Couverture de PSYS_083

Article de revue

Suggestion, persuasion et transfert à l'aube de la psychanalyse

Pages 155 à 164

Notes

  • [1]
    Ce texte prend son origine dans le Séminaire d’histoire de la clinique psychiatrique que l’auteur anime dans le Département universitaire de psychiatrie adulte de la Faculté de médecine de Lausanne. Que tous les participants de ce séminaire soient ici remerciés pour leurs remarques et leurs critiques.
  • [2]
    Psychiatre Psychothérapeute FMH, directeur de l’Institut Universitaire de Psychothérapie, Département de Psychiatrie, Lausanne.
  • [3]
    Rappelons pour mémoire son activité chez Claus puis dans le laboratoire de Brücke.
  • [4]
    Il a travaillé chez Scholz, Baginski et Kassowitz.
  • [5]
    Chez Meynert pendant cinq mois, ainsi que dans l’asile privé du Pr Leidesdorf.
  • [6]
    Il serait intéressant d’étudier la clientèle privée de ces auteurs afin de distinguer plus finement ce qui, dans cette polarisation de l’intérêt pour les troubles majeurs, est dû au poids de la tradition asilaire ou à des considérations plus socio-culturelles. Traitaient-ils les mêmes patients sortis de l’hôpital ou rencontraient-ils une clientèle analogue à celle dont Freud va s’occuper, mais sans penser à s’y intéresser en raison du poids de l’habitude ?
  • [7]
    Il faut noter que cet intérêt peut être retrouvé tant dans l’histoire de la psychiatrie que dans celle de la médecine.
  • [8]
    Ce traitement moral se trouvait partiellement repris dans la méthode de Weir-Mitchell par le biais de l’isolement, dans l’idée qu’à une maladie psychique doit répondre un traitement psychique.
  • [9]
    La trame de ce résumé s’appuie sur l’article classique de Lagache (1952, pp. 6-34).

Introduction

1La mise en scène historique d’une opposition manichéenne entre hypnose (ou suggestion) et psychanalyse a fait long feu ; plusieurs travaux récents (Chertok, 1984, 1989, 1992 ; Stengers, 1993) s’en sont fait les porte-parole. Cependant, quelle que soit la position que chacun peut prendre dans ce débat, celui-ci tend à occulter la richesse et la complexité de l’histoire de l’émergence des psychothérapies et de la psychanalyse à la fin du XIXe siècle, notamment la place prise par la psychothérapie par la persuasion.

2Une juste appréciation du génie freudien se doit de mieux préciser sa véritable singularité. Nous tenterons donc de montrer en quoi les débuts de la psychanalyse peuvent être considérés comme une tentative de trouver une voie médiane entre suggestion et persuasion. En ces termes, notre propos reprend l’hypothèse avancée dans le travail remarquable de Marcel Gauchet et Gladys Swain (1986) et tente de faire le pont entre les conclusions de leur article et les débuts de la psychanalyse.

3Dans cette perspective, nous soulignerons en quoi l’installation de Freud dans une pratique privée a contribué à instaurer une dynamique créative entre les contraintes de la recherche scientifique et les aléas d’une pratique de psychiatre installé, par opposition au travail asilaire. Nous rappellerons aussi quels furent les traitements psychiatriques et psychothérapiques qu’il pratiqua dans un premier temps, avant que ne s’institue la référence unique à la cure analytique et au transfert.

Les débuts de la pratique médicale de Freud

4Au début des années 1880 (Gay, 1991 ; Jones, 1958), Freud a une formation en neuro-anatomie, en physiologie [3] et en neurologie [4], dans une moindre mesure en psychiatrie [5]. Il a déjà publié de nombreux articles scientifiques dans les deux premiers domaines et a pour ambition de mener une carrière universitaire, à la fois pour des raisons de prestige et pour des raisons financières. Ce projet, à sa grande déception, n’aboutira que partiellement et il devra se contenter sur le plan académique d’un titre de Dozent, puis de professeur, mais sans service à diriger, ni salaire. C’est donc contraint par des nécessités matérielles qu’il décide d’ouvrir un cabinet. Sans fortune, ni économies, il devra au début de son activité compter sur l’appui et la générosité de Breuer, médecin à la mode, qui soigne la famille de nombreux collègues et professeurs de la Faculté. Celui-ci lui envoie des patients et va jusqu’à lui avancer de l’argent. Cette installation, banale dans ses motifs, n’a rien d’anecdotique dans ses effets sur le futur travail de Freud. En forçant le trait, il serait même possible de lui attribuer une importance fondamentale dans le développement de ses idées. De quelle manière ?

5L’activité des psychiatres travaillant dans des centres universitaires ou de grandes institutions hospitalières diffère en tout cas sur trois points du travail en cabinet tel que Freud le rencontra. Premièrement, en quittant le sein de l’université et des institutions, Freud change de contexte et de type de travail. Il abandonne un lieu où le savoir est essentiel pour un lieu où les nécessités thérapeutiques l’emportent sur les exigences liées à la connaissance. Il se plaint amèrement de cette situation : elle le confronte à des difficultés financières ainsi qu’à une restriction du temps qu’il peut consacrer à la recherche et à la réflexion sur sa pratique. Malgré cela, il semble patent que son installation a pu contribuer à l’originalité de ses découvertes. En effet, son pain quotidien, la cure analytique, devient le principal outil d’investigation du fonctionnement psychique du patient. Ce faisant, l’écart qu’on constate souvent entre hypothèses théoriques, procédure expérimentale et pratique clinique se trouve réduit de manière drastique. Plutôt que de dépendre d’un cadre expérimental arbitraire ou trop lié à des présupposés théoriques, et donc vite guetté par l’obsolescence, il reste au plus près de ses données expérimentales, à savoir le matériel produit par un sujet associant librement en sa présence.

6Le deuxième point est lié à la spécificité des problèmes présentés par les patients que Freud rencontre. Jusqu’alors, en Allemagne comme en France, la psychiatrie est surtout faite par des mandarins dont l’intérêt va à une population asilaire. Les constructions nosologiques traitent donc avant tout des grands syndromes, que l’on retrouve rangés aujourd’hui dans les schizophrénies, les troubles affectifs ou les troubles bipolaires, mais guère des troubles dont les manifestations symptomatiques préservent l’essentiel des facultés du patient [6]. Les troubles mineurs de l’époque sont pratiquement tous englobés dans les diagnostics de neurasthénie et d’hystérie. A l’opposé, les sujets qui consultent le cabinet du Dr Freud présentent manifestement des troubles différents de ceux qu’on retrouve dans les asiles. Il s’agit de pathologies mineures, qu’on doit considérer comme nouvelles en raison des changements fondamentaux dans la perception que l’individu a de lui-même à la fin du XIXe siècle (Corbin, 1999). Soulignons au passage que le travail de Freud a très tôt des répercussions sur la nosologie psychiatrique en proposant une classification originale des névroses. Dans son article sur la névrose d’angoisse de 1895, Freud (1895b) distingue de la neurasthénie un tableau que l’on qualifie aujourd’hui d’attaque de panique. Il distinguera aussi les névroses obsessionnelles de l’hystérie et des névroses phobiques (hystérie d’angoisse).

7Le troisième point tient au fait que Freud est confronté à une clientèle qui consulte le plus souvent de son propre gré, ce qui n’est probablement pas le cas de ses collègues qui travaillent en institution. Ceux-ci sont dans une position d’extériorité ou de domination par rapport au patient ; ils sont amenés à construire des conceptions du fait mental pathologique basées sur l’idée que le symptôme est, par principe, incompréhensible. Freud se doit d’écouter et de satisfaire ses patients. Il doit, s’il veut augmenter sa clientèle, établir une relation satisfaisante. Il est donc dans une bonne position pour se laisser interroger par ce qu’ils disent, par les émotions et par les effets de sens qui circulent dans cette relation. Il passe ainsi d’une position d’extériorité à une relation d’implication. Ses constructions théoriques passeront alors de l’idée que le trouble mental est incompréhensible à l’affirmation que la névrose a un sens, dont le patient est, malgré lui, le dépositaire.

8Plus généralement, l’importance prise par les praticiens installés dans le développement de la psychothérapie est rarement soulignée. L’exemple est particulièrement frappant en ce qui concerne l’hypnose. Alors que Charcot, homme de savoir et de pouvoir, utilise l’hypnose pour remodeler les conceptions nosologiques et étiologiques relatives à l’hystérie, Liébault, praticien installé à la campagne, ainsi que son élève Bernheim, mettront l’accent sur la question de la relation thérapeutique qui se noue au travers de ces phénomènes. Dans le droit fil de cette hypothèse, le travail de Bercherie (1983), consacré à l’histoire du savoir psychiatrique, considère les théories de Bernheim comme d’un « faible intérêt intrinsèque ». L’autre cas de figure, c’est celui de Dubois de Berne, pionnier de la psychothérapie par la suggestion et qui fut à son époque un praticien célèbre, que ses patients venaient consulter de toute l’Europe.

Les traitements physiques

9Au moment où Freud s’installe à la Berggasse 11, à Pâques 1886, il dispose d’un certain nombre de techniques thérapeutiques. Elles sont à son époque bien connues et leur efficacité est considérée comme établie dans la corporation médicale. Parmi celles-ci, la méthode de Weir-Mitchell, (isolement et suralimentation), thérapeutique très répandue dans le traitement de la neurasthénie, que Freud évoque dans les Etudes sur l’hystérie (1895d). Il souligne dans ce texte la complémentarité de la psychothérapie et de la méthode de Weir-Mitchell, l’isolement contribuant à l’abstinence (notion qui ne sera dégagée que plus tard), les associations libres supprimant l’ennui de la suralimentation. Freud utilise aussi l’électrothérapie, citée par exemple dans le traitement de Emmy von N., ainsi que l’hydrothérapie (bains chauds, bains de siège) et les massages, pratiqués deux fois par jour par Freud lui-même.

10De manière générale, l’essentiel de ces thérapeutiques est aujourd’hui frappé d’obsolescence. Quelques médecins pratiqueraient encore la faradisation dans le traitement de l’hystérie. L’intérêt pour l’eau, qui mériterait une étude plus approfondie, s’est maintenu dans la tradition de la balnéothérapie, dont la survie tient probablement à des facteurs complexes, tant scientifiques que socioculturels. La méthode de Weir-Mitchell est manifestement datée. Seul l’isolement reste un facteur essentiel dans le traitement hospitalier des pathologies graves. Sa place paraît soit légitimée par des reliquats de préoccupations asilaires, soit étayée sur des considérations plus actuelles dans le champ de la psychothérapie institutionnelle.

11En ce qui concerne la pharmacothérapie, rappelons brièvement l’épisode de la cocaïne, qui vaudra à Freud à la fois la déconvenue de ne pas avoir poussé les recherches sur ses effets anesthésiants, ce que Koller ne manquera pas de faire, ainsi que de se voir reprocher de l’avoir imprudemment proposée comme psychotrope sans avoir anticipé la toxicodépendance qu’elle induit. Si l’intérêt des psychiatres pour la pharmacothérapie restera constant [7], Freud lui-même ne semble pas avoir utilisé d’autres substances.

12Manifestement, les mouvements psychothérapiques n’ont pas vieilli de la même manière. L’intérêt pour l’hypnose et la suggestion reste vif et constant malgré une évolution cyclique, la persuasion renaît très clairement au travers des psychothérapies cognitives (il suffit de lire les descriptions de Déjerine pour s’en convaincre), alors que la psychanalyse évolue et s’actualise régulièrement. Cette différence dans l’évolution des traitements, que l’on peut mettre en perspective avec l’écart entre la relative pérennité de la clinique et les révolutions étiologiques, n’est certainement pas anodine et devrait être discutée pour elle-même. Nous ne la traiterons pas dans ce texte.

Les psychothérapies

13Dans le domaine des psychothérapies, l’état des lieux en cette fin du XIXe siècle est plus complexe à établir. Trois traditions peuvent être mises en évidence.

14En premier lieu, un courant de pensée médico-psychologique s’attache à l’idée de l’influence de l’esprit sur le corps. Son représentant le plus éminent est Daniel Hack Tuke, dont le livre Illustrations of the influence of the mind upon the body in health and disease designed to elucidate the action of imagination, paru en 1872, est traduit en français en 1886. Le développement de la science chrétienne, avec l’œuvre de Mary Baker Eddy, participe à cet intérêt avec l’idée de la guérison par l’esprit. Si certaines de ces idées se développeront au travers d’autres mouvements, elles nous paraissent moins liées à l’histoire de la psychanalyse.

15En second lieu, connue depuis déjà un siècle (Barrucand, 1967), l’hypnose connaît un regain d’intérêt dans les années 1880 grâce à la notoriété de Charcot. Mais là où Charcot ne voit qu’une névrose artificielle de nature hystérique que l’hypnose peut mettre en évidence, Bernheim, à Nancy, va imposer l’idée que l’état hypnotique est un sommeil déterminé par la suggestion, laquelle suggestion n’est que l’exagération d’une disposition fondamentale présente chez la plupart des individus. Charcot annexe à la médecine positive un ordre de phénomènes jusque-là abandonnés au charlatanisme et au merveilleux, alors que Bernheim va déplacer l’intérêt pour une pathologie extraordinaire sur une thérapeutique extraordinaire.

16En 1891, Bernheim publie un livre fameux, Hypnotisme, suggestion, psychothérapie. Etudes nouvelles, qui équivaut au constat de décès de l’hypnotisme tel qu’il est conçu à la Salpêtrière : « L’état hypnotique n’est autre chose qu’un état de suggestibilité exaltée ». Le fait de base, c’est la suggestion, qui correspond à une faculté naturelle du cerveau humain, la crédivité. La suggestion « consiste dans l’influence provoquée par une idée suggérée et acceptée par le cerveau » ; elle exploite une disposition, l’idéo-dynamisme : « Toute idée acceptée tend à se faire acte ».

17De ces conceptions sont nés en 1886, dans De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique, le terme et une première définition de la psychothérapie : « Provoquer par l’hypnotisme cet état psychique spécial et exploiter dans un but de guérison ou de soulagement la suggestibilité ainsi artificiellement exaltée, tel est le rôle de la psycho-thérapeutique hypnotique ». Ces conceptions connaîtront un succès mondial. Bernheim ira plus loin encore : « J’ai établi définitivement que le sommeil provoqué n’est pas nécessaire pour obtenir les phénomènes dits hypnotiques; que tous ces phénomènes, anesthésie, catalepsie, actes automatiques, obéissance passive, hallucinations, effets thérapeutiques, peuvent être obtenus chez certains à l’état de veille, sans manœuvre préalable, par la seule parole ».

18Avec Déjerine et Janet (Gauchet, 1986), deux notions essentielles se surajouteront au cours des années suivantes à cette utilisation de l’hypnose. Déjerine insiste sur l’importance d’un traitement qui se préoccupe non seulement des manifestations de la maladie, mais aussi et surtout des causes de celle-ci, alors que Janet sera sensible non seulement à l’effet d’influence sur lequel réside la valeur thérapeutique de l’hypnotisme, mais aussi sur la fonction de vérité du traitement : le patient devient lucide sur la cause et les origines de sa maladie.

19Mais l’hypnose connaît déjà de nombreuses critiques, dont certaines formulées par Freud en 1890. Rappelons au passage que Freud rend visite à Charcot entre 1885 et 1886, peu de temps avant son installation. Il utilise la suggestion hypnotique depuis 1886 aussi. Il se rend chez Bernheim en 1889, date à laquelle il emploie pour la première fois la méthode cathartique de Breuer, basée sur l’hypnose (Gay, 1991 ; Jones, 1958). Parmi ces critiques, la résistance du patient à la suggestion, sa soumission au médecin et, à choix, soit la dépendance du patient à l’hypnotiseur, soit la rechute des symptômes.

20Ces objections sont à l’origine d’une troisième tradition psychothérapique, qu’on peut assimiler à une résurgence du traitement moral tel qu’il est décrit et pratiqué dans la première moitié du XIXe siècle à la suite de la découverte des aspects psychiques de la maladie mentale [8]. Lancé par un article de Rosenbach en 1890, c’est surtout au nom de Dubois de Berne et de Déjerine que ce traitement moral sera associé (Dubois, 1904). En réaction aux impasses du traitement hypnotique, il procède d’une triple exigence : exigence d’approfondissement, notamment par la connaissance partagée des causes du mal, de participation du patient au traitement et d’exigence claire quant au but, soit d’une libération vis-à-vis du mode de traitement et vis-à-vis de la personne du médecin.

21Ainsi va naître, à l’opposé de la psychothérapie par suggestion, une psychothérapie par persuasion. Le point de départ de la cure, selon Dubois de Berne, c’est la persuasion du patient de la curabilité de son trouble, de par le caractère psychique de celui-ci : « Sans artifices, sans mensonges, en gardant soi-même l’intention de véracité, il faut savoir inculquer au malade cette conviction qu’il va guérir ». Par un effort de volonté, le patient va pouvoir se dégager de « l’idée mère ou du sentiment qui motive le tic ou l’impuissance ». Pour ce faire, il faut au médecin un « don de persuasion » ; « il faut que le médecin sache s’emparer de son malade. Il faut que dès le début s’établisse entre eux un lien puissant de confiance et de sympathie » ; finalement, « le malade est comme envoûté par une pensée charitable » (Dubois, 1904, p. 34).

22Les aboutissements de la psychothérapie par la persuasion se trouvent dans l’œuvre de Déjerine : « C’est qu’en effet la psychothérapie ne peut avoir d’action que lorsque celui sur lequel vous l’exercez vous a confessé sa vie entière, c’est-à-dire lorsqu’il a en vous une confiance absolue ». On voit apparaître ici l’idée de la confession, qui va mener à un aveu libérateur, autrement dit du sens thérapeutique que prend le récit du malade en présence du médecin : « Nous dirions volontiers qu’on se pardonne la faute qu’on a avouée. Et c’est cette action libératrice que le médecin doit avant tout rechercher » (Déjerine et Gauckler, 1911).

23Mais, de manière assez fâcheuse si l’on se souvient des critiques adressées à l’hypnose par les tenants de la psychothérapie par la persuasion, on se retrouve là devant une définition de la relation patient-médecin qui se trouve présenter de fortes analogies avec le rapport de suggestion (malade envoûté, confiance absolue). Psychothérapie par la suggestion et psychothérapie par la persuasion en arrivent finalement à buter toutes deux sur le même obstacle : comment comprendre et que faire de ce qui apparaît en dernière analyse comme le moteur de tout traitement psychothérapique, à savoir la relation entre le patient et le thérapeute ?

24En l’état, le problème se pose ainsi : comment tenir compte des critiques adressées à l’hypnose (limitation de l’hypnose, soumission, dépendance ou rechutes) sans renoncer à prendre en compte cette position d’influence privilégiée révélée par le rapport de suggestion ? Dénier cette influence au nom d’une confiance raisonnée du patient envers le médecin, c’est risquer de la voir réapparaître quand on s’y attend le moins ou d’en jouer de la pire manière, à l’insu de tout le monde, comme l’histoire du traitement moral le démontre. Il faut donc l’assumer et s’en servir pour ce qu’elle est. A ce titre, et c’est là notre hypothèse, la problématisation du transfert doit être considérée comme l’apport fondateur de la construction freudienne, en d’autres termes, comme l’étape nécessaire dans la démarche freudienne pour élaborer non seulement une méthode de traitement des névroses, mais aussi une méthode d’investigation de ce qui se déterminera comme « l’inconscient » et une théorie du fonctionnement psychique, qui se définira comme métapsychologie.

25Cette originalité de la construction freudienne peut être déjà pointée dans un texte de 1890, Traitement psychique (traitement d’âme) (Freud, 1905b). Dans cet article pré-analytique, Freud compare le rapport de suggestion à un rapport amoureux. Ce point de vue est beaucoup plus original qu’on ne pourrait le penser à première vue. En effet, plutôt que de faire appel à une faculté indépendante ou spécifique de l’esprit humain, plutôt que de déterminer a priori quelle relation doit établir le patient avec le médecin, Freud met en question la nature même de ce rapport et de son sens. Plutôt que d’en faire une faculté ou de l’appréhender sur un mode mécaniciste, il le renvoie métaphoriquement à un autre scénario, celui du rapport amoureux. La relation de soin n’est pas réifiée ou annexée, mais mise en perspective et associée à d’autres scènes. L’essentiel de ce qui fait la spécificité de la psychanalyse par rapport à la psychothérapie par la suggestion et à la psychothérapie par la persuasion est là. Comment cette intuition va-t-elle se développer dans les années qui suivent ?

26Avant de poursuivre notre réflexion, il nous paraît nécessaire de formuler deux remarques méthodologiques. En premier lieu, notre réflexion comporte deux volets dont cette note serait la charnière : le premier est descriptif, consacré à une histoire de facture traditionnelle, histoire de quelques idées et des hommes qui les ont faites et mises en pratique ; le second est dédié à l’histoire d’un concept, celui de transfert, au sein même du mouvement psychanalytique. Cette différence ne doit pas être banalisée car elle est révélatrice d’un problème de méthode : celui des conditions de possibilité d’une histoire laïque de la psychanalyse, le terme « laïque » s’opposant à un certain nombre de tentatives, parfois peu rigoureuses, de construire une telle histoire, tentatives parmi lesquelles on pourrait distinguer différents modèles ; par exemple, l’hagiographie freudienne, la (petite ou grande) histoire des relations entre les psychanalystes ou l’eschatologie de l’inconscient (voilà comment la vérité advient…). Si cette histoire laïque est difficile, notre texte en porte aussi la cicatrice, c’est peut-être que cette histoire est impossible du dehors et qu’on touche là une limite liée à l’objet même de la psychanalyse, la réalité psychique, qui ne pourrait être saisie que du dedans, y compris dans une démarche historique.

27En second lieu, il serait nécessaire, pour être fidèle à cette conception de l’histoire de la psychanalyse, de discuter plus en détail l’origine de ce que nous avons pointé dans le texte de 1890 (Freud, 1905b). Quels liens entretient ce renvoi de la relation qui se noue entre le médecin et le psychothérapeute à une autre scène, celle du rapport amoureux ou celle de la relation mère-enfant, avec les autres conceptions développées par Freud à la même époque, notamment ses conceptions relatives à l’inconscient. Corrélativement, comme cela a été fait pour l’inconscient (Whyte, 1971), de telles idées étaient-elles en vigueur à l’époque? Peut-on retrouver, dans l’histoire des idées, dans le contexte philosophique, scientifique ou littéraire, des hypothèses analogues ou comparables ? C’est là un travail que nous mettrons de côté pour le moment.

La voie freudienne: psychanalyse et transfert [9]

28Il est classique de se référer aux premiers patients de Freud pour décrire les débuts de la psychanalyse (Freud, 1895d). Freud traite Emmy von N., Fanny Sulzer-Wart Moser de son vrai nom, depuis le 1er mai 1889 et pendant sept semaines. Pour le traitement, elle est placée dans une maison de santé et bénéficie accessoirement de massages, d’un traitement hydrothérapique, ainsi que d’électrothérapie. Parallèlement, Freud emploie la méthode cathartique de Breuer, qui se base sur l’hypnose.

29Les buts que Freud cherchait alors à atteindre sont d’abord le rappel du souvenir à l’aide de l’hypnose, suivi dans un premier temps par des tentatives d’effacement de celui-ci, soit par la suggestion post-hypnotique, soit par la confrontation à la réalité et la persuasion. Dans un second temps, Freud constate que les symptômes peuvent être supprimés par l’abréaction en ramenant le patient à l’état psychique dans lequel ils sont apparus pour la première fois. Formellement, il s’agit donc de la répétition d’une expérience traumatique antérieure.

30En 1892, avec Miss Lucy R., gouvernante anglaise qui travaille chez un directeur d’usine, Freud utilise la technique dite de concentration qui lui permet de renoncer à l’hypnose. A l’origine de cet abandon, Freud évoque deux raisons : les limitations de l’hypnose et sa lassitude face à cette technique.

31La même année, la cure de Elisabeth von R. lui permet de formuler la première règle fondamentale, celle des associations libres, qu’il introduit pour compenser la restriction du matériel induite par l’abandon de l’hypnose. Il s’applique à deviner d’après les associations libres du patient (associations, rêves, actes symptomatiques) ce dont il n’arrivait pas à se souvenir. Grâce au travail d’interprétation et à ses résultats communiqués au malade, les résistances devaient être évitées.

32La recherche des faits ayant provoqué la névrose, ainsi que celle des situations dissimulées par le facteur de la maladie, fut poursuivie, alors que l’abréaction se trouva délaissée. Elle parut être remplacée par l’effort qu’impose à l’analysé l’obligation de s’abstenir de toute critique à l’égard de ses associations, en obéissant à la loi fondamentale.

33Ce sont les échecs de l’analyse cathartique et de la technique dite de concentration qui amènent Freud à mettre en cause les aléas de la relation patient-médecin. Tantôt le patient n’a rien à dire, tantôt il résiste, tantôt la relation est perturbée (relation persécutive, crainte de la dépendance sexuelle, peur que les idées pénibles émergeant du contenu de l’analyse soient transférées sur le médecin).

34En résumé, le transfert est ainsi présenté dans ce texte (Freud, 1895d) :

  1. Le transfert est un phénomène fréquent et même régulier ; toute revendication à l’endroit du médecin est un transfert.
  2. Le mécanisme du transfert présuppose dans le passé le refoulement d’un désir, et dans le présent et dans la relation avec le médecin l’éveil du même affect qui originellement a forcé le patient à bannir ce désir intempestif. Il s’agit donc d’une mésalliance, d’une connexion fausse.
  3. La difficulté ne peut être levée qu’en rendant le patient conscient de l’obstacle.
  4. Techniquement, Freud a d’abord été ennuyé par ce détour, jusqu’au moment où il s’est aperçu que le nouveau symptôme devait être traité comme l’ancien.
Pratiquement, les transferts sont équivalents aux symptômes, et chaque symptôme conduit à un transfert qu’il s’agit de mettre de côté pour que le patient poursuive son travail de remémoration.

35Le cas Dora, analysé les trois derniers mois de 1899, rédigé les deux premières semaines de 1900 et publié en 1905 (Freud, 1905e), permet de mesurer le chemin parcouru. Après avoir affirmé que la sexualité n’intervient pas d’une façon isolée comme un deus ex machina dans l’ensemble des phénomènes caractéristiques de l’hystérie, mais qu’elle est la force motrice de chacun des symptômes et de chacune des manifestations d’un symptôme, Freud évoque la question du ou des transferts : « On peut dire que généralement la production de nouveaux symptômes cesse pendant la cure psychanalytique. Mais la productivité de la névrose n’est nullement éteinte, elle s’exerce en créant des états psychiques particuliers, pour la plupart inconscients, auxquels on peut donner le nom de transfert. Quels sont ces transferts ? Ce sont de nouvelles éditions, des copies des tendances et des fantasmes qui doivent être éveillés et rendus conscients par le progrès de l’analyse et dont le trait caractéristique est de remplacer une personne antérieurement connue par la personne du médecin. Autrement dit, un nombre considérable d’états psychiques antérieurs revivent, non pas comme états passés, mais comme rapports actuels avec la personne du médecin. (…) Ce sont donc, en se servant de la même métaphore, de simples rééditions stéréotypées, des réimpressions » (Freud,1895d, pp. 86-87).

36Freud affirme encore que la liquidation du transfert est la condition de la disparition des symptômes. Si l’analyse du transfert retarde et obscurcit les débuts du traitement, si elle représente dans un premier temps un obstacle, elle garantit son existence contre les résistances brusques et insurmontables. Ce qui était un obstacle devient une voie royale vers l’inconscient : « Le transfert, destiné à être le plus grand obstacle à la psychanalyse, devient son plus puissant auxiliaire, si l’on réussit à le deviner chaque fois et à en traduire le sens au malade » (ibid., p. 88).

37Freud dit encore que « la cure psychanalytique ne crée pas le transfert, elle ne fait que le démasquer comme les autres phénomènes psychiques cachés. » Ainsi, l’explication scientifique de la délivrance des symptômes par la suggestion hypnotique « réside dans les transferts que le malade effectue régulièrement sur la personne du médecin » et qui expliquent la sorte de dépendance aveugle et l’attachement perpétuel qui se manifestent d’ordinaire de ce malade au médecin qui l’a délivré de ses troubles. En plus du gain d’autonomie qui résulte de l’hallucination du transfert de sentiment tendre et positif, le traitement psychanalytique permet d’élucider en les rendant conscients les mouvements hostiles qui apparaissent dans le transfert et qui, dans un autre contexte thérapeutique, aboutiraient à ce que le malade se détache aussi vite que possible du médecin qui ne lui paraîtrait pas « sympathique ».

38La dynamique du transfert, sorti en 1912 (Freud, 1912b), occupe une place particulière dans les écrits techniques de Freud dans la mesure où il s’agit du premier effort dans le sens d’une explication systématique du transfert. Freud décrit avec une grande précision les relations du transfert et de la résistance. Lorsque l’analyste s’efforce de suivre un complexe pathogène, depuis ses représentants conscients jusqu’à ses racines inconscientes, arrive fatalement un point où l’association d’idées suivante est un compromis entre la résistance et l’exploration. L’expérience montre que c’est alors que le transfert entre en scène, c’est-à-dire que le contenu complexuel se transfère sur la personne du psychanalyste ; souvent l’arrêt des associations peut être levé en assurant au patient qu’il a une pensée concernant le psychanalyste.

39Tout converge ainsi vers une situation où tous les conflits doivent être traités sur le plan du transfert : « C’est sur ce terrain qu’il faut remporter la victoire dont le résultat se traduira par une guérison durable de la névrose. Avouons que rien n’est plus difficile en analyse que vaincre les résistances, mais n’oublions pas que ce sont justement ces phénomènes-là qui nous rendent le service le plus précieux, en nous permettant de mettre en lumière les émois amoureux secrets et oubliés des patients et en conférant à ces émois un caractère d’actualité. Enfin rappelons-nous que nul ne peut être tué in absentia ou in effigie » (Freud, 1912b, p. 60).

40C’est dans Conseils aux médecins sur le traitement analytique, paru en 1912 (Freud, 1912e), et Le début du traitement, qui date de 1913 (Freud, 1913c), que Freud définit les règles de travail propres à l’analyste dans la cure analytique. En rapport avec la nécessité de maintenir une neutralité, Freud énonce les règles suivantes : se comporter comme un chirurgien froid et efficace ; ne pas se montrer – c’est la fameuse analogie de l’analyste comme miroir ; ne pas éduquer, en d’autres termes ne pas se laisser prendre par l’orgueil pédagogique et l’orgueil thérapeutique; ne pas pousser à la réflexion intellectuelle.

41Parallèlement, il énonce plusieurs règles qui déterminent le type de réceptivité que doit favoriser l’analyste dans l’écoute des associations du patient, plus précisément la manière dont l’inconscient de l’analyste fonctionne comme instrument d’investigation dans la cure : l’attention également flottante est le symétrique de la règle de libres associations et permet à l’analyste de faire de son inconscient un organe récepteur à l’endroit de l’inconscient du patient qui émerge, comme un récepteur téléphonique ; Freud recommande encore de ne pas prendre de notes pendant la séance, mais à la fin de celle-ci ou en fin de journée, de mettre de côté les préoccupations scientifiques, par exemple la reconstruction d’un cas en vue d’une présentation ; enfin, c’est dans ce texte qu’il évoque l’auto-analyse et la nécessité de l’analyse didactique pour éviter que l’analyste ne suive ses complexes pathogènes dans les interprétations de l’inconscient de son patient.

42Dans Observations sur l’amour de transfert, qui remonte à 1915 (Freud, 1915a), Freud discute les principales caractéristiques de l’amour de transfert tel qu’il se développe dans la relation transférentielle. Face à ce développement de sentiment amoureux, Freud se demande quelle doit être l’attitude du psychanalyste qui veut éviter l’échec et continuer le traitement en dépit et au travers de ce transfert amoureux. Il dénonce alors l’attitude qui verrait l’analyste répondre à la tendresse qu’on lui offre ou se poser en champion de la pureté des mœurs. Il déconseille aussi d’employer le moyen terme, à savoir de prétendre partager les tendres sentiments de la patiente tout en évitant les manifestations physiques de ceux-ci. Selon Freud, il est dangereux d’abandonner l’exigence de véracité qui donne à la psychanalyse son influence éducative et sa valeur éthique : l’analyste « doit se garder d’ignorer le transfert amoureux, de l’effaroucher ou d’en dégoûter la malade, mais également, avec autant de fermeté, d’y répondre. Il convient de maintenir ce transfert, tout en le traitant comme quelque chose d’irréel, comme une situation qu’on traverse forcément au cours du traitement et qu’on doit ramener à ses origines inconscientes, de telle sorte qu’elle fasse resurgir dans le conscient tout ce qui, dans la vie amoureuse de la malade, était resté le plus secret et qui maintenant pourra aider cette dernière à le contrôler » (Freud, 1915a, p. 124). Il évoque aussi de manière concrète et réaliste le danger que l’analyste se laisse aller à de tendres sentiments à l’égard de la malade sans être véritablement sûr qu’il pourra s’empêcher de dépasser les limites qu’il s’est fixées.

43Ces considérations amènent Freud à prôner la règle d’abstinence. Par cela, il évoque la nécessité de laisser subsister chez les patients besoin et désir, parce que ce sont là des forces motrices favorisant le travail et le changement : il n’est pas souhaitable que ces forces se trouvent diminuées par des succédanés de satisfaction. « Si les avances de la malade trouvaient un écho chez le médecin, ce serait pour elle un grand triomphe – et un désastre total pour le traitement. La malade aurait obtenu ce que cherchent tous les patients : traduire en actes, reproduire dans la vie réelle, ce dont elle devrait seulement se resouvenir et qu’il convient de maintenir sur le terrain psychique en tant que contenu mental » (ibid., pp. 123-124).

44Au moment où Freud procédera à des révisions importantes de ses théories, grosso modo des années 1920 aux années 1930, il est étonnant de constater que le transfert y apparaît moins qu’on ne pourrait s’y attendre. Freud reste fidèle à la situation analytique telle qu’il l’a décrite et se montre surtout préoccupé de mettre en travail ses conceptions métapsychologiques.

Psychanalyse, suggestion et persuasion

45Ce panorama succinct consacré à l’émergence du transfert dans les textes de Freud étant bouclé, il est temps de se demander si Freud a pu répondre aux critiques qu’il adressait, à la fin du siècle précédent, à l’hypnose.

46Les limites de la suggestibilité – à savoir le fait que beaucoup de patients ne se laissaient pas hypnotiser par lui – qu’il pensait dépasser en recourant aux associations libres, ont manifestement fait place à d’autres limites. En amont, la question de l’accessibilité à la cure, autrement dit des indications à la psychanalyse s’est posée et reste d’actualité. Après l’enthousiasme du début, la confrontation à la réalité et les critiques venant d’ailleurs sur l’aspect élitaire de ce traitement, le questionnement s’est déplacé sur les relations entre le fonctionnement psychique et le cadre de l’analyse.

47Les questions relatives à la passivité dans le traitement, à la dépendance sur le long terme et aux rechutes sont mises en perspective et résolues, en première intention, par la profondeur des changements visés par le traitement analytique. Entre suggestion et persuasion, le renvoi à une autre scène de la relation que le patient (se) construit avec le médecin lui permet de se (ré)approprier son passé et sa vie psychique et de retrouver une autonomie supérieure à celle qu’il avait avant l’analyse. Cette dynamique établie, l’appareil psychique est constitué dans son autonomie radicale et peut être alors l’objet d’une étude et d’une modélisation spécifiques ; la métapsychologie va pouvoir se construire dans sa référence au modèle du rêve et à la sexualité infantile. Les questions de l’allongement de la durée des traitements et de la réaction thérapeutique négative amèneront Freud, comme on le sait, à mettre l’accent sur la compulsion de répétition et la pulsion de mort. Il donnera donc une réponse théorique, métapsychologique, à ces interrogations liées à l’évolution des traitements.

48Freud a donc répondu à la plupart des critiques adressées à l’hypnose, soit par le développement de la situation analytique, soit par une élaboration métapsychologique. Mais sa démarche l’a aussi amené à mettre en évidence deux nouveaux facteurs psychothérapiques jusque-là peu abordés : le contre-transfert et la prise de position éthique que présuppose l’attitude générale de l’analyste.

49Abstraction faite de la théorisation qui permet d’expliciter la nécessité d’une analyse dite didactique, l’idée que le psychothérapeute doive se soigner ou subir le traitement qu’il va proposer à ses patients est originale. Dans le champ médical, certains savants ont expérimenté sur eux-mêmes leurs procédés (le cathétérisme par exemple), mais dans un but bien différent. Historiquement, il s’agit d’une procédure qui présente plutôt des analogies avec toutes les traditions culturelles ou religieuses qui recourent à des cérémonies initiatiques.

50Cela dit, faire du fonctionnement réfléchi de l’analyste l’outil d’investigation et de compréhension du fonctionnement psychique du patient détermine une méthode scientifique adaptée à l’objet de l’étude. L’originalité de cette approche permet aussi de comprendre qu’elle s’adapte régulièrement aux préoccupations de l’époque, comme nous l’avons évoqué, et permet aussi d’imaginer en quoi elle est mieux appropriée à une pratique indépendante, qui voit le médecin assumer son autonomie, qu’à une pratique universitaire ou hospitalière, qui pose volontiers le savoir dans une situation d’extériorité.

51Les propos que Freud consacre à l’attitude du psychanalyste font apparaître un deuxième facteur que l’on peut considérer comme original, même si c’est dans une moindre mesure. En effet, les règles techniques de l’abstinence, de la suspension du jugement liées à la neutralité et à l’attention flottante et celle de l’exigence de véracité déterminent une exigence éthique jusque-là peu évoquée. Seule s’en approche la fonction de vérité que l’on peut mettre en évidence dans les psychothérapies par la persuasion, facteur qui fait référence à la fois à la participation du patient au traitement et à l’effet thérapeutique de la connaissance de soi. Mais rien n’est évoqué en ce qui concerne l’attitude du psychothérapeute qui ressemble à ce que Freud décrit. Les exigences auxquelles se soumet idéalement le thérapeute, faites à la fois de prudence, de retenue, de discrétion et d’une relative modestie, la suspension de tout jugement sur le fond et sur la forme des problèmes amenés par le patient, sont des facteurs qui contribuent à la singularité et aux effets de la cure analytique.

52En conclusion, de la suggestion restent peu d’éléments. Bernheim a admis que le rapport de suggestion qui s’établit entre patient et médecin n’est pas spécifique et qu’il est lié à une faculté générale de l’homme : la suggestibilité ou crédivité. Freud achève le travail en considérant que ce rapport renvoie à une autre scène, liée aux cicatrices que l’enfance a laissées sur le fonctionnement psychique du patient. S’il y a rapport de suggestion, c’est que l’analyste n’a pu empêcher le patient de mettre en acte ce qu’il ne peut se remémorer. En ce qui concerne la persuasion, rarement discutée en tant que telle par les psychanalystes, la question paraît plus complexe. En premier lieu, toute une part de travail de Freud dans les Etudes sur l’hystérie (1895d) se réfère bien plus à la persuasion qu’à la suggestion. Il y déploie une activité énergique pour confronter le patient à la nature irrationnelle de ses craintes, de même que, dans les Observations sur l’amour de transfert (1915a), il dit nécessaire de convaincre les patients de la nature irrationnelle de l’amour de transfert. En second lieu, Freud évoque dans la conclusion du Fragment d’une analyse d’hystérie (1905e) d’autres transferts qui « sont faits avec plus d’art, ils ont subi une atténuation de leur contenu, une sublimation, comme je dis, et sont même capables de devenir conscients en s’étayant sur une particularité réelle, habilement utilisée, de la personne du médecin ou des circonstances qui l’entourent. Ce sont alors des éditions revues et corrigées, et non plus des réimpressions » (Freud, 1905e, p. 87). Etayées sur l’appareil perception-conscience, ces formes de transfert qui sont en lien avec la sublimation alimentent l’ensemble des questions qui touchent à la nature des relations qui s’établissent entre le patient et l’analyste. De la persuasion franche des débuts à toute la conceptualisation de ce qui deviendra l’alliance de travail, la question de la place de la persuasion dans la cure analytique ne paraît pouvoir être éludée. Chassez le naturel…

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Mots-clés éditeurs : suggestion, persuasion, relation thérapeutique, hypnothérapie

Date de mise en ligne : 21/08/2008

https://doi.org/10.3917/psys.083.0155

Notes

  • [1]
    Ce texte prend son origine dans le Séminaire d’histoire de la clinique psychiatrique que l’auteur anime dans le Département universitaire de psychiatrie adulte de la Faculté de médecine de Lausanne. Que tous les participants de ce séminaire soient ici remerciés pour leurs remarques et leurs critiques.
  • [2]
    Psychiatre Psychothérapeute FMH, directeur de l’Institut Universitaire de Psychothérapie, Département de Psychiatrie, Lausanne.
  • [3]
    Rappelons pour mémoire son activité chez Claus puis dans le laboratoire de Brücke.
  • [4]
    Il a travaillé chez Scholz, Baginski et Kassowitz.
  • [5]
    Chez Meynert pendant cinq mois, ainsi que dans l’asile privé du Pr Leidesdorf.
  • [6]
    Il serait intéressant d’étudier la clientèle privée de ces auteurs afin de distinguer plus finement ce qui, dans cette polarisation de l’intérêt pour les troubles majeurs, est dû au poids de la tradition asilaire ou à des considérations plus socio-culturelles. Traitaient-ils les mêmes patients sortis de l’hôpital ou rencontraient-ils une clientèle analogue à celle dont Freud va s’occuper, mais sans penser à s’y intéresser en raison du poids de l’habitude ?
  • [7]
    Il faut noter que cet intérêt peut être retrouvé tant dans l’histoire de la psychiatrie que dans celle de la médecine.
  • [8]
    Ce traitement moral se trouvait partiellement repris dans la méthode de Weir-Mitchell par le biais de l’isolement, dans l’idée qu’à une maladie psychique doit répondre un traitement psychique.
  • [9]
    La trame de ce résumé s’appuie sur l’article classique de Lagache (1952, pp. 6-34).

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