1C’est dans nos rencontres qu’émerge la question de l’interculturel. Attractive au premier abord, embarrassante ensuite, notamment quand il s’agit d’accueillir, accompagner ou soigner. Aujourd’hui comme hier, les professionnels et bénévoles de l’action éducative, sociale ou de santé sont amenés à travailler avec des personnes aux codes socioculturels hétérogènes. Cette réalité les interroge beaucoup sur la pertinence et l’efficacité de leur pratique, face à des contextes et des problématiques sans cesse renouvelés. Que faire de leurs inquiétudes (qui sont aussi les nôtres) et des difficultés éprouvées dans la rencontre avec l’étranger ?
2Beaucoup de formations, de points de vue et de pratiques (inter- ou trans-culturelles, « ethnopsy » ou ethnocliniques) ont fleuri, en proposant des réponses à ce qui sonnait comme une demande difficile à satisfaire (Tanon et Vermes, 1993 ; Vinsonneau, 2002 ; Collectif, 2007). Différents leurres et malentendus peuvent faire échec dans ces démarches (nous en exposerons quelques-uns). Néanmoins, elles ont le mérite de prendre quelque peu en considération les difficultés éprouvées par les accueillants et de convoquer l’interculturalité sur le devant de la scène.
Nous proposons de porter un autre regard sur cette rencontre avec l’étranger en revisitant la notion d’interculturalité. Voilà les deux questions qui ont guidé notre travail :
- cette interculturalité éprouvée est-elle vraiment une spécificité de la rencontre entre praticien/bénévole et personne migrante ou étrangère ?
- faut-il développer une clinique dite « interculturelle », spécialisée dans l’accueil et la prise en charge de personnes migrantes ou étrangères ?
Convoquons la notion de culture(s)
3La notion de culture est l’objet de bon nombre d’études, de définitions relatives à des champs disciplinaires divers. Nous adopterons l’acception du mot culture au sens de C. Clanet (1993), comme un « ensemble de systèmes de signification propre à un groupe ou sous-groupe, un ensemble de significations prépondérantes qui apparaissent comme valeur et donnent naissance à des règles et à des normes que le groupe conserve et s’efforce de transmettre et par lesquelles il se particularise, se différencie des groupes voisins » (pp. 15-16). Autrement dit, il s’agit d’un système conventionnel de codes (lois, règles, symboles, signes et valeurs) qui régissent le fonctionnement social et culturel d’un groupe d’individus donné (stable dans le temps). Ce groupe formel ou informel partage des caractéristiques et/ou un intérêt communs : leur ethnie, nation, région, genre, génération, entreprise, statut social, profession… L’identité de chaque individu se réfère donc à une multiplicité de codes socioculturels. Ces codes expriment et témoignent, de fait, des expériences et des affiliations de celui-ci. A la fois produit et processus en constante transformation, la notion de culture renvoie au registre de l’imaginaire : les codes socioculturels résultent de l’individu, mais aussi l’inscrivent progressivement dans un espace-temps par rapport à d’autres.
4De plus, nous n’envisageons pas la culture comme un concept géographique et figé (tel pays ou continent correspond à telle aire culturelle). Nous ne l’appréhendons pas non plus comme une appartenance, discriminant (dans ses deux sens, différenciant et stigmatisant) l’individu « appartenant » à telle culture de celui « appartenant » à telle autre. En effet, ce serait limiter la culture à un simple « bain culturel ». L’individu n’appartient pas plus à une culture qu’une culture ne lui appartient, n’est la sienne. Il ne la représente pas plus qu’elle ne le représente. Il ne nous semble pas non plus « porteur de telle culture » comme d’un fardeau qu’il pourrait mettre et enlever de son dos, comme Atlas supportait le poids du monde sur ses épaules.
5Disons plutôt qu’il s’y réfère ou y est référé. En effet, les différentes expressions précédentes entretiennent l’illusion que l’individu serait une pâle copie, une reproduction d’un moule culturel préétabli comme un produit fini à la sortie de la chaîne d’assemblage d’une usine. Elles contribuent à alimenter les croyances sociales, selon lesquelles tous les sujets nés ou vivant dans un même ensemble géographique témoignent et se réclament de la même culture. Ce scénario constitue une pure fiction. Il convient donc de rester attentif à notre propre manière de décrire une réalité et de limiter l’emploi de ces dénominations qui nous trahissent. En effet, ces appellations que nous plaquons sur la réalité sujet/culture (« sujet porteur de », « représenté par », « appartenant à telle culture », « culture d’origine ») témoignent bien plus de nos attaches idéologiques, économiques ou sociales que du ressenti et de la conviction même de l’individu.
6Ainsi, nous préférons évoquer la notion de code(s) socioculturel(s) ou de « production culturelle » (Ham, 2003) à celle de culture (abstraction impropre à rendre compte de ce qui est mis en jeu dans la réalité de la rencontre). En effet, ces expressions ne réduisent pas le système de signification produit à une simple matrice hermétique, extérieure à l’individu, à laquelle celui-ci se soumet. Leur emploi laisse sa place à la subjectivité à l’œuvre dans le travail d’appropriation et de transmission de ces codes.
Pour s’inscrire dans le lien social et prendre sa place dans le monde, l’individu engage (notamment dans son discours) des codes socioculturels multiples et singulièrement signifiants à ses yeux pour se positionner par rapport à d’autres. En ce sens, la rencontre accueillant/ accueilli, professionnel/personne étrangère devient irréductible à un face à face culturel, à la simple confrontation entre deux cultures ethniques ou nationales différentes.
La question de l’Étranger hors et en soi
7Du latin « alter » (autre), l’altérité porte en elle un paradoxe fondamental, celui de l’alter ego, c’est-à-dire l’autre en tant qu’autre soi-même et autre que soi (Pon et Laulom, 1997). Elle est « entendue à la fois comme l’autre, c’est-à-dire le différent, et l’Autre, ce lieu qui existe avant moi : lieu de la langue, du symbolique, de la loi… » (Douville, 1998, p. 340). Ainsi, l’autre est à la fois entendu comme une entité extérieure matérialisée par l’autre, le semblable, et comme une « instance » interne inconsciente, l’Autre, faisant fonction de loi pour le sujet.
L’autre, l’étranger, le hors-soi
8Pour nommer « l’autre », c’est l’article indéfini qui s’impose. L’autre n’est personne mais incarne le différent, l’inconnu, l’inquiétant étranger, l’innommable. Il porte la marque de l’ambivalence, du même et du différent, de la fascination et de la répulsion. L’étranger, c’est donc celui que l’on ne comprend pas ou peu, qui est exclu ou s’exclut de fait, qui se rapproche dans l’imaginaire collectif d’autres figures de marginalité telles que le nomade ou le vagabond.
9Mais l’autre, ce n’est pas seulement celui qui est étranger à nous d’un point de vue socioculturel, c’est celui dont on veut se distinguer, qui est étrange ou mystérieux et qui dérange. Ainsi, cela peut être tout autant celui qu’on appelle « le malade mental », « le psychotique », celui d’une autre religion, le détenu, le sujet de l’autre sexe… Du latin « extraneus », « l’étranger n’est pas déterminé prioritairement par le critère de la nationalité : ce qui définit l’étranger, c’est sa non-appartenance à un espace d’interconnaissance considéré, cet espace pouvant être géographique ou social » (Dornel, 2004, p. 228), nous rajouterions « ou encore psychique » pour être holistique et proche de la réalité clinique.
10Ainsi, dans toute rencontre accueillant/accueilli, praticien/personne étrangère, chacun se trouve en tant qu’étranger à l’égard de l’autre et de soi-même.
L’Autre comme étranger en soi
11Dans cette rencontre avec l’étranger, c’est donc notre propre ambivalence qui est réactualisée : être tout autant soi et un autre, se sentir à la fois familier et étranger à soi. A cette occasion, l’individu peut ne pas reconnaître son discours, ses comportements, ses réflexions comme siens. Ce qu’il découvre de sa personne peut lui paraître autre, surprenant, étrange, voire inquiétant. De fait, cet « ailleurs-chez-soi » (Penot, 1999, p. 5), cette « brèche initiale » le fonde, en place et fonction de sujet désirant.
12Jadis, S. Freud décrivait ce phénomène d’inquiétante étrangeté : « Ce Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus de refoulement. » (Freud, 1919, p. 246). Cela explique la surprise ou la gêne éprouvée : « Le moi se sent mal à l’aise […]. Des pensées surgissent soudain dont on ne sait d’où elles viennent ; et l’on ne peut rien faire pour les chasser […] si bien que le moi les dénie, mais il ne peut s’empêcher de les redouter et de prendre à leur encontre des mesures préventives. […] Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » (Freud, 1917, p. 184 et 186). Il apparaît comme une maison hantée qui peut être mystérieusement visitée à chaque rencontre avec l’autre.
13L’inquiétante étrangeté peut provoquer chez l’accueillant (comme chez l’accueilli) des ressentis divers comme la honte, la colère, l’incompréhension… S’il n’arrive pas à les gérer comme lui appartenant, il risque un soudain repli sur soi ou au contraire la projection de ces sentiments sur l’autre. Ces deux voies sont à l’origine, le plus souvent, des difficultés éprouvées dans la rencontre.
14Si d’aventure, il devient insupportable à l’accueillant de reconnaître qu’il est à l’origine de ces discours, comportements, positionnements et réflexions, il ne peut se résoudre à les abandonner. « Quel est donc cet autre à qui je suis attaché plus qu’à moi, puisqu’au sein le plus assenti de mon identité à moi-même, c’est lui qui m’agite ? Sa présence ne peut être comprise qu’à un degré second de l’altérité, qui déjà le situe lui-même en position de médiation par rapport à mon propre dédoublement d’avec moi-même comme d’avec un semblable » (Lacan, 1966, p. 284).
15C’est à travers le regard porté sur son semblable comme étrange et différent que le sujet (l’accueilli comme l’accueillant) se retrouve confronté au plus étrange de ce qu’il est. « Dans la rencontre avec l’autre, que la différence soit générationnelle, sexuelle ou culturelle, il apparaît que nous sommes un autre pour un autre […] toutes les dimensions de la rencontre originaire sont de nouveau mobilisées » (Kaës, 2004, p. 22 et 25).
Du latin « dis » indiquant la séparation, l’absence et « ferre », porter, la différence véhicule la marque de la séparation, du défaut (au sens du manque). Ainsi, travailler la question de l’étranger et du différent, c’est aussi et surtout s’interroger sur la réactualisation dans la rencontre avec l’autre, de ce qui fait structuralement défaut au savoir du sujet sur lui-même (son incomplétude). C’est son « altérité radicale » (l’Autre) explicitée par B. Lorreyte (1986, p. 543) désignant pour le sujet son « point aveugle ». Reconnaître ces ressentis d’étrangeté, c’est bien sûr aussi consentir à ce qu’une partie de soi échappe à son contrôle, manque à son savoir sur soi et ne se résorbe jamais. Puisque ce qui nous hante (pour reprendre l’image de Freud évoquée plus haut), c’est notre rapport même à la langue : « une sorte d’“ aliénation ” originaire qui institue toute langue en langue de l’autre » que nous ne pouvons que nous employer à traduire quand nous prenons la parole. C’est là que se révèle « l’impossible propriété d’une langue » (Derrida, 1996, p. 121), son inhospitalité pour chacun et donc notre incontournable errance dans la rencontre avec l’autre alors même que nous devons être « l’accueillant ». Comment ne pas souligner sur ce point la vacuité de nombre de formations à l’interculturel ? Que mettent-elles au travail chez les participants du côté de leurs nécessaires manque à savoir et inhospitalité psychique ?
D’une clinique de l’interculturalité à l’autre
Interculturalité sociale et psychique
16Arrêtons-nous sur la formalisation de ce rapport à l’autre et à l’Autre. Nous avons souhaité présenter l’interculturalité sous deux versants complémentaires : l’interculturalité sociale et l’interculturalité psychique. Bien sûr, le versant social apparaît le plus communément admis à la fois par le grand public et lesdits spécialistes de l’interculturel.
17Entendons par interculturalité sociale et ethnique, simplement la qualité interculturelle de la rencontre, le degré d’hétérogénéité socioculturelle qui y est mis en jeu (en réalité ou supposé comme tel). La confrontation à cette diversité culturelle jalonne le quotidien de tout sujet au regard de la multiplicité de ses affiliations et de ses référents socioculturels. L’interculturalité est donc bien loin d’être la particularité, la spécificité de certaines rencontres. Ce versant social de l’interculturalité marque ce qui différencie radicalement un sujet d’un autre ; soit l’écart de soi à l’autre. Truisme traduisant la dimension interpersonnelle ou interpsychique développée par la psychologie clinique sociale ou interculturelle.
18Pourtant, l’interculturalité s’avère bien plus ancrée au cœur de ce qui fait l’aventure singulière de chaque rencontre. A y regarder de plus près, s’imbrique à ce versant social de l’interculturalité un versant intrapsychique qui conditionne la dynamique de toute relation à l’autre, de toute rencontre avec l’autre comme même et différent. L’interculturalité psychique devient le terreau de tout face à face entre deux sujets. Elle renvoie à la radicale étrangeté à soi-même éprouvée (au sens d’en faire l’épreuve), notamment par l’accueillant, et réactualisée à l’occasion de sa rencontre avec l’autre. C’est ce qui s’impose à lui comme rapport à l’autre en soi, rapport au double. Il s’agit là de la dimension intrapsychique développée par la clinique analytique.
19L’interculturalité peut donc être appréhendée sur un versant social comme interculturalité de soi à l’autre et sur un versant psychique comme interculturalité de soi à l’Autre.
20De fait l’accueillant/praticien a quotidiennement à composer avec son étrangeté toujours réactualisée quels que soient les codes socioculturels de la personne rencontrée. Son intervention et le savoir-faire qu’il doit mobiliser ne sont donc pas spécifiques à la situation de rencontre avec les personnes migrantes ou socialement étrangères. La seule spécificité de la rencontre, c’est sa singularité au sens clinique (ce qui fait qu’elle est unique).
Le retour à la clinique…
21Il découle de ces réflexions le constat suivant : « Toute clinique est interculturelle. Il n’y a pas de clinique interculturelle. Ce sont les situations cliniques, culturellement homogènes, qui constituent l’exception et non pas l’inverse » (Askofaré, 1997, p. 206).
22Y a-t-il un réel intérêt à construire la clinique interculturelle comme une entité autonome du point de vue de la science ? « Ce sont les pratiques cliniques fondamentales qui sont mises à l’épreuve de l’interculturel. Une pratique qui ne peut pas donner toute sa place à la différence, au conflit et à l’hétérogène mérite-t-elle le nom de clinique ? […] C’est à la capacité d’une clinique à accueillir et à traiter le dissemblable et l’hétérogène que se mesure sa dimension véritablement clinique, celle de viser la singularité, donc la différence absolue. » (Askofaré, ibid., p. 212).
23Envisager la rencontre accueillant/accueilli à la lumière de la notion d’interculturalité est l’occasion d’un détour puis d’un retour à la dimension clinique de la rencontre, un retour à ce qui y émerge comme sujet. Cette démarche, à l’instar d’une tautologie, s’avère clinique parce qu’elle est interculturelle. Observer et analyser la rencontre avec cette grille de lecture, quelles que soient les personnes en présence et les difficultés qui lui sont inhérentes, c’est faire confiance à la clinique en supposant qu’elle peut et doit trouver un moyen de les résoudre. Cela revient à faire le choix et le pari d’une clinique socialement (re-)engagée et soucieuse de son regard sur l’autre, en théorie comme en pratique. Une clinique engagée dans une dynamique qui n’ignore pas ou ne feint pas de négliger la dimension socioculturelle des rapports intersubjectifs et sa visée première de se mettre à l’écoute du radicalement étranger. Une clinique attentive donc à la dynamique sociale et intrapsychique de l’interculturalité de la rencontre.
Accueillir, accompagner et soigner au quotidien
Du classique à l’original…
24Globalement, nous pouvons percevoir deux types de prise en charge :
- une focalisée sur les dispositifs de droit commun prenant peu en compte le choix des codes socioculturels et de la langue des accueillis ;
- une orientée vers un accueil spécialisé pour les étrangers/migrants en laquelle l’exil est souvent réduit à un traumatisme transmis de génération en génération, les difficultés familiales systématiquement référées à la trajectoire migratoire et le désir subjectif antérieur à la migration, rarement interrogé.
- d’une part à respecter la singularité de l’accueilli ;
- d’autre part à limiter la stigmatisation de l’étranger et la culturalisation de l’accueil.
De pseudo-banalités…
25Monsieur R., bosniaque, est hospitalisé en service de psychiatrie pour des troubles du comportement apparus à l’approche de l’été dans sa maison de retraite. L’équipe de soins ne parvient pas à lui expliquer pourquoi il est là et évoque la « barrière de la langue ». De plus, elle ne souhaite pas s’appuyer sur son fils, suspecté de vouloir « se débarrasser » de son père. Pourtant, l’équipe n’a pas recours à un interprète.
26Au final, Monsieur R. sort du service comme il y est entré, sans comprendre sa situation, soit sans mise en mots (maux). Les raisons invoquées par l’équipe masquent à peine les difficultés institutionnelles l’amenant à s’économiser et se préserver dans cette prise en charge. A une échelle plus globale, ses rationalisations se conjuguent au souci gestionnaire des structures de soins qui nourrissent la représentation d’un délestage en période estivale.
Ce parcours dit « de la patate chaude » est commun à bien d’autres étrangers non francophones. La barrière de la langue constitue parfois un solide alibi révélant les difficultés des équipes pour gérer la prise en charge de patients satellisés entre contraintes institutionnelles et exigences déontologiques.
Les écueils d’une approche réductrice de l’interculturalité
27Trop souvent les cliniciens, dans le courant « ethnopsy » comme dans celui qui se revendique de la psychanalyse orthodoxe (tout en lui faisant à cet endroit même quelques infidélités) peuvent se laisser aller à deux écueils extrêmes, selon qu’ils se centrent sur un versant ou un autre de l’interculturalité. L’un consiste à considérer l’individu comme une entité autonome et indépendante de toute référence socioculturelle (ses origines, son entourage, ses conditions de vie, son désir et sa façon d’envisager sa place dans le monde). L’autre vise à le poser comme un représentant d’un espace culturel, dont la prise en charge nécessite un apport de connaissances ethnographiques faisant défaut à l’accueillant.
28Il découle de ces deux extrêmes des pratiques et des formations où l’interculturalité vise à être réduite ou réprimée car jugée responsable des difficultés perçues par les accueillants. Certaines leur proposent de parfaire leur savoir sur la culture de l’autre. Pourtant, il est bien connu que chacun (professionnel ou non) expérimente la rencontre de l’autre à partir de ce qu’il est, non pas de ce qu’il sait. Eux-mêmes sont en demande de connaissances qu’ils disent ne pas avoir. Ils se demandent qui est l’autre qui se présente à eux, question somme toute partagée par l’ensemble de ces accueillants quels que soient les sujets rencontrés. Néanmoins, là, dans une rencontre avec un sujet qu’ils disent être visiblement de culture différente, ils semblent ne pas être capables ou plutôt ne pas se sentir capables de répondre à cette question ou de gérer avec l’autre la réponse à cette question.
29Leur quête via leur participation à ces formations vient répondre à ce paradoxe et à une certaine économie psychique défensive. Le risque inhérent à cette démarche est que leurs attentes ne rencontrent que des solutions prémâchées et illusoires. Auquel cas elles donnent à consommer à l’autre ce qu’il attend. L’offre répond à la demande, la recouvre et la masque. Tout est bouclé et déplacé (au sens analytique du terme) pour un temps.
30Il conviendrait davantage d’encourager les accueillants dans l’interrogation et l’élaboration de leurs pratiques. Bien entendu, ce qui émerge dans le discours des accueillants, autour de la question de l’interculturalité et des difficultés qui leur semblent en découler, est à travailler en premier lieu du côté des mouvements transféro-contre-transférentiels (Kiss, 2001, p. 206). Ensuite, pourront être questionnés leurs propres cadres de références et les idéologies imprégnant leurs pratiques. Autrement dit, pour que les accueillants se mettent au travail et que cela serve leurs pratiques, le dispositif d’accompagnement à envisager doit reconnaître dans la rencontre accueillant/accueilli la primauté de l’interculturalité psychique sur l’interculturalité sociale.
Conclusions
31Souvent, à l’endroit des difficultés rencontrées par les équipes dans leur pratique, l’interculturel sert l’alibi du « on ne peut rien y faire, c’est culturel ! ». Assez pratique en somme pour s’économiser de formuler un « je n’y peux rien » ou un « je n’en veux rien savoir ». Elégante remastérisation du « circulez, y’a rien à voir » et belle esquive d’une remise en question de la pratique ! Pourtant, quand on s’arrête sur ces « ritournelles », les questionnements ne tardent pas à émerger. Accueillons donc ces inquiétudes, ces difficultés éprouvées et tentons d’engager une accroche, une réflexion autour de situations rencontrées dans la pratique ; tentons d’inviter les accueillants à remettre en question leur pratique. Dès lors, comment leur proposer un dispositif de travail sur leurs difficultés qui ne cède pas à la tentation du savoir-y-faire avec l’interculturel ? L’analyse de la pratique et/ou la supervision, si souvent galvaudées, apparaissent comme les réponses d’élection. L’objectif est de permettre aux praticiens de se constituer un étayage pratico-théorique et théorico-pratique en réinterrogeant des situations de leurs pratiques quotidiennes au regard de la question de l’interculturalité.
32Envisager un versant psychique à l’interculturalité ne revient donc pas à éluder la question de l’interculturalité. Il s’agit plus d’une nouvelle approche de l’interculturalité que d’une nouvelle approche de la clinique. Plutôt que d’expatrier notre pensée ou notre pratique pour voir ailleurs si on y est et ce qu’on peut y faire, peut-être pourrait-on regarder ici, là où on n’est pas, là où la clinique s’absente pour voir ce qu’on peut y faire et ce qu’on a à y voir.
« Les autres, hélas ! C’est nous »
Bibliographie
Bibliographie
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