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Article de revue

Pédopsychiatrie sociale : enfants placés en institutions pour « cas sociaux »

Pages 135 à 142

Notes

  • [1]
    Psychiatre infanto-juvénile, docteur en psychologie, professeur émérite à la Faculté de Médecine de l’Université Catholique de Louvain.
  • [2]
    Dans ce texte, les termes « enfants », « jeunes » ou « mineurs d’âge » sont synonymes. Lorsqu’il faudra des spécifications relatives à l’âge, elles seront introduites clairement : Bébé jusqu’à un an révolu ; enfant (d’âge) préscolaire : de trois ans à cinq ans révolus ; enfant en âge d’école primaire : de six ans à onze ans révolus ; préadolescent de onze ans à douze ans révolus ; puis, adolescent.
  • [3]
    Nous étions début des années 1960 et les ministres avaient d’autres choses à faire que de réglementer par décret tout et n’importe quoi du quotidien.
  • [4]
    Vaste programme quand même, je l’avoue.
  • [5]
    L’adulte, ou plutôt un petit groupe d’adultes de référence, car pour les réconcilier avec eux-mêmes, il vaut mieux se constituer une petite équipe en se soutenant mutuellement.
  • [6]
    A remarquer qu’un psy en institution résidentielle n’y remplit pas ipso facto des fonctions de psychothérapeute ! Au moins aussi souvent, il participe à l’observation et au diagnostic ; il prend part également au processus psychopédagogique (mettre au point des attitudes du quotidien, en référence à la psychologie de chaque enfant et à celle du groupe ). Alors, il est nettement moins « tenu » par quelques secret professionnel. Parfois même, il lui faudra mettre beaucoup d’énergie subtile pour prendre sa place, ni plus ni moins, dans des réunions d’équipe centrées sur une autre culture que la sienne. Prendre sa place ? Ecouter les autres, bien sûr, mais savoir demander du temps pour soi. Garder confiance en ce que sa discipline peut apporter ; chercher les complémentarités avec les apports des autres. Enfin, sans se sentir pour autant l’analyste de sa propre institution, le psy peut faire ce qu’il peut pour que l’ambiance relationnelle y soit conviviale, respectueuse de chacun, et pour que tant les enfants que les éducateurs y soient reconnus comme « agents » de leur propre devenir.
  • [7]
    Il joue le personnage du bon juge Lamy dans le film Chiens perdus sans collier (Delannoy, 1959), tiré d’un roman du même nom de Gilbert Cesbron (1954).

Mon histoire

1Les enfants [2] défavorisés sociaux, repérés et pris en charge comme tels par la société, ont constitué l’origine et le premier point d’application de mon très grand intérêt – de ma vocation ? – à m’occuper d’enfants en difficulté.

2Quand j’avais quinze ans, dans l’établissement d’études secondaires religieux que je fréquentais, un Père Jésuite soucieux de notre engagement social d’adolescents choyés par la vie m’a incité à m’occuper de ces enfants dans des centres de vacances de jour. Eh oui, à l’époque, ça se faisait [3] ! Nous nous retrouvions deux ados du même âge, empêtrés dans nos problèmes d’identité, à avoir à prendre en charge un groupe de quinze enfants « de banlieue », en âge d’école primaire, tous les jours pendant une quinzaine de vacances. Un boulot de vacances, ça passe ou ça craque : chez moi, ça a passé et je me suis attelé par la suite à des apprentissages techniques de cette fonction de « moniteur » dont je n’avais aucune idée les premières fois.

3Plus tard, étudiants en médecine, le même Père Jésuite nous a introduits avec quelques amis dans ce que l’on appelait à l’époque un « orphelinat ». Maison d’enfants à la Cesbron (Cesbron, 1958), dans laquelle se côtoyaient quelques vrais orphelins à la dérive et une majorité de cas sociaux : c’était l’époque où les premiers juges pour mineurs avaient le placement très facile. Pendant sept ans, dans cet orphelinat dirigé par des religieuses, j’ai animé occasionnellement un groupe d’enfants dont la responsable unique était une mère célibataire, aussi généreuse et pragmatique que dépourvue de tout diplôme : elle habitait là, dans une alcôve jouxtant le dortoir commun, et son fils était un des enfants du groupe. Nous étions les bienvenus, mes copains et moi, qui apportions à ces enfants une amitié discrète et aussi les rires, la créativité et les moments de « déconne » de nos vingt ans.

4A la fin de mes études de médecine, impossible de continuer sur le même mode récréatif ! La formation à la psychiatrie, le service militaire, mon mariage vite suivi de l’arrivée de mes enfants limitèrent drastiquement mon temps libre disponible et transformèrent mon désir de toujours m’occuper de ces enfants en motivation professionnelle. Et c’est ainsi que les quinze premières années de ma carrière, j’ai travaillé à temps partiel dans des endroits destinés à des enfants « cas sociaux » : une maison d’enfants, un centre résidentiel d’observation, un service de placement familial. A quelques-uns à Bruxelles, nous avons fondé un centre de santé mentale – le Grès – qui était particulièrement destiné à rencontrer leurs problématiques. De facto, c’est à travers ce centre que j’ai beaucoup travaillé avec le Tribunal de la jeunesse de Bruxelles.

Et ses enseignements

A propos de la prise en charge individuelle

5J’ai trouvé chez beaucoup de ces enfants dits « cas sociaux » une grande capacité à se raconter, à faire sans trop de fioritures le récit de leur vie passée et celui de leur présent, pour peu que nous les y sollicitions sans fioritures non plus et qu’ils devinent un intérêt sincère chez l’interlocuteur.

6J’ai entendu alors mille histoires « énormes », pleines de drames et de chaos, comme celle de ces deux frères que leur mère détestait, qu’elle avait failli assassiner à plusieurs reprises et qui, punis deux, trois jours sans rien dans une chambre, devaient boire leur urine pour tenir le coup : boire sa propre urine à sept, huit ans plutôt que recevoir le lait de sa mère, ça vous forge le caractère ! Les deux frères avaient donc vu grandir en eux une certaine haine psychopathique de tout ce qui ressemblait à un ordre parental et multipliaient actes d’affrontement à l’autorité, prédations, et coups de poing faciles à quiconque se dressait sur le chemin. Et c’était à un autre liquide, l‘alcool, qu’ils se shootaient autour de leurs seize, dix-sept ans, et de temps en temps à d’autres substances excitantes.

7Le challenge pour qui veut aider ces jeunes à utiliser leurs ressources positives de façon suffisamment sociable, est à la mesure de leurs souffrances et éclats, mais pas impossible pour autant.

8J’en parle beaucoup dans mon livre La destructivité chez l’enfant et l’adolescent (Hayez, 2007) : il suffit [4] de miser en ordre principal sur du lien authentique, en réapprivoisant avec délicatesse ces petits renards blessés par la vie et devenus parfois rabougris, parfois haineux. Quand ils se donnent de nouveau dans du lien, et que l’adulte [5] est patient, fort et subtil, la partie est gagnée, malgré qu’elle soit probablement émaillée de pas mal de coups de griffe et de gueule, de portes claquées et d’allers et retours.

9A l’intérieur du lien, des dialogues profonds, des « rencontres de parole » gagnent à avoir lieu pour que le jeune ait l’occasion de se dire, d’être reçu quand il se dit, et de mieux identifier qui il est. J’y reviens dans le second alinéa.

10A l’intérieur de cette ambiance de lien, il y a place également pour de justes sanctions : sanctions positives des actes que le jeune pose lorsqu’il vise à faire fructifier ses ressources ; désapprobations, exigences de dédommagement (réparations) et autres sanctions négatives lorsqu’il se montre intentionnellement destructeur.

11Face aux récits tourmentés de ces enfants, j’ai confirmé en moi toute l’importance que revêt la simple, profonde et respectueuse écoute.

12Me mettre dans la position d’un « grand frère » qui serait bienveillant, jusqu’à partager des émotions avec eux, les aidant parfois à mettre un mot sur un sentiment qu’ils n’identifient pas bien. Frère communiquant ses idées, parfois intimes elles aussi, sur ce qu’est la vie humaine, sur ce qui y est juste et injuste, sur les motivations possibles de leurs parents, sur tout et n’importe quoi.

13Frère les aidant aussi à remettre de l’ordre dans leur arbre généalogique et dans leurs nomenclatures spontanées : « C’est qui, au fond, pépé Fred ? ». Mais frère largement impuissant à faire se volatiliser leurs rébus et leurs nœuds de souffrance, ce que d’ailleurs ils ne demandent pas vraiment.

14Quand ils se décident à se raconter, ce qu’ils cherchent d’abord, c’est d’être reconnus dans leur dignité d’être estimés et non plus méprisés comme des sous-hommes. Ce n’est pas moi qui suis à l’origine de cette conviction : je l’ai entendu énoncer par Salvador Celhia, psychiatre brésilien qui travaillait beaucoup avec la misère des favellas, comme l’ultime cadeau de valeur que nous pouvons parfois donner. Un jour, un garçon de dix-sept ans spécialiste du nomadisme institutionnel, à qui je proposais de le recevoir chaque fois qu’il en sentait le besoin, m’a dit : « Je ne comprends pas comment un Monsieur, comme vous, vous pouvez vous occuper d’un mec comme moi ». On en a parlé sur-le-champ, bien sûr, mais j’ai gardé cette parole en moi : elle me touche toujours au cœur en constituant une reconnaissance positive à mon égard, et en même temps elle me fait mal tant elle évoque les discriminations plus ou moins subtiles de nos sociétés.

15En me mettant à l’écoute de ces jeunes, il m’a fallu éviter au moins trois pièges :

  1. D’abord, celui de créer un besoin (un désir ?) d’amour plus ou moins réciproque pour répondre à la carence affective dont beaucoup sont porteurs : nombre de ces enfants ont tendance à chercher dans leur thérapeute un objet d’amour archaïque, une Bonne Mère qu’ils s’ingénieront à cannibaliser… et il est des thérapeutes qui se laissent séduire, en référence à des besoins mal identifiés en eux, ou qui s’avèrent même parfois provocants. S’ensuivent alors des enlisements affectifs plus ou moins réciproques. Il y a même de temps en temps des sauts quantitatifs ou qualitatifs où l’on engage les corps, dans la direction d’amours impossibles avec des adolescents, ou dans celle d’une franche pédophilie : ces enfants en manque de tendresse et peu protégés sont régulièrement des proies de rêve pour qui veut s’emparer de leur corps et dominer leur âme.
    Pour l’essentiel, une thérapie, ce n’est pas un moment d’amitié partagée (Lemay, 1979), même si, dans le chef du thérapeute, la bienveillance et un engagement discret de soi constituent des conditions nécessaires à la bonne évolution du processus. Une thérapie, c’est un processus où le jeune travaille pour développer sa pensée et ses projets personnels, pour mieux saisir son identité, avec une certaine tendresse retrouvée progressivement pour soi, en référence aux donnes de son passé et de son environnement social, et en se projetant de façon réaliste dans l’avenir (Gutfreind, 2000).
  2. Le piège inverse existe également : ici, l’adulte se cantonne à jouer un rôle ; il se contente d’échanger avec le jeune le temps des séances, avant de repartir, bien peinard, vers sa vraie vie. Or, même s’ils ne doivent pas confondre la relation avec leur thérapeute et du grand amour partagé, ces enfants carencés ont besoin de vivre de l’intérieur « la permanence du lien » avec quelques personnes importantes, et donc pourquoi pas avec leur thérapeute !… Mais pour qu’ils introjectent une représentation bienveillante et permanente de ces personnes au-delà de leur absence matérielle, ce processus doit correspondre à un vrai investissement réciproque, qui fait de l’enfant un être vivant permanent, mais non envahissant, dans la mémoire et le cœur de l’adulte. En voici quelques exemples :
    • (Surtout si l’on ne reçoit plus l’enfant en séance), envoyer à l’occasion un petit signe – courrier : de la carte d’anniversaire au courriel, pour une raison précise ou pour le simple plaisir d’y attacher un beau diaporama, avec un commentaire personnalisé.
    • Prendre l’initiative d’une parole, d’un petit geste qui indique « J’ai pensé à toi », sans que l’enfant n’ait rien demandé : « J’ai pensé à toi quand j’ai vu à la TV que Nadal gagnait. Tu devais être bien contente » ; « J’ai pensé à toi : je t’apporte (telle petite chose) pour ta collection ».
    • Si le jeune s’en est allé, demander de ses nouvelles de temps en temps ; s’il refait surface un jour, lui donner priorité et lui montrer qu’on se souvient de lui.
  3. Enfin, le jeune ne suce pas complètement de son pouce une capacité et une efficience à bien se débrouiller dans le monde, surtout lorsqu’il est de condition sociale plus que modeste. Déjà n’importe quel mineur éprouve régulièrement des difficultés pour être écouté et pris au sérieux par la communauté adulte. Mais si, en plus, il est pauvre, s’exprime mal et traîne derrière lui l’image d’un caractériel, alors, il est bien souvent quantité négligeable, roulé dans la farine pour les besoins des adultes… Alors, c’est une invitation à lui donner la dose d’aide et de soutien nécessaire pour prendre sa place en société…
    Entre l’excès, qui créerait la passivité et la dépendance, et l’absence égoïste : « C’est ton problème mon petit vieux. Débrouille-toi. Va parler (à cette autorité) ».
    Entre la tour d’ivoire (« Je suis là pour de la psychothérapie et je ne sors jamais d’une logique d’échange de paroles ») et, vu de Belgique, le syndrome Sarkozy (« C’est moi qui veux tout faire car tous les autres sont des incapables »).
    Quelques exemples pris dans le cadre de ma fonction de psychothérapeute :
    • Face à tel jeune en difficulté relationnelle avec une autorité (un éducateur, un juge…), j’essaie d’abord de réfléchir avec lui s’il ne peut pas constituer tout seul l’agent de résolution du conflit existant : nous échangeons des idées, je l’entraîne via des jeux de rôles… mais si la difficulté reste importante et irréductible, je fais un pas de plus, qui engage ma personne dans la résolution de la difficulté. En principe, je n’avance que si j’ai reçu l’accord du jeune pour l’étape suivante. Par exemple, inviter l’éducateur à l’une ou l’autre session de thérapie ; prendre contact avec le juge en expliquant au jeune ce qui sera dit et pourquoi.
    • Dans un ordre d’idées analogue, j’ai souvent été ému par l’inconfort matériel, administratif ou social de certains jeunes défavorisés, qu’ils vivent en famille ou en institution et il m’est arrivé, de temps en temps, de « descendre au charbon » pour tenter d’améliorer leur sort, là où cela me semblait possible, ne fusse qu’en dialoguant avec un bon service social.
    • Mais j‘ai parfois fait du plus concret, comme offrir un ordinateur d’occasion ou trouver un modeste travail à la clinique pour une maman en difficulté.

Au-delà du lien individuel

16Pour confirmer le goût de vivre ou le redonner aux enfants vivant en institution résidentielle sans bons liens familiaux, la responsabilité des professionnels est multiforme. Il s’agit, pour l’essentiel, de reconstituer avec eux des liens humains de qualité, en veillant à ce que ces enfants restent des agents respectés de leur projet de vie (Campion et Miel, 1997 ; Peille 2005 ; Hayez, 2007). C’est certainement la responsabilité des éducateurs, avec qui ils passent une bonne partie de leur quotidien.

17Même si leur présence concrète est davantage discontinue, d’autres professionnels, souvent en position de décideurs ou de coordonnateurs, doivent veiller à ce que ces enfants ne soient jamais reçus comme des numéros, des dossiers que l’on ouvre le temps d’une session puis que l’on ferme. Ces personnes – juges, travailleurs sociaux – représentent le regard de la société sur ces jeunes : puisse-t-il être marqué par le respect et un profond désir du bien-être de ces enfants défavorisés.

18Ont-ils pour autant besoin de psychothérapies individuelles ? Pas tous : la résilience permet à une partie d’entre eux de rester debout sans passer par de longues démarches d’introspection assistée. Tous bénéficient néanmoins occasionnellement de « conversations sérieuses approfondies », en réponse à des moments d’expérience sociale plus pénibles, voire en référence aux fluctuations « normales » de l’évolution de leur personnalité. Tant mieux donc si les institutions proposent des adultes, notamment des psy, que l’enfant peut aller trouver quand il en sent le besoin, ou qui sont capables de sollicitude pour aller vers lui quand il montre des signes de souffrance. Il revient donc entre autres aux psychothérapeutes travaillant dans ces contextes d’offrir d’irremplaçables rencontres de paroles, individuellement ou en petit groupe (Gabel, 2006).

19Et les psychothérapies individuelles plus structurées ? Les fois où elles s’indiquent, il est préférable qu’elles prennent place dans un centre externe à l’institution. Mais ce n’est pas indispensable, si certaines conditions sont remplies. Je pense notamment aux problèmes liés à la confidentialité : la qualité de la relation du psychothérapeute interne avec ses autres collègues de l’institution, le respect qu’il a pour eux, son désir de leur rendre service, sa participation engagée pour gérer des problèmes éducatifs difficiles, la simplicité de ses propos et son ouverture d’esprit… auront pour résultat que, réciproquement, une équipe de professionnels « normaux » sera en mesure d’accepter que ce psychothérapeute garantisse la confidentialité de ce qui lui est dit [6].

20Néanmoins, cette ambiance de confidentialité n’est pas synonyme d’un secret barricadé. D’abord, avant la préadolescence, j’ai plaidé pour que les grandes lignes de ce que vit un jeune enfant puissent être retransmises à ses proches et éducateurs, sous réserve de la bienveillance basale de ceux-ci à l’égard de cet enfant (Hayez, 2001).

21Ensuite, même les plus âgés marquent régulièrement de l’intérêt pour que l’on parle « de certaines choses d’eux » en leur présence, avec tel adulte concerné. Il m’est même arrivé d’organiser d’emblée des entretiens où étaient présents un jeune – en difficulté avec l’institution – et un éducateur représentant de celle-ci, interface entre le jeune et ses collègues. Adulte prêt à mieux comprendre le jeune et à partager certains éléments de sa subjectivité à lui, sans pour autant se départir de son identité de membre de la communauté professionnelle. Résultat facilitateur souvent garanti !

22Corollairement, il nous faut nous situer aussi par rapport aux familles des enfants placés pour raison sociale.

  • Certaines de celles-ci sont prêtes à continuer leur investissement affectif et éducatif de l’enfant. C’est justice alors, et bénéfice potentiel pour ce dernier, que de les prendre comme elles sont, en les stimulant à donner le meilleur d’elles-mêmes. Sans cette démagogie contemporaine qui consiste à les porter aux nues en faisant semblant d’abaisser les compétences de l’institution : cette position hypocrite m’irrite ; en 2010, si des enfants ont été éloignés de leur famille, c’est qu’il y avait de bonnes raisons, quand même ! Tant mieux si des familles se reprennent ou continuent à offrir leur part de ressources ! Il s’agit alors de les garder vivantes dans le processus, et agents du présent et de l’avenir dans les zones où cela reste possible, mais sans nier leurs limites ! (Peille, 2005)
  • D’autres familles dénient leurs manques, même graves, et attribuent à des facteurs externes les malheurs qui se sont abattus sur elles et ont entraîné la mise à distance de l’enfant. Elles assurent qu’elles sont les meilleures éducatrices du monde et que ce qui leur arrive, c’est de la persécution. Leurs émotions et convictions peuvent être feintes ou sincères : en écrivant ces lignes je pense à une petite fille de quinze mois qui a été repérée à trois moments différents porteuse de lésions physiques, dont un début d’hémorragie rétinienne. Après atermoiements institutionnels – un grand classique ! – un placement de longue durée s’en est suivi mais la maman est indignée, proteste bruyamment de ses qualités, accuse la crèche et le père – séparé – d’avoir brutalisé l’enfant et envahit notre service de son chaos, de sa souffrance dramatisée et de ses argumentations irraisonnées.
  • Ma position par rapport à ces mélanges de souffrances des parents, intriquée à une grande incompétence si pas à une franche toxicité, est très proche de celle que défend Maurice Berger dans nombre de ses écrits (Berger, 2004) : il faut pouvoir assumer que même sans intentionnalité perverse, il existe des familles gravement et longuement toxiques pour leurs enfants, notamment les plus jeunes, et procéder à des séparations, de longue durée s’il le faut. Reste à se montrer empathique pour la souffrance des parents, mais à résister aussi à ces chants de sirène où ils mettent en avant les injustices sociales à leur égard et leurs soi-disant qualités retrouvées… Aucun enfant n’est la propriété de ses parents, rappelons-le !
  • Réciproquement, il nous faut tenir compte de ce que vit l’enfant par rapport à sa famille d’origine.
Quand c’est un attachement « normal », il n’y a souvent pas de problème important.

23Mais que faire face à l’idéalisation ? La combattre directement ou plus ou moins sournoisement, plus ou moins subtilement ? Certainement pas, ça fait pis que bien !

24Limitons-nous plutôt à écouter patiemment et silencieusement l’enfant qui en parle. Lui refléter « C’est ce que toi tu vis… », sans critiquer mais sans confirmer non plus. Et puis, lui offrir en alternative des liens humains très valables, qui finiront peut-être par lui faire relativiser l’idéalisation de ses racines.

25Et que faire face à la haine, lorsqu’elle semble s’enraciner dans des rejets ou des maltraitances graves ? Poser les mêmes attitudes qu’à propos de l’idéalisation. Se souvenir que le pardon constitue un choix libre : il ne s’impose pas sur commande ! Pour vivre, l’enfant qui a été injustement blessé a le droit de détruire ses agresseurs, dans ses mots, ses fantasmes, le rejet d’eux ou une demande de réparation sociale. Tout au plus peut-on travailler à ce qu’il distingue bien ses vrais agresseurs et le reste de la communauté, avec qui au moins il gagne à se réconcilier.

26Et si le rejet de sa famille émis par l’enfant s’enracine surtout dans sa souffrance de se sentir délaissé, sans que l’on sache toujours bien jusqu’à quel point c’est objectif ? Ici, je suggère qu’un service social effectue des explorations discrètes, à l’insu de l’enfant, dans sa famille d’origine et élargie, pour comprendre ce qu’il en est des motivations de la famille, ou d’une partie de celle-ci, à renouer ou non des liens avec lui. Je n’irais pas réveiller les morts ; par contre, si une disponibilité existe, cela vaut la peine de tenter une reprise de contacts.

Constatations et perspectives institutionnelles

27Fin des années 1950, on « plaçait » facilement les enfants défavorisés, par intolérance sociale ou sur simple demande de leurs parents à la dérive (Charles, 1979). Des juges paternalistes à la Gabin [7] y pourvoyaient, quand ce n’était pas simplement les services sociaux, sans beaucoup de comptes à rendre à quiconque, sans guère d’investissement du travail avec la famille, sans réévaluations ni recherche soignée de solutions alternatives.

28A-t-on progressé depuis, vers un réel progrès en qualité humaine ? A l’unisson de M. Berger (2003, 2007), je me le demande bien souvent !

  • D’abord, les placements stables pour « simples » raisons sociales sont beaucoup plus difficiles à mettre en place et, en Belgique ils se trouvent bien davantage aux mains des services sociaux d’Etat que dans celles des magistrats. Hélas, à l’unisson d’un certain discours politique, ces services se font trop souvent les chantres du « tout à la famille » couplé accessoirement à « l’enfant doit être d’accord ». C’est bien dans l’air du temps, ça ! (Durning, 1992). Et donc, on laisse végéter dans des familles irréductiblement et largement défaillantes, négligentes si pas activement toxiques des enfants qui auraient pu bénéficier bien plus précocement d’un bon contenant social. Et ce n’est pas la visite bimensuelle en famille d’un travailleur social bien formé à la systémique qui y change grand-chose.
  • Dans un ordre d’idées analogue, quand un pré-adolescent inaugure des troubles du comportement dont il est impossible d’obtenir une réduction significative via un traitement ambulatoire, on peut le balader, lui et sa famille un an, dix-huit mois, entre juges pour mineurs et services sociaux qui se le renvoient de réunion de concertation en réunion de synthèse avant d’obtenir son ticket d’entrée en internat spécialisé (Bauer, 1980). Et pendant ce temps gaspillé en illusions et en bureaucratie, son absentéisme scolaire, ses premières consommations « de substances » ou de sexe sauvage, sa tendance à se rebeller, à fuguer, à entrer dans des zones glauques du monde se sont considérablement amplifiés. Peu importe qu’un pédopsychiatre, même chevronné, tire un signal d’alarme auprès des Instances sociales officielles : le narcissisme institutionnel et les rivalités règnent en maître et l’on recommence toujours tout à zéro !
  • Dans cette même logique de « d’abord la famille » qui devient vite « d’abord les droits des parents géniteurs », la frilosité reste immuable par rapport aux déclarations d’adoptabilité des enfants jeunes (Gore, 2007) : il suffit d’une vague visite occasionnelle d’un parent biologique à la pouponnière ou à la maison d’enfants pour que l’on considère comme sacrés l’ombre si pas le simulacre du lien qui existe et pour qu’alors, on maintienne envers et contre tous des placements en collectivité pour des enfants qui n’ont pourtant pratiquement pas de famille.
  • On peut raisonner de la même manière, du moins en Belgique, à propos du placement familial qui est trop peu utilisé et surtout bien trop peu protégé quand il existe : les liens affectifs et spirituels n’ont toujours quasi aucune importance aux yeux des autorités officielles si « le sang » de la mère biologique se réveille, même des années plus tard. Pour peu qu’elle montre qu’elle a changé, on lui restitue l’enfant, comme si celui-ci était une chose, sans considération pour ses autres enracinements.
  • En référence à la législation, beaucoup de placements sociaux sont programmés pour des durées limitées, souvent un an, éventuellement renouvelable. Comment un enfant véritablement délaissé peut-il se sécuriser et s’enraciner dans de telles conditions, où il n’est jamais qu’un visiteur de passage ? Et s’il a des troubles, pourquoi cette pression faite sur les institutions pour qu’elles obtiennent des résultats rapides ?
    C’est aussi dans l’air du temps, cette tyrannie des objectifs et des résultats bien visibles comme si l’enfant était un portable dont on peut ouvrir le ventre pour le perfectionner… ou le jeter. Seul « bénéfice » de cette idéologie : l’enfant met trois mois pour atterrir dans son institution et, à partir du neuvième mois, ce n’est plus à lui, mais à la question de son départ que l’on réfléchit.
  • L’allergie des politiciens et des services sociaux aux institutions résidentielles, ainsi que leur souci de faire des économies sont tels qu’ils ont inventé une vilenie rebaptisée progrès social : c’est la possibilité de vivre seul en chambre supervisée, en ville, à partir de seize ans… pour se préparer à l’autonomie. Qui d’entre nous, lecteurs de familles « normales », accepterait vraiment que son fils ou sa fille de seize ans, (pourtant estimé(e) bien dans sa peau), habite tout(e) seul(e) et se prenne en charge, avec des visites occasionnelles d’adultes superviseurs censés l’encadrer ? Ce n’est pas vraiment inscrit dans notre culture ! Pourtant, sous la pression de leurs autorités de tutelle, dans nombre d’institutions résidentielles, on suggestionne des jeunes déjà fragiles, pleins d’illusions sur les soi-disant apports de la liberté matérielle, pour qu’ils acceptent de quitter précocement « le lien institutionnel ». Cela en rend-il quelques-uns rapidement plus matures ? Oui, peut-être, mais on ne parle pas de la majorité des autres qui se sentent à la dérive, seuls, se sentant sans importance, s’éclatant vaille que vaille dans des compensations matérielles plus ou moins licites pour oublier le vide de leur vie.
  • Faut-il vraiment réévoquer, véritables chancres entre les institutions, les phénomènes de rivalité, d’orgueil ou d’agressivité plus ou moins camouflés qui président parfois davantage aux choix – passage à l’acte – et aux décisions prises que ne le ferait une véritable réflexion sur l’intérêt du jeune et de sa famille ? Ceci a sans doute existé de tout temps, mais ne s‘améliore toujours pas significativement !
Ce qui me semble impérissable aussi, c’est la bureaucratie, le manque de créativité et d’audace, le besoin d’ouvrir son parapluie et de se soumettre puérilement à l’autorité hiérarchique (Langlois, 1997). On peut prendre l‘exemple de l’abus sexuel, en évoquant ces milliers de signalements non réfléchis qui aboutissent à davantage de destruction par traumatisation secondaire que la seule maltraitance. Dans un ordre d‘idées analogue, il existe une traçabilité inadmissible de la vie sexuelle des mineurs pauvres et placés, puisque les institutions se sentent obligées de signaler aux juges tout ce qui dépasse en amplitude la bonne vieille masturbation : qui de nous en ferait autant avec ses propres enfants, pour signaler aux autorités leurs premières activités sexuelles partagées, même porteuses d’une certaine violence ?

29En voici une autre illustration clinique. Depuis qu’il est tout petit, Florian (dix ans) proclame que « Jésus s’est trompé en me mettant en garçon, je suis une fille ». Et dès ses quatre, cinq ans, il exprime ce trouble profond de son identité sexuée – on peut parler ici de transsexualité – de toutes les manières qu’il peut. Se vêtir et se maquiller en fille, avec des robes de princesse, n’en est qu’un signe parmi d’autres. Vers ses sept ans, le couple parental se sépare avec violence ; Florian n’a plus de contact avec sa mère qui mène une vie très instable, et à peine plus avec son père. C’est sa grand-mère paternelle qui l’élève seule : elle l’aime à sa manière, mais elle est très sévère et elle ne veut pas entendre parler de « ses idées de PD ». Florian est bien malheureux, obtient à l’arraché d’aller visiter mensuellement les parents d’accueil qui jadis avaient accueilli sa mère et qui le connaissent et l’aiment bien lui aussi ; il y parle de suicide et demande à aller vivre en internat. En vain, les services sociaux qui supervisent son destin veulent qu’il reste chez sa grand-mère. Il m’était venu une idée originale mais qui fut jetée sans autre forme de procès : permettre à Florian de vivre en accueil familial chez un couple homosexuel masculin ou féminin. Mon idée était qu’un tel couple connaît de l’intérieur les problèmes et souffrances liés à l’identité sexuée et à l’affirmation de la différence sexuée. Il aurait donc plus facilement été tolérant et respectueux. Mais bon, cette idée sulfureuse ne pouvait pas passer…

Bibliographie

Bibliographie

  • Bauer M. (1980) : La multiplicité des intervenants : impact dans la prise en charge des enfants cas sociaux. Cahiers du CTNERHI, n° 10 : 131-145.
  • Berger M. (2003) : L’échec de la protection de l’enfance. Paris, Dunod.
  • Berger M. (2004) : Les séparations à but thérapeutique. Paris, Dunod.
  • Berger M. (2007) : Ces enfants qu’on sacrifie : Réponse à la loi réformant la protection de l’enfance. Paris, Dunod.
  • Campion Y., Miel C. (2000) : L’intervention éducative dans une maison d’enfants à faible effectif. Neuropsychiatr. Enf. et Adol., 2000, 48 (4) : 276-283.
  • Cesbron G. (1954) : Chiens perdus sans colliers, Paris, J’ai lu, rééd. 1958.
  • Charles D. (1979) : Une constante dans la vie de l’enfant sous-prolétaire : le placement. Rev. Pédiat., 15 : 143-146.
  • Durning P. (1992) : L’enfant, enjeu des interactions entre familles naturelles, milieux de suppléance familiale et travailleurs sociaux. Communautés éduc., 80 : 51-60.
  • Gabel M. (2006) : Myriam David et l’aide psychosociale individualisée. Devenir, 18 (2) : 161-167.
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Mots-clés éditeurs : enfants cas sociaux, placement en institution, carence affective, institutions résidentielles, psychiatrie sociale

Mise en ligne 01/09/2010

https://doi.org/10.3917/psys.103.0135

Notes

  • [1]
    Psychiatre infanto-juvénile, docteur en psychologie, professeur émérite à la Faculté de Médecine de l’Université Catholique de Louvain.
  • [2]
    Dans ce texte, les termes « enfants », « jeunes » ou « mineurs d’âge » sont synonymes. Lorsqu’il faudra des spécifications relatives à l’âge, elles seront introduites clairement : Bébé jusqu’à un an révolu ; enfant (d’âge) préscolaire : de trois ans à cinq ans révolus ; enfant en âge d’école primaire : de six ans à onze ans révolus ; préadolescent de onze ans à douze ans révolus ; puis, adolescent.
  • [3]
    Nous étions début des années 1960 et les ministres avaient d’autres choses à faire que de réglementer par décret tout et n’importe quoi du quotidien.
  • [4]
    Vaste programme quand même, je l’avoue.
  • [5]
    L’adulte, ou plutôt un petit groupe d’adultes de référence, car pour les réconcilier avec eux-mêmes, il vaut mieux se constituer une petite équipe en se soutenant mutuellement.
  • [6]
    A remarquer qu’un psy en institution résidentielle n’y remplit pas ipso facto des fonctions de psychothérapeute ! Au moins aussi souvent, il participe à l’observation et au diagnostic ; il prend part également au processus psychopédagogique (mettre au point des attitudes du quotidien, en référence à la psychologie de chaque enfant et à celle du groupe ). Alors, il est nettement moins « tenu » par quelques secret professionnel. Parfois même, il lui faudra mettre beaucoup d’énergie subtile pour prendre sa place, ni plus ni moins, dans des réunions d’équipe centrées sur une autre culture que la sienne. Prendre sa place ? Ecouter les autres, bien sûr, mais savoir demander du temps pour soi. Garder confiance en ce que sa discipline peut apporter ; chercher les complémentarités avec les apports des autres. Enfin, sans se sentir pour autant l’analyste de sa propre institution, le psy peut faire ce qu’il peut pour que l’ambiance relationnelle y soit conviviale, respectueuse de chacun, et pour que tant les enfants que les éducateurs y soient reconnus comme « agents » de leur propre devenir.
  • [7]
    Il joue le personnage du bon juge Lamy dans le film Chiens perdus sans collier (Delannoy, 1959), tiré d’un roman du même nom de Gilbert Cesbron (1954).
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