dans laquelle Christian est appelé sur son téléphone portable, les difficultés apparentes de communication nous renvoient symboliquement à nos propos sur les relations sociales tortueuses que peuvent connaître les personnes victimes d’inceste. Toutefois, nous comprenons rapidement que la personne avec qui il est en conversation est un soutien, prenant soin de son état corporel et psychique. Christian semble la rassurer, nous comprendrons plus tard qu’il lui parle probablement de sa démarche de révélation. A contrario de ce que nous disions précédemment à propos des relations amicales de la personne victime d’inceste, il se peut, dans des cas plus favorables tels que celui présenté par le film, que celle-ci trouve autour d’elle des personnes ressources. Jouant alors un rôle de tuteurs de résilience tel que le décrit Cyrulnik (2001), elles lui permettent de puiser, dans un ailleurs, ce qu’elle n’a pas reçu au sein du noyau familial.
Rencontre avec son frère, Mikael
9Dans la scène où apparaît Mikael, le frère de Christian, la violence psychologique au sein du couple vient faire contraste avec l’attitude posée et conforme adoptée par Christian (ne rien dire, ne rien laisser paraître). Qu’en est-il de la fratrie d’une famille incestueuse ? [5] La position des « non-victimes » de la fratrie, que nous désignerons préférentiellement comme des victimes indirectes, marquant ainsi l’absence de passage à l’acte sexuel mais la lourdeur d’une croissance au sein d’une famille aux règles chaotiques, mensongères, perverses ou autres, peut être très difficile. N’en comprenant pas les dysfonctionnements, n’ayant pas accès à la dimension des abus, la fratrie doit se construire une personnalité tenant compte de ce que l’on pourrait appeler, en référence à Elkaïm (1989), le programme familial officiel, mais ne pouvant faire comme s’il n’existait pas un programme officieux. Bien qu’il soit ressenti, il n’est pas, en l’absence de pièces du puzzle, explicitement dysfonctionnant. La question des tuteurs de résilience ne se pose alors même pas, la victime ne l’étant que par voie indirecte.
10La place qu’accorde Mikael à son frère symbolise avec brio un des nombreux pièges de la victime d’inceste. Son confort se fait au détriment de celui d’autrui. Cette règle, souvent amplifiée par la victime (et précédemment par son bourreau), sensible au vécu d’autrui, vient cependant s’étayer sur des éléments de réalité. Nous pensons alors à cette maxime : « Ce qu’on ignore ne fait pas souffrir ». Si la victime révèle les mauvais traitements qu’elle subit ou a subis, elle risque grandement de faire exploser le noyau familial. Bien souvent, ce même piège est amplifié par l’agresseur lui-même, prétendant à sa victime qu’elle sera responsable de cette explosion. Il arrive alors que la souffrance potentielle d’un tiers empêche la révélation. La place de la mère (quand le père est l’agresseur et inversement), devrait toujours être interrogée. Est-elle complice ou victime de son conjoint ? Pourrait-elle être les deux à la fois ? Quelle fragilité porte-t-elle en elle pour que la victime ait l’impression que parler lui serait fatal ? Entendons-nous, c’est uniquement dans le cadre du processus thérapeutique et non d’un procès d’intention qu’il convient d’interroger cette position.
11Ainsi, dans le film, Mikael éjecte de la voiture sa propre femme et ses enfants, ils continueront à pied, sur plusieurs kilomètres, pour que Christian et lui puissent se retrouver. Christian n’aurait-il pas, intentionnellement, évité de demander à Mikael de venir le chercher à la gare, évitant de provoquer la souffrance des autres, parcourant ainsi, seul et dans le silence, le chemin qui le mène à la demeure de son enfance ?
Rencontre avec sa sœur, Hélène
12La rencontre que nous faisons avec Hélène vient soulever les mêmes questions que celles que soulève Mikael. Son attitude évoque l’existence du double programme qu’elle vient mettre en contraste. Hélène illustre le paradoxe de la famille incestueuse de Helge : alors qu’elle est chargée de l’accueil des invités, de la bienséance, elle adopte, en coulisse, une attitude addictive et provocante. Décrivons le paradoxe de la famille de Helge comme suit :
- dans la famille, nous nous comportons de manière respectable et respectueuse ;
- dans la famille, certains enfants sont soumis à l’inceste.
13Dans une autre scène, Hélène vient rejouer ce paradoxe. Lorsqu’en présence de Lars, le valet, elle découvre la lettre cachée par sa sœur avant son suicide, elle la lit et se laisse gagner par l’émotion. C’est alors qu’elle se reprend, signalant à Lars qu’il n’y a rien dans la lettre qui pourtant parle discrètement de l’inceste que révèlera Christian. A nouveau, Hélène est confrontée au paradoxe familial, puisque dans la lettre se révèle l’inceste (injonction b), mais que la famille se comporte comme nous le dit l’injonction a. Hélène ne peut alors qu’agir de manière paradoxale, expliquant à Lars que la lettre, que sous ses yeux elle vient de lire, n’existe pas, « il n’y a rien d’écrit » dit-elle. Elle enfouit le mot de sa sœur, « il faut que personne ne puisse le trouver ». Ce n’est que plus tard, lorsque sont mises à mal les règles familiales par le dévoilement de Christian et les agressions racistes que subit Gbatokai (le compagnon d’Hélène) qu’elle s’autorisera à dévoiler la lettre plutôt que d’inventer une issue paradoxale à l’invitation qui lui est faite de la lire en public.
Découverte de la demeure familiale et rencontre avec Helge
14Même si au début le doute est permis, nous comprenons que l’immense demeure dans laquelle se déroule la fête est bien, en plus de sa fonction d’hôtel, la maison familiale. Ce détail de l’histoire nous renvoie à la question des frontières telle qu’elle fut élaborée par Minuchin (1979). Nécessitant un double regard : premièrement sur les frontières intrafamiliales, dont nous comprenons que l’inceste signe l’enchevêtrement et/ou un type plus chaotique dans lequel les sous-systèmes ne sont pas ceux attendus (Barudy, 1991, distingue trois types d’organisations familiales abusives dans le cadre de l’inceste père-fille). Deuxièmement, quelles frontières la famille entretient-elle avec le monde extérieur, frontières que nous pourrions dire interfamiliales. La famille de Helge vivant dans un hôtel nous permet d’évoquer l’existence de familles aux frontières très perméables telles que nous les retrouvons fréquemment dans les cas d’abus extra-familiaux où la famille invite ou se laisse pénétrer par l’agresseur. Tout le monde revêt la même importance, qu’il soit ou non de la famille, tout un chacun peut prendre la place de l’autre, l’enfant celle de l’épouse, l’épouse celle de l’enfant, l’invité celle du parent, etc. [7]
15Au-delà de ces perspectives structuralistes, l’organisation de la famille de Helge nous renvoie au modèle rigide, absolutiste et totalitaire décrit par Barudy (1991) dont les propos s’illustrent dans l’aspect totalement dépersonnalisé des chambres d’enfants, chambres d’hôtel : « Ils connaissent (les enfants) des carences très importantes au niveau de la tendresse, du respect de leur individualité, de l’expression de leurs émotions. ».
16Un autre parallèle que nous pouvons faire avec la relation d’inceste concerne les aspects tout-puissants de l’agresseur, ici Helge. Nous comprenons vite que Helge est un patriarche d’une puissance financière redoutable et admirée. Il compte à sa table un nombre important d’invités. Rien, semble-t-il, n’est parvenu à se mettre en travers de sa réussite sociale et économique. Nous repensons alors au paradoxe que nous avons décrit ci-dessus. Nous ne pouvons pas non plus nous empêcher de penser aux pathologies narcissiques telles que les décrit Van Gijseghem [8] (1988) et qui sont fréquemment à l’œuvre dans la relation sexuelle abusive. Rappelons cependant au lecteur notre mise en garde introductive, il ne s’agit ici que d’un aspect des choses, Van Gijseghem (ibid.) décrit d’ailleurs huit profils d’abuseurs sexuels différents. Le film n’illustre qu’une des innombrables réalités possibles.
17Cet aspect des choses invite cependant à penser que, contrairement aux idées reçues et à l’image véhiculée dans les médias, l’agresseur n’apparaît, dans la société comme pour l’enfant, que très rarement comme un monstre. De nombreux auteurs ont d’ailleurs décrit la manière dont s’y prend le pédophile pour arriver à ses fins (voir par exemple Furniss, 1991). Nous savons que ces méthodes, qui relèvent de l’abus moral plutôt que de la violence physique, ont pour effet d’amener l’enfant, en douceur, à se laisser faire. Il n’est pas rare que l’abuseur sexuel soit une personne décrite comme ayant une grande sensibilité aux enfants, voire comme un grand enfant, pouvant jouer de complicité avec eux. Ne nous étonnons alors pas non plus lorsque celui-ci est enseignant, éducateur, psychologue, etc. Cette caractéristique de l’agresseur sexuel d’enfants est à prendre en compte dans les soins psycho-psychiatriques ou plus simplement thérapeutiques dont peuvent bénéficier les enfants et les adultes victimes dans l’enfance. En effet, si l’agresseur est, au-delà des faits qu’il a commis, une personne qui a été si proche de l’enfant, son confident mais aussi celui avec lequel on peut aller au cinéma, manger des glaces, rire, chanter, etc. et qu’en outre, il est son père, il ne faut pas s’étonner que l’enfant désire, parfois ardemment, maintenir ce lien. N’oublions pas que l’enfant victime, dans le flou qui est le sien, partage avec son agresseur (père, grand-père ou autre) un moment d’intimité qui, s’il est physiquement supportable, peut lui donner le sentiment d’être spécial, préféré, aimé, etc. Ce dont l’agresseur est par ailleurs parfois convaincu. Méfions-nous alors du discours de certains intervenants ou parents qui tendent à dire que puisque l’enfant veut maintenir le contact, rien ne s’est passé ! [9]
18A l’âge adulte, le fait que l’agresseur puisse aussi être tout autre chose qu’un agresseur, une personne aimante, aimable, un père, un parrain, etc., peut amener la victime à choisir le maintien du lien plutôt que sa rupture. Cet aspect des choses est, à juste titre, parfois difficilement compréhensible pour les intervenants et ce d’autant plus qu’il jette un doute clinique qu’il nous faut ne jamais perdre de vue. En effet, si l’enfant victime d’inceste, devenu adulte, maintient le lien avec son agresseur, que pouvons-nous en penser ? A-t-il fait un choix raisonné, éventuellement discuté, de ne pas sacrifier, suite aux abus, une relation dont il pense pouvoir tirer bien d’autres choses plus positives ? Ou, a contrario, l’adulte fait-il ce choix parce qu’il n’a pas le choix, parce que psychiquement il est encore victime et, dès lors, ne peut se risquer à dévoiler les faits ? Sous quel prétexte couperait-il les ponts, qu’en penserait la famille, etc. Bref, la victime est-elle encore, en l’absence de passage à l’acte sexuel abusif, prise dans la toile-emprise (-onnante) des mécanismes de l’abuseur ? Si tel est le cas, nul doute que le travail thérapeutique doit avoir pour objectif, non pas forcément la dénonciation des faits (à tout le moins dans le contexte législatif belge actuel) mais la sortie de la position de victime [10]. Là encore, un problème majeur de la prise en charge se pose. Le risque est grand pour le thérapeute, quel qu’il soit, de vouloir sortir trop vite la victime de sa position de victime. De la sorte, il la victimise à son tour, ne lui laissant pas le temps de s’approprier sa propre histoire. Tout acte de dénonciation mené par le thérapeute ou forcé par celui-ci risque d’être vécu, par la victime, comme une dépossession de sa personne, un refus de lui accorder un rythme différent, une négation d’elle-même, une incapacité à lui laisser formuler son « non », en somme, toutes les caractéristiques du viol ! (voir entre autres Haesevoets, 2003, pp. 205-208, et Van Gijseghem et Gauthier, 1992, qui élaborent ces questions chez l’enfant).
Rencontre avec feu sa sœur, Linda
19Une des premières scènes du film nous apprend qu’une des sœurs de la famille est décédée, d’autres scènes nous font savoir qu’il s’agit d’un suicide. Le film nous montre deux aspects du sinueux parcours de l’adulte ayant connu l’inceste. L’histoire de Christian, si elle n’est pas facile, illustre un déroulement que nous pourrions qualifier d’« heureux » malgré l’aspect paradoxal d’un tel terme employé dans un tel contexte. Si nous nous permettons toutefois d’y recourir, c’est que, nous y reviendrons, Christian finit par être reconnu, par ses pairs et par son agresseur, comme victime. A l’inverse, le parcours de la sœur de Christian nous indique, de manière très simple, qu’il n’en va pas toujours ainsi, que dans nombre de cas l’issue n’est pas favorable. Nous pourrions dire que le film illustre deux extrêmes, une issue favorable, une autre où il n’y a pas d’issue sinon celle de la mort. C’est en partie pour cela que nous pensons que le film connaît des vertus didactiques. En effet, dans la réalité clinique, le parcours de la victime d’inceste se situera dans un intermédiaire de ce continuum que nous pourrions tracer entre l’histoire de Christian et celle de Linda.
Le repas, les dévoilements
20Dans notre visionnage du film de Vinterberg, ce qui a probablement le plus fait écho à notre clinique est le processus de dévoilement par lequel Christian tente de faire entendre à tous son histoire. Sur le temps d’un repas, Vinterberg illustre le parcours annihilant que peut avoir à subir la victime d’abus sexuel infantile. Nous avons titré cette partie le repas, les dévoilements, faisant appel aux nombreux allers-retours qu’opère ou doit opérer la victime avant que ses dévoilements ne deviennent un dévoilement. Dans la clinique infantile, Haesevoets et Glowacz (1996, p. 151) parlent d’un processus par petits essais, par petites touches. Nous pourrions, pour imager leur propos, comparer l’allégation d’abus sexuel à un jeu de puzzle où les pièces seraient des mots ou des gestes. La victime ne donne à son interlocuteur qu’une pièce à la fois, consciemment ou non, explicitement ou non et suivant le contexte dans lequel elle se trouve. En fonction de la réceptivité de l’auteur et des ressources de la victime, elle retirera sa pièce ou au contraire, en fournira d’autres. Le puzzle ne se complétant pas en une fois, nous savons combien la continuité relationnelle avec l’enfant victime en processus de dévoilement est essentielle (voir entre autres l’ouvrage collectif de Yapaka, Points de repère pour prévenir la maltraitance, Bullens et al., 2008). Haesevoets et Glowacz (1996, p. 151) disent encore à propos de l’enfant qu’il « (l’enfant) est intimement convaincu que sa parole risque de ne pas être prise en considération, d’autant plus que ce qu’il a à dire est incroyable, voire non crédible, et très connoté sexuellement et émotionnellement. Il pense que ce qu’il subit n’arrive pas aux autres, puisqu’il n’a jamais entendu personne révéler de pareilles choses. La honte et la culpabilité, souvent entretenues par l’abuseur, biaisent l’entrée en matière du discours de l’enfant. » Si les auteurs tiennent ces propos pour l’enfant, nous invitons le lecteur à considérer ces mécanismes comme également à l’œuvre chez l’adulte n’ayant pu révéler les abus qu’il aurait connus dans l’enfance. Nous pouvons, pour revenir au média qui nous sert de fil d’Ariane, nous dire que Christian a d’abord été un enfant victime d’inceste dont personne n’a découvert le puzzle. Sa mère, qui semblait avoir pourtant découvert l’image que cachait celui-ci (le puzzle), n’a pas pu y prêter attention. Dans la tragédie à trois personnages (Barudy, 1991), la mère a ici laissé couler son enfant dans un naufrage qu’elle-même a, semble-t-il, dû dénier pour ne pas y sombrer, mais plaçant son enfant dans une situation de révélation impossible. Quand le parent tiers a préalablement connaissance des abus, la victime ne peut que révéler quelque chose à quelqu’un qui le sait déjà, faisant face au mécanisme psychotique du déni. Ici encore, si le tiers sait mais ne s’oppose pas, il cautionne. Il renvoie à la victime une image d’elle-même salie et peu respectable.
21Dans les échos que Christian reçoit à ses propos, Vinterberg illustre de nombreuses résonances par lesquelles peuvent passer les interlocuteurs d’une personne révélant (au travers du processus dont nous avons parlé) un abus sexuel infantile. Parfois, ces résonances feront que cessera le processus de révélation, souvent leur anticipation écartera celui-ci d’emblée.
L’inaudible
22Une fois les invités passés à table, Christian entame le premier discours de la cérémonie. Il annonce cela comme relatif à son rôle d’aîné, il fait participer son auditoire, il fait également directement participer son père, Helge, en lui demandant de choisir le discours vert ou le discours jaune (tout comme son père les faisait, lui et sa sœur, tirer à la courte paille pour savoir lequel il allait abuser). De la sorte, Vinterberg nous montre que Christian est bel et bien inscrit dans un discours-dialogue avec sa famille et les invités. Il est écouté, il est entendu, les gens le suivent, ils interagissent. Dans son discours, Christian révèle ce que sa sœur et lui, les jumeaux, ont eu à subir. Les mots qu’il emploie sont simples et placés dans un contexte qui ne prête pas à confusion. « Il nous violait, il abusait de nous, il avait des rapports sexuels avec ses chers petits… ». Christian, comme nous l’avons dit précédemment, semble avoir pu trouver des ressources ailleurs. Tout porte à croire que la confiance qu’il peut avoir en l’autre et en lui a su trouver réparation. La relation qu’il mène avec Pia et l’équipe de cuisine dirigée par son ami d’enfance témoigne d’une « famille » autre et probablement autrement plus saine autour de lui. Nous pouvons faire l’hypothèse que ces facteurs de confiance sont chez lui suffisamment forts pour qu’il puisse témoigner de son histoire et ainsi franchir toutes les barrières placées par l’abuseur, devant les hôtes et devant son père. Tout cela, sans que sa voix ne chevrote par l’émotion que suscite un tel discours non seulement parce qu’il peut raviver les douleurs subies, parce qu’il transgresse tous les interdits tordus élaborés par la famille (dévoilement du secret, métacommunication sur le paradoxe, non-respect du patriarche, image non protectrice de la mère, etc.) mais aussi parce qu’il est truffé d’appréhension (renvoyons le lecteur à la citation faite d’Haesevoets et Glowacz, 1996, p. 151). Christian termine son discours en verbalisant pratiquement le paradoxe auquel il a été soumis. Implicitement il dit aux autres : Vous, vous le voyez propre et allant se laver, dans l’intimité de la salle de bain se déroulaient des abus sexuels ; vous, vous le voyez travailleur et allant dans son bureau, une fois la porte fermée il nous violait.
23Nul doute n’est possible, Christian a été écouté et entendu ; pourtant, cette partie de son discours va rapidement s’avérer inaudible. Un des invités entame un applaudissement (par soutien à Christian, par respect du protocole ?). Mikael, pris au piège d’une injonction de Helge en début de cérémonie [11], invite l’homme à s’arrêter. Commence alors un brouhaha, des bruits d’assiettes, de couverts. Helge demande à ce que l’on remplisse les verres de ses invités. Le grand-père de Christian, le père de Helge, se lève à son tour et entame un discours dont la tonalité et le contenu tranchent avec celui de Christian et redonnent au repas son côté festif et joyeux auquel les invités ne tardent pas à se raccrocher.
24Cette scène de début de révélation par Christian invite à une réflexion importante sur le parcours de la victime. Tout d’abord, nous parlons de début de révélation bien que Christian puisse considérer, lui, qu’il a tout dit. Il n’avait sans doute pas prévu d’en dire plus. Mais l’absence de réaction à ses propos le mènera à revenir dessus. Ensuite, comme nous l’avons précisé, Christian semble se situer à un extrême favorable du continuum des souffrances que peut connaître la personne victime d’abus sexuel infantile. Malgré cela, son discours ne va pas être reçu, il est entendu tout en restant inaudible. Repensons alors à Watzlawick (1972) : « On ne peut pas ne pas communiquer » et pourtant, c’est bien ce que cherchent à faire les personnes autour de la table, se réfugiant dans un comme si de rien n’était et se raccrochant au plus vite à un discours (celui du grand-père) qui ramènera la fête à la fête. Qu’en serait-il si Christian avait connu des problèmes psychiatriques, somatiques, d’alcool ou autre dépendance ? Son discours aurait probablement été discrédité et mis sur le compte de ses troubles, solution facile qui évite de penser que les troubles sont peut-être une réponse à l’abus. Ce qui caractérise la souffrance de la victime peut donc se retourner contre elle comme si, jamais, elle ne pouvait abandonner son statut de victime. L’abus sexuel infantile est probablement si peu représentable que toute source permettant son évacuation psychique est prise en compte. Revenons-en encore à Barudy (1991), le tiers peut-il prendre une place de protecteur pour l’enfant ? Faut-il pour cela qu’il puisse se représenter la réalité d’un abus sexuel, ce qui, même chez les professionnels, semble parfois impossible.
25Ses propos restant lettre morte, Christian va trouver refuge auprès de l’équipe de cuisine et de son ami d’enfance. Hélène, qui connaît les révélations de sa sœur et de Christian, balaye les éventuelles miettes laissées par son discours. Au nom de sa position de sœur, elle peut témoigner du farfelu de tels dires. La fratrie, Mikael d’abord puis Hélène, vient jouer son rôle de tiers non protecteur dans ce cas-ci. Ne pouvant pas entendre non plus, ne pouvant pas risquer de voir s’effondrer tous les repères de son enfance, la fratrie ne peut pas se représenter qu’elle aussi a été abusée, dupée. Les valeurs qu’elle pensait se voir enseigner ne seraient-elles qu’un leurre servant de façade aux dérives de la sexualité abusive, transgressive et permissive des adultes, des figures parentales ? Une question ne peut échapper aux membres de la fratrie : si tout est perverti, qui suis-je ?
26Christian fait ensuite face à l’intimidation de son père, son agresseur. Celui-ci le prend en aparté et tente de ramener à la raison son fils aîné, profitant de sa position dominante, de l’effroi qu’il peut susciter chez sa victime, menaçant aussi de le dénoncer à la police. Là encore c’est user des souffrances des victimes en les retournant contre elles. Il n’est pas rare que des abuseurs aient recours à cette intimidation, menaçant d’appeler la police, faisant croire à l’enfant qu’il a commis une infraction et qu’il sera puni, ou faisant peser sur l’adulte la menace d’une dénonciation publique de ce qu’il porte de plus honteux et dont il n’a pour seules preuves que ses souffrances et éventuellement ses symptômes, dont nous avons vu qu’ils peuvent aussi se retourner contre lui. Dans ce scénario, c’est l’intimidation qui sert à contenir la victime en mal de révélation, dans d’autres que nous connaissons, il s’agira de faux pardons, de suppliques, de fuites, parfois même de suicide ou de tentatives de suicide.
On ne peut résolument pas ne pas communiquer
27Après les intimidations mais soutenu par ses amis en cuisine, Christian rejoint la table. Il lève à nouveau son verre pour trinquer en l’honneur de son père. Il débute par quelques excuses sur ses propos précédents mais les réactualise : « Je bois en l’honneur de l’homme qui a tué ma sœur ». Nous voyons alors que chaque personne présente réagit à sa manière, en fonction de sa position. Nul doute, tout le monde est touché mais voudrait mettre loin de soi ces allégations qui dérangent.
28Les amis de Helge, ses invités, choisissent pour la plupart la fuite. Ils souhaitent quitter cette fête qui n’en est plus une, ce drame familial qui se déroule devant leurs yeux. C’est donc à nouveau la fuite, l’envie de ne pas communiquer qui l’emporte. Tantôt, il ne s’agissait que de celle des mots, maintenant c’est aussi la fuite des corps. Quelles positions doivent prendre les amis de la famille dans le cadre d’une révélation d’abus sexuel infantile ? Cette question pourrait bien s’avérer une réelle question de conscience. Bien entendu, dans le cadre d’un abus dont seraient encore victimes les enfants, une révélation d’enfant donc, l’entourage, qui que ce soit, se doit de protéger l’enfant. Ainsi l’impose la loi, ainsi l’impose le bon sens. Mais de lois et de bon sens il n’est justement pas question dans l’abus sexuel infantile. Dans la réalité, les choses sont souvent bien plus complexes.
29Nous ne nous étendrons pas ici sur les révélations durant l’enfance mais sur celles à l’âge adulte. Dans ce cas, les enjeux de protections ne se posent souvent plus. Revenons à notre question initiale : quelles positions doivent prendre les amis de la famille ? Premièrement, peuvent-ils se mêler d’un drame familial ? Ont-ils leur place dans une histoire qui touche à l’intimité de la famille et au viol de l’intimité de ses membres ? Peuvent-ils donc prendre position sans risquer à leur tour de faire effraction dans ce qui ne les regarde pas ? Deuxièmement, quelles sont les limites de l’amitié ? Jusqu’où peut se prolonger l’amitié et quels obstacles peut-elle surmonter ? Nous sommes à un repas d’anniversaire et non pas à un dîner d’affaires, les personnes présentes sont supposées proches de Helge, voire de toute la famille. Pourtant, peut-on être l’ami d’un abuseur sexuel ? Ici aussi toute la relation risque d’être remise en cause. L’amitié peut supporter des divergences d’opinions, mais peut-elle se prolonger au-delà des crimes commis ? Peut-on avoir un ami raciste, bandit ou pédophile sans pour autant partager ses délires et ses délits ? La réponse à cette question n’est pas simple. Elle est très chargée de confusions et de stigmatisations. Si nous la posons dans ce cadre, c’est pour inviter le lecteur à une réflexion sur la réinsertion des personnes condamnées dans le cadre d’infractions à caractère sexuel. Enfin, troisièmement, la place accordée à la victime paraît odieuse. Alors qu’elle révèle les faits, nous avons déjà évoqué suffisamment les difficultés rencontrées à ce moment, elle n’est pas prise en considération, par aucun des invités. Au mieux, elle est encore ramenée à la raison comme le fait Hélène dans le film. Mais à nouveau, de quelle raison s’agit-il ?
30Dans ces circonstances, de nombreux invités souhaitent quitter les lieux. Fuir, pour tenter de ne pas prendre position mais malgré tout venir souligner la redéfinition des relations, l’impossible clairvoyance actuelle, la volonté de n’avoir jamais entendu pour ne pas risquer de penser qu’on a couvert, etc. Dans le film, Pia et les amis cuisiniers de Christian ont organisé le vol des clés des invités. Autrement dit, personne ne peut s’enfuir, tous sont condamnés à rester. Là encore une réflexion importante s’ouvre. Comment la victime et ses alliés doivent-ils convaincre, voire contraindre l’autre à entendre son récit ? Si les mouvements spontanés sont ceux de la fuite, de la non-communication, comment, dans son dévoilement, la victime doit-elle amener l’autre à entendre l’inaudible ? En ce sens, le rôle de l’équipe de cuisine peut être comparé à celui de l’équipe soignante de services sociaux. En effet, dans la prise en charge de la victime, enfant ou adulte, quelle place l’équipe accorde-t-elle aux tiers, qu’ils soient familiers ou au-delà ? Comment se travaille l’impact social et sociétal d’une telle révélation ? Il convient sans doute ici d’apporter une nuance aux propos de Jorge Barudy dont nous parlions ci-dessus. Il arrive que la tragédie à trois personnages puisse être vue comme une tragédie à quatre personnages : l’auteur, la victime, le tiers aidant, le tiers fuyant. L’avantage d’une telle nuance est de préciser qu’il existe différents positionnements synchroniques chez les tiers et dès lors de poser la question du rôle du tiers aidant quant au tiers fuyant. Le désavantage réside en ceci que la distinction aidant/fuyant donne une vision clivée et peu naturelle de l’ambivalence pouvant régner tantôt chez l’intervenant, tantôt dans l’entourage de la victime.
La colère
31Au-delà de l’indifférence que jusqu’ici Christian peut avoir l’impression de donner à son auditoire, une scène va provoquer la colère. La mère de Christian prend la parole. D’abord, elle revalorise son mari, formidable homme sur lequel elle a toujours pu compter. Ici encore il nous faut insister sur le fait que son discours est probablement sincère. Maurice Berger (2008) nous dit qu’il est impossible d’être à la fois un bon père et un mari violent. A l’inverse de ses propos, nous pourrions dire que dans l’inceste, et sans nous étendre inutilement sur ce qu’est un bon mari, l’auteur des faits peut souvent bien donner le change. En ce sens, il peut apparaître, pour ses amis et son épouse, comme un homme respectable, aimé, aimant, etc. Nous renvoyons le lecteur au paradoxe tel que nous l’avons décrit dans la famille de Helge, à l’impression faite par sa demeure, sa réussite, celle de ses enfants, etc. Nous posons alors une autre question qui touche non seulement à la réinsertion des auteurs mais aussi à la prise en charge des victimes : peut-on avoir abusé sexuellement et être quelqu’un de bien ? La question semble en elle-même paradoxale et c’est certainement dans un entre-deux de considérations que se trouveraient des réponses adéquates aux circonstances. Pour la rendre plus supportable nous pourrions dire : peut-on avoir abusé sexuellement et apparaître comme quelqu’un de bien ? La réponse ici est certainement positive et rappelle la nécessité de formation des intervenants agissant dans les milieux de l’enfance maltraitée. Dans les cas de doute, de suspicion, nous ne pouvons que nous indigner d’entendre des professionnels construire leur jugement sur l’unique impression faite par l’auteur présumé. Mais nous nous inquiéterons aussi de l’impact sur le parcours policier et judiciaire de ces personnalités séduisantes que peuvent présenter les auteurs d’abus sexuels infantiles.
32Revenons au discours de la mère de Christian ; après avoir revalorisé son mari elle tente de discréditer son fils. Elle rappelle combien petit il était créatif et confondait réalité et fiction. A nouveau, elle procède à une inversion des souffrances de la victime, les retournant contre elle. Elle décrit comment Christian avait un ami imaginaire, « Snouth ». Ami qui le suivait partout et était toujours d’accord avec Christian. Elle tente ainsi de discréditer son discours, ce à quoi un raisonnement simple pourrait répondre que « Snouth » est peut-être apparu pour aider Christian à surmonter l’insurmontable. En ce sens, la mère de Christian use d’une rhétorique fallacieuse basée sur une ponctuation arbitraire du récit. Mais, restons vigilants, il serait tout aussi fallacieux de prétendre que « Snouth » est la preuve des abus, étant apparu pour sauver Christian. En réalité, les deux éléments ne sont pas liables dans un lien de cause à effet et nous ne pouvons nous servir de l’un pour créditer ou discréditer l’autre. Une loi statistique nous enseigne que d’une corrélation ne peut se déduire une causalité.
33Christian s’excuse alors auprès de tous les invités, il s’excuse que sa mère ait vu les abus et qu’elle ait préféré fermer les yeux. Cette attaque de l’image maternelle, la rangeant pour de bon dans les tiers fuyants, provoque chez Mikael une rage telle qu’il va mettre Christian dehors. Il s’ensuit une escalade symétrique de violence dans laquelle il semble que le reste de la famille soit aussi du côté tiers fuyants [12]. Christian revient alors à la charge, montant la tonalité et la vulgarité de ses propos. Il s’ensuit une lutte, physique, avec Mikael et quelques invités, au cours de laquelle Christian est victime de violence et d’humiliation. Il termine la bagarre inégale attaché à un arbre dans la forêt. Nous sommes à l’apogée de ce que de nombreuses victimes ont à vivre. Il y a ici un double sens au processus de victimisation. Les intervenants luttent parfois contre un enfermement de la victime dans une identité qui ne serait composée que de cela. Comme si, pour se reconstruire, la victime devait pouvoir se sentir autorisée à être autre chose. Certains patients adultes parlent d’ailleurs de leur abus comme de leur carte de visite, c’est ainsi que systématiquement ils se présentent et éventuellement excusent leur position sociale, conjugale, médicale, etc. Ici, nous sommes en amont de cet élargissement de la position de victime et c’est au sein même de sa famille que Christian, voulant dénoncer les faits qu’il a subis, voit se retourner contre lui toutes ces argumentations et la violence des faits qu’il dénonce. Il est alors, une fois encore, victime de mauvais traitements psychologiques et physiques. Dans la réalité, nous pouvons sincèrement nous demander quel pourcentage de victimes d’abus aurait psychiquement survécu à une telle agression. Mais, avec l’humilité qui les caractérise bien souvent, celles-ci nous répondraient probablement qu’elles ont l’habitude.
Reconnaissance de l’auteur
34A la suite de la lecture par Hélène de la lettre de leur sœur Linda, qui symboliquement pose la question de savoir s’il est possible pour la victime d’être crue par ses proches sans l’intervention d’un tiers aidant (ici la lettre et l’équipe de serveurs), le ton a changé. Les serveurs ne servent plus, le silence remplace l’ancien brouhaha, chacun réalise le poids des mots de Christian. Helge, son père, reconnaît à sa manière les faits :
Christian : | Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi tu le faisais ? Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi tu le faisais ! |
Helge : | C’est tout ce que vous valiez ! |
35Ceci nous amène à une dernière réflexion, bien que nous pourrions encore discourir longuement tant sur le parcours des personnes victimes d’abus sexuel infantile que sur les apports du film Festen. La reconnaissance ou non des faits par leur auteur joue fréquemment un rôle majeur dans la reconstruction de la victime. Ceci la place pourtant dans une insoutenable position de dépendance dans laquelle le piège peut être de penser que seul l’agresseur détient les clés de sa libération. Dans le film, rappelons-le une dernière fois, nous sommes à l’extrême d’un continuum. A la fin, même l’auteur reconnaît les faits, il est d’ailleurs prié par Mikael, lors de la scène du petit-déjeuner, de quitter les lieux. Christian, lui, s’autorise alors à demander à Pia de venir vivre avec lui à Paris. Comme si, libéré du poids du secret, libéré de cette intenable position de victime, cru et reconnu dans ses souffrances par les autres, il pouvait enfin laisser place à l’expression d’une vie de couple, d’une vie d’homme, libéré des souffrances de l’enfance qui empêchent et entravent, comme nous l’avons dit ci-dessus, la prise d’une position sociale, conséquence de la négation de sa personne à laquelle la victime a longtemps dû faire face. Elle se découvre alors le droit d’exister.
Conclusion
36Nous avions mis en garde le lecteur, nous ne souhaitions que parcourir avec lui quelques étapes significatives et avons pensé que ce film revêtait des qualités didactiques. Bien entendu, nos propos n’ont pour seul objectif que l’invitation à la réflexion autour de la prise en charge des victimes d’abus sexuel infantile et plus particulièrement les adultes n’ayant pu révéler dans l’enfance. Si cela nous paraît fondamental pour de nombreuses raisons que nous ne développerons pas ici, nous pouvons toutefois nous pencher sur celle-ci : nous l’avons vu, l’auteur des faits, malgré lui, possède, au travers de la reconnaissance des faits, un potentiel d’aide à la victime. Au-delà, il y a mille et une façons de reconnaître. Ainsi, dans le film, Helge le fait en agressant (« c’est tout ce que vous valiez »). D’autres peuvent reconnaître tout en rejetant la faute, en se justifiant, en se victimisant, se suicidant, etc. D’autres encore ne reconnaîtront pas, parce qu’ils ne seront jamais confrontés, parce qu’ils sont morts ou pour quelque autre raison. Dans ce cas comme dans d’autres, notre mission de travailleurs sociaux, de pourvoyeurs de soins (psy, thérapeute, médecin,…) sera d’être ce tiers aidant. Tiers aidant qui peut, à sa manière, mener la personne victime d’abus sexuel infantile vers un mieux-être. Reconnaître le droit à l’existence de l’autre, reconnaître les mauvais traitements qu’il a subis, reconnaître l’existence de tiers fuyants, accueillir la victime dans ce qu’elle a de plus honteux, de plus intime, pouvoir composer avec ce qu’elle dit, ce qu’elle souhaite dire et surtout ce qu’elle ne pourra jamais mettre en mots, sont autant d’éléments à ne pas perdre de vue dans la prise en charge. Il nous vient pour terminer l’image un peu crue sans doute, que dans le traitement des personnes victimes d’abus sexuel infantile, le thérapeute ne marche pas sur des œufs mais risque d’écraser des poussins. Le patient se présente à lui avec des plaies infantiles ouvertes et le risque est énorme, non seulement ne pas les voir, mais de les agrandir, de les mépriser, bref, d’agir en tiers fuyant.
Bibliographie
Bibliographie
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- Watzlawick P., Weakland J., Fisch R. (1975) : Changements, paradoxes et psychothérapie. Paris, Seuil.
Notes
-
[1]
Psychologue et psychothérapeute au Service d’Aide et d’Intervention Locales pour les Familles et les Enfants, le SAILFE, équipe Sos-enfants de l’arrondissement de Dinant-Philippeville. (Coordination Dr Michel Dechamps).
-
[2]
Thérapeute à l’équipe Sos-enfants de l’Université Libre de Bruxelles du CHU Saint-Pierre (coordination Dr Marc Gérard) et fondatrice, au sein de cette même équipe, des groupes de paroles pour adultes ayant été victimes d’abus sexuel infantile qu’elle a co-animé avec Quentin Bullens.
-
[3]
Film danois sorti en 1998 de Thomas Vinterberg (réalisation et scénario) et Mogens Rukov (scénario) avec entre autres Ulrich Thomsen dans le rôle de Christian, Henning Moritzen dans le rôle de Helge (le père). Le film remporte de nombreux prix dont celui du jury au festival de Cannes de 1998. L’histoire se déroule dans la demeure familiale dans laquelle Helge, le patriarche, fête ses soixante ans. De très nombreux invités sont présents et Christian, l’un des fils de Helge, profite d’un discours à l’intention de son père pour révéler les abus sexuels que ce dernier lui a fait subir ainsi qu’à sa sœur qui s’est récemment suicidée.
-
[4]
Du concept de Lolita aux remaniements par Freud de sa théorie de la séduction, les exemples sont nombreux de ces pistes justificatives des déviances de l’adulte sur l’enfant.
-
[5]
Ali Hamed et al. (2008) se sont récemment intéressés à cette question.
-
[6]
Pour les notions de métacommunication et de paradoxe nous renvoyons le lecteur vers Watzlawick et al., 1972 et 1975, et Selvini et al., 1975.
-
[7]
Toutefois, aborder ou théoriser sur les mécanismes existant autour de l’abus sexuel infantile extrafamilial reste une question difficile. Chaque situation est, plus encore que dans l’inceste, différente. Peut-on prétendre que de tels drames n’arrivent pas à n’importe quelle famille ni à n’importe quel moment de son histoire? Si certaines pistes peuvent certainement être étudiées nous invitons, une fois encore, à les considérer dans leurs aspects thérapeutiques. S’il n’existe pas de familles aux vertus anti-abus, il en existe nombre et nombre qui peuvent aider les victimes dans le parcours de leur bien-être à recouvrer.
-
[8]
Notamment les sous-types pervers et psychopathiques.
-
[9]
Que du contraire, dans de nombreux cas, l’enfant conçoit qu’en donnant ou en se laissant prendre son corps, il peut recevoir l’affection que réclame son développement. C’est cette distorsion qui semble expliquer, du moins en partie, les conduites sexuelles déviantes que peuvent pratiquer ou laisser pratiquer sur et avec elles-mêmes, à l’âge adulte ou préadulte, nombre de victimes de l’inceste (nymphomanie, prostitution, pornographie, etc.)
-
[10]
Au-delà de ces considérations, pouvons-nous raisonnablement penser que, lorsque le choix du maintien du lien est fait, même s’il semble reposer sur une décision claire et « dévictimisée », les enjeux de pouvoir, de contrôle et d’emprise ont totalement disparu de la relation ? N’auraient-ils pas simplement revêtu un visage plus acceptable ?
-
[11]
Helge explique à Mikael que Christian n’est pas intéressé par la confrérie. Il invite Mikael à veiller à ce que tout se passe bien durant la soirée (selon les règles patriarcales) et il sera sans doute amené à rejoindre la loge. Dans toute la suite des réactions de Mikael et dans les réactions des fratries de victimes d’abus sexuel en général, nous devons garder à l’esprit que leur raisonnement est peut-être lui aussi soumis à un rapport de force, à des injonctions paradoxales, à un abus moral tout aussi peu perceptible que l’abus sexuel. Rappelons en ce sens notre propos sur la notion de victime indirecte.
-
[12]
Il n’y a que Gbatokai qui timidement encourage Christian. Sa position soulève deux questionnements. Non seulement celui d’une alliance des victimes, Gbatokai étant victime d’injures racistes et en ce sens également d’une négation de sa personne. Comment donc peuvent s’associer les victimes dans la vie courante et dans les processus thérapeutiques ? Ces associations peuvent prendre des tournures constructives ou destructives, selon qu’elles permettent aux victimes d’aller vers un mieux-être ou de stigmatiser leur position et de renforcer le mal-être. Ensuite, ce soutien de Gbatokai pose une question essentielle dans le travail avec les familles incestueuses, celle de la place des beaux-enfants. En effet, il n’est pas rare que leur système de valeurs soit différent de celui de la famille abusive, permettant alors parfois de mettre en avant la protection de l’enfant et l’envie de justice, mais à quel prix ? Celui, souvent, de ruptures, de conflits, de menaces et autres.