Notes
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Psychiatre infanto-juvénile, Université Catholique de Louvain. Service de Psychiatrie infanto-juvénile des Cliniques universitaires Saint-Luc et S.S.M. Chapelle-aux-Champs.
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Psychologue clinicienne, Psychothérapeute, Service de Santé Mentale Chapelle-aux-Champs /APSY-UCL.
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[3]
L’idée générale n’est certes point d’alimenter des apartés ou de prendre le risque de créer des alliances, voire des coalitions.
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Il n’est pas inutile de respecter un temps, précieux et utile, pour réfléchir à la mise en place de l’une ou l’autre piste thérapeutique, modifiant la réalité du quotidien.
Pour introduire
1Dans nos consultations au sein d’un Service de Santé Mentale, dont les missions générales regroupent des demandes de diagnostic et de traitement, nous avons rencontré, au cours de ces quinze dernières années, des familles où une des particularités concerne la filiation adoptive. Il est rare que les questions autour du lien filial constituent le motif principal de consultation ; toutefois, que ce soit au cours de bilan, d’avis d’orientation ou de psychothérapie, les aspects liés aux liens et à l’attachement sont nécessairement abordés dans les familles ayant adopté (Hayez, 1988).
2Nous référant à une épistémologie systémique, nous sommes attentifs à l’impact du patrimoine générationnel, des loyautés, des dettes, des secrets de famille qui se transmettent de façon consciente et inconsciente. A propos de la transmission, Ancelin Schützenberger (1999) distingue deux formes : la première, qu’elle nomme « intergénérationnelle », appartient au champ conscient du langage. Cette transmission est donc parlée et donne les us et coutumes ainsi que les valeurs défendues par la famille. Par la seconde, largement inconsciente, transitent les secrets, les non-dits, les mythes familiaux qui sont transmis d’une génération à l’autre, sans être réellement élaborés. Cette transmission appelée « transgénérationnelle » sous-tend davantage les traumatismes, qu’ils prennent l’expression de maladies ou de dysfonctionnements en tout genre. La filiation par le lien d’adoption interroge inévitablement la transmission par l’originalité et la discontinuité qu’elle introduit (Collectif, 1995).
3La société humaine présente le penchant naturel de pointer, voire de stigmatiser les manques et les failles. Il n’est pas rare qu’une grande part de l’énergie psychique des cliniciens serve à mobiliser les potentialités trop longtemps occultées par des individus et des familles englués dans une sorte de fatalisme et de sidération psycho-affective.
4Dans notre clinique, nous veillons donc à relier les événements, les actes et les vécus par les recadrages et reformulations mettant en exergue les ressources individuelles et collectives.
5L’article développe une réflexion sur les apports des entretiens familiaux systémiques dans les situations où le lien d’adoption est abordé centralement, soit quand il est mis à mal par les membres de la famille, qu’il est source de souffrances dans le chef de l’enfant comme dans celui des parents, ou encore quand sa fonction d’écran d’une symptomatologie épuise ; soulignons que celle-ci se manifeste de manière très variée (Brodzinski et al., 1987; Brodzinski et Steiger, 1991).
Nous avons choisi de partir de la clinique en parcourant quelques fragments de trois histoires d’accompagnement psychothérapeutique qui ont duré chacune plusieurs années.
Les vignettes cliniques
Gaëtan
6Celui-ci est âgé de treize ans quand nous le rencontrons pour la première fois. Dernier d’une fratrie de quatre, il suit trois sœurs biologiques. Adopté vers l’âge de quinze mois, Gaëtan symbolise et concrétise un « vieux rêve » de parents intellectuels et animés de valeurs humanistes. C’est ainsi que Gaëtan, d’origine coréenne, est accueilli avec générosité, beaucoup d’attention, et vraisemblablement trop d’attentes.
7La demande émane des parents qui s’interrogent sur le côté rêveur, lent, de leur enfant. L’enseignant appuie le motif de consultation par le fait que Gaëtan manifeste des difficultés de concentration, de mémorisation, lui ayant confié à plusieurs reprises : « Je suis nul… et je n’aime pas étudier ».
8Doué en sport et habile de ses mains, Gaëtan a peu de confiance en lui, vivant mal le porte-à-faux de ne pas être à la hauteur des espoirs de sa famille, habituée à réussir ce qu’elle entreprend. Progressivement, l’enfant s’isole, se replie dans sa chambre et dans le silence, quand ses parents tentent de comprendre avec lui ses difficultés. Après un premier entretien où les parents sont venus sans Gaëtan pour expliquer le contexte et la demande, ils nous rejoignent quant à la perspective d’inviter Gaëtan pour la suite des rencontres. Lors de la deuxième séance, les deux parents évoquent de concert d’abord les qualités de leur enfant : son humour, sa curiosité, son don d’observation… Puis se tournant vers nous, les visages devenus plus graves, ils parlent en mots choisis de leur inquiétude conduisant à une certaine déception : manque d’effort scolaire, dissimulation de documents, nonchalance, réactions colériques et de destruction,… Animés de « vouloir bien faire », les deux parents se lancent dans un monologue à deux voix où la contenance et la correction des propos dissimulent une agressivité certes contenue mais bien réelle à l’égard de Gaëtan. Apparemment impassible, Gaëtan écoute le discours parental, visiblement habitué à ce positionnement et à ce langage. Puis, prétextant un souci de transparence, la mère évoque les origines de Gaëtan : fruit d’un adultère, sa mère l’a gardé durant neuf mois avant de le confier à un orphelinat.
9Nous autorisant à ponctuer les propos parentaux, l’un de nous se tourne vers Gaëtan et l’invite à prendre la parole, en reprenant l’évocation de ses qualités. Gaëtan confirme son goût pour rêver, tant la journée que la nuit. Et il confie son dernier rêve qui met en scène un accident de voiture dramatique où lui et ses trois sœurs réchappent d’une collision mortelle conduisant à la disparition des parents…
10Nous retenons le format d’entretiens scindés, scandés par des rencontres familiales, c’est-à-dire que l’un de nous rencontrera individuellement Gaëtan tandis que l’autre travaillera certains aspects avec les parents, avant de réunir toute la famille. Ce canevas permet de soutenir tant la différenciation que l’appartenance, les différences de génération, les « jardins secrets » des uns et des autres. Précisons que les parents, tout au long du suivi qui durera plus de cinq ans, refuseront catégoriquement que nous invitions les sœurs.
11En séance individuelle, Gaëtan montre une lucidité par rapport à sa situation personnelle et familiale, et démontre petit à petit une belle capacité d’élaboration : « C’est vrai que parfois je suis agressif ou que je râle, mais c’est surtout parce que je ne suis pas content de moi. Alors j’arrête car je sais que c’est de ma faute… ». Il parle également de son découragement par rapport aux croyances et attentes parentales qui provoque en lui de l’agressivité.
12Du côté des parents, rencontrés séparément de l’enfant, ils démontrent derrière leur générosité et leur accueil un besoin de structure stricte et d’obédience de la part des enfants, ainsi qu’une pensée, si pas unique, du moins normative. La perspective des rencontres thérapeutiques n’est point de vouloir modifier les croyances et rituels d’une famille, mais bien d’évoquer ce qui les sous-tend ; il y a lieu de veiller à la plus grande souplesse psychique possible en tentant l’apprivoisement mutuel pour amener à la reconnaissance du bien-fondé de la différenciation et de l’altérité. Ce n’est que très progressivement, de séance en séance, de couple ou de famille, que les parents saisiront l’intérêt d’une conception de l’existence et des liens familiaux à travers une autre lecture. Il faudra néanmoins plusieurs années d’internat pour Gaëtan avant que la famille ne trouve un apaisement dans les relations. L’autre hypothèse a été de considérer le souci des parents de « réussir » le lien d’adoption avec Gaëtan, pris par l’angoisse de « ne pas arriver aussi bien » qu’avec leurs trois premières filles. Minés inconsciemment par cette angoisse, prisonniers d’une certaine façon d’un idéal non suffisamment parlé, ils ont compris l’originalité de Gaëtan comme une menace dotée d’une valeur de prédiction négative quant à son devenir.
A la fin de la thérapie familiale, Gaëtan nous a écrit pour nous faire part de ses remerciements en ajoutant : « …Même si le début fut un peu chaotique, la suite fut vitale pour ma vie au sein de ma famille adoptive. C’est donc cela que je voulais vous faire parvenir afin que vous sachiez que votre collaboration ne fut en rien inutile, bien que parfois j’aie pu le penser… ».
Julien
13Julien a été accueilli vers l’âge d’un an après avoir vécu les trois à quatre premiers mois de sa vie avec sa mère de naissance, puis quelque neuf autres mois de « passage » dans une famille de « dépannage », connaissances des parents adoptifs. C’est sous le statut du placement familial que Julien entre dans sa famille. Il est alors amusant, gai, curieux, s’accrochant au regard de l’autre, très attentif, aux limites de l’agitation ; toutefois, de longues heures de présence assurées alternativement par chacun des parents finissent par l’apaiser.
14Deux années après l’accueil dans la famille, la procédure poursuivie aboutira à l’adoption plénière.
15Lorsque Julien a cinq ans, les parents prennent une autre décision : celle d’accueillir le temps des weekends et des vacances un jeune garçon, Nicolas, au tempérament bien différent et de constitution plus fragile. Nous évoquerons plus loin dans le texte la relation fraternelle nourrie d’ambivalence, de complicité mais également de jalousie.
16Vers l’âge de neuf ans, Julien connaît ce que nous appelons des « soubresauts émotionnels », mis à mal qu’il est par et dans son statut d’enfant adopté ; il se questionne à l’égard de sa mère de naissance et vit l’angoisse de ne pas être accepté par ses parents actuels.
17Un soir, en rentrant de chez un de ses copains, il pleure, se montre agressif, claque les portes et lance : « C’est toujours la même chose… ! ». Ses copains l’ont apparemment une fois encore importuné et écarté du groupe, soi-disant « qu’il est moins bien,… qu’il pue la peste ». Julien vit ce rejet de la part de ses copains comme intolérable ; profondément blessé, il revit la détresse et l’abandon de sa petite enfance, amalgamant les injures imagées de la puanteur et de la peste à son statut d’enfant adopté. Sa mère, puis son père tentent vainement de le réconforter. Cela réveille en lui la blessure narcissique et lui rappelle trop l’abandon maternel « premier » qu’il n’accepte toujours pas. L’attention de cette mère, qu’il nommera « seconde », lui rappelle trop qu’il n’a pas été suffisamment sujet d’amour au cœur du parent biologique.
18La tension entre la mère et son fils suscite chez les deux des sentiments vifs de colère, d’incompréhension, entraînant l’éloignement, le repli, avec pour chacun une image de soi intimement meurtrie. Doté de réelles facultés de dialogue et de diplomatie, le père assume la tâche d’apaiser, d’aplanir les relations maladroites et de relancer le dialogue. Il écoute les souffrances de chacun, se gardant bien d’évoquer les siennes.
19Ici, nous aurons l’occasion de travailler avec Julien, âgé de onze ans, et ses parents pendant environ deux ans, avec l’unique format de rencontres familiales.
Tim
20Tim est âgé de douze ans quand nous le rencontrons pour la première fois. C’est à l’âge de trois ans qu’il est accueilli par ses parents adoptifs, qui ont finalement opté pour la démarche d’adoption après un long processus de tentatives répétées de fécondation assistée sans connaître le succès tant espéré. Désireux de vivre concrètement leur projet de parentalité et de constitution familiale, ils prennent alors la décision d’accueillir Tim, ayant tous deux dépassé de quelques années la quarantaine. Ils n’auront pas d’autre enfant.
21Autant les premières années rassurent les parents quant à leur choix à travers, entre autres, l’épanouissement qu’ils connaissent par cette dynamique à trois enfin réalisée, autant l’âge de latence de Tim laisse apparaître les premiers signes d’insatisfaction de celui-ci. L’insatisfaction débouchera rapidement vers le mal-être. L’enfant grimpe aux arbres, puis sur les corniches, et enfin sur le toit de la maison ; il y rejoint un jeune voisin, en adoptant des conduites à risque, et ce pour s’adonner ensemble à leur activité favorite qui consiste à bouter le feu à divers jouets, anciens et neufs. En séance individuelle, Tim confiera qu’il aime se lancer dans diverses expériences, que le jeu avec le feu a comme seul objectif de tester la résistance des matériaux.
22Ces agissements et comportements se déroulent habituellement en l’absence du père et provoquent une angoisse très importante chez une mère souffrant de vertiges et n’obtenant pas de Tim qu’il abandonne la plate-forme, la corniche ou le toit. Elle maintient toutefois le contact avec son enfant, l’encourageant à la prudence dans ses gestes en attendant fiévreusement le retour de son mari ; celui-ci se voit alors contraint à récupérer doucement et calmement Tim, calé sur le toit, n’osant plus bouger le moindre membre, pris par la peur et un vertige terrifiant.
23Les parents prendront leur mal et leur inquiétude en patience durant plusieurs années, misant sur la bonne volonté de tous, espérant toujours une inversion du processus relationnel établi entre eux et leur fils. Mais progressivement le dialogue avec Tim se réduit à sa plus simple expression, et ils n’accepteront que tardivement l’idée de consulter, nous confiant se sentir contraints et forcés, car comprenant cet appel aux professionnels comme une nouvelle confirmation de leur incapacité d’être de réels parents.
Comme dans la vignette clinique précédente, nous avons opté pour le seul format d’entretiens réunissant parents et enfant.
Spécificités des entretiens systémiques
Préambule
24A partir de l’évocation de ces vignettes cliniques que nous utiliserons comme fils rouges, interrogeons-nous sur la pertinence des entretiens familiaux à référence systémique. Certes, bien des aspects abordés ici traversent les diverses épistémologies ; notre propos vise à montrer l’utilité de réunir les membres de la famille, où le lien d’adoption est centralement mis en exergue, pour faire circuler vécus et représentations. La pensée systémique est plurielle et enrichie de sensibilités théoriques qui ponctuent diversement les interventions cliniques.
25C’est ainsi que, par rapport aux questions liées à l’adoption, deux auteurs, pour ne citer que ces exemples, présentent des conceptions différentes l’une de l’autre. Ciola, s’appuyant sur les travaux de Boszormenyi-Nagy, développe une approche thérapeutique basée sur la création d’un contexte relationnel évitant que l’enfant adopté ne se retrouve dans des conflits de loyauté entre quatre parents. L’auteur met en exergue la complémentarité de ces différents adultes en pointant de part et d’autre les manques et réussites sur les plans biologiques et socio-affectifs (capacité de donner la vie versus capacité d’offrir un cadre de vie) (Ciola, 1992 ; Boszormenyi-Nagy, 1986, 1989 ; Heireman, 1984).
26Par contre, Neuberger (1984, 2002), à partir de son élaboration sur les mythes familiaux, travaille les notions d’appartenance et d’adhésion aux croyances du groupe familial adoptant. L’auteur privilégie la création des liens entre l’enfant et les membres de la famille qui l’accueille, en mettant en évidence leurs qualités et ressources.
27Au-delà de ces deux conceptions, des tentatives existent de concilier leurs apports des approches ; c’est ainsi que Carneiro propose une intégration des références par une logique constructiviste. Pour cet auteur, la pathologie familiale est liée au fait d’être aliéné par une lecture unique du monde. Il préconise en conséquence que le thérapeute soit essentiellement attentif à augmenter les possibilités de choix quant aux différentes visions du monde possibles. L’idée est d’éviter de répéter les mêmes schémas, les mêmes ponctuations des événements ; l’action thérapeutique consiste alors à proposer d’autres hypothèses de définition de ce qui pose problème (Carneiro, 2007). L’intention a des chances de porter ses fruits si on porte attention à provoquer du désordre dans les pensées en respectant le bien-fondé des croyances et des mythes.
S’inscrivant dans cette dernière logique, parcourons quelques lignes de force qui ont émaillé l’accompagnement de ces familles où le lien d’adoption est en souffrance.
Enjeux des premières rencontres
28• Doit-on isoler l’adoption comme une situation particulière ? L’enfant adopté est un sujet qui a, dans son histoire, la particularité d’avoir été accueilli par d’autres adultes que ses parents. Le sujet construit donc son existence en intégrant cette particularité avec son originalité et sa singularité. Pour d’aucuns, être enfant adopté n’est donc ni un symptôme ni la traduction d’une structure psychique spécifique (Grotevant et al., 1988 ; Marquis et Detseiler, 1988). D’ailleurs, nous pourrions dire que nous sommes tous, nous les humains, adoptés psychiquement tout au moins d’un point de vue inconscient.
29Ceci étant dit, on ne peut ignorer que certaines études estiment que l’adoption constitue un risque réel d’apparition de difficultés, tant pour les parents que chez l’enfant lui-même. Des travaux montrent l’émergence chez ce dernier de troubles aussi divers que durables, confortant la perception d’une plus grande menace d’ordre psychopathologique parmi les enfants adoptés qu’au sein d’une population témoin d’enfants biologiques (Blum, 1983 ; Kotsopoulos, 1988).
30A la suite de Maillet, nombre de cliniciens pensent qu’il existe bel et bien des moyens d’atténuer l’éventuelle psychopathologie, certes en prônant l’axe préventif (par une meilleure préparation des futurs parents, par exemple), mais aussi en misant sur l’accompagnement familial et/ou individuel dès les premiers signes de souffrance et/ou d’inquiétude (Maillet et al., 1997).
31• Comment parler de l’adoption ? La clinique systémique, depuis plusieurs années, ne s’arrête plus au seul format réunissant tous les membres d’une famille. Bien des modèles ont été expérimentés et l’on peut aujourd’hui entreprendre des rencontres individuelles avec une référence systémique.
32Ceci étant dit, et certainement avec les adolescents et enfants plus âgés, on peut retenir la formule des entretiens scindés et croisés. Ainsi, par exemple, il peut être utile de rencontrer séparément jeune et parents pour aborder certaines zones de friction, des nœuds de souffrance, l’une ou l’autre question délicate, plus singulière… Ainsi, retenir un temps réservé au sous-système d’un ensemble familial peut s’avérer constructif. De même, on ouvre aux associations et représentations lors de rencontres individuelles et/ou de couple pour les reprendre ensuite en séance familiale.
33L’objectif de ces formats est d’élargir les champs de vision respectifs afin de permettre aux membres d’une famille d’accepter les singularités et la différenciation. [3] En cas de co-thérapie deux formules sont retenues. Soit les divers formats d’entretiens sont menés conjointement par les deux cliniciens, soit ceux-ci assurent séparément des rencontres de parole avec, d’un côté, le jeune concerné et, de l’autre, les parents.
34Quoi qu’il en soit, notre expérience nous pousse à penser qu’un lien d’adoption en difficulté doit généralement être travaillé en séance familiale, même si des temps (« préparatoires ») individuels peuvent se justifier. Comme l’indiquent les vignettes cliniques, nous préconisons de mettre l’énergie sur l’investissement de ce format de rencontre.
35• Aborder les résistances familiales? En veillant à créer un espace thérapeutique bienveillant et en analysant le contexte de la demande, nous sommes attentifs à comprendre le statut d’adoption vécu au sein du réseau socio-familial. En effet, décider, comme parent, puis comme couple, d’adopter un enfant, ne se fait pas sans lien au mythe des familles d’origine. Celles-ci soutiennent ou désapprouvent le projet d’adoption, mais sont rarement indifférentes. En conséquence, consulter avec ou pour un enfant adopté réactive nécessairement les tensions ou les coalitions en jeu dans le système familial élargi. On interroge alors : « L’environnement socio-familial est-il informé de la démarche de consultation ? Si oui, qu’en pense-t-il? Sinon, qu’en penserait-il ? Existe-t-il un lien pour certains membres de l’environnement entre la symptomatologie de l’enfant adopté et le lien d’adoption ?… ».
36Cette investigation permet parfois aux membres du couple de lever certains voiles et non-dits, ou d’aborder un quiproquo : « Je me doutais bien que ta mère n’avait jamais approuvé le fait que nous adoptions, mais je ne me rendais pas compte qu’elle te mettait une telle pression au point d’exiger de consulter ! ».
37Fréquemment, l’adoption est connotée dans un sens ou dans un autre par la famille élargie, ce qui conduit à amplifier l’état de souffrance de ce lien particulier.
Dès lors, très rapidement au cours des premières rencontres, nous sommes soucieux d’explorer le contexte de la demande, de la connoter et de la recadrer en termes d’une prise de responsabilité positive de la part des parents de l’enfant adopté.
La reconnaissance du statut du lien d’adoption
38• On aborde la question du statut régulièrement par celui de l’enfant adopté alors qu’il n’est pas rare que ce dernier questionne le lien de sa place d’enfant adoptant, d’enfant adoptif. D’habitude, les parents ont mûri longuement leur projet d’accueillir un enfant ; mais il n’est guère demandé à cet enfant si, lui, adopte les parents qui ont désiré l’accueillir. Ainsi, dans les entretiens familiaux, nous abordons le lien d’adoption tant du côté de l’enfant adopté par ses parents que de celui de l’enfant adoptant ses parents et nous parlons de l’acceptation ou non par chacun du lien d’adoption. Que ce soit individuellement ou en entretien de famille, le jeune s’interroge sur son histoire qui renvoie inévitablement aux questions légitimes de tout individu sur la filiation : « Je n’ai pas demandé à être là, à être adopté par vous, on ne m’a pas demandé mon avis ! ».
39La réponse que les parents adoptants donnent à l’enfant possède un certain impact sur sa destinée. Il peut être alors intéressant de prendre le temps pour que chaque membre de la séance se situe sur la question du statut. En effet, l’enfant peut croire que ses parents sont les seuls responsables de son existence et rentrer dans un schéma d’aliénation, pris dans une confusion entre existence biologique et responsabilité de son existence de sujet (Ozoux-Teffaine et al., 2004). La clinique illustre cet état de détresse d’individus qui n’acceptent pas la vie qu’on leur donne ; c’est le refus qui peut participer pour une part à la mise en place d’un fonctionnement psychotique. Certains cliniciens estiment qu’on peut comprendre des situations dramatiques comme des fausses-couches tardives, voire des morts subites du nourrisson, comme une non-acceptation radicale de cette condition originelle. Dolto s’interrogeait quant au statut de l’anorexie du nouveau-né comme traduction d’un désaccord entre l’enfant et ce que son entourage lui propose ; en d’autres termes, un tout jeune enfant peut manifester, de manière certes dramatique, son refus de ce que le monde extérieur veut lui donner (Dolto, 1985).
40Pour l’enfant adopté, la question de son statut est redoublée, étant donné qu’à côté d’une première étape liée à la naissance et à l’acceptation de vivre, il doit composer avec un deuxième temps qui consiste à accepter le processus d’adoption. Cet enfant est donc confronté à deux temps où son avis propre n’est pas sollicité, avis pourtant capital car il concerne sa destinée. Notons que différentes expressions symptomatologiques peuvent se manifester. Un autre champ lié au statut et tout aussi intéressant à reprendre lors de rencontres familiales, concerne la dimension du corps et de l’image de soi. Ainsi, la question de la ressemblance occupe bien des séances et suscite de l’étonnement tant dans le chef de l’enfant que de l’adulte : « Je voudrais retrouver ma mère pour savoir si je lui ressemble… Quand j’étais petit, je me regardais dans la glace et je cherchais une ressemblance avec l’un ou l’autre de mes parents adoptifs… Je trouve que je ressemble plus à mon père adoptif que mon frère biologique… Finalement, je me retrouve plus dans un enfant adopté que dans mon fils de sang… ». Aux interrogations de la ressemblance et de l’origine, l’enfant adopté et sa famille amènent la problématique de l’articulation de l’image du corps aux dimensions imaginaires et symboliques.
41• La pensée systémique contemporaine prend en considération la notion de temps dans le cadre du processus thérapeutique. Partant du postulat que c’est le présent qui peut éclairer le passé et non systématiquement l’inverse, l’exploration de moments clés de l’histoire familiale, du début de l’accueil, d’éléments de l’origine de l’enfant adopté, semble dès lors utile. Cette exploration du temps peut être menée de manière à ne jamais laisser penser que les faits historiques jouent un rôle déterministe. Elle se réalise de façon précise en veillant à en faire émerger le matériel pertinent pour modifier de façon constructive les interactions actuelles.
S’appuyant sur l’adage que « comprendre ne suffit pas », nous encourageons aussi les membres de la famille à expérimenter des situations susceptibles de conduire à l’apaisement, voire au bien-être. Il s’agit, en tenant compte du passé, de développer des expériences émotionnelles et relationnelles correctrices. Souvent, nous avons été témoins, dans les familles avec lien d’adoption, de quiproquos et de non-dits enfouis sous le couvert de mécanismes défensifs de clivage (Grange-Segeral, 2005). Nous évoquons encore cette question complexe du statut plus loin dans le texte.
La question des origines
42• La tendance naturelle à construire le roman familial conduit les enfants adoptés, comme les autres, à réfléchir sur leurs parents imaginaires (Soulé et al., 1984). L’émergence de ce roman peut être considérée comme une façon de s’adapter à toute une série de déceptions inévitables dans les expériences de l’enfant en relation avec les parents. Ce roman a pour but de maintenir un équilibre narcissique et une certaine intégrité d’identité malgré les déceptions. L’enfant adopté développe un roman familial et imagine des parents différents et parfois de meilleure qualité que les parents adoptifs. Si, dans le roman familial « classique », l’enfant biologique invente des parents différents, l’enfant adopté présente un roman familial inversé, dans le sens qu’il rêve (apparemment) du contraire. Ce qu’il idéalise, c’est d’avoir des parents qui sont également (en même temps) ses géniteurs. L’enfant adopté interroge aussi le désir des parents, connaissant une oscillation entre le statut d’un enfant non désiré et celui d’un enfant abandonné ; la différence est sensible et mérite ici encore d’être travaillée en séance familiale.
43Contrairement à celui des enfants biologiques, le roman familial perdure ici toute la vie. Loin d’être refoulé, il peut être l’objet d’un clivage entre les deux couples de parents, biologiques et adoptifs, avec le positionnement entre « bons » et « mauvais ». A partir du moment où le fantasme sur l’origine occupe une part importante de la vie psychique de l’enfant, celui-ci peut éprouver des difficultés à utiliser ses capacités imaginatives comme activités défensives et créatrices.
44Notre expérience indique également qu’à la différence des situations d’adoption précoce, les enfants adoptés tardivement ont tendance à étayer leur roman familial d’éléments bien réels et vécus, complexifiant grandement leurs représentations. Certains d’entre eux entreprendront vers l’adolescence une recherche active de leurs parents biologiques, cherchant à confronter ainsi leur construction psychique en vue de trouver une issue aux conflits internes. Ces rencontres ne se dérouleront d’ailleurs pas sans avatars car, très souvent, ces jeunes connaîtront le choc face à une réalité décevante et bien étrangère. Ceci étant dit, ce passage vers une réalité confrontante peut conduire à une libération des questions d’origine et permettre d’envisager l’avenir de manière plus paisible.
45• Revenons aux enfants des vignettes cliniques, et plus spécifiquement à Tim et Julien. Ce dernier évoque par bribes la constitution de son roman en fabriquant ces machines à remonter le temps, le temps de sa conception. Il se plaît à s’imaginer dans le ventre de sa mère, guettant le « futur » père. La question de l’origine semble bien éludée, Julien se situant de cette façon à la source de sa propre histoire. L’idée même de l’adoption est alors balayée. Julien semble avoir totalement choisi et investi ses parents. Il prend aussi plaisir au simple jeu de marionnettes que nous lançons, mettant en scène les réparties au sein d’une famille accueillant de grands garçons. Julien manifeste sa perception des différents jeux sans excès d’agressivité ni d’anxiété, respectant les places générationnelles. En présence de ses parents, tantôt perplexes, tantôt amusés, il rejoue à travers plusieurs scénarios l’Œdipe, tout en réélaborant les questions liées à l’adoption. Nous pourrions dire, d’une certaine façon, qu’il « colore », en utilisant la spécificité de son origine, ce que tout garçon de son âge connaît fantasmatiquement.
46Quant à Tim, treize ans, il est confronté aux enjeux œdipiens dont l’organisation se complexifie par la question des origines. Il semble vouloir échapper à toute approche de ses parents qu’il vit comme menaçante, dévorante. Tim nous apparaît encore marqué par le climat de violence duquel ses parents adoptifs l’ont retiré. Il se perçoit doté de peu de valeur en utilisant l’image du déchet, juste bon à être brûlé et jeté d’un toit. Tim se croit responsable de cette violence et de l’abandon qui s’en est suivi. Pour faire face à la honte et à la culpabilité, il rejette toute forme d’autorité, d’attachement, et s’isole dans des fantasmes teintés d’affects négatifs. Petit à petit, en séances familiales, le jeune parle de ses craintes qu’à nouveau le feu emporte tout, détruise tout, le laisse seul, et qu’à nouveau il soit accueilli par d’autres… Nous avons alors soutenu le père qui a repris ses images de feu destructeur, le préservant lui et l’enfant. Nous avons échangé ensemble sur ses sentiments d’enfant dévalorisé, de sa perception de fragilité de son environnement… et pourtant dégageant une force résistant au feu, en lui disant : « Tu vois, Tim, le feu envahit beaucoup de tes pensées, il a semble-t-il détruit avec violence ta première famille. Voilà des années maintenant que tu vis avec tes parents adoptifs. Ce feu est derrière toi. Tu t’en es protégé et tu es entouré de parents qui sauront, pour toi, veiller à écarter toute nouvelle menace. Et puis, le moment choisi, si c’est ton souhait, tu pourras reparler de ce feu, de ces images de ton histoire, avec quelqu’un de confiance… ».
47Il semble que l’évocation par le jeune des fantasmes de ses origines possède une fonction structurante pour lui, mais également pour les parents quant à leur propre roman familial. L’adoption recèle des intrications intergénérationnelles par la rupture de la filiation biologique qu’elle réalise et le nécessaire repositionnement des parents à l’égard de leurs propres origines. Les entretiens de famille facilitent cette ré-élaboration.
48• Par rapport aux origines, l’enfant adopté peut rencontrer une autre difficulté, qui concerne la question de l’origine de la naissance. Il ne s’agit pas seulement de l’origine au sens biologique, mais de là où la parole originelle lui a donné naissance ; en d’autres termes, de quelle parole est-il né ? Cette interrogation ouvre sur une autre dimension, celle du père symbolique. Notre XXe siècle s’est largement habitué à se poser la question de l’adoption à partir du désir de la mère, en se référant à la littérature, et certainement jusqu’au XIXe siècle la question de l’adoption est essentiellement référée au seul désir du père. L’adoption est alors liée au désir d’un père, un désir de père adoptif venant se substituer à un autre désir. Il s’agit là du résultat d’un processus cogitatif, c’est-à-dire une construction intellectuelle qui est essentielle pour structurer psychiquement tout individu ; ce désir renvoie à la volonté paternelle qui est capitale pour séparer le jeune sujet de la mère. Dans le cas de l’adoption, l’enfant se construit une image d’un père dont le désir a été de le séparer immédiatement de la mère qui l’a procréé. Ici, l’enfant adopté a affaire à un père qui le sépare prématurément et qui l’abandonne. Elle-même abandonnée par le père, la mère ayant porté cet enfant doit, pour que cet enfant continue à vivre, s’en séparer, quel que soit le prix à en payer. Ce qui donne la vie à l’enfant adopté, paradoxalement, c’est la mise en acte trop hâtive du pouvoir séparateur d’un père (Winter, 1992).
Il est donc important que les cliniciens gardent à l’esprit cette préoccupation de la position paternelle dans les questions autour des liens d’adoption. La présence des pères réels adoptants, dotés d’une parole habituellement très vivante, permet d’aborder en séance la question du désir originel, souvent soulevée par l’enfant adopté.
La question des places
49• Tant Julien que Tim et Gaëtan souhaitent comprendre ce qui se passe pour eux, autour d’eux. Un premier champ d’investigation concerne le cadre scolaire comme lieu d’apprentissage et d’expérience de socialisation. Par exemple, Julien confie son désarroi devant son impossibilité à nouer des amitiés durables, affirmant qu’il se trouve toujours un moment où on le repousse, on l’écarte, ce qui le renforce dans sa perception d’être différent. Il se reproche de s’être un jour confié, d’avoir parlé de sa particularité, de sa différence… En séances, son père complète en précisant qu’il est étonné de voir son fils se lier d’amitié avec les plus durs de sa classe, ceux qui le rejettent le plus cruellement.
50L’hypothèse la plus probable est que l’enfant adopté répète ce même comportement, à savoir la recherche d’une relation avec un condisciple dénigrant, et qu’à travers cela, il confirme le bien-fondé de sa non-valeur, de son rejet. Nous reprenons alors la métaphore, évoquée par un des adolescents, de la plaie qui, ne cicatrisant jamais parce qu’entretenue, réveille la douleur, à peine effleurée ; cette plaie rappelle qu’il existe des blessures narcissiques dont on ne guérit que difficilement.
51Un des risques réside dans le fait que l’enfant adopté rapporte l’ensemble des avatars relationnels au statut qui lui est propre. L’attitude thérapeutique consiste alors à épauler l’enfant dans le travail d’acceptation de ce qu’il est, statut d’enfant, adopté y compris, et de le renforcer sur le plan narcissique par une valorisation de ses compétences. Concrètement, nous l’accompagnons pour envisager ensemble des aménagements afin de sortir d’une passivité préjudiciable, de l’entretien d’un cercle vicieux, pouvant à la longue l’entraîner dans un état dépressif franc. Pour Julien par exemple, nous avons soutenu son idée, lui qui est de constitution solide et l’esprit quelque peu bagarreur, de prendre sous son aile protectrice un jeune plus faible, lui aussi mis au banc, pour le prendre de la sorte en adoption. Progressivement, cette autre façon de se penser et de se voir lui a permis d’amorcer une organisation plus dynamique de son vécu (Berger, 1997).
52• Quant à Tim, il en était, lors de nos premières rencontres, à son cinquième établissement scolaire, parvenant à la fin de chaque année à se faire renvoyer pour « non-intégration et comportement dangereux et imprévisible ». Ce jeune avait épuisé, de façon répétée, les diverses tentatives des adultes, professionnels ou non, de lui permettre de souffler, de s’installer durablement dans un contexte scolaire plus ou moins choisi. Tim souhaite alors l’option de l’internat, malgré la réticence de ses parents ; ceux-ci sont navrés de son choix mais s’y voient contraints, l’attitude de leur fils ne laissant guère d’alternative.
53Les premiers entretiens se déroulent avec la famille réunie où il est question d’une part de ce qui compose les sentiments et responsabilités des parents, et d’autre part de la nécessité pour un jeune sujet trop tôt confronté à la violence de la séparation, de se battre et de n’avoir à compter que sur lui-même. Progressivement, Tim laisse évoquer quelques bribes enfouies dans sa mémoire et la résurgence de cauchemars : des images de flammes, de cris, d’appels sans réponse, de morts…
54Nous avons connoté les éléments qu’il confiait comme signe de confiance et de possible élaboration de son histoire, estimant que sa méfiance exacerbée pouvait s’expliquer comme un moyen de défense sans cesse remis en action contre des angoisses de son passé. Il nous est arrivé de lui dire : « Cette crainte que tu continues à développer à l’égard des adultes, tes parents entre autres, crainte plus forte maintenant que tu es adolescent, est en lien avec certains éléments de ta petite enfance, avant que tu ne sois accueilli. De ce que tes parents adoptifs nous ont donné à connaître d’eux, des sentiments d’attachement qu’ils éprouvent envers toi, tu peux croire en leur solidité, et (re)commencer à leur faire confiance… »
55Nous réévoquons avec l’enfant et sa famille les images pénibles, dures, lancées par ses copains (« tu pues la peste »), ainsi que les représentations qui l’animent et qui génèrent le réveil d’une souffrance archaïque, et nous le soutenons à verbaliser ses affects, à créer certains liens, les associant tout en différenciant le passé du présent ; alors progressivement, par ce travail, ses vifs sentiments quelque peu adoucis, l’enfant opère une distinction plus sereine entre les places des adultes qui ont compté un jour et celles de ceux qui l’entourent aujourd’hui.
56Petit à petit, les jeunes se mirent à parler des relations intrafamiliales, de leur place vis-à-vis de leurs parents. Ainsi, Julien exprima, entre autres, son profond attachement à sa mère (adoptive), sentiment mêlé d’ambivalence, car « qui trop s’attache souffre d’autant s’il (re)connaît le rejet » ; l’enfant n’avait que trois-quatre mois quand sa mère naturelle l’a laissé, mais il sait, depuis bien (trop) longtemps, qu’un jour, pour diverses raisons, plus ou moins acceptables, il fut abandonné. Le terme fait mal, résonne et… tout en raisonnant, Julien redoute intimement, un jour, un autre rejet. Il a conscience de l’agressivité, de la méchanceté vis-à-vis de sa mère (adoptive), reconnaît son impuissance à contrôler son impulsivité…, en souffre davantage, ce qui amplifie sa rage et génère de la culpabilité.
57C’est pour nous l’occasion de poursuivre nos reformulations à partir de ce que chaque protagoniste montre et exprime des sentiments qui l’animent, parfois avec peine et réserve mais toujours avec honnêteté et attachement les uns envers les autres. Nos prises de parole concernent toute la complexité des sentiments de la nature humaine et des liens qui se tissent entre les individus, liens faisant occasionnellement défaut, ou faisant peur, mais liens nécessaires et incontournables.
58Nous l’avons dit, la place des pères est loin d’être négligeable. Ceux-ci, dès le début de nos entretiens, nous ont montré certes de la fermeté mais surtout leur volonté de paix. Ils s’efforcent de soutenir, d’ouvrir le dialogue, et d’éviter, tant que faire se peut, tout risque d’escalade. A tire d’exemple, le père de Tim sent son jeune adolescent dans la compétition, la contestation d’un savoir et surtout d’une place dont il n’hésite pas à discuter la légitimité : « Après tout, tu n’as rien à me dire, ni à m’apprendre,… puisque tu n’es pas mon vrai père ! ».
59Par ailleurs, l’adolescent adopté sera, en pensées, attiré, comme séduit par le premier parent, le parent biologique, aujourd’hui absent, auquel le parent second, adoptif, aurait volé le jeune. Il y a là un risque de voir se renforcer, dans les différentes théories que l’enfant se construit, celle de l’enfant volé à ses parents d’origine pour la satisfaction égocentrique d’adultes en quête ou en mal d’enfants.
60Là encore, nous avons pris le temps d’accompagner le jeune dans ses différentes élaborations, de l’aider à contenir ses représentations et à accepter certaines réalités (celles de l’abandon et de l’accueil) (Berger, 1997 ; Hayez, 1988).
61Mais Tim est aussi profondément attaché à ce père, père complice, père référent pour tous les écueils qu’un fils rencontre, qui plus est s’il est adopté ! Nous avons donc encouragé des moments de complicité (sports, détente, …) propices à raffermir leurs liens en vue d’affronter ensemble les chocs émotionnels et à ainsi faciliter un jeune à s’appuyer plus sereinement sur l’identité d’un père qu’il aura choisi finalement.
62• La question des places interroge aussi le niveau de la fratrie.
63Dans la situation de Tim, enfant unique, l’absence de frère ou sœur ne semble pas poser d’interrogation particulière ou spécifique au vécu d’adoption. Pour la famille de Julien, nous avons déjà brièvement évoqué la présence d’un jeune garçon, Nicolas, dont la place est définie sous le statut d’un accueil familial certains week-ends et jours de vacances ; en fait, la famille de Nicolas fait appel et sollicite l’hébergement au gré des tensions et des tolérances (rythme moyen d’un passage mensuel). Julien investit sa place d’aîné mais perçoit mal les différences de statut entre Nicolas et lui ; ainsi autant les relations paraissent totalement fraternelles, avec la complicité, les joies, les heurts et les jalousies, autant les deux enfants ressentent mal les départs du plus jeune, réveil de l’incompréhension et de la tristesse des « enfants à quatre parents ».
64Mais il se fait qu’au cours de ces deux années de cheminement avec la famille, le couple prit la décision d’adopter une petite fille d’origine étrangère et que quelques mois à peine après l’arrivée de celle-ci, la mère mit au monde un garçon (levée de l’un ou l’autre blocage, facilitation d’un autre désir?… Nous avons respecté l’intimité et la discrétion du couple qui ne souhaitait pas en dire davantage…). Ce fut l’euphorie des heureux événements, une famille qui s’agrandit en peu de temps ; c’est aussi l’occasion pour chaque parent de goûter à la concrétisation des rêves les plus intimes…, Les plus grands enfants participent pleinement à la joie familiale, en démontrant leur rôle d’aînés attentionnés ; images d’Epinal ?
65Très rapidement, à l’enthousiasme, par de simples et bien banales questions d’organisation, d’espaces de vie et leur répartition, succèdent les vieux démons des « places » entre frères et sœur d’origines diverses. C’est le temps des réapparitions, des doutes quant au « pourquoi tu ne m’as pas, moi aussi, mis au monde de ton ventre ? », « maintenant que tu as un fils de toi, tu vas lui consacrer du temps, et tu vas alors m’oublier… ».
66Ainsi, la naissance du petit frère Matthieu déstabilise Julien et l’amène à surinvestir ses relations extrafamiliales, clamant sur un mode défensif : « Je suis grand,… je n’ai plus besoin de parents ».
L’agressivité s’amplifie aussi entre lui et Nicolas : tensions mêlées d’ambivalence et autorisant Julien à exprimer ses affects négatifs, non sur un nouveau-né perçu comme intouchable, mais sur un « frère » d’accueil, plus semblable.
Nous avons alors utilisé des métaphores comme l’histoire de deux princes isolés dans les tours d’un château, ne pouvant se croiser qu’en s’affrontant cruellement, au grand malheur du roi et de la reine. Le plus grand prince s’exprima clairement sur son désir de ne plus rencontrer l’autre, mais d’ajouter qu’il n’en comprenait pas les raisons, alors que dans le passé, leurs rapports étaient cordiaux. Toute cette situation, paraissant désespérée, semblait bien être condamnée à durer, et le roi et la reine, malgré leur chagrin, et aimant tous les princes et princesse, ne voyaient aucune solution… Nous avons proposé à l’intéressé de réfléchir sur un type de contrat de « coexistence fraternelle pacifique » et d’en discuter les aspects et modalités de faisabilité avec son frère (répartition de territoires, zone neutre,…). A l’entretien suivant, Julien lui-même, tout sourire, souligna une amélioration certaine dans l’ambiance du château, par un pacte de non-agression qui venait d’être signé entre les princes. Pour d’aucuns, cette approche peut paraître superficielle ou conduire à un effet (trop) temporaire ; nous pensons qu’à côté d’un échange sur les diverses hypothèses interprétatives et les reformulations possibles, il y a lieu de proposer des aménagements concrets de la vie familiale quotidienne ; finalement le risque n’est autre qu’un gain global car le jeune, percevant l’intervenant impliqué jusque dans l’organisation même de son existence, peut adhérer et s’investir davantage dans la prise en charge, d’autant s’il éprouve (à nouveau) une certaine maîtrise du cours de sa vie.
Pour conclure
67Beaucoup de parents peuvent donner à leurs enfants la connaissance de leur statut, mais n’arrivent pas à les aider sur le « comment faire » avec cette connaissance. Il arrive aussi que trop rappeler la réalité, voulant rassurer, ne pas cacher, induise paradoxalement le doute et l’angoisse.
68Avec les enfants adoptés, c’est finalement comme avec les autres ; il ne faut pas confondre l’angoisse liée aux questions qu’ils pourraient se poser avec celle des questions qu’ils se posent réellement. Une réponse prématurée, c’est-à-dire une réponse à une question qui n’est pas posée, est aussi traumatisante qu’une absence de réponse à une question formulée ; c’est-à-dire qu’il n’y a pas lieu d’avoir des réponses avant d’avoir des questions. D’ailleurs, dans la formulation d’une question, on va trouver des éléments qui vont permettre de savoir comment on va adapter la réponse qu’on va proposer à l’enfant adopté (Moro, 2008).
69Par ailleurs, chercher à savoir, c’est-à-dire chercher à avoir les informations n’est pas nécessairement ce qu’il y a de mieux à faire. Ce qui est perturbant, c’est d’effacer les informations qu’on possède. A partir du moment où l’enfant adopté pose des questions, il faudrait pouvoir dire ce que l’on sait, en le lui expliquant selon l’âge de son développement. Il est vrai que le fantasme que certains parents adoptants nourrissent à propos d’une vérité qui serait dicible à l’enfant, est du même ordre que celui de parents géniteurs qui prétendraient répondre à leur enfant sur la vérité de la conception originelle.
70Au cours de ces quelques années d’accompagnement, nous avons élaboré avec ces familles des modèles de compréhension afin de donner sens à ce que leurs enfants montraient dans leurs attitudes déroutantes. Nous avons veillé à soutenir une réassurance, une restauration de leur propre estime de soi, ainsi qu’à travailler le concret de la vie. [4]
71Mais nous n’avons pas pour autant fait fi, lors des entretiens de famille, des points de friction, des lourdes tensions, des incompréhensions réciproques.
72Il appartient aux cliniciens de créer un climat propice à l’évocation des vécus et affects pour amorcer des liens entre les représentations se greffant sur l’originalité et les aspects traumatiques de leur histoire. La spécificité de cette histoire doit être parlée et intégrée patiemment, au rythme des plus jeunes. En reprenant la métaphore médicale de la plaie ouverte qui éveille encore et toujours de la douleur, nous nous devons de prudemment et doucement y appliquer la parole comme on pourrait rincer une blessure à vif, sachant qu’une partie demeurera de toute façon inguérissable.
73Rappelons encore que l’intervention majeure qui peut aider l’enfant adopté face aux différentes pertes, consiste dans un dialogue, débutant à un âge approprié, autour de la mise en mots de son histoire ; celle-ci se poursuit à travers les différentes étapes du développement. Soutenu par ses parents, l’enfant peut élaborer les divers aspects de sa filiation, voire « désintoxiquer » les éléments perturbants de l’adoption.
74Enfin, certains cliniciens, quand ils pensent à l’approche systémique, ne peuvent s’empêcher d’y associer techniques, voire recettes. Certes, mais pourquoi s’en priver si cette façon de procéder sous-tend des remaniements intrapsychiques et interpersonnels ? ! Cependant, le « drame » de l’enfant adopté consiste dans le fait que les recettes pour lui permettre d’échapper à ce « drame » n’existent pas, pas plus d’ailleurs que des recettes pour nous permettre à nous tous, enfants dits biologiques, d’échapper au « drame » de l’existence (Kahn, 2008).
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Mots-clés éditeurs : Filiation, Liens transgénérationnels, Entretiens systémiques, Roman familial, Adoption
Mise en ligne 01/02/2010
https://doi.org/10.3917/psys.094.0245Notes
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[1]
Psychiatre infanto-juvénile, Université Catholique de Louvain. Service de Psychiatrie infanto-juvénile des Cliniques universitaires Saint-Luc et S.S.M. Chapelle-aux-Champs.
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[2]
Psychologue clinicienne, Psychothérapeute, Service de Santé Mentale Chapelle-aux-Champs /APSY-UCL.
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[3]
L’idée générale n’est certes point d’alimenter des apartés ou de prendre le risque de créer des alliances, voire des coalitions.
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[4]
Il n’est pas inutile de respecter un temps, précieux et utile, pour réfléchir à la mise en place de l’une ou l’autre piste thérapeutique, modifiant la réalité du quotidien.