Les médiations : contextualisation
1Si les pratiques groupales en médiation sont en pleine expansion dans les institutions de soins, elles s’y imposent souvent sans une nécessaire référence théorique explicite (Sudres, 2006). Ce flou qui entoure la formation et les références théorico-cliniques de ces pratiques médiatisées laisse place à l’idée qu’il s’agirait plutôt d’un espace de soin, de loisirs, d’activités occupationnelles et/ou récréatives. C’est pourquoi il convient de s’essayer à questionner cliniquement ce concept de médiation.
2Une telle présence des médiations plastiques, graphiques et autres pour des psychopathologies plus ou moins lourdes vient implicitement interroger les limites d’un travail thérapeutique qui aurait pour seule méthode l’utilisation du langage verbal. Une des particularités de ces pratiques de soins regroupées sous l’appellation « ateliers » est de proposer aux sujets en souffrance un médiateur. Cela suppose d’emblée une relation à trois : le patient, l’objet médiateur et le praticien. Dans cette rencontre triangulée, le médiateur occupe une place centrale car même s’il est déjà là (mis à la disposition des participants de l’atelier), il convient de le décréer pour récréer/recréer en se récréant/recréant.
3Quoi qu’il en soit, ces ateliers tissent intrinsèquement un dispositif et une dynamique psychothérapique singulière à examiner sans pour autant prétendre à une modélisation unique et encore moins à un outil « manuélisable ».
Un, deux, trois… comptines
4Cet atelier comptines à trois médiateurs/médiations coanimé par une psychomotricienne, une éducatrice spécialisée et une psychologue, s’adresse à trois enfants âgés de cinq ans : l’un présente un trouble autistique majeur, les deux autres une dysharmonie psychotique. Il propose un cadre contenant et sécurisant, adapté aux difficultés de ces enfants.
5Ainsi sont mis en place des rituels d’entrée et de sortie des séances qui marquent sa spécificité et séparent symboliquement de « l’extérieur » institutionnel. En entrant dans la salle de l’atelier, qui n’est utilisée qu’à cet effet, tout le groupe entonne toujours la même chanson « Les petits poissons dans l’eau ». Cette « entrée en matière » ouvre dans un premier temps à un dépaysement qui fait coupure avec l’extérieur, tout en marquant un certain sentiment d’appartenance au groupe. Il se crée déjà une enveloppe sonore rassurante, que le groupe retrouve chaque semaine.
6Ensuite, pour signifier un peu plus que nous nous trouvons dans un espace-temps différent, tout le monde retire ses chaussures et pose ses affaires personnelles dans le sas d’entrée. Cet espace-sas s’affirme comme un entre-deux mondes : celui de la réalité quotidienne et celui de l’atelier.
« Livres »-moi une histoire…
7Les enfants se dirigent spontanément vers « la caisse à livres » mise à leur disposition. Dans un premier temps ils choisissent un livre qu’ils peuvent regarder, explorer à leur rythme, seul ou avec l’adulte s’ils le sollicitent. Puis chaque semaine à tour de rôle, un enfant désigne un livre, qu’une des animatrices raconte à l’ensemble du groupe.
8Dans l’atelier, les livres sont tous illustrés. Tout se raconte dans un livre d’images : les mots imprimés, les images et leur matière, les couleurs, le format… Plusieurs récits s’entremêlent : celui du texte, celui des images, ainsi que la rencontre singulière des deux qui conduit à la symbolisation et à la métaphore.
9Pour marquer la fin de ce temps, nous accompagnons de mots le rangement et nous nous dirigeons tous ensemble vers l’armoire pour en sortir les jeux et jouets utilisés lors du deuxième moment de l’atelier.
Et bien « jouet » maintenant !
10Nous mettons alors à disposition des enfants toutes sortes de jouets : poupées, peluches, dînette, mallette du docteur, ballons, cubes en mousse et en bois, cerceaux, foulards, marionnettes, baignoire, coussins, couvertures…
11Ce qui est attendu n’est donc rien de plus que ce que tout enfant fait instinctivement pour « s’occuper » : jouer. Bien qu’il s’agisse là de son mode privilégié d’être au monde, on ne peut pas réduire le jeu de l’enfant à une simple activité spontanée de plaisir qui s’opposerait au travail. C’est pourquoi, là où certains voient le jeu comme un plaisir spontané et gratuit, nous y voyons un temps nécessaire au développement, tant psychomoteur, cognitif que psychique. Cependant, le semblant ne va pas forcément de soi : les enfants accueillis dans cet atelier ne jouent pas… ou jouent difficilement ou bizarrement… Cela se traduit par une inhibition ou au contraire par des débordements du jeu. L’inaptitude au jeu marque un trouble de la symbolisation originaire, soit un défaut de métabolisation des affects et de la mise en forme et contenance de l’expérience brute.
12Aussi sommes-nous amenés à jouer avec ces enfants, tout en préservant un cadre contenant et sécurisant, propice à l’émergence de jeux symboliques. Une symbolisation primaire peut alors s’effectuer par une mise en scène du sensori-moteur et des représentations imagées. L’animateur/praticien advient en catalyseur de l’autre pour lui permettre de se subjectiver.
13Là encore, afin d’annoncer le dernier temps de l’atelier, l’ensemble du groupe range le matériel accompagné d’une verbalisation des animateurs. Un rituel s’installe.
Et si on « comptine-uait » par une chanson ?
14Les enfants s’installent alors dans l’espace réservé aux temps des comptines. A chaque séance, ils retrouvent la même place, sur un tapis, adossés sur un coussin, et enveloppés dans une couverture. Ce rituel garantit à tous une certaine permanence sécurisante.
15Les animateurs/praticiens prennent place en face des enfants, dans ce que nous pourrions appeler « l’espace de comptine ». Ces derniers choisissent les chansons qu’ils souhaitent entendre. Alors, nous chantons tous ensemble les comptines désirées, tout en les accompagnant d’une gestuelle expressive.
16Cette enveloppe sonore n’est pas sans rappeler les premières interactions entre le bébé et sa mère : elle permet à l’enfant d’attendre, de différer la satisfaction de ses besoins, créant ainsi un espace de pensée (Aulagnier, 1986). Véritable nourriture psychique, ce sonore est investi comme un objet libidinal.
17Rappelons ici que les comptines, premiers jeux médiateurs d’échanges entre la mère et l’enfant, sont des paroles appartenant à la langue maternelle. Elles s’adressent à l’enfant qui ne parle pas encore : le jeu du « corps à corps » y est prégnant.
18Puis vient le moment de se dire au revoir et de préparer la séparation. Aussi a-t-il été choisi la chanson « Au revoir » durant laquelle nous nous rapprochons des enfants, contenant/médiatisant sans doute un peu plus ce temps de séparation. Nous retrouvons le sas d’entrée qui maintenant prend sens de sas de sortie, et auquel nous avions confié nos chaussures et nos manteaux, parties de nous-mêmes laissées en dépôt dans cet entre-deux qui tout à l’heure nous préparait à entrer dans le monde de l’atelier, et qui maintenant assure la transition avec le retour à la réalité quotidienne.
19A travers ces trois temps, ces trois médiateurs se tissent :
- une relation stable et « sécure » ;
- la construction d’une histoire commune et groupale, dans laquelle chacun saura reconnaître l’autre comme différent de soi. Cela se traduit notamment par le fait de repérer une place propre et différenciée à chaque membre du groupe ;
- le développement du schéma corporel et de son unité, dans une prise de conscience de son propre corps et de ses limites ;
- l’émergence du jeu symbolique avec un accès à un entre-deux en lequel le processus d’individuation et de différenciation corporelle s’éprouve par des couples d’opposés présence/absence, accélération/ décélération.
L’argile : un atelier pas si « terre à terre »
20Coanimé par deux éducatrices et une psychologue, cet atelier accueille cinq enfants de 7 à 8 ans présentant une dysharmonie psychotique. En référence à la formalisation des Ateliers de l’Art Cru (Lafargue, 2002), il ne propose aucune consigne précise, si ce n’est de pouvoir réaliser tout ce que l’on veut avec la matière argile. Il s’agit donc d’un espace d’expression, dans lequel il est préconisé que l’acte de modelage soit libre et spontané.
21Il nous faut considérer, d’un point de vue éthique, que pour l’enfant de l’institution, qui participe à cet atelier argile, créer ne lui apparaît pas d’emblée comme un besoin, contrairement à l’artiste. C’est nous qui l’invitons à produire, avec l’espoir qu’il adhérera à cette démarche. Nous pensons pouvoir lui ouvrir des portes jusqu’alors restées fermées. Nous les invitons à être des acteurs dans un espace de liberté. Une sorte de postulat clinique est posé.
22L’argile, matière naturelle, ne requiert pas une grande technique pour pouvoir être modelée. C’est une matière vivante et sensuelle qui prend très vite la température du corps de celui qui la manipule. Brute et solide, elle peut être transformée par l’enfant et se propose d’accueillir l’émergence d’une forme.
23Elle invite au « passage à l’acte » avec pour outil essentiel la main ! Manipuler de l’argile ne laisse pas indifférent et provoque des réactions corporelles et affectives. Les enfants éprouvent un plaisir instantané à son contact et ont envie de la toucher, de la caresser ; ou au contraire, de la rejeter de par sa symbolique fécale. D’autres s’y engageront précautionneusement, voire avec réticence, marquant du dégoût, un désir de la taper, de la déchirer…
24Dans tous les cas, modeler de l’argile impose un engagement corporel de l’affectif, de la pulsionnalité ; cela suscite un ressenti sur le corps. La terre est donc un matériel riche en traces sensorielles (chaud, froid, lisse, lourd, léger…), en trajets pulsionnels (coups, caresses, effleurements, pressions…) et en émotions (colère, haine, amour…).
25Ce qui semble important, c’est que dans ce corps à corps avec l’argile, l’enfant accède à une médiation psychique, par exemple celle de l’image de son corps. « Gestation des formes dans une matière à tactilité organique, l’argile sollicite préférentiellement la projection du corps vécu, puis son éventuelle évolution-reconstruction » (Broustra, 1987, p. 85).
26Il en existe de différentes couleurs : dans l’atelier, les enfants ont à disposition de l’argile rouge, marron et grise. Et déjà, le choix de la couleur, des outils et leur maniement devient significatif de l’acte symbolique de couper, découper, réparer… De cette rencontre naît une histoire entre l’enfant et la matière, une mise en trace novatrice.
27Ainsi, dans un premier temps, il va s’agir d’éprouver ce qui est déjà là ; la matière, une (é)preuve en soi de la dysharmonie psychotique. Les enfants peuvent se trouver dans une impasse à même d’entraver leur désir de production. Pour faire face au vide, certains enfants font appel de façon singulière, parfois en écho, à une demande d’étayage. L’animateur/praticien accompagne alors la projection imaginaire, afin de la drainer vers une expression dans la matière. En fait, « l’être là » de l’Autre favorise au sens phénoménologique du terme un « l’être soi et l’être corps » de l’enfant.
28La matière est une source d’énergie, un cadre, une résistance à la toute-puissance. Elle offre une butée essentielle à l’émergence de la mise en forme. Le jeu avec elle autorise la scénarisation concrète, la mise en forme d’éprouvés somatiques et affectifs jusqu’alors irreprésentables. En amenant l’enfant à mettre en forme, nous lui permettons de laisser trace à l’activité de penser seul par et avec l’autre.
29L’argile appelle, contrairement à la peinture, à mettre en volume, en forme, le vécu émotionnel et sensoriel. Cette médiation constitue un espace tridimensionnel : elle a une face, un derrière et un profil. Elle a de la consistance.
30Nous pouvons résumer, avec René Roussillon (1991), pour qui « le médium malléable » est l’objet transitionnel du processus de représentation, les qualités requises par la matière argile. En effet, elle est :
- indestructible. Elle peut être manipulée en tout sens, disparaître, réapparaître ;
- sensible. Elle autorise très facilement des changements de forme ;
- disponible. Par-delà sa forme et sa couleur, elle constitue une invite à faire, à modeler ;
- vivante. Inanimée, elle passe, par le truchement de soi, de l’autre, à l’animé et au langage.
L’objet médiateur et quelques-unes de ses fonctions
31Le médiateur, de par ses caractéristiques, est proche de « l’objet de relation » repérable par au moins deux personnes (Quelin-Souligoux, 2004). Celui-ci induit chez chacune d’elles un travail de pensée qui signifie d’une certaine manière l’état de relation à un moment donné. C’est un entre-deux appareils psychiques : celui du praticien et celui du patient. Cet objet trouvé-créé dans la surprise est utilisé de façon sensorielle comme témoin et représentant de la relation.
32L’objet de médiation s’inscrit, lui, avant tout dans un cadre clinique. Contrairement à l’objet de relation, il est proposé par le praticien. De fait, cela suppose qu’il ait déjà pensé, investi, voire protocolisé dans un objectif et/ou projet thérapeutique cet objet. L’effet de surprise, de tissage à deux se révèle a priori moins intense.
33Porteur de ses propres qualités autant que des qualités abstraites de la situation, l’objet médiateur se situe dans l’aire de rencontre de la réalité intérieure et extérieure du sujet (Sudres, Fourasté et Moron, 1998). Il occupe ainsi une place de choix dans cet espace transitionnel préconstruit. En cette zone d’illusion, le patient dispose du champ/chant pour exercer une omnipotence imaginaire en créant un objet de l’objet qui le fait exister. Moi et non-Moi se rencontrent, se condensent, se déplacent et se transforment.
34L’expérience d’illusion/désillusion de Donald W. Winnicott (1971) advient dans cette aire de jeu. Ainsi, ces objets médiateurs autorisent l’expérimentation de l’illusion omnipotente en dehors de l’agi/agir ; ils permettent de la symboliser. Encadrés par des praticiens expérimentés, leur utilisation ouvre un espace de pensées. Faire advenir le jeu de la symbolisation avec des allées et venues sur la logique des qualités sensibles, des formes, des relations, du temps, de l’abstrait, constitue un des objectifs clés des groupes à médiation (Anzieu, 1989 ; Chouvier, 2004).
35Lorsque l’objet médiateur prend corps dans l’espace, il se déploie dans le temps. Or le temps psychique est un continuum de différentes unités temporelles qui se succèdent. Tout le travail de la psyché réside dans ce maintien et tissage de la continuité pour construire la durée et l’historicité.
36L’objet médiateur, en tant que trace, permet donc d’inscrire dans une forme durable ce qui émerge dans la relation intersubjective et groupale. Pour que le travail symbolique se réalise, l’objet doit offrir une certaine consistance sensori-motrice, sinon le risque de l’alternance du type apparition/disparition se dessine sans qu’il ait pu être incorporé, introjecté et encore moins en capacité de créer un fond d’étayage pour traverser le mouvement symbolique de prendre/rendre et séparer/réparer (Chouvier, 2004 ; Sudres, 2005). Souvent c’est le groupe et sa singulière dynamique qui restent à son insu le garant de tout cela.
37Une des fonctions du médiateur est donc de susciter l’expression du monde interne et l’échange entre les sujets. Il peut s’entendre comme un équivalent du langage allant jusqu’à s’y substituer lorsque le sujet ne peut pas parler, consciemment ou non, de sa souffrance, de ses difficultés. Ce matériel expressif est un prétexte (pré-texte) au langage et/ou langage à lui seul tant il expulse, surprend, codifie, modifie, trie, sélectionne pour constituer une matrice.
38Ainsi, proposer un objet médiateur à un patient dans le cadre d’ateliers apparaît comme une invite à dire autrement qu’avec des mots. Le médiateur prend alors la valeur de support à la créativité et à la communication, facilitant le partage d’émotions à travers des appropriations, des perlaborations et des transformations personnelles et groupales. En groupe, lorsque cet intermédiaire sera médiateur, « il jouera un rôle de relais entre la communication consciente et inconsciente et l’articulation entre les subjectivités de une ou des personnes » (Privat et Quelin-Soligoux, 2000 ; p. 27).
La médiation pour – quoi ?
39La présence de cet intermédiaire qu’est l’objet plus ou moins brut ne constitue donc pas la médiation en soi. Il offre seulement le support à partir duquel elle pourra advenir ou non et faire exister le sujet.
40Les groupes à médiation mobilisent la créativité potentielle. Le travail médiateur ne prend sens qu’à travers la capacité créatrice et la tonalité affective spécifique du jeu que le sujet met en mouvement.
41L’objet médiateur sollicite le faire, l’action. Cette production aboutie (finie) ou non met en jeu les forces transformatrices de la médiation. A condition de considérer que toute étape de la réalisation de l’objet est une élaboration psychique pour le sujet, on comprend alors que toute manière de faire soit une façon de dire. Autrement dit, « la pensée s’actionnalise en même temps que l’action s’internalise comme une forme de pensée » (Chouvier, 2004, p. 17).
42La médiation s’articule donc entre le dire et le faire. Elle se propose comme support projectif, notamment des vécus affectifs, qui traverse l’imaginaire groupal. Exprimer quelque chose suppose de mettre hors de soi de l’internalité. La projection est un mode de défense qui permet à un sujet de projeter désir et angoisse sur des personnes et/ou des objets. Ainsi dans un atelier médiatisé, le sujet patient et/ou client se saisit soit de l’objet-réceptacle, soit du praticien, soit des autres participants pour exprimer d’intenses affects et scénarios fantasmatiques.
43Tout cela suppose que la médiation se déploie dans un lieu suffisamment contenant, fiable et souple, autorisant des mouvements d’allées et venues entre phases d’illusions/désillusions et de maîtrise/lâcher-prise. De fait, le cadre de l’atelier ne se suffit pas à lui-même : un dispositif intérieur doit lui être associé. Il s’agit d’une peau interne qui puise sa force d’une part dans la capacité des praticiens d’être présents à leur tâche, d’autre part dans la matrice d’une institution suffisamment bonne.
Le jeu symbolique
44En se situant dans le registre du symbolique, le jeu implique que l’enfant soit autre chose que ce qu’il est, en restant malgré tout lui-même. Le jeu actualise sur la scène du corps et de l’espace l’activité fantasmatique. Par conséquent, toute situation jouée se trouve absente et dans le « faire comme si ». L’enfant qui joue à disparaître fait tout sauf disparaître.
45Avec les enfants autistes ou psychotiques, nous sommes en présence d’une symbolisation primaire qui se situe dans une bidimensionnalité d’adhésivité fusionnelle ou une tridimensionnalité symbiotique qui impliquent une identification projective massive et pathologique. Alors dans leurs jeux, bien souvent précaires, ils nous donnent à voir leurs investissements des formes, de l’espace, de la temporalité, de leur image du corps ; autant d’indices constitutifs du développement du moi corporel, de la perception de l’enveloppe corporelle et de l’intériorité de l’enfant.
46Le jeu, travail psychique, sensorimoteur et cognitif exigeant, parcours complexe subjectif et expérientiel, ne va jamais de soi. Dans tout le trajet du jeu, l’autre est omniprésent ; ce qui importe dans l’atelier est donc de pouvoir soutenir ce travail du jouer. Il semble essentiel de proposer un étayage dans la relation à l’autre afin que ces enfants, en panne dans le jeu, développent leur capacité à jouer ; accompagner l’enfant dans le jeu, c’est lui permettre de transférer quelque chose de son psychisme dans les jouets et les mouvements afin qu’il s’y représente et qu’il prenne une forme perceptible. En jouant, le sujet pourra mettre en travail sa curiosité, ses apprentissages cognitifs, sa sensori-motricité, il y engagera son corps, sa pulsionnalité, son affectivité, sa représentation.
47Par ailleurs, le jeu apparaît ici comme une possible rencontre avec l’enfant et une solution à une expressivité agie et non encore pensée. Car en tant que pleine expérience, le jeu prend toute sa valeur dans une dimension psychique et corporelle. Cette activité convoque tout à la fois le corps, la sensori-motricité, le rapport à l’espace, à soi et aux autres. Le jeu est précisément « le champ où l’opposition de l’acte et de la représentation est suspendue puisque le jeu doit être effectivement agi pour revêtir sa pleine valeur d’expérience, cependant qu’il est dans le même temps travail de mise en représentation qui tisse de la matière psychique et qui soutient et accompagne une symbolisation primaire plus fondée sur la présence, sur l’acte et l’éprouvé que sur la mise en absence et la secondarisation » (Joly, 2005, p. 19).
Le praticien médiateur
48Dans un premier temps, le praticien aide le sujet à entrer dans le cadre et le climat de l’atelier. Pour faciliter cette coupure avec la réalité extérieure, il peut instaurer des rituels d’arrivée (ôter ses chaussures, mouvements de lâcher prise, installation du matériel, exercices, jeux, etc.). Cette différenciation dedans dehors, ou plus exactement ce « training d’espace », comme se plaît à le dénommer J. Broustra (2000), conduit d’ores et déjà à un décalage propice à l’expression de soi par soi et de soi par l’autre. Par la suite, le praticien se doit d’« être là » dans une écoute paradoxalement flottante et attentive, avec un regard qui permet à l’autre de se sentir sécurisé et existé dans son unité et ses différences.
49S’impliquer dans la prise en charge groupale au sein d’ateliers médiatisés suppose une réflexion à la fois théorique et pratique sur les qualités et la spécificité des médiateurs approchés (Sudres, 2007). Aussi, il s’agit plus que d’un simple dispositif technique : cela suppose un certain mode de présence de la part des soignants. Jean Broustra souligne d’ailleurs que les animateurs ont eux-mêmes à s’engager dans l’espace potentiel de l’atelier avec le sentiment d’habiter un espace en résonance avec leurs sensibilités particulières : « Un engagement dans une expérience signifiante qui est une expérience véritablement créatrice » (Broustra, 1987, p. 171).
50La possibilité médiatrice, bien que déterminée par la nature de l’objet, reste attachée à l’utilisation qui peut en être faite. Le but est de permettre à un sujet en panne de symbolisation et privilégiant l’agir d’accéder à un langage autre et hautement signifiant. Dans l’atelier à médiation, le praticien s’autorise à jouer lui-même : d’une part en transformant l’agi/agir par du faire semblant, d’autre part en offrant une représentation aux projections et aux émotions agies.
51Rappelons que le praticien ne peut manquer de s’interroger sur le choix de l’objet médiateur qu’il propose dans le cadre de l’atelier. En effet, penser que seule compte l’offre du support au développement de la pensée et de la symbolisation serait nier les caractéristiques spécifiques du médiateur (Sudres, Fourasté et Moron, 1998). De plus, rappelons que l’objet médiateur porte la trace du travail psychique du praticien.
52Animer un atelier suppose de veiller à toujours proposer à l’enfant un appareil à penser les pensées dans la rêverie partagée ; à avoir pour préoccupation l’expression du sujet. « Il leur faut être pensés (et incarnés dans un discours) pour pouvoir se penser et discourir à leur tour » (Payant, 1993, p. 169). L’animateur, de par sa fonction, s’essaiera à être toujours créatif, afin de permettre la relance de la pensée et de l’imaginaire de l’enfant.
Entre expression et création
53L’expression est un processus dynamique dans lequel le sujet se révèle : dans un langage organisé, plus ou moins conscient, il manifeste ses émotions, ses angoisses, ce qu’il vit. Elle permet une libération des tensions affectives.
54La création, quant à elle, résulte d’un acte supposant une totale liberté, qui ne demande donc aucun apprentissage préalable. Elle a par ailleurs une « fonction résolutoire » quant aux affects et mnésies inhibés. Elle procède d’une pulsion de mise en forme (Gestaltung). Ce processus de mise en œuvre fait advenir une forme dans laquelle se manifestent des éléments affectifs du sujet, de la façon dont il ressent sa réalité corporelle, psychique et culturelle. Dans un premier temps, la création permet de « rétablir l’articulation directe du jeu aux énergies inhibées et pulsions réprimées dont l’inhibition est source de souffrance » (Lafargue, 2002). Dans sa production, le sujet extériorise une partie de soi, par un déplacement hors territoire dans la matière, ainsi il n’a « plus à craindre la figure mortifère du surmoi : la crise trouve sa scène de représentation au-dehors » (Masson, 2001, p. 18).
55Pour qu’il y ait création, il est nécessaire de partir de quelque part, car il est impossible de faire à partir de rien. Alors ce serait le fantasme qui serait mis en acte dans toute production.
Pour conclure…
56Avec un sujet en proie à des difficultés psychopathologiques et/ou sociétales, l’introduction d’une médiation devient une invite à faire et à jouer ensemble. En fait, il s’agit d’offrir un espace transitionnel dans lequel peuvent s’inscrire les événements dans leur durée, sans nier les repères spatio-temporels réels, les émotions et la sphère sensori-motrice.
57Un espace psychique tridimensionnel où l’événement peut être anticipé, recueilli, transformé pour que se jouent les couples d’opposés, dedans/dehors, avant/ après, total/partiel, bon/mauvais, actif/passif, phallique/ castré, féminin/masculin qui servent de base à des processus symboliques essentiels tels que prendre/rendre, séparer/réparer, résister/désister, codifier/modifier… largement développés par B. Chouvier (2004).
58L’objet médiateur ne constitue, dans les ateliers à médiations ou plus globalement en art-thérapie, qu’un élément d’une dynamique bien plus large et complexe. Bien trop souvent brandi comme un élément de magie thérapeutique, l’objet n’entre en médiation que par l’intra-, l’inter- et la trans-subjectivité du patient, du praticien, du groupe, de l’institution et du moment socio-culturel vécu ici et maintenant.
Bibliographie
Bibliographie
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- Winnicott D.W. (1971) : Jeu et réalité, l’espace potentiel. Paris, Gallimard.
Mots-clés éditeurs : art-thérapie, objet médiateur, création, symbolisation, groupe
Mise en ligne 12/06/2008
https://doi.org/10.3917/psys.082.0127