Notes
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[1]
Psychiatre infanto-juvénile, docteur en psychologie, professeur ordinaire à la Faculté de Médecine de l’Université Catholique de Louvain, chef du service de psychiatrie infanto-juvénile des Cliniques Universitaires St Luc.
Courriel : jean-yves.hayez@pscl.ucl.ac.be Site http://www.jeanyveshayez.net/ -
[2]
Ce qui, objectivement, n’est pas faux. Il n’est même pas tout à fait impensable que le comportement de Caroline ait parfois épuisé sa mère dans sa lutte contre son cancer. On est alors dans cette catégorie de situations où un être humain provoque accidentellement, involontairement, une destruction matérielle ou physique plus ou moins importante, et par la suite, il est fréquent qu’il s’en ressente non seulement désolé – ce qui serait « objectif » –, mais également coupable.
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[3]
La distinction un peu simpliste que les Nords-Américains font entre les « externalizing » et « internalizing » disorders n’est pas sans fondement. On pourrait très grossièrement répartir l’humanité en deux catégories : ceux qui ont tendance à reprocher aux autres ce qui arrive, et à se montrer agressifs pour les mettre à distance ; et ceux qui prennent sur eux, ont tendance à une introspection pessimiste, à la culpabilité facile et à l’auto-agression. Ces prédispositions sont à la fois liées à la nature (les gènes) et à la culture (le mode d’éducation).
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[4]
Dans mon souvenir ? La description qui suit montrera que je connaissais déjà cette famille avant le décès de la maman.
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[5]
Pour le moment, le père n’a pas de compagne (ni de compagnon : soyons contemporains !). Il en a eu une, deux ou trois mois, mais il a rompu parce que, dit-il, elle ne s’entendait pas avec les enfants.
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[6]
Le plus loin où je me hasarde, c’est d‘évoquer ce qui arrive à un petit ourson après la mort de ses deux parents ours dans un accident.
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[7]
Il faut ici rappeler que le père est un homme sérieux – il y a très longtemps qu’il a envoyé aux orties son « Enfant Intérieur », qui veut beaucoup contrôler et commander ses enfants. Mais ceux-ci lui résistent assez habilement et il finit par abandonner la partie. Il ne se coule pas facilement dans le monde psychologique des enfants et malgré sa bonne volonté, fait de nombreux commentaires maladroits en leur présence sur leur supposée psychologie.
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[8]
De ma rêverie dans le sens où on parle Bion et, rappelons-le, du fait de notre histoire commune : sept ans auparavant, je travaillais déjà avec cette famille lors de la maladie puis du décès de la mère !
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[9]
Avant le décès de sa maman, c’est-à-dire jusqu’à la fin de sa seconde primaire, Caroline était première de classe. Après, elle a été et reste à la traîne, jusque à avoir redoublé une année.
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[10]
Je le ferai un peu parler de ce à quoi il pense et je lui proposerai, à titre de cadeau fait à sa maman, de penser à des souvenirs heureux vécus avec elle, plutôt qu’à des souvenirs tristes.
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[11]
Présents : le père, les deux enfants et moi-même.
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[12]
Le père en profite pour expliquer que sa femme avait renoncé à cette perruque, et s’en tenait à un foulard, parce qu’elle était fière et trouvait ça plus élégant.
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[13]
Je n’irais pas jusqu’à dire que ses enfants lui en veulent.
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[14]
Au début, les enfants prétendaient même que c’est par pure obéissance qu’ils étaient là, et ils maugréaient.
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[15]
Clé d’une porte jusque-là fermée.
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[16]
Un idéal commun ? Aider le sujet humain à se trouver bien avec lui-même, et ceci, sans qu’il soit antisocial et mieux encore, en intégrant une sociabilité « suffisamment bonne ».
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[17]
Je paraphrase Winnicott et sa mère « suffisamment bonne » : les êtres et les relations, spontanées ou thérapeutiques, vraiment « bien » ne peuvent être que les « suffisamment bien ». La perfection est, non seulement une utopie, mais surtout une vision épuisante et destructrice de la joie de vivre.
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[18]
Sauf pour ce qui est de notre droit à nous opposer à ce qui serait franchement antisocial.
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[19]
Souvent ? Dans mon expérience, environ 60% des prises en charge y sont brèves et estimées fructueuses. Environ 20%, brèves ou très brèves (une séance) et estimées stériles. 20% sont de longue durée, avec du fruit variable.
1Je vais décrire en détail deux séances d’une thérapie brève, menée avec un père et ses deux enfants. La mère était décédée sept ans auparavant, mais son fantôme restait bien présent dans la famille : des choses n’avaient pas été dites, qui l’empêchaient de rejoindre le royaume des morts. Dans un premier temps, je me livrerai à l’une ou l’autre réflexion sur les mécanismes en jeu. Puis, ce sera la description. Dans la conclusion, je discuterai le processus thérapeutique.
Considérations générales
21. La culpabilité exerce probablement un rôle central dans le dysfonctionnement de Caroline (13 ans) – elle sabote à longueur de temps sa réalisation de soi – et dans les tensions familiales qui s’ensuivent. Pour un certain nombre de ses dimensions, ce n’est pas une culpabilité inconsciente, mais Caroline fait la politique de l’autruche à son sujet. Le contenu le plus accessible de cette culpabilité, c’est que l’adolescente a l’impression d’avoir précipité la mort de sa mère cancéreuse par son comportement de jeune enfant difficile. Un tel vécu est assez fréquent chez les enfants sensibles, voire à tous les âges de la vie. Même si, comme c’est le cas ici, personne n’a fait de lourds reproches à Caroline à propos de son exubérance, il suffit parfois d’un soupir, d’un simple « Arrête, tu fatigues maman » [2] pour en faire une pierre horriblement lourde sur le cœur. C’est surtout le cas si, par la suite, se produit une catastrophe que l’enfant lie largement ou complètement indûment à ses comportements perturbateurs [3].
3En référence à ma modélisation des phénomènes humains et pour ce qui concerne cette couche de culpabilité, on n’est pas pour autant dans le registre de la névrose, mais simplement dans celui de l’hypersensibilité, de l’excès de l’imagination et d’une certaine immaturité cognitive (représentation infantile perdurant de ce que sont la causalité, la responsabilité et la faute) (Hayez, 2001, p. 28 et sq.).
4Il se pourrait également que Caroline reproche à sa mère d’être morte et de la sorte de l’avoir abandonnée. Quoique d’apparence puérile, cette attitude est fréquente, elle aussi, chez les personnes sensibles et à tous les âges de la vie. Nous verrons ce qu’il en est dans l’illustration qui suit. Néanmoins, habituellement, si l’on finit souvent par se reprocher à soi de faire de tels reproches au mort, la culpabilité qui s’ensuit n’est pas immense : l’être humain concerné garde l’intuition que son agressivité inconvenante du moment est très liée à l’amour frustré et au manque, et non au désir de détruire.
5Une dimension névrotique de la culpabilité s’ajoute-t-elle à ce qui précède ? Pour se hasarder à l’affirmer, il faudrait qu’aient existé (et/ou qu’existent encore) chez Caroline d’importants désirs œdipiens conflictuels.
Par exemple, autour de ses six ans, la fillette a-t-elle vécu un désir de mort fort et durable envers sa mère ? Si oui, comment l’a-t-elle manifesté ? Face à un tel désir, la mort de la mère – qui n’était pourtant nullement une conséquence des manifestations verbales ni même comportementales de celui-ci – eût été très culpabilisante. Le dialogue thérapeutique ne s’avérera pas très révélateur à ce propos et je suis d’autant plus dubitatif que, dans mon souvenir, les deux enfants étaient très attachés à leur mère, pôle d’attraction bien plus tendre et présent que le père [4].
Autre éventualité : après la mort de sa mère, Caroline a-t-elle voulu prendre la place de celle-ci dans sa famille et se reproche-t-elle cette sorte de rivalité posthume ? Le père – dont nous verrons par la suite qu’il parle avec des gros sabots – pense que oui et le déclare pratiquement comme tel. Caroline, pourtant, ne le reconnaît pas. Il se pourrait néanmoins que ce soit très inconscient, et que ses comportements d’échec travestissent son besoin de recevoir l’attention privilégiée de son père. Ou alors, il n’en est rien : c’est le père qui se trompe et sème la confusion, ou qui projette sur sa fille un désir incestueux inconscient vivant en lui.
72. Je ne veux pas paraître réductionniste. La description des séances montrera combien le comportement de Caroline est surdéterminé : elle se sent coupable, certes, mais elle demeure triste aussi, tout simplement. Le père est rigide et souvent absent, peu motivant, et la maison familiale est bien vide. Caroline, à sa manière, a un caractère fort et s’affronte à ce père qui ne la voit pas grandir, la traite encore comme une petite fille et n’a aucune subtilité envers la psychologie des adolescents. Et il n’y a plus de tiers pour atténuer ces affrontements ! Quant à Gautier, s’il est présenté comme habituellement non problématique, je découvre vite que la moitié de lui veut vivre et qu’une autre moitié est habitée par une profonde tristesse. Sa maman continue à lui manquer beaucoup, il lui parle tous les jours et, pour mieux survivre, il s’identifie à elle ! « Après la mort de sa mère, sa manière d’être a radicalement changé, nous dit le père : il est devenu plus doux, plus artiste, comme l’était ma femme ». Même sa manière de se vêtir, sa présentation, la douceur de sa face et de son regard ont « pris » quelque chose de féminin.
83. La souffrance familiale qui va être exposée illustre aussi les ravages du silence. Pour se rééquilibrer, en espérant atteindre une moindre souffrance pour chacun, le père a très vite interdit qu’on s’exprime à propos de la mère. Il l’a fait en ne parlant pas lui-même, sans doute parce qu’il avait peur de montrer qu’il craquait. Il l’a fait aussi en prêchant la méthode Coué (« Ce qui est fini est fini, on va de l’avant »). Comment les enfants, qui n’avaient plus de répondant chez lui, auraient-ils pu réagir autrement qu’en se conformant et en s’identifiant à sa manière d’être ? Chacun se mit donc à souffrir dans son coin, ne sachant trop que faire de ses sentiments et de ses idées : même entre eux, les enfants ne parlaient plus de leur chagrin. Or si, à la longue, celui-ci pourrait finir par s’atténuer, il n’en va pas de même de la culpabilité : on sait qu’elle reste souvent entière si elle n’est pas exprimée, reçue et discutée avec un tiers aimant.
94. Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, les enfants sont mis à l’avant-plan : c’est sur leur supposée souffrance que le père demande de se centrer. Ce n’est pas essentiellement par lâcheté de sa part, mais plutôt par bonne volonté, parce qu’il les aime et aussi parce qu’il ne sait pas bien identifier ni mettre des mots sur sa propre souffrance qui lui fait peur.
10Je n’affronterai pas directement cette présentation de la dynamique de la souffrance familiale. En tout cas, pas massivement. En tout cas, pas en obligeant le père à reconnaître qu’il vient aussi « chercher quelque chose » pour lui. Ni, a fortiori, en lui faisant la leçon et en lui insinuant que ses enfants auraient plus de facilité à se mettre en question s’il le faisait, lui, pour son propre compte. C’est plutôt en m’engageant moi-même, en exprimant à haute voix de possibles non-dits que j’arriverai à le faire s’impliquer en douce. Alors, quand ça se présentera, je n’éviterai pas non plus d’associer le père à l’exposé des sentiments vécus (« Tiens, et vous, Monsieur, comment avez-vous vécu tout cela ? »)
11Bien des parents s’abritent derrière leur enfant et détestent s’entendre dire que ce qui arrive, c’est à cause d’eux. Ils ont raison, car les phénomènes humains sont tellement surdéterminés, et la liberté de leur enfant de se définir tellement opérante au-delà de leurs maladresses parentales ! Il est très souvent possible de les impliquer dans le travail, sans déclarer que c’est nécessaire, ni les vivre comme les principaux protagonistes des malheurs de toute leur famille.
125. Comme bien d’autres cas, celui-ci pose la question de la frontière entre le normal et le pathologique : il existe beaucoup de souffrance dans cette famille, mais elle s’explique en partie par le drame qu’ils ont vécu, en partie par leur manière maladroite de se rééquilibrer, et en partie par les aspérités du caractère de chacun. Cette vraie souffrance, qui demande à être écoutée et soulagée, les met-elle ipso facto au rang des personnes ou des familles pathologiques ? Pathétiques, oui ! Pathologiques, va savoir ! Une fois de plus, et en nous souvenant entre autres de la précarité de notre soi-disant normalité à nous, les thérapeutes, il faut acter que la réponse à la question est impossible lorsque l’on est « seulement » confronté à des vécus pénibles et à des comportements dysfonctionnels dont les circonstances de la vie rendent largement compte. A supposer même que le père ait des désirs incestueux qu’il se dissimule, ici aussi et notamment en raison des circonstances [5], n’est-on pas dans l’ordre de la normalité humaine ? Après tout, il se retient de séduire concrètement sa fille et de passer à l’acte sexuel !
Une première histoire en commun
13Il y a sept ans, une famille me consulte à propos de difficultés relationnelles assez mineures entre parents et enfants : Caroline (six ans) et Gautier (quatre ans) y sont présentés comme trop turbulents et opposants. Les parents se sont mariés et les ont eus sur le tard et ne coopèrent pas beaucoup dans leur tâche éducative : c’est la maman qui en remplit la part la plus importante, sur un mode plutôt exigeant et désuet. Le papa se montre vite « saturé » par les enfants et lorsqu’il interagit avec eux, c’est souvent pour les gronder. Alors, la maman s’interpose et le papa menace à haute voix de ne plus s’occuper de personne. Une guidance parentale et des entretiens familiaux se mettent laborieusement en place.
14Six mois plus tard, on découvre chez la maman un méchant cancer du sein qui va l’emporter en moins d’un an. Elle et son mari s’opposent farouchement à ce que le diagnostic soit communiqué aux enfants et à ce qu’on les prépare à sa mort, qu’ils devinent pourtant proche : ils préfèrent leur prétendre qu’elle a de grosses grippes à répétition. Au fur et à mesure que la fatigue de la maman s’accroît et que sa fonctionnalité diminue, le papa, aidé de la famille élargie qui partage le secret, prend davantage de place éducative. Il remplit sa tâche avec conscience, mais sur le même mode « désuet – trop sérieux – trop rigide » que son épouse. Les enfants devinent bien qu’un événement grave se trame et leur insécurité monte dramatiquement ; leurs dessins se chargent d’attaques mortelles et même de squelettes, mais je ne reçois pas l’autorisation de parler clairement de la mort possible de la maman et je ne peux que réagir de façon allusive, en discutant de notre condition mortelle universelle [6] (Bailly et coll., 1995).
15Après le décès de la maman, l’accompagnement de la famille se poursuit quelques semaines, mais le père déménage rapidement à une centaine de kilomètres de Bruxelles, remercie pour l’aide apportée et assure qu’il a la situation bien en mains, avec l’aide de la famille élargie. De mon côté, je reste préoccupé. Je suis persuadé que c’est un homme consciencieux, qui exercera du mieux qu’il peut son nouveau rôle monoparental. Néanmoins, la mort de la maman, survenue brutalement, a créé des sentiments très difficiles chez les enfants, et le père est plutôt pour le maintien des non-dits et pour la méthode Coué : « On doit repartir de l’avant, un point, c’est tout ».
Une demande d’aide urgente
16Fin août 2004, le père m’interpelle de sa province et demande de l’aide urgente, car « ça ne va plus du tout avec Caroline ». Mon assistante, le Dr J., est en mesure de les recevoir rapidement et constate en effet cette grande tension entre la fille (treize ans) et le père qui vient d’inscrire celle-ci en internat scolaire, en deuxième secondaire, « pour souffler ». Le père se définit lui-même comme très strict, très sévère. Caroline est mutique. Gautier joue les conciliateurs, prenant la défense de sa sœur mais admettant aussi « qu’elle se fiche de tout » ; il se dit triste du départ de Caroline à l’internat et aussi parce que son père est triste, et que les conflits avec Caroline ont pris tant d’ampleur : « C’était mieux avant, quand il était gentil avec Caroline » ; il pense que tout cela arrive parce que la maman n’est plus là : « Elle, elle aurait dit à Papa : Julien, arrête ! ». Le père le confirme, mais Caroline conteste : « Il y a une raison. Mais je ne le dirai pas ». La consultation se termine sur quelques conseils éducatifs de bon sens.
Affronter le non-dit
17Assistent à la consultation suivante, cinq semaines après, le père, les deux enfants, le Dr J. et moi-même.
18Dans la première partie de la consultation, Caroline et Gautier sont « agités sur leur chaise » et se font des « messes basses » (entre autres, pour se moquer de moi). Leur père signale – si besoin en était ! – qu’ils n’avaient guère envie de venir. Dans cette ambiance chahutée, et en arrachant de çi de là un bref commentaire aux enfants, nous arrivons à savoir que Caroline s’adapte bien à l’internat et que son frère est très heureux de la retrouver le week-end ; leur père leur consacre son samedi, mais se réserve le dimanche, les enfants étant alors envoyés dans la famille élargie. Il nous redit qu’il consulte parce que sa relation avec Caroline reste très difficile : elle ne lui parle presque plus et réagit à ses ordres par de l’opposition passive [7].
19Vers le milieu de la consultation, j’en ai assez de cette ambiance tendue et dissipée. Elle m’évoque un non-dit, une souffrance rémanente mais qui est ailleurs que dans ces affrontements quotidiens. Je fais donc à Caroline la proposition que voici : « Caroline, je ne suis pas sûr que c’est avec ton papa que tu as de gros problèmes à régler ; je parie que c’est plutôt avec ta maman. Ce n’est peut-être pas facile pour toi, de ne pas l’avoir à la maison, comme image féminine, pour construire ton adolescence ». A peu près à la seconde, un silence attentif, presque d’une qualité religieuse, remplit la pièce. Jusqu’à la fin, consacrée à l’évocation de la maman et de ce que l’on peut vivre à son propos, les deux enfants seront à l’écoute et de plus en plus participatifs. Et même le père pressent que l’on aborde un thème profond, et cesse de geindre pour tout et pour rien.
20Cette suite de la consultation, quel en est le processus ?
21Je vais hasarder à haute voix quelques hypothèses à propos de ce que des enfants peuvent peut-être vivre, après la mort d’une maman dans le contexte où la leur est morte (Hanus, 1994, 1995). Ces hypothèses surgissent de ma rêverie [8], éventuellement activées par les réactions des enfants, et elles n’ont pas toutes des liens logiques entre elles ; certaines évoquent même des types de vécus contraires aux autres. A chaque fois que j’émets une hypothèse, je demande à Caroline ce qu’elle en pense, c’est-à-dire si elle aurait pu vivre les choses comme je viens de l’évoquer ou différemment. Je m’adresse également à Gautier... et c’est seulement si je reçois ce que j’interprète comme une approbation silencieuse, ou si j’ai du répondant, que je continue à approfondir mon hypothèse. Par ailleurs, j’évoque aussi l’un ou l’autre souvenir d’eux, et de la relation entre eux et leur maman tels que je me les remémore sept ans auparavant.
22Petit à petit, Caroline se décrispe et fait part de ce qu’elle vit ; Gautier va la suivre, dans une certaine mesure, et il n’y aura pas d’autre conclusion à la séance que « Nous pouvons continuer à parler de tout ceci si vous le souhaitez ; dans trois semaines, au prochain rendez-vous, je propose que ce soit vous qui décidiez si vous accompagnerez votre père ou non ».
23Quant aux contenus idéo-affectifs, qu’est-ce qui s’est échangé entre nous ?
- J’évoquerai la tristesse, le manque, l’impression de se sentir dans davantage de vide et de froid, comme une flamme vacillante et non plus comme un « battant de première classe [9] » (→ silence attentif ; Gautier me confirme qu’il pense encore très souvent à sa maman et qu’il est triste ») [10].
- Je parlerai aussi de la colère que certains enfants peuvent ressentir contre le parent mort, comme si celui-ci les avait abandonnés (Pirard, 1995) ; il me semble d’ailleurs me souvenir que vers la fin, fatiguée, la mère ne supportait plus bien la présence de ses enfants insécurisés, et demandait qu’ils sortent de sa chambre (→ démenti des deux enfants : « Nous ne sommes jamais fâchés contre Maman » ; démenti du père quant à la validité de mon souvenir)... peut-être que je fais fausse route... peut-être est-il trop tôt pour désidéaliser la maman morte !
- J’évoquerai encore le possible sentiment d’usurpation qu’un enfant, puis un jeune adolescent – surtout du même sexe que le mort – peut ressentir parfois en restant vivant et en s’épanouissant. Il faut dire que Caroline resplendit de grâce ! (→ silence attentif des deux enfants ; le père, avec son côté très direct, commente à haute voix : « J’ai dit de temps en temps à Caroline qu’elle prenait la place de sa mère, mais pour moi, c’était plutôt un compliment »). C’est l’occasion pour moi de proposer que la maman se réjouit ou se réjouirait certainement de la bonne croissance de ses enfants, et que Caroline puisse occuper une partie de la place laissée par sa maman (par exemple un peu de parentage pour Gautier), mais pas toute (pas la place de l’amoureuse de papa).
- L’hypothèse qui a amené le plus de répondant actif, c’est celle de la culpabilité : certains enfants peuvent se faire des reproches, comme si leur comportement difficile avait provoqué ou précipité la mort du disparu (Leclercq et Hayez, 1998). Face à une écoute plus éveillée des deux jeunes et à du répondant chez Caroline, que j’évoquerai tout de suite, je leur rappellerai même combien ils étaient insécurisés et agités dans les derniers mois de vie de leur mère, parce qu’ils devinaient bien que quelque chose de grave se passait et que leurs parents, eux, voulaient maintenir le secret à tout prix. Je rappellerai à Gautier un dessin fait des mois avant le décès de sa maman, dessin constitué d’une véritable danse de squelettes, et je lui dirai combien je me sentais ligoté pour l’aider efficacement, autrement que par des allusions.
24N.B. Une semaine après, avant la séance suivante, le papa téléphone pour exprimer son inquiétude, parce que Caroline a évoqué une coresponsabilité dans le décès de sa maman. Il demande « quels remèdes pratiques peuvent être employés... ».
Continuer à parler des morts
25Lors de notre rencontre suivante [11], trois semaines plus tard, je ne suis qu’à moitié étonné par le calme qui règne dans la famille. Dès leur entrée, on dirait qu’ils attendent quelque chose. Le père, un peu « hors de ses pompes », comme à son habitude, morigène bien ses enfants pour qu’ils se tiennent bien, mais c’est comme si sa demande passait loin au-dessus de leurs têtes...
26Je leur demande s’ils ont repensé à l’échange précédent ou s’ils en ont reparlé ensemble. Ensemble, non, mais « J’ai été fort étonné de savoir que je dessinais des squelettes » me dit Gautier, qui ajoute avoir reparlé de la séance avec un ami, mais ne voudra pas dire plus précisément de quoi. Caroline, elle, prétend qu’elle n’y a plus pensé et qu’elle ne raconte plus rien de tout ça à sa meilleure amie, pour les raisons déjà décrites : je me fais une nouvelle fois l’écho de la triste histoire de vie de celle-ci, et on reparle du jumeau mort in utero.
27Le père exprime ensuite combien il a été triste de se rendre compte que Caroline se sentait coupable de la mort de sa maman, alors que « Tous les deux, vous étiez très proches d’elle ; vous étiez aux petits soins pour elle ». Les enfants n’acquiescent ni ne protestent, mais je sens bien que Caroline porte toujours un lourd poids en elle. Je passerai donc une partie de la séance à essayer de lui faire parler à nouveau des raisons d’être de sa culpabilité, sans toutefois disqualifier le père qui, de son côté, veut également la déculpabiliser mais d’une tout autre manière – type méthode Coué. Je dirai donc que je me souviens du sacré caractère qu’elle avait, qu’il y avait bien des moments d’affrontement entre ses parents et elle ; elle se souviendra à son tour de l’une ou l’autre scène pénible, notamment une dont le symbolisme est superbe : en pleine maladie de sa maman, elle faisait du roller dans la cuisine, elle s’est plantée et a cassé une étagère qui lui est tombée dessus ; en travaillant ce souvenir, elle finit par ajouter : « Ce qui me rendrait triste, c’est si Maman était partie avec une mauvaise image de moi ». Est-ce en lien avec une autre remarque qu’elle fait : « Moi, je me souviens de moins en moins du visage de Maman » ? « Moi pas, rétorque Gautier, je la vois toujours très fort ».
28Dans ce processus, au fond, je me donne un objectif final bien proche de celui du père. Pour moi aussi, il s’agit de me différencier et d’émettre des opinions plus positives face à ce que je considère comme des fausses croyances (par exemple un comportement difficile peut vraiment aggraver le cancer d’un proche et faire mourir). Mais je m’y hasarde en douce, après avoir écouté l’enfant s’énoncer dans sa conviction à lui et dans ses sentiments pénibles. Je lui en redemande même et je manifeste toute l’empathie dont je suis capable. Puis, j’amène ma différence d’opinion : « Et si ta maman, foncièrement, sans te le dire, avait été fière d’avoir une fille comme toi, au fort caractère ! ».
29Je ne peux pas bien rendre compte de l’ambiance de la séance, mais ce qui y a été fondamental, c’est qu’ils se sont beaucoup parlé. Ou plus exactement, qu’ils ont beaucoup évoqué la morte – qui était là, vivante dans ses derniers mois, au milieu d’eux – les uns à l’intention des autres. Ils l’ont fait comme lors d’une réunion de famille consacrée au deuil, de façon un peu décousue, en passant parfois d’un thème à l’autre, au fil de leurs associations personnelles. Mais ils se découvraient (dans les deux sens du terme) et s’écoutaient avec respect. Moi, j’étais comme un ami invité à la veillée : le hasard avait voulu que j’aie aussi l’un ou l’autre souvenir concret à partager et je pouvais donc participer, mais plus discrètement qu’eux. En ordre principal, je les écoutais se purifier lentement d’idées et d’images traumatiques, et se remplir du droit à une relation positive à leur mère (Bacqué, 1995).
30Gautier a participé beaucoup à ce processus en exprimant sa dépression et des îlots de culpabilité différents de ceux de sa sœur. Sans reprendre l’ordre, il a dit par exemple : « Je me souviens quand on a été acheter une perruque, avec Caroline et Maman » [12] ; « c’est parce que Maman n’est plus là que je reste bébé ; on aurait mieux été élevés si elle avait été là » ; « à la clinique, le dernier jour, je ne savais pas qu’elle allait mourir ; j’ai voulu aller jouer avec toi dans la cour » ; « je me souviens qu’elle nous racontait des histoires dans son lit » ; etc. Inutile d’ajouter que je l’invite chaque fois à déployer davantage ce qu’il commence à raconter et que, lorsque je le sens ainsi, je me différencie de l’une ou l’autre opinion pénible qu’il peut avoir. Le papa ne se pose d’ailleurs pas qu’en consolateur obligé de ses enfants. Il se lâche à l’occasion et fait part de ce qu’ont été ses moments de souffrance personnelle (par exemple, sa belle-famille, envahissante, qui avait voulu « reprendre » son épouse la dernière semaine... il avait cédé et elle avait été accueillie dans la précipitation et l’inconfort ; il s’en était senti dépossédé).
31J’ai un sentiment d’estime pour une attitude fondamentale de ce papa – et je le lui dirai à haute voix, avec des mots simples : en effet, il peut comprendre que ses enfants soient frustrés [13] parce que c’est lui qui est le parent survivant. S’appuyant sur ses maladresses et sa rigidité, c’est cela qu’ils lui disent à répétition : « Maman aurait mieux fait que toi ». Et il a suffisamment de lucidité, de grandeur d’âme et d’humilité pour encaisser, sans broncher ni protester, ces opinions qui, dans un certain sens, sont vraies, malgré qu’il fasse tout son possible. Il devine que ses enfants ont besoin de le dire et qu’il ne doit pas les culpabiliser.
32En fin de séance, il me demande si ça ne vaudrait pas mieux pour ses enfants de me voir individuellement, « pour mieux décharger leur peine ». Je lui réponds que je trouve important qu’ils s’en déchargent en famille, et que si l’un des deux avait besoin d’un entretien individuel, il le demanderait personnellement et je l’y accueillerais.
En guise de conclusion
33Leur histoire reste en marche et je n’en décrirai rien de plus : ce qui a été décrit démontre combien la parole partagée et l’accueil de celle-ci restent essentiels, et toute l’importance qu’il y a à faire part des vécus les plus irrationnels que peut soulever la mort d’un proche...
34Je vous propose plutôt l’une ou l’autre réflexion sur les techniques et le processus thérapeutiques :
- J’ai travaillé avec toute la famille nucléaire, en ce inclus le fantôme de la mère. Caroline, au moins elle, n’aurait-elle pas bénéficié davantage de séances individuelles, en ordre principal ou complémentairement au travail familial ? En théorie, oui, mais voilà, elle n’en voulait pas. Alors, je me suis débrouillé avec le groupe qui acceptait d’être présent [14].
Ce travail en petit groupe présentait également ses richesses spécifiques : les uns ont catalysé l’expression verbale des autres (« Mais si, Caroline, souviens-toi ») : auxiliaires cognitifs d’une mémoire défaillante et/ou « entraîneurs » en charge d’un encouragement affectif. Chacun a entendu ce qui était dit à l’intention officielle de l’autre et a pu en bénéficier : quand j’évoquais avec Caroline ses sentiments pour sa mère, cela servait aussi à cette thérapie du père qu’il eût pourtant été impossible de négocier avec lui. - Je ne recommande certainement pas comme une recette mon intervention-clé [15] lors de la première séance, celle où j’ai proposé avec insistance que c’était autour de la mère décédée qu’il se passait quelque chose. C’était un quitte ou double de ma part. Je me le suis permis en référence à notre passé commun, même si les vécus autour de la mort n’avaient jamais été évoqués il y a sept ans. Je me le suis permis aussi parce que l’on tournait en rond depuis trop longtemps, et que je me sentais découragé et énervé par cette stérilité. Aurais-je pu (ou dû ?) me montrer plus patient ? La question est mal posée : pour réaliser notre idéal commun [16], nous nous trouvons chacun avec comme outils notre tempérament, notre art, nos habitudes de travail et références d’école, etc. Si mon invitation n’avait pas porté ses fruits, sans doute cette thérapie déjà brève eût-elle tourné court plus vite encore : constatant l’impasse, pour eux à se dire et pour moi à les y aider, j’aurais visé à ce que nous nous disions au revoir sans nous rejeter ni nous culpabiliser.
- Le cœur de cette thérapie a été très bref : deux séances ! Après, il y a encore eu deux séances familiales espacées, où la centration du discours a porté sur les relations actuelles père-enfants, et où l’on n’a plus évoqué la maman que de loin en loin et avec calme et douceur : je crois qu’ils n’avaient plus besoin d’y revenir de façon significative pour liquider d’autres non-dits, parce que quelque chose de suffisamment important [17] avait été exprimé et échangé avec les autres, moi inclus. Les bonnes thérapies ne sont pas toujours celles qui durent très longtemps, pas plus que je ne pense qu’il faille revenir cent fois sur la même interprétation, avec des harmoniques à peine différentes.
Bibliographie
Bibliographie
- Bacque M.-F. (1995) : Le deuil à vivre. Paris, Odile Jacob.
- Bailly L., Golse B., Soulé M. (1995) : Conséquences pour les enfants des crises familiales graves et des événements traumatiques, in : Lebovici S., Diatkine R., Soulé M. : Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (pp. 2793-2808). Paris, PUF.
- Hanus M. (1994) : Les deuils dans la vie ; deuils et séparations chez l’adulte et chez l’enfant. Paris, Maloine.
- Hanus M. (1995) : Le deuil chez l’enfant, in : Lebovici S., Diatkine R., Soulé M. : Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (pp. 1463-1476). Paris, PUF.
- Hayez J.-Y. (2001) : La destructivité chez l’enfant et chez l’adolescent. Paris, Dunod.
- Leclercq C., Hayez J.-Y. (1998) : Le deuil compliqué et pathologique chez l’entant. Louvain Méd., 117 : 293-307.
- Pirard E. (1995) : D’un deuil particulier chez les enfants, in : Steichen R., de Neuter P. : Les familles recomposées et leurs enfants (pp. 245-250). Louvain-la-Neuve, Academia-Erasme.
Mots-clés éditeurs : culpabilité infantile, deuil pathologique, mort d'un parent
Notes
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[1]
Psychiatre infanto-juvénile, docteur en psychologie, professeur ordinaire à la Faculté de Médecine de l’Université Catholique de Louvain, chef du service de psychiatrie infanto-juvénile des Cliniques Universitaires St Luc.
Courriel : jean-yves.hayez@pscl.ucl.ac.be Site http://www.jeanyveshayez.net/ -
[2]
Ce qui, objectivement, n’est pas faux. Il n’est même pas tout à fait impensable que le comportement de Caroline ait parfois épuisé sa mère dans sa lutte contre son cancer. On est alors dans cette catégorie de situations où un être humain provoque accidentellement, involontairement, une destruction matérielle ou physique plus ou moins importante, et par la suite, il est fréquent qu’il s’en ressente non seulement désolé – ce qui serait « objectif » –, mais également coupable.
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[3]
La distinction un peu simpliste que les Nords-Américains font entre les « externalizing » et « internalizing » disorders n’est pas sans fondement. On pourrait très grossièrement répartir l’humanité en deux catégories : ceux qui ont tendance à reprocher aux autres ce qui arrive, et à se montrer agressifs pour les mettre à distance ; et ceux qui prennent sur eux, ont tendance à une introspection pessimiste, à la culpabilité facile et à l’auto-agression. Ces prédispositions sont à la fois liées à la nature (les gènes) et à la culture (le mode d’éducation).
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[4]
Dans mon souvenir ? La description qui suit montrera que je connaissais déjà cette famille avant le décès de la maman.
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[5]
Pour le moment, le père n’a pas de compagne (ni de compagnon : soyons contemporains !). Il en a eu une, deux ou trois mois, mais il a rompu parce que, dit-il, elle ne s’entendait pas avec les enfants.
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[6]
Le plus loin où je me hasarde, c’est d‘évoquer ce qui arrive à un petit ourson après la mort de ses deux parents ours dans un accident.
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[7]
Il faut ici rappeler que le père est un homme sérieux – il y a très longtemps qu’il a envoyé aux orties son « Enfant Intérieur », qui veut beaucoup contrôler et commander ses enfants. Mais ceux-ci lui résistent assez habilement et il finit par abandonner la partie. Il ne se coule pas facilement dans le monde psychologique des enfants et malgré sa bonne volonté, fait de nombreux commentaires maladroits en leur présence sur leur supposée psychologie.
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[8]
De ma rêverie dans le sens où on parle Bion et, rappelons-le, du fait de notre histoire commune : sept ans auparavant, je travaillais déjà avec cette famille lors de la maladie puis du décès de la mère !
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[9]
Avant le décès de sa maman, c’est-à-dire jusqu’à la fin de sa seconde primaire, Caroline était première de classe. Après, elle a été et reste à la traîne, jusque à avoir redoublé une année.
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[10]
Je le ferai un peu parler de ce à quoi il pense et je lui proposerai, à titre de cadeau fait à sa maman, de penser à des souvenirs heureux vécus avec elle, plutôt qu’à des souvenirs tristes.
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[11]
Présents : le père, les deux enfants et moi-même.
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[12]
Le père en profite pour expliquer que sa femme avait renoncé à cette perruque, et s’en tenait à un foulard, parce qu’elle était fière et trouvait ça plus élégant.
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[13]
Je n’irais pas jusqu’à dire que ses enfants lui en veulent.
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[14]
Au début, les enfants prétendaient même que c’est par pure obéissance qu’ils étaient là, et ils maugréaient.
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[15]
Clé d’une porte jusque-là fermée.
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[16]
Un idéal commun ? Aider le sujet humain à se trouver bien avec lui-même, et ceci, sans qu’il soit antisocial et mieux encore, en intégrant une sociabilité « suffisamment bonne ».
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[17]
Je paraphrase Winnicott et sa mère « suffisamment bonne » : les êtres et les relations, spontanées ou thérapeutiques, vraiment « bien » ne peuvent être que les « suffisamment bien ». La perfection est, non seulement une utopie, mais surtout une vision épuisante et destructrice de la joie de vivre.
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[18]
Sauf pour ce qui est de notre droit à nous opposer à ce qui serait franchement antisocial.
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[19]
Souvent ? Dans mon expérience, environ 60% des prises en charge y sont brèves et estimées fructueuses. Environ 20%, brèves ou très brèves (une séance) et estimées stériles. 20% sont de longue durée, avec du fruit variable.