Couverture de PSYS_072

Article de revue

Entre déni et défi: la réalimentation des anorexiques en milieu somatique

Pages 105 à 115

« Si Dieu fait l’aliment, le diable l’assaisonne. »
James Joyce, Ulysse

Remarques liminaires

1Reconnue en tant qu’entité clinique depuis plus d’un siècle, l’anorexie mentale est un sujet d’actualité à plus d’un titre. Plusieurs études font état d’une augmentation quant à l’incidence de cette maladie à laquelle les médias consacrent par ailleurs des plages de plus en plus importantes, ce qui ne va pas sans exercer une certaine pression sur les systèmes de soins (Ratnasuriya et al., 1991 ; Selvini-Palazzoli et al., 1998). Face à cette surenchère, il est d’autant plus paradoxal de constater combien la maladie reste méconnue, tardivement diagnostiquée, et bien souvent traitée par des mesures thérapeutiques insuffisantes, voire inadéquates. Il n’est pas rare de voir des patientes anorexiques se faire suivre par des spécialistes en gynécologie, endocrinologie ou gastro-entérologie, sans parler de la pléiade de praticiens non médicaux qu’elles peuvent rencontrer au cours de leur parcours, avec pour résultat des chronicisations et des états de dénutrition sévère.

2Les données épidémiologiques dont on dispose commencent à dessiner un paysage relativement clair de l’anorexie. Selon différentes études, la prévalence de la maladie serait d’environ 1% chez les adolescentes et les jeunes femmes (Ratnasuriya et al., 1991 ; Yates, 1989), et rare en ce qui concerne le sexe masculin (un sur dix). On estime qu’environ la moitié des patientes qui en souffrent développeront un trouble chronique du comportement alimentaire (Jeammet, 1985 ; Ratnasuriya et al., 1991), avec à la clef un parcours émaillé de rechutes, de crises suicidaires, de séjours en milieu psychiatrique, les hospitalisations somatiques ne figurant au bout du compte qu’un avatar dans leur évolution chaotique. Sans suivi régulier, la maladie présente un taux de mortalité de 10 à 20%.

3Ces chiffres alarmistes sont cependant nuancés par certains auteurs, notamment l’équipe constituée autour de l’école systémique de Milan (Selvini-Palazzoli et al., 1998). Dans leur follow-up à long terme concernant des jeunes filles traitées entre 1971 et 1987, ces chercheurs constatent que sur un nombre total de 115 patientes retrouvées après une durée moyenne de 13 ans (durées allant de 8 à 24 ans), un seul décès était survenu. Dans cette cohorte, 92% des patientes sont sorties de l’anorexie, 4% sont restées anorexiques restrictives et 4% anorexiques boulimiques. Dans son ensemble, cette recherche met en évidence un élément prédictif important, à savoir la disponibilité des proches pour participer au moins à une séance de thérapie familiale au bénéfice de la malade.

De l’isolement à la psychothérapie

4De tout temps, les thérapeutiques ont été dictées par les représentations qu’on se faisait de la maladie, représentations largement infiltrées par les modèles théoriques prévalents. Il semblerait que ce soit Morton (1689) qui ait effectué la première description d’un tableau détaillé d’anorexie mentale (Birot et al., 2004 ; Jeammet, 1997). Il faudra attendre cependant la fin du XIXe siècle pour que ce syndrome psychopathologique, en surface si remarquablement stéréotypé, soit individualisé selon les logiques classificatoires de l’époque – en Angleterre par Gull et en France par Lasègue (1873), qui tout d’abord emploie le terme d’« inanition hystérique » pour retenir dans un second temps, après bien des atermoiements, celui d’« anorexie ». Son concept de « perversion morale » décrit assez bien les relations difficiles qui s’installent entre ces patientes et leurs médecins, en prise à des convulsions désintégrant l’harmonie de leurs soins. On doit à Lasègue la triade symptomatique qui porte son nom, comprenant : l’anorexie, en tant que conduite restrictive plus ou moins progressive, l’aménorrhée et l’amaigrissement.

5C’est Charcot le premier qui imposera l’isolement en tant que meilleur traitement symptomatique de l’hystérie en général, et de l’anorexie en particulier (Charcot, 1890). Il s’agit essentiellement de couper la patiente de son milieu, avec l’espoir que revoir ses proches va constituer une récompense suffisante pour qu’elle se mette à se réalimenter. Dans le moins inhumain des cas, la méthode opère suivant un véritable conditionnement, avec levée progressive de mesures proportionnellement à la reprise de poids. Cette méthode coercitive prévaudra longtemps, à la défaveur d’interactions d’ordre plus psychothérapeutique.

6Il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour voir se dessiner un changement en la matière, notamment sous l’impulsion de thérapeutes tels que Meyer et Feldman, puis surtout Hilde Bruch, qui s’est beaucoup inspirée de la théorie interpersonnelle et de la psychologie du Self pour approcher ses patientes (Bruch, 1973, 1988). Cette thérapeute considère que le trouble fondamental de l’anorexique est un problème de l’image corporelle secondaire à des perturbations de la perception intéroceptive, difficultés liées aux premiers apprentissages au cours desquels la mère impose ses propres sensations et besoins à l’enfant au lieu de l’aider à percevoir et reconnaître les siens propres. Dans ce contexte, l’identité du sujet est fragilisée et celui-ci reste profondément dépendant de son entourage, en dépit d’une lutte acharnée pour l’autonomie passant par le contrôle du corps.

7Griffin a montré qu’une adolescente sur dix, lorsque elle entreprend un régime amincissant, risque de développer la maladie (Griffin et al., 1978). On peut identifier différents événements susceptibles d’amener une adolescente à entreprendre un telle diète. Pour ces sujets, le début des rapports avec les garçons constitue en général une importante source d’inquiétude. On trouve souvent une première relation amoureuse décevante, éventuellement marquée par une intense anxiété face à la sexualité ou une rupture traumatisante qui prouve à l’anorexique qu’elle n’est « pas à la hauteur ». Des changements importants dans la configuration familiale peuvent également amener la future malade à déployer des conduites anorexiques pour reconquérir une place perdue dans la famille ou pour faire revenir le membre qui l’a quittée. Certaines patientes que nous avons reçues ont entrepris de perdre du poids suite à un traumatisme, une maladie grave (par exemple cancéreuse) ou un abus sexuel. L’isolement consécutif à un déménagement ou un voyage prolongé, l’effritement du réseau d’amis, l’impossibilité de bénéficier de contacts avec un groupe de pairs, tout cela crée une plus grande vulnérabilité, de sorte qu’il suffira quelquefois d’un événement anodin pour qu’elles se sentent « inférieures », rejetées, impuissantes, et que tout bascule avec le sentiment de perte de contrôle de la situation.

Une certaine convergence des approches

8Il existe aujourd’hui plusieurs modèles multidimensionnels de l’anorexie. Celui de Garfinkel et Garner (1982), par exemple, intègre des facteurs prédisposants d’ordre individuel, familial et culturel, des facteurs précipitants tels que pertes, séparations, et de façon générale tout bris de l’homéostasie familiale, en particulier lorsqu’il y a des demandes accrues de l’environnement, des échecs (scolaires notamment), etc. C’est la convergence de ces éléments qui amènera le sujet à utiliser le régime pour renforcer son sentiment de contrôle et secondairement l’estime de soi. Les auteurs identifient la privation, le renforcement positif à la suite de la perte de poids et les gains secondaires (attention accrue de la part de l’entourage, impression d’« être spéciale ») comme des facteurs qui contribuent à perpétuer le trouble alimentaire.

9Pour les cas les plus graves, nous nous en référons volontiers au modèle de compréhension psychanalytique inspiré des travaux d’Evelyne Kestemberg (Kestemberg, Kestemberg et Decobert, 1989) qui situe phénoménologiquement l’anorexie aux confins de la psychose, en particulier de certaines « psychoses obsessionnelles », proche en cela du concept de « psychose monosymptomatique » de Mara Selvini et des observations de Hilde Bruch, laquelle considère l’anorexie comme une forme particulière de schizophrénie (Bruch, 1973). Vont dans ce sens l’intemporalité du « vécu ici et maintenant », l’appauvrissement des relations qu’on constate dans presque tous les cas, la désinsertion sociale en dépit d’activités en apparence adaptées, la négation du corps, attaqué parce que vécu comme humiliant ou étranger (même lorsqu’il apparaît idéalisé), l’ignorance du danger vital que courent ces jeunes filles malgré les mises en garde réitérées de leurs médecins. Son ambivalence foncière vis-à-vis de toute forme de soin condense le fait que l’anorexique favorise la pulsion d’emprise au lieu de la pulsion libidinale, la demande d’aide n’ayant jamais abouti par le passé (Jeammet, 1985). Les défenses psychologiques prévalentes sont de l’ordre du déni, de l’annulation, le clivage pouvant aller jusqu’au dédoublement du Moi.

10Philippe Jeammet a également décrit un mécanisme de défense particulier à l’anorexique : le défi. Amaigrie à l’extrême, elle s’exhibe pour affirmer son choix tout en déniant largement l’angoisse qu’elle provoque chez l’autre, ce qui la conduit souvent à cet effrayant paradoxe qui consiste à ne se trouver qu’en se détruisant (Jeammet, 1997, 2004). A ce titre, l’attitude de défi est porteuse de sens et prend valeur de symptôme, formant un compromis entre les forces contraires qui agitent la patiente, les besoins de dépendance inavoués et les désirs d’autonomie Par le biais du défi, l’anorexique peut se donner une illusion d’indépendance tout en niant ses besoins dont elle fait porter la responsabilité à autrui. Cette position lui évite d’avoir à effectuer des choix qui lui donneraient plus de liberté personnelle, mais qui la confronteraient à d’insurmontables difficultés en ce qui concerne la gestion de la réalité et de ses angoisses.

11Il ne saurait y avoir de thérapie d’anorexique sans prise en compte de la dimension systémique. Pour notre part, nous utilisons volontiers la méthode du « dévoilement du jeu familial » élaborée par l’équipe de Mara Selvini, méthode qui se prête particulièrement bien aux prises en charge hospitalières, où il apparaît de facto que la famille dans son entier se trouve engagée dans une impasse relationnelle et existentielle. La poursuite de l’interaction entre l’adolescente et les parents sur le mode du défi ne peut qu’aboutir à un renforcement de la souffrance de chacun en favorisant l’aggravation de cette dynamique négative. L’effet thérapeutique est ici synergique : tandis que les préjudices subis par la patiente dans son développement sont reconnus, confirmant celle-ci dans ses perceptions propres, la colère qu’elle ressent se voit tempérée par la compassion qu’elle éprouve lorsqu’elle entrevoit que ses parents ont, eux aussi, été malmenés par la vie (Selvini-Palazzoli et al., 1998).

12Comme on peut le constater, les points de vue sur l’anorexie sont aussi riches que nombreux. Quoi qu’il en soit, en dépit des connaissances accumulées, le nombre de questions sans réponse que pose cette maladie ne semble pas diminuer. Même pour des cas en apparence dramatiques, force est de constater que le pronostic reste très variable et peu prévisible, ce qui nous a amenés à penser le passage en milieu hospitalier comme une étape en soi, à la fois inscrite dans un continuum et détachée du parcours habituel de la malade, en somme un temps thérapeutique particulier et nécessitant un soin et un regard particuliers.

Indication à l’hospitalisation

13Un traitement intensif dans un service de médecine est avant tout déterminé par le degré de retentissement physique de la conduite anorexique (Navarro, 1999 ; Penalosa et al., 1997). La situation doit comporter un risque corporel compatible avec une admission en soins aigus, que ce soit en raison de l’amaigrissement (BMI < 14) ou de symptômes évocateurs de complications graves, notamment cardiaques ou rénales.

14A noter que la quasi totalité des patientes présentent des perturbations biologiques à l’entrée. Du fait qu’elles pourraient être corrigées en ambulatoire, celles-ci ne constituent, à notre avis, que dans de rares cas un critère pertinent pour l’indication à une hospitalisation. Ces malades sont en général renvoyées dans leur réseau de soins habituel, avec éventuellement un appui de notre part si cela s’avère nécessaire.

Le cadre thérapeutique : un périlleux exercice de psychiatrie de liaison

15Le cadre que nous avons expérimenté pour les anorexiques nécessitant une réalimentation est celui d’une prise en charge en médecine interne, avec l’appui d’une petite équipe de psychiatrie de liaison. Celle-ci est composée d’un médecin aguerri aux troubles alimentaires, d’une psychologue et de deux infirmiers en psychiatrie, ce qui oblige chacun à fonctionner sur un mode souple et relativement polyvalent, tout en respectant son domaine de compétences. Une telle situation nous contraint à redéfinir de cas en cas les règles du jeu auxquelles nous sommes conviés en tant que consultants à l’interface avec nos collègues somaticiens.

16Dans notre rôle de tiers et de médiateurs, il faut viser principalement à ne pas se perdre soi-même dans des boucles homéostatiques mortifères que certaines patientes ont tendance à reproduire dans l’interaction au système soignant. Fréquemment, ces anorexiques adoptent vis-à-vis des équipes des comportements analogues à ceux qu’elles vivent avec leurs proches, poussant inconsciemment infirmières et médecins à mettre en place des schémas relationnels dans le registre de la domination/soumission (Navarro, 1999). Un tel fonctionnement risque d’amener, par effet cumulatif, à un épuisement des soignants, soumis à la pression d’avoir à apporter des prestations en accord avec leur éthique professionnelle (escalades symétriques autour du symptôme). L’inverse est tout aussi fréquent : l’équipe se désinvestit peu à peu et finit par rejeter la patiente, présentant en miroir une attitude d’impuissance et d’échec. C’est donc les liens qu’il s’agit d’analyser et définir avant tout.

17Le concept d’aire transitionnelle, élaboré par Winnicott, permet peut-être le mieux de concevoir ce qu’est un espace intermédiaire d’expérience, en particulier institutionnel (Cahn, 1985 ; Winnicott, 1970, 1994). Les états régressifs qu’on peut observer lors de l’hospitalisation correspondent aux stades archaïques du développement du bébé, aux cours desquels il construit sa représentation du monde relationnel et de lui-même (passage du stade narcissique primaire au secondaire, où apparaît l’interaction avec l’« autre », dans la possibilité de demander et recevoir).

18Une telle façon de voir présente le double avantage pour les soignants de ne pas prendre le symptôme du défi au premier degré, tout en leur permettant de s’identifier de façon valorisante au personnage d’une « mère suffisamment bonne », capable par sa sollicitude de donner à « l’enfant » la possibilité de faire l’expérience d’un processus d’« illusion » et de « désillusion » progressives qui finiront par lui apporter « un sentiment continu d’exister ». Ce cheminement nécessite que la patiente puisse faire l’expérience correctrice d’une dynamique interpersonnelle de demande et de réponse qui n’avait pas pu aboutir lorsqu’elle était bébé. Il s’agit donc pour les soignants, peu à peu relayés par les parents que l’accompagnement familial permet de réintroduire comme cothérapeutes de leur propre fille, d’être à même d’assurer un encadrement suffisamment contenant, un soutien affectif adéquat (holding) et des soins suffisants (caring), de façon à ce que le sujet puisse être encouragé à abandonner son fonctionnement anorexique au profit de défenses plus matures et surtout moins destructrices.

19Le « pilote de prise en charge » remplit à la fois les rôles de superviseur, de coordinateur (au sens de Jeammet), de meneur du colloque pluridisciplinaire hebdomadaire et souvent aussi de thérapeute de famille. Ce terme quelque peu sportif nous est apparu particulièrement approprié en regard de notre situation de consultants triplement engagés vis-à-vis de notre mandataire, le médecin interniste, des équipes soignantes et de la malade. A l’instar du pilote qui monte à bord pour traverser le détroit du Bosphore, c’est lui qui a la plus grande expérience de la maladie et sera le plus à même de signaler les écueils et hauts fonds dangereux pour le bateau.

20La thérapie individuelle menée en « binôme » par la psychologue et l’infirmier en psychiatrie vise surtout au soutien et à la restauration d’une certaine continuité d’être, ce qui peut s’effectuer sous condition que les soignants dans leur ensemble soient d’accord d’assumer un rôle de pare-excitation envers les stimuli venant tant du monde externe que du monde interne. En effet, à ce stade, un travail d’introspection n’est pas encore possible, voire s’avère délétère, l’appareil psychique de la patiente se trouvant dans la même situation de dévitalisation que son corps. Pour les thérapeutes aux prises avec leurs propres angoisses, la tentation est grande de réduire l’inconnu au connu en cherchant à tout prix à « nourrir » l’anorexique d’interprétations qui dépassent en fait largement ses capacités actuelles.

21Dès lors que la patiente investit les thérapeutes de façon significative, se dessine à son horizon une alternative à la relation symbiotique, duelle et archaïque à la mère – même s’il faut se garder de mésestimer le poids de l’intériorisation des expériences passées et la stabilité de son fonctionnement mental. Le corollaire en est que ce lien privilégié doit à tout prix être protégé par une certaine confidentialité.

22Au fur et à mesure que la patiente prend du poids, le travail peut davantage se déployer vers une prise de conscience des enjeux d’autonomisation propres à cet âge. Nous avons beaucoup été éclairés par la lecture de Peter Blos, qui considère l’adolescence dans son entier comme un second processus d’individuation, c’est-à-dire le reflet des changements structuraux qui accompagnent le désengagement émotionnel des objets infantiles, évolution qui va de pair avec une maturation du Moi (Blos, 1967).

23En cas de faillite de ce développement, la recherche de nouveaux objets relationnels à l’extérieur de la famille se trouve entravée ou limitée à une simple réplication ou substitution. Ainsi, la prise d’indépendance par rapport aux parents est souvent vécue par ces sujets comme une étape extrêmement angoissante, voire culpabilisante, car ils ont de la peine à se concevoir comme des êtres séparés, capables d’intégrer le corps sexué au processus de maturation psycho-affective de l’adolescence, en assumant leur identité d’homme ou de femme. Dans cette optique, on pourrait dire que la jeune anorexique est une personne qui « a mal à son adolescence », sa pathologie correspondant en fait à une « rupture évolutive ».

L’entretien préliminaire

24Dans la mesure du possible, nous préconisons d’effectuer une consultation préhospitalière qui introduit déjà une certaine temporalité que l’anorexique a tendance à figer. De par les informations que nous délivrons à la patiente et à ses parents, ce moment clé réalise une première confrontation avec la réalité constituée par les exigences et le fonctionnement de l’institution. Il permet d’amorcer une prise de conscience qui de toute façon s’avérera longue et douloureuse. Les contacts établis d’emblée avec les médecins et les thérapeutes externes constituent une précieuse source d’éclaircissements, notamment en ce qui concerne l’utilité ou les échecs des précédents traitements.

25La clarification de la demande et sa mise en perspective avec le contexte permettent d’ébaucher des hypothèses quant à l’organisation de la personnalité, au jeu pathogène au sein du système familial et aux raisons latentes qui ont pu conduire à la crise actuelle. A ce stade, nous n’entrons pas en matière sur le symptôme d’anorexie, mais à la fin de l’entretien nous insistons sur la nécessité d’une collaboration active en contraste avec les traitements qu’elle a passivement subis par le passé. Quoi qu’il en soit, ce premier temps de réflexions et de négociations offre une chance raisonnable pour un séjour constructif.

Objectifs de l’évaluation

26L’expérience a montré qu’il était nécessaire d’aménager un temps d’observation d’une semaine pendant laquelle l’anorexique a pour ainsi dire « quartier libre », n’étant soumise à d’autres contraintes que celles qui incombent aux patients hospitalisés dans un service de médecine. Cette façon de faire donne la possibilité d’effectuer une évaluation assez extensive comprenant l’observation clinique, des tests psychologiques projectifs (Rorschach, TAT), éventuellement un niveau d’intelligence selon Wechsler (WAIS-R) qui permettra en particulier d’apprécier le caractère homogène ou non des résultats.

27On effectue une anamnèse personnelle fouillée, notamment en ce qui concerne le développement des symptômes et les diagnostics posés lors des traitements antérieurs. Il s’agit aussi d’évaluer des facteurs tels que des pathologies périnatales, d’éventuelles affections chroniques de l’enfance, des difficultés de la première phase d’individuation, la présence de maladies psychosomatiques, le parcours et l’adaptation scolaires, des notions de privations ou de carences affectives, de placements institutionnels ou familiaux, etc.

28Parallèlement, il apparaît nécessaire d’apprécier le fonctionnement de la famille et les perturbations qu’elle présente, de même que le niveau et la qualité des communications et des interactions existantes. C’est pourquoi nous invitons les soignants à être attentifs à la manière dont se déroulent les visites, comment la patiente les vit, le degré de préoccupation, de sollicitude ou d’indifférence des proches envers elle. Ce terrain d’observation extrêmement riche nous aidera à mieux situer et aider les parents qui ne savent souvent plus quelle attitude adopter.

29Nous établissons pour chaque patiente un inventaire des comportements perturbateurs auxquels risque de s’achopper la prise en charge, afin de prévenir de futures contre-attitudes qui ne manqueront pas de surgir lorsque le contrat sera devenu effectif. De façon générale, le diagnostic n’est jamais un aboutissement, mais plutôt le début d’un cheminement par ouvertures et questionnements successifs.

30Enfin, il nous semble primordial de bien différencier entre sujets adolescents et adultes, car les dynamiques et les enjeux ne sont de loin pas les mêmes (Bruch, 1988 ; Jeammet, 2004). L’anorexie de la femme adulte survient volontiers dans un contexte de dépression ou d’un trouble de la personnalité grave, dans les mois qui suivent un mariage, une séparation, la naissance d’un enfant ou la période qui précède l’émancipation d’un aîné. Si la problématique du besoin de contrôle reste la même tout au long de la vie, les aménagements cependant diffèrent : les sujets adultes n’ont pas la même souplesse adaptative une fois que la suture de l’appareil psychique a eu lieu en fin d’adolescence. Dans ces cas, la prudence et une grande réserve constituent la meilleure façon de répondre à la souffrance de la patiente, sans quoi on risque d’ouvrir des brèches narcissiques insupportables.

Du bon usage du contrat

31Dans le programme multifocal que nous proposons, le contrat thérapeutique est utile à bien des égards. A travers la négociation qui le précède, il constitue la première preuve d’engagement de l’équipe envers la patiente, dont les besoins d’étayage sont pris en compte de façon réaliste. Il la « piège » dans un fonctionnement dont elle n’a pas l’habitude et qui va la surprendre, réintroduisant de nouvelles possibilités de relations et d’investissements, notamment une certaine triangulation (parents-patiente-thérapeutes). Il s’apparente à un « instrument transitionnel » à plus d’un égard (Birot, 2004 ; Cahn, 1985), représentant un point d’ancrage qui permet de se confronter sans se détruire, de se rapprocher sans fusionner, de se déprendre sans se déposséder de soi-même. C’est un pavé dans la mare de l’illusion de l’anorexique qui prétend ne pas avoir besoin de l’autre pour se construire et s’approfondir à travers l’expérience commune.

32Bien que l’objectif soit la restauration pondérale, une grande autonomie est néanmoins laissée à la patiente dans ses choix alimentaires qu’elle effectue à l’aide d’une diététicienne selon un programme calorique individualisé. Le contrat permet de rappeler l’engagement réciproque en cas de manipulation du cadre, l’atteinte du poids fixé constituant une étape obligatoire pour envisager la sortie. Au carrefour des désirs de chacun des protagonistes, la rigueur et l’inamovibilité du contrat protègent l’anorexique face à son avidité relationnelle et à son masochisme jamais complètement endormi : toute souplesse de la part de l’équipe en cas d’infraction à l’un des termes du contrat entraîne la plupart du temps un échec thérapeutique certain, une telle souplesse étant uniment perçue comme un manque de fiabilité ou un signe de désintérêt. Notre pratique s’est souvent achoppée à cette exigence.

Rôle du colloque pluridisciplinaire hebdomadaire

33Reconduit de semaine en semaine à jour et heure fixes, le colloque pluridisciplinaire compose la plate-forme décisionnelle de la prise en charge. Il a valeur informative et de coordination, permettant de vérifier la pertinence des attitudes thérapeutiques, ou d’en élaborer de nouvelles lorsque cela s’avère nécessaire. Une de ses fonctions et vertus essentielles réside dans l’apaisement qu’il est censé apporter à l’équipe infirmière, souvent malmenée et prise dans le champ des clivages et des projections suscitées par l’anorexique, à condition toutefois qu’un climat de confiance puisse être institué. Des émotions telles que la frustration, le sentiment d’impuissance y trouvent un lieu d’écoute et un sens, tout en pouvant être réévaluées à la lumière d’un regard nouveau.

34Au terme d’un tour de table où chacun est invité à s’exprimer, nous clôturons le colloque en faisant venir la patiente pour prendre note de ses demandes de la semaine. La négociation qui s’ensuit entre elle et le chef de clinique interniste porteur de la décision collective permet à la malade de projeter sur l’équipe pluridisciplinaire le conflit entre ses désirs d’ouverture de cadre et sa peur de grossir, tout en l’obligeant à affronter le regard d’autrui. Devoir s’affirmer devant un groupe certes bienveillant, mais également vécu sur un mode sadique, afin d’exprimer clairement ses propres envies – ce qu’elle n’a souvent pas pu faire dans sa famille où les conflits explicites sont soigneusement évités – est décrit a posteriori comme un élément curatif en soi par la plupart des patientes.

Vignette clinique : l’histoire de Nadia

35Il s’agit d’une jeune femme de 21 ans, anorexique restrictive depuis environ quatre ans, suite à un régime qu’elle a entrepris en même temps que sa mère au retour de vacances en Italie. Nadia est l’aînée de deux sœurs (18 et 15 ans) ; jusqu’à l’apparition du trouble alimentaire, l’entente avec celles-ci était excellente, marquée par une grande complicité. Le père est comptable dans une grande entreprise d’import informatique et la mère infirmière auxiliaire à mi-temps dans un EMS voisin ; c’est d’elle que la patiente se sent la plus proche. Mais depuis quelque temps, les relations de Nadia avec les autres membres de la famille se sont progressivement dégradées : elle a développé d’abord des conduites tyranniques envers son entourage concernant la nourriture, pour ensuite se replier de plus en plus sur elle-même tout en perdant inexorablement du poids.

36C’est dans un tel contexte qu’elle est descendue de 44 à 26 kg (BMI à 9,5), cela en dépit du suivi instauré depuis deux années auprès d’un pédopsychiatre du secteur public. Pendant cette période de jeûne spectaculaire, Nadia banalise complètement l’amaigrissement, refusant d’entrer en matière à ce sujet, continuant à se rendre à son travail comme si de rien n’était, s’offusquant des réactions de sa patronne ou des clients à son aspect. Cette situation, en apparence sans issue, trouvera une résolution aussi rapide que surprenante : la jeune fille effectue un vol de peu d’importance dans la droguerie où elle est employée, se faisant renvoyer séance tenante. Le même soir, elle s’enfermera à double tour dans sa chambre. Ni les suppliques de la mère ni les semonces du père n’y changent rien. C’est finalement la sœur cadette qui, exaspérée, décidera d’enfoncer la porte derrière laquelle la patiente s’était retranchée pour l’amener de force à notre service d’urgences psychiatriques.

37De l’entretien préliminaire il ressort que les parents de Nadia apparaissent extrêmement démunis et angoissés ; ils se disent incapables d’aider leur fille qu’ils ont l’impression de ne plus reconnaître. Autrefois, Nadia était une élève consciencieuse et appliquée ; elle a effectué un cursus scolaire sans particularité, obtenant un CFC de coiffeuse. Ce qui frappe lors de ce premier contact, c’est la banalité de la cellule familiale, décrite comme soudée, mais apparemment dépourvue de traits caractéristiques, et pour ce qui est de l’anamnèse de Nadia, un vécu « sans histoire ». D’un tempérament avenant et plutôt joyeux, elle aimait bien « faire la fête », s’habiller de façon coquette, s’occuper du bien-être de ses proches. On l’appréciait à son travail. Peu avant de tomber en anorexie, son « petit ami » de l’époque a rompu avec elle, ce qui a eu pour résultat qu’elle s’est progressivement coupée des autres jeunes de son âge, ceux-ci lui rappelant cet échec.

38La patiente elle-même reste extrêmement réticente lorsqu’on aborde le thème d’une éventuelle reprise de poids, de sorte que nous lui laissons un délai de 24 heures pour y réfléchir, tout en la confrontant au risque de mort si elle n’entreprend rien pour sa santé. Cette attitude de partenariat peut sembler paradoxale au vu du risque vital ; dans les faits, cela permet à la malade d’avoir l’impression de reprendre un certain contrôle sur sa vie, au moins quant à la décision générale du traitement, tout en se sentant respectée dans son ambivalence. En ce qui nous concerne, nous tentons à tout prix d’éviter le gavage, d’une part parce que celui-ci favorise l’attitude passive de l’anorexique et son sentiment d’impuissance, d’autre part en raison du type de liens sado-masochistes et dépersonnalisants que suscite la sonde naso-gastrique.

39Au décours du délai de réflexion prévu, Nadia accepte de rester à l’hôpital pour une période d’évaluation d’une semaine. Admise dans un service de médecine interne, elle inquiète l’équipe soignante par des traits maniformes importants qui apparaissent sous la forme d’une euphorie avec logorrhée et agitation psychomotrice, une perte des limites entre elle et les autres. D’entrée de jeu, elle rencontre la psychologue qui sera sa thérapeute individuelle pendant son séjour ainsi que son infirmière référente. Les investigations somatiques, en sus de l’aménorrhée, ne mettent pas en évidence d’autres problèmes qu’une hypotension et des troubles électrolytiques mineurs, ce qui peut favoriser sa tendance au déni.

40Comme la patiente semble bénéficier du cadre de l’hôpital pour trouver des repères et s’apaiser, elle exprime son envie de bénéficier d’un contrat de réalimentation que nous rédigeons point par point avec elle : négociation d’un poids de sortie de 43 kg (BMI de 18,5), objectifs caloriques fixés par la nutritionniste (0,5 - 1 kg par semaine), mobilisation par une physiothérapeute, modalités du suivi psychiatrique, traitement médicamenteux (notamment un neuroleptique atypique à petites doses), ouverture progressive du cadre suivant la progression de la prise de poids, etc. Les visites des proches sont libres et même conseillées, ce qui nous évite de nous mettre en rivalité avec les parents et permet d’agir sur les relations au sein du système. En cas de problème, il est spécifié que l’interniste responsable du traitement peut à tout instant exiger un entretien de crise avec la patiente et sa famille, afin de décider de la conduite à tenir.

Un processus long et difficile

41Deux semaines après la signature du contrat, Nadia a encore perdu 500 grammes, ce que nous évitons de dramatiser, étant coutumiers de ces fluctuations qu’on trouve fréquemment en début de prise en charge. Cette recrudescence symptomatique s’explique en effet par l’attitude de défi à laquelle il faut se garder de répondre par une escalade en symétrie, toute contre-offensive de notre part verrouillant la possibilité de travailler sur le sens de la maladie. Nous passons beaucoup de temps à travailler sur les projections de l’équipe infirmière qui esquisse des mouvements de rejet, ayant l’impression que l’adolescente « fait salon » plutôt que de prendre au sérieux les thérapeutiques proposées. Des entretiens psychiatriques, il appert que le déni par rapport à la maladie est difficile à élaborer. Des visites quotidiennes de la famille on peut d’ores et déjà inférer une surprotection et un certain enchevêtrement intergénérationnel, ainsi qu’un évitement des conflits.

42Il n’en demeure que la première séance réunissant l’ensemble de la famille commence dans un climat tendu : les présentations effectuées, ses deux sœurs font alliance avec le père pour attaquer violemment la patiente désignée qu’elles accusent de manipuler les médecins de la même façon qu’elle manipulait auparavant son entourage. Ce mouvement est tout de suite interprété par nous comme recouvrant chez tous une grande détresse et un intense sentiment de culpabilité devant la maladie de Nadia. Nous valorisons le fait que la malade ait pu s’engager dans une prise en charge, tout en expliquant qu’il est important, dans la mesure du possible, que la famille puisse déléguer à l’hôpital le souci de la maintenir en vie, afin d’utiliser ce temps thérapeutique pour mieux comprendre comment on a pu aboutir à une telle impasse.

43A ce stade, nous essayons surtout de mettre en lumière et de connoter positivement l’histoire et les souffrances de chacun, en intégrant, par va-et-vient, les dimensions individuelle et intergénérationnelle dans notre approche. Sur le plan technique, nous utilisons le questionnement circulaire, qui permet à chaque membre de la famille de reconsidérer les faits sous un angle légèrement désaxé par rapport aux habitudes établies. Nous arrivons peu à peu à dégager les éléments suivants : les parents se sont rencontrés alors que la mère était âgée de dix-huit ans et que son futur époux en avait vingt. Une semaine plus tard, alors que les jeunes gens « sortent ensemble » pour la première fois, la police viendra les trouver au bal du village pour annoncer à la jeune fille que sa mère a été renversée par une voiture et qu’elle est décédée sur le champ. Le père de Nadia s’étend longuement sur le fait que sa fiancée a été dévastée par ce deuil, deuil d’autant plus difficile que les relations avec cette mère étaient marquées du sceau d’une grande ambivalence ; en effet, la grand-mère maternelle de Nadia est décrite comme quelqu’un d’assez froid et distant. Dès la puberté, sa fille a eu l’impression de ne pas pouvoir compter sur sa mère, de sorte qu’elle s’est peu à peu tournée vers sa sœur aînée, avec laquelle elle est d’ailleurs restée très liée.

44Une année après ces événements traumatisants, le grand-père paternel décède à son tour des suites d’un cancer généralisé. A l’évocation de ces deuils, tout le monde pleure et nous observons que c’est surtout à Nadia qu’est dévolu le rôle de trouver des mots consolateurs ; les parents confirment qu’il en a toujours été ainsi. Leur fille aînée, très proche de sa mère, a pour ainsi dire été le réceptacle de sa tristesse, étant née quatre années après le décès de la grand-mère. Nous formulons l’hypothèse systémique que Nadia, à l’approche de ses dix-huit ans, est tombée malade pour en quelque sorte « écarter la mort de sa mère », afin d’assurer de cette façon le développement de ses sœurs et la croissance de la famille.

45Cette dernière interprétation agit comme une formidable « injection narcissique » au bénéfice de la patiente, non plus considérée comme une « folle » par son entourage, mais plutôt comme quelqu’un qui s’est sacrifié pour le bien commun. De ce point de vue, l’anorexie de Nadia apparaît comme l’expression d’un traumatisme mélancolique qui vit ainsi dans l’histoire des générations (Taccani et Gemma Pompei, 2000). Dans un contexte où le travail de deuil s’est si difficilement accompli, le temps s’est cristallisé, les charges mortifères qui pèsent sur la patiente la faisant défaillir et l’empêchant de trouver auprès de ses parents un appui nécessaire à son autonomisation. Ainsi confirmée dans les perceptions de son profond mal-être, Nadia commence à se réalimenter le soir même et prendra dès lors régulièrement le poids requis par le contrat thérapeutique. Au cours du séjour, nous rencontrons à quatre reprises le couple parental dans l’optique de les soutenir et faire ressortir les souffrances infantiles de la mère, tout en l’aidant à prendre conscience des répétitions transgénérationnelles : ses propres difficultés à venir en aide à Nadia proviennent peut-être du fait qu’à l’âge de celle-ci elle n’a pas elle-même bénéficié d’un soin semblable, vu la perte de sa propre mère. Cette interprétation consolide l’alliance et permet aux parents de s’appuyer sur nous, afin de mieux comprendre les besoins de leur fille et d’y répondre de façon adéquate (notion d’encadrement du cadre). Nous soutenons la mère afin qu’elle effectue des démarches en vue de trouver un soutien psychologique hors de notre structure.

46Il convient ici de s’arrêter quelque peu sur les différentes étapes qui ont marqué le processus thérapeutique. Dans les premières semaines, le Moi de l’anorexique apparaît trop anémique pour le difficile travail de mise en liens qu’il devra fournir, de sorte qu’on oriente l’intervention sur le soutien narcissique et la prise de conscience de la profonde ambivalence qui l’habite. A cet effet, nous utilisons des dessins ou des textes que nous demandons à la malade de produire, ce qu’elle fait en général de bonne grâce. Au fur et à mesure que la confiance s’installe entre elle et l’équipe soignante, la patiente développe inévitablement des ruminations de plus en plus envahissantes concernant son alimentation.

47Ces phases vont de pair avec une certaine stagnation de la prise pondérale que nous considérons comme des moments féconds, si cela peut déboucher sur une meilleure compréhension du fonctionnement psychique. Il y a une sorte d’antinomie qui se dessine : Nadia expose ses « idées fixes » comme l’objet d’un double investissement, érotique et narcissique, qu’elle devra pourtant abandonner si elle veut guérir. Les thèmes à présent abordés sont l’exploration du sentiment d’impuissance, l’incapacité à se démarquer et à s’affirmer par rapport aux figures parentales, les craintes relatives au futur. La patiente amorce ainsi le difficile travail de deuil des objets infantiles, notamment de la toute-puissance liée à la symbiose, ce qui se traduit par la survenue d’affects dépressifs qui nous font hésiter à instaurer un thymoanaleptique. Les tests psychologiques, effectués à la fin du deuxième mois d’hospitalisation, montrent une personnalité psychotique franche avec des troubles massifs de l’identité et de la représentation. L’efficience intellectuelle se situe dans la zone de l’intelligence limite avec un QI à 78 et on note une dysharmonie à l’intérieur des sous-tests.

48Au terme de trois mois de prise en charge, les menstruations réapparaissent. Il semble possible d’organiser des congés à la maison, ce qui apporte à chaque fois du nouveau matériel pour la thérapie de famille. Mère et fille sont beaucoup moins déprimées et le couple parental, comme nous le leur avons suggéré, arrive à promouvoir des activités de son côté, tout en abandonnant quelque peu leurs enfants à eux-mêmes.

49La patiente sort après 130 jours d’hospitalisation, l’objectif pondéral étant dépassé. Après discussion avec le thérapeute extérieur, nous continuons à suivre Nadia en individuel ainsi qu’au niveau familial. L’évolution se fait par à-coups, selon les aléas de la vie pulsionnelle : Nadia noue peu après sa sortie une relation avec un garçon dont elle apparaît très amoureuse et par lequel elle se sent bien comprise. Elle parvient à rétablir des relations normales avec ses pairs et elle se trouve toute seule une place de stage d’hôtesse de l’air où elle semble particulièrement appréciée par ses collègues et la clientèle. Quatre années plus tard, elle continue de donner régulièrement des nouvelles d’elle : entièrement libre de tout symptôme, heureuse dans son travail et dans sa vie affective, elle s’est émancipée de ses parents et projette d’épouser le jeune homme qu’elle a commencé à fréquenter à la sortie de clinique.

Conclusion

50Toute hospitalisation correctement menée constitue une chance de rompre les cercles vicieux de l’anorexie, à condition de procéder, dès le départ, à une bonne évaluation de la situation. Il est à remarquer que pour les patientes que nous avons pu rencontrer, les critères de poids corporel et d’apports énergétiques à l’admission n’étaient en aucun cas prédictifs de l’évolution ultérieure, ce qui est confirmé par la majorité des auteurs (Birot, 2004 ; Garfinkel et Garner, 1982 ; Jeammet, 2004). L’hospitalisation devrait en tout cas permettre d’évaluer les critères corrélant avec une possible chronicisation ultérieure, tels qu’un perfectionnisme confinant à l’obsession, un rejet de l’aide proposée par autrui, le sentiment d’impuissance, l’incapacité à faire le lien entre les troubles et certains affects (manque de confiance en soi, féminité, sexualité…), et enfin une importante distorsion de l’image corporelle. Ces malades doivent être repérées et poussées très fortement vers une prise en charge multidisciplinaire, celle-ci étant la seule à être à même de prendre en compte les aspects de l’anorexie dans sa globalité individuelle, systémique et contextuelle.

51On ne dira jamais assez combien l’évolution dépend de la qualité de l’étayage institutionnel qui donne à la patiente la possibilité d’effectuer des expériences correctrices et structurantes, et d’investir des relations autres que celle à la mère archaïque. Dès qu’elle accepte de l’aide, la jeune anorexique risque de basculer dans la dépression, tout son « édifice maniforme » s’écroulant d’un coup. Seule une bonne compréhension de ce qui se passe à ce moment-là peut l’amener à mobiliser ses ressources, qui lui permettront d’effectuer un véritable « saut maturatif » au terme duquel on peut observer des progrès spectaculaires dans sa façon d’effectuer des choix de réalité plus valables et adéquats qu’auparavant. A ce sujet, il nous semble de première importance de réaffirmer la place du traitement familial, sans lequel aucun de ces changements ne serait possible (Selvini-Palazzoli et al., 1998). A la sortie, il est absolument indispensable qu’un suivi psychothérapique spécialisé puisse être organisé, afin de poursuivre le travail d’élaboration sur les thématiques propres au processus d’autonomisation de l’adolescence. En tout état de cause, il nous est apparu que lorsque il y avait la possibilité d’assurer la continuité de l’encadrement par des thérapeutes investis pendant le séjour, ou au moins d’articuler solidement la prise en charge avec les intervenants extérieurs, les rechutes dans les deux premières années étaient rares, voire pour ainsi dire inexistantes. Ce constat devrait inciter à penser le cadre au long cours, dans une perspective institutionnelle d’ouverture et de créativité qui devrait être le plus à même de permettre l’avènement d’une rencontre avec une parole à la fois cohérente et vraie. Et c’est, peut-être, le plus étonnant défi que toute patiente anorexique nous propose de relever.

Bibliographie

Bibliographie

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