Couverture de PSYS_024

Article de revue

Enjeux techniques liés aux troubles de symbolisation dans une dépression narcissique

Sandy ou la douleur de l'ordinaire

Pages 253 à 266

Notes

  • [1]
    Ph.D., Psychologue, professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (Canada).
  • [2]
    Le concept de subjectivation, dans le sens où Roussillon (1995b) l’emploie, me semble proche de celui d’individuation de Malher (1980). Il m’apparaît cependant en différer par le sens réparateur de «faire quelque chose avec ce qu’on a subi dans le passé » ou de « se réapproprier activement ce qui a été subi passivement dans le passé» qu’y ajoute Roussillon. Malher, en effet, parle d’individuation surtout en termes d’une étape du développement psychique qui peut se poursuivre durant la vie adulte.

1Sandy était mal en point quand elle vint me voir à l’automne. En proie à des crises de panique, elle avait d’elle-même consulté un psychiatre qui lui avait prescrit des antidépresseurs et une psychothérapie. Grande, filiforme, vêtue d’un jean et d’un T-shirt, cheveux blonds presque albinos ébouriffés et sans maquillage, elle avait l’air d’une adolescente alors qu’elle approchait la trentaine. Elle parlait avec un léger accent rocailleux que je n’arrivais pas à identifier. Durant l’été, Fritz, son conjoint, avait subi une intervention chirurgicale pour une tumeur dans le haut de la joue gauche. La tumeur était bénigne mais envahissante. Si la chirurgie échouait, il devrait subir un traitement de radiothérapie, qui, vu l’emplacement de la tumeur, détruirait son œil gauche. Au même moment, dans une ville voisine, le père de Sandy était traité pour un cancer de la prostate qui l’avait plongé dans une dépression profonde. Stoïque, Sandy avait visité Fritz quotidiennement à l’hôpital et gardé un contact téléphonique constant avec sa mère, au chevet de son mari. À la fin de l’été, les deux hommes étaient hors de danger et c’était au tour de Sandy de s’effondrer.

2Au début, je crus à une réaction post-traumatique de la part de Sandy face à la menace de perte simultanée de deux objets fortement investis. Mais ses symptômes s’atténuèrent pour laisser place à un tableau clinique plus complexe. Tout au long de sa maladie, Fritz avait fait preuve d’un optimisme d’airain qui, pour défensif qu’il fût, s’avéra fort efficace. «Tu sais bien, Sandy, qu’à moi, il ne peut rien arriver; je le sais, je le sens. Ne t’inquiète pas. » Il avait repris le travail avec enthousiasme et Sandy se sentait curieusement délaissée: elle dépérissait devant l’indépendance retrouvée de son conjoint. Elle déprimait, devenait irritable et accusait Fritz de tous ses maux. En fait, elle se confrontait à une problématique identitaire qui l’enfonçait dans une dépression narcissique mettant son couple en péril et qui allait nous occuper pendant quatre ans.

3Ce sont les enjeux techniques liés aux troubles de la symbolisation dans une dépression narcissique dont je voudrais discuter ici.

4Je présenterai d’abord le récit de la vie de Sandy et du travail psychothérapique que nous avons effectué ensemble. Puis, la discussion comprendra deux parties. Elle sera d’abord consacrée à l’éclairage que l’histoire de Sandy jette sur la théorie de Grunberger à propos de la dépression narcissique. J’exposerai ensuite les aménagements techniques que j’ai été amenée à introduire pour adapter la cure-type aux difficultés occasionnées par les troubles de la symbolisation dans la dépression narcissique de Sandy. En conclusion, je ferai part de certaines questions techniques que suscite en moi le travail avec des patients présentant des problèmes narcissiques.

Narration

Pré-histoire

5Sandy est la benjamine d’une famille de trois enfants; cinq années la séparent du frère cadet et sept ans du frère aîné. Ses frères sont tous deux mariés et résident dans leur ville natale à l’instar de leurs parents dont ils ont adopté le style de vie traditionnel. Le père, appelons-le Olaf, est allophone, né au Québec; il comprend le français mais ne le parle pas à la maison. Peu scolarisé, aujourd’hui retraité, il a travaillé toute sa vie adulte pour une grosse entreprise de services publics qui lui demandait de nombreux déplacements à l’extérieur de la ville, et où un de ses fils fait actuellement carrière avec succès. La mère, nommons-la Constance, québécoise francophone plus instruite que son mari, a choisi son métier dans une branche littéraire qui lui permettait de travailler depuis la maison comme pigiste. Aujourd’hui retraitée, elle est très estimée de ses collègues qui la sollicitent encore pour des contrats occasionnels. Sa propre mère était dépressive et Constance, dotée d’un «caractère nerveux», a eu quelques fois recours à des consultations psychothérapiques de courte durée.

6La famille a toujours valorisé les sports davantage que les études. Sandy est la seule des enfants qui, à l’image de sa mère, a effectué des études universitaires, mais son rendement académique fut moyen et elle n’a jamais travaillé dans son champ d’études. Par ailleurs, comme ses deux frères, elle est une sportive accomplie et, comme eux aussi, elle a brillé à l’adolescence dans les sports sur glace, remportant plusieurs compétitions. Les parents ont toujours été dévoués à leurs enfants, les conduisant tôt le matin à l’aréna, dépensant sans mot dire pour payer les cours privés, les équipements sportifs.

7Sandy a rencontré son conjoint dans sa ville natale et c’est par amour pour lui, autant que par attrait pour la grande ville, qu’elle s’est arrachée en pleurs à sa vie familiale. Fritz, brillant, sûr de lui et solitaire, possédait son propre studio d’enregistrement et se consacrait avec passion à son métier qui l’amenait à fréquenter la faune musicale de la ville. S’il se rendait à une soirée artistique, c’était par obligation, pour y consolider ses contacts professionnels. Il invitait, bien sûr, Sandy à l’accompagner, mais il s’attendait à ce qu’elle se divertisse par elle-même pendant qu’il travaillait. La jeune femme, qui enviait à Fritz le prestige de son milieu de travail, aurait cependant voulu qu’il se comportât en amoureux durant ces soirées mondaines et qu’il lui évitât ainsi un laborieux tête-à-tête avec sa timidité personnelle.

8Sandy, détentrice d’un diplôme de premier cycle universitaire en sciences humaines, travaillait, pour sa part, comme croupière de nuit dans un casino. Bien que son emploi revêtît un certain prestige aux yeux de ses amis, elle n’était pas heureuse dans son travail, n’avait «rien à en dire qui puisse soutenir la conversation» et souhaitait ardemment changer d’emploi pour améliorer sa condition financière et sociale. Mais voilà qu’elle n’arrivait pas à formuler un projet qui lui convînt. Tout comme elle manquait d’idées pour se trouver des loisirs en dehors de Fritz, elle était incapable de formuler un rêve, un plan de réorientation professionnelle qui tienne la route, incapacité qui laissait supposer un trouble narcissique au niveau de l’Idéal-du-Moi.

9Sandy était fière de son conjoint et de la vie «de bohèmes» qu’ils menaient. Elle se vantait d’être celle qui avait bouleversé les habitudes traditionnelles de la famille pour y introduire des façons de faire plus modernes, mais elle ne supportait pas que sa famille ne valorise pas son choix amoureux. Elle se voulait une non-conformiste approuvée par sa famille traditionnelle.

Violence verbale

10Durant leur enfance, les deux frères de Sandy lui ont fait payer cher, en taquineries et tracasseries, le fait d’être la petite princesse blonde de son père. Ses parents, bien qu’inséparables, ne se sont jamais bien entendus. Olaf, très dépendant de son épouse, la harcèle encore aujourd’hui de sarcasmes et d’autres violences verbales; Constance y réagit en devenant nerveuse, maladroite, un peu ridicule. Enfants, Sandy et ses frères se rangeaient du côté du plus fort, en apparence, et se moquaient de leur mère. Durant son enfance, la jeune femme eut fréquemment à se couvrir la tête avec son oreiller pour ne pas entendre, le soir, les cris de ses parents en chicane, lors des week-ends que son père venait passer à la maison. À l’adolescence, Sandy se mit cependant à confronter son père pour défendre sa mère, à qui elle conseillait de divorcer. «Quand il la ridiculisait dans un lieu public, à l’épicerie par exemple, je faisais la cool que cela ne dérangeait pas; il fallait que je sois forte à la place de ma mère.» Identifiée au père agresseur, elle devint aussi sarcastique que lui, mais il ne lui accorda jamais «le dernier mot ». De ces duels verbaux, elle ressortit insécure, c’est-à-dire dénarcissisée dans ses efforts d’indépendance face au père, atteinte d’une éreuthophobie que son teint très clair exacerbait. Elle déplaça ses sarcasmes sur ses entraîneurs sportifs.

11Au cours de notre travail, ces joutes verbales furent associées aux intenses crises de rage dans lesquelles, pendant sa petite enfance, la plongeaient les taquineries de ses frères, tracasseries durant lesquelles elle ne pouvait jamais «gagner », car elle était la plus petite, la plus naïve et la moins forte. En fait, ces enfants reproduisaient dans leurs jeux la violence qui unissait leurs parents et Sandy se retrouvait à la «bonne place », celle de sa mère. Ces expériences de rage impuissante, alliées à celles des effrayantes scènes de violence conjugale subies passivement, allaient contribuer au recours défensif, par Sandy identifiée à ses agresseurs, en particulier à son père, à des fantasmes grandioses en provenance de son Moi-Idéal, recours qui nuirait à son adaptation aux exigences du monde adulte.

12Par ailleurs, Sandy, avec qui le père prenait plaisir à jouer quand elle était petite, Sandy qui manifesta un courage qui manquait à la mère quand le héros de son enfance devint à ses yeux adolescents un homme intransigeant, un mari abuseur, Sandy se crut souvent préférée à sa mère par son père. Elle la méprisait secrètement d’être aussi maladroite avec son époux, mais cette préférence fantasmée ne la rendait pas heureuse pour autant, car elle avait beau confronter son père avec courage, celui-ci ne lui accorda jamais «le dernier mot », la renvoya toujours à la place de la mère déchue. Ce mode de relation œdipienne, où les intenses sentiments positifs de l’enfance se déguisent à la puberté en affrontements passionnels, allait exercer une influence négative sur sa relation à son conjoint.

Le soleil et l’ombre: les sports et l’école

13À six ans, Sandy fut envoyée à l’école primaire où elle devint la risée de la classe à cause des nombreuses fautes de français qui émaillaient son vocabulaire, tels «le fleur, la soleil », et à cause de tics déambulatoires qu’elle pratiquait. Ainsi, par exemple, quand elle marchait en file avec les autres élèves et que la filée tournait à angle droit, Sandy ne pouvait s’empêcher de faire un petit saut en tournant et de faire ensuite claquer ses talons l’un contre l’autre. Durant cette première année scolaire, Sandy, que certaines des élèves considéraient comme une arriérée mentale, accumula les blessures narcissiques. Elle fut misérable, convaincue de son incompétence. Elle supplia fréquemment sa mère de la garder à la maison et de lui enseigner elle-même les matières scolaires. Mais en vain. Insensible au fait que sa petite fille était émotivement trop jeune pour s’exiler à l’école, sa mère, voulant bien faire, lui fit prendre des cours d’orthophonie pour améliorer son langage. Mais cela eut pour effet de marginaliser davantage la fillette. Je finis par comprendre que le léger accent rocailleux de Sandy résultait de l’accent québécois mêlé à celui de la langue paternelle prononcée à la québécoise.

14Sandy était dotée d’une pensée qui s’embrouillait facilement et qui lui rendait difficile l’expression verbale des nuances de sa vie psychique. Cette propension à la confusion – indice des troubles de la symbolisation qu’on rencontre souvent dans les problématiques narcissiques – fut reliée par Sandy à un souvenir de sa petite enfance. Elle disait avoir été heureuse, petite, jouant beaucoup avec ses poupées. Elle se souvenait qu’elle s’enfermait souvent dans sa chambre pendant de longues périodes de temps pour y jouer seule et qu’elle y dansait sur la musique de sa radio, ou même souvent sans musique, s’inventant des chorégraphies. Parfois une question la tourmentait à l’improviste; une question vague, de type existentiel. Elle sortait alors de sa chambre pour aller la poser à sa mère. Ce dont elle se souvint avec moi, ce fut du ton que sa mère prenait pour lui répondre. Elle lui répondait sur un ton de voix qui sonnait toujours faux à l’oreille de Sandy. Faussement enjoué, faussement rassurant. Elle ne se souvenait pas du contenu de ses questions, mais de sa déception et de son retour, perplexe, à sa chambre.

15Cette perplexité mène à penser que la petite Sandy échouait dans ses efforts d’investir les fonctions de son Moi, de se formuler à elle-même le sens à donner aux événements de la vie qui la préoccupaient. En effet, compte tenu de la tension qui régnait dans la maison dès que son père rentrait, et du non-dit des parents à propos des contradictions marquées entre leurs comportements parentaux et conjugaux, on peut imaginer que Sandy, inconsciente de son angoisse qui semble avoir débuté tôt dans sa vie, ait eu besoin, pour consolider son identité, de formuler beaucoup d’interrogations auxquelles sa mère semble avoir été incapable de répondre. Dans la relation transféro-contre-transférentielle, je recevrai, moi aussi, ma part de questions.

16Ses déboires scolaires et sa propension à la confusion, c’est-à-dire aux problèmes de symbolisation, furent aussi associés à un comportement que Sandy développa à l’endroit de sa mère à la période de latence. Quand elle éprouvait une difficulté au cours de l’exécution de ses travaux scolaires, elle tempêtait à voix haute jusqu’à ce que sa mère, inquiète, vienne la voir dans sa chambre. Sandy grognait, se plaignait tant que la mère, à court de réassurances, ne résolvait pas son problème scolaire à sa place, mais sans lui enseigner pour autant, lui reprochera plus tard la jeune femme, à faire face à son angoisse et à son sentiment d’impuissance. Cette attitude de toute-puissance geignarde, qui met sa mère au service de son ignorance pour éviter de ressentir une petitesse insupportable, illustre une des défenses narcissiques de Sandy, défense calquée – peut-on penser – sur la conduite tyrannique de son père. Ce comportement sera, lui aussi, répété dans la situation thérapeutique. J’y reviendrai plus loin.

17À ses déboires intellectuels et scolaires, Sandy trouva une compensation dans les sports où sa performance lui attirait l’admiration de ses compagnes de classe. Elle brillait en particulier dans les sports sur glace et faillit même devenir championne provinciale. Cette période me semble avoir été la plus heureuse de sa vie, comme c’est le cas dans la vie de plusieurs femmes. Elle manifesta une discipline et une détermination de fer, se levant à l’aube pour aller à ses pratiques, se pliant à un horaire qui la coupait de contacts sociaux avec ses compagnes de classe, sans que rien de tout cela fût vécu comme un sacrifice. Elle était animée par le feu d’une passion qu’elle ne retrouvera plus jamais, en dehors des tout débuts de sa relation avec Fritz. Comme elle le dira elle-même – et contrairement à ce que l’université et la vie adulte lui ont réservé –, elle était bien encadrée: ses entraîneurs lui disaient quoi et comment faire dans le menu détail, ses parents étaient là pour l’encourager, payer et la voiturer; elle-même n’avait qu’à fournir la concentration et l’effort physique.

18Malheureusement, Sandy ne put surmonter le trac que les compétitions lui inspiraient et elle y exécuta répétitivement des contre-performances. Nouvelle mise en échec de l’Idéal-du-Moi lié, cette fois-ci semble-t-il, à la rivalité œdipienne problématique décrite plus haut. Car, découvrira-t-elle lors de nos rencontres, elle ne se permit jamais de gagner quelque compétition que ce soit contre une autre personne de son sexe. Elle décida donc à seize ans d’accrocher ses patins et essaya de trouver une autre activité moins stressante et aussi prestigieuse, où elle pourrait être une «vedette», le trac en moins. Elle n’y parvint jamais. Elle qui s’était sentie un joli papillon adulé du public redevint, à ses yeux, une terne chrysalide mue par le désir de briller.

Démarche psychothérapique

19Nos rencontres débutèrent à l’automne et, jusqu’à la fin de la psychothérapie, Sandy se montra une patiente ponctuelle à ses rendez-vous et dans ses paiements, courageuse devant les difficultés de la démarche psychothérapique. Elle était avec moi souvent candide et touchante. Un certain écart d’âge nous séparait et elle me voyait comme une femme expérimentée qui pourrait lui donner les conseils et les informations que sa mère n’avait pas su lui transmettre. Cela n’empêcha pas que, sur le plan contre-transférentiel, je la considère souvent comme une patiente difficile par sa grande dépendance et ses difficultés de symbolisation. Jusqu’à Noël, les séances se centrèrent sur la gestion de son quotidien, compliqué par son horaire de travail nocturne et les malaises liés à ses crises de panique. Ses symptômes s’atténuèrent cependant et elle n’eut pas à interrompre son travail. C’est sa vie de couple qui, à la place, fut suspendue pendant plus d’une année. Sandy et Fritz cohabitaient depuis deux ans quand la jeune femme entreprit sa psychothérapie. Au début de leur relation, elle était, selon elle, pétillante.

20

«Je riais tout le temps; j’étais très amoureuse. C’est ce qu’il a aimé en moi, que je sois joyeuse. Moi, je n’ai jamais été certaine de son amour, car il est du genre célibataire et indépendant. Il ne fait jamais de projets à long terme, même pas pour nous deux. Son travail est sa vraie passion. Il peut en parler pendant des heures avec son associé; et moi, je suis là et j’écoute. Ce n’est pas mon domaine; je finis par m’ennuyer, parce que je n’ai rien à contribuer à la conversation.»

21Sandy se querellait maintenant souvent avec son conjoint et se montrait envieuse de l’assurance qu’il affichait lors de ces confrontations. Elle n’arrivait pas à le faire douter de lui-même, alors qu’elle se rendait compte qu’elle était prête à changer ses plans, ses opinions et son horaire pour être avec lui. Sportif, lui aussi, il ne pratiquait qu’une seule discipline: l’alpinisme. C’était l’escalade ou la flânerie au lit, devant une vidéo, dans les restaurants. Au début de leur relation, Sandy devint une alpiniste enthousiaste. Maintenant, elle était furieuse qu’il refusât de s’adonner à d’autres sports avec elle, quand les circonstances leur interdisaient la pratique de l’escalade. Cette colère exprimait une lutte de pouvoir inégale entre eux et masquait le fait que Sandy n’était pas tentée de s’adonner à d’autres sports en l’absence de Fritz. Elle enrageait de ne pouvoir l’influencer, l’enviait de la «force» que lui conférait son «égocentrique assurance» et détestait la dépendance qui colorait ses propres sentiments amoureux, car celle-ci lui faisait accepter l’échec dans la querelle. «Pourquoi ne me donnerait-il pas raison si c’est important pour moi? Pourquoi ne serait-ce pas mon point de vue qui l’emporterait de temps en temps?» Elle confondait conviction personnelle et gentillesse. Pourtant, elle ne songea jamais à quitter Fritz. Elle voulait que, par amour, il mette à son service ce qu’elle lui enviait, pour ainsi renverser le rapport de forces qui les opposait et devenir forte de sa propre faiblesse: si l’homme dont elle enviait l’assurance mettait la passion de son métier à son service, «faisait passer son couple avant son travail», elle n’aurait plus jamais conscience de sa timidité ni de sa vacuité quant à ses projets pour elle-même. On peut penser que des défaillances au niveau de son narcissisme secondaire privaient la jeune femme d’une digue pour contenir la force pulsionnelle de sa dépendance amoureuse.

22Au fil des rencontres thérapeutiques, la jeune femme en vint à reconnaître que les querelles qu’elle provoquait avec Fritz l’excitaient. Il devint peu à peu apparent qu’elle répétait les rapports belliqueux de ses parents et ses propres confrontations avec son père. Une importante problématique narcissique semblait être en jeu dans son rapport amoureux où Fritz occupait le rôle d’objet partiel, narcissique, support des fantasmes grandioses de Sandy.

Démarche d’individuation (Malher et al., 1980)

23Fritz finit par demander à Sandy de quitter l’appartement, «puisque je te rends malheureuse», rationalisa-t-il. Il souhaitait qu’elle vive seule, ce qu’elle n’avait encore jamais expérimenté, et qu’elle devienne plus autonome, car la dépendance affective de la jeune femme l’étouffait. Sandy se retrouva donc en colocation avec une amie. Elle réagit à la rupture par une forte angoisse d’abandon. Elle ne voulait pas avoir «à décider de ma vie toute seule». Elle s’agrippa à Fritz, trouvant maints prétextes pour lui téléphoner. Elle manifesta à cette époque des idéations obsessionnelles qu’elle reconnaissait comme telles, car sa grand-mère dépressive avait souffert de pareils symptômes. Elle craignit de «devenir folle». Elle s’entêta à croire, en dépit de la position de Fritz à ce propos, qu’ils étaient destinés à fonder une famille ensemble et qu’elle le savait «mieux que lui, parce qu’il refuse d’envisager l’avenir». Bref, elle redevint avec moi la petite fille qui essaie de convaincre sa mère qu’elle est incapable de faire ses devoirs seule.

24Les interprétations avaient peu d’effets sur Sandy. Je commençai donc à «troquer l’or pur de l’interprétation pour le vil plomb de la suggestion», et à la confronter sur des éléments de réalité. Fritz lui avait demandé de devenir une partenaire qui possédait ses propres intérêts et d’arrêter de vivre à travers lui. Fritz ne lui devait rien; il avait droit à sa liberté. Elle devait «couper le cordon ombilical» et prendre sa vie en main. Tout le monde franchit cette étape pour devenir adulte. Elle aussi. Mon but était d’amener Sandy à cesser de se cacher derrière son attachement à Fritz pour nier ses défaillances narcissiques. Sandy réagit positivement à ces confrontations. Elle déterra le deuil laissé en suspens de sa passion pour le patinage, libérant ainsi un pan d’énergie psychique demeurée clivée et encryptée. Elle élabora beaucoup sur le modèle conjugal sado-masochiste que ses parents lui avaient fourni, sur la dépendance affective paternelle dont elle avait hérité. Elle décida de se trouver une nouvelle passion …pour redevenir attrayante aux yeux de Fritz et lui faire regretter de l’avoir quittée. Elle déploya une grande énergie à consulter des conseillers en orientation professionnelle, à étudier des programmes, à visiter des écoles privées, à essayer de nommer ce dont elle rêvait pour elle-même, bref, pourrait-on dire, à tenter de colmater les brèches de son narcissisme secondaire, à consolider son Idéal-du-moi défaillant.

25Pendant cette période, elle fut courtisée par quelques hommes, ce qui nous plongea dans des interrogations éthiques. Avait-elle le droit de sortir avec d’autres hommes et d’éprouver avec eux du plaisir sexuel, alors que c’était Fritz qu’elle aimait? Il l’avait quittée, mais comment réagirait-il s’il apprenait qu’elle le «trompait»? Elle-même ne supporterait pas d’apprendre pareille trahison; elle deviendrait désespérée. Je me retrouvais devant une candide petite Sandy qui sortait de sa chambre pour poser à sa mère des questions sur le sens de la vie et de l’amour entre hommes et femmes. Ma situation était malaisée à cause de ce contexte transférentiel. Ne pas répondre, c’était la renvoyer à une solitude mutilante. Mais répondre, c’était lui permettre de garder une position fusionnelle qui contrait sa démarche d’individuation, d’élaboration identitaire. Aussi, j’optai pour une situation mitoyenne. J’interprétai la répétition transférentielle. Puis, je lui rappelai à plusieurs reprises que Fritz l’avait quittée et qu’elle était libre de sa vie. La tâche qui lui incombait, c’était de vivre sa vie pendant cette période où elle était redevenue célibataire. Que souhaitait-elle faire? Qu’est-ce qui l’attirait dans tel homme? Pourquoi éprouvait-elle de la répulsion pour tel autre?

26Elle put ainsi formuler qu’elle méprisait un ancien prétendant avec qui elle avait renoué, parce qu’il l’adorait et qu’il se montrait dépendant d’elle. Avec lui, elle se retrouvait dans la position qu’elle voulait faire tenir à Fritz. Elle devait nourrir ce partenaire, alors qu’elle souhaitait un conjoint qui l’alimentât. Encore une relation duelle et en miroir de surcroît… Mais celle-ci eut le mérite de me faire découvrir une Sandy pleine de ressources, capable d’initier des activités, des sorties, des projets; ce qui s’avéra important pour la suite de sa relation avec Fritz. Cette nouvelle étape eut aussi le mérite de m’amener à pousser ma réflexion sur la technique psychanalytique avec des personnes souffrant de troubles narcissiques comportant des problèmes de symbolisation. Bien que je ne répondisse pas directement aux questions de Sandy, j’exprimais clairement, à propos de situations concrètes, une position éthique selon laquelle chacun est responsable de son désir. Cette éthique ne convenait pas à Sandy, qui cherchait à s’agripper à une position fusionnelle sous un déguisement de moralité. Mais elle avait pour effet de combattre la confusion de sa pensée. À quelques reprises, elle m’exprima sa gratitude: «Je n’ai jamais su ce que je pensais vraiment de ça et ça. Maintenant, c’est clair; je sais ce que je pense, ce que je veux.»

Obstacles narcissiques

27Cette démarche d’individuation se heurta cependant à des défenses narcissiques. Ainsi, ce n’est qu’au bout de deux années de travail que nous pûmes, Sandy et moi, déterrer les souffrances narcissiques associées à ses débuts scolaires désastreux: «Je savais que je ne pouvais pas réussir; je ne pouvais qu’essayer de faire le moins mal possible. Chaque matin, j’avais la nausée en partant pour l’école». Ces souffrances furent associées aux crises de rage que provoquaient chez elle les taquineries de ses frères, disputes au cours desquelles elle ne pouvait jamais «gagner». Elles furent associées également à sa forme de pensée sujette à la confusion. L’insensibilité maternelle aux angoisses d’abandon vécues par Sandy, lors de sa première année scolaire, lui avaient gâché le plaisir des activités académiques. Encore maintenant, devant une performance scolaire (cours universitaires suivis comme étudiante libre), la jeune femme devenait angoissée et ne donnait qu’un rendement moyen, à l’image de ses contre-performances aux compétitions de patinage.

28Après avoir mis au jour les souffrances liées au premier départ de la maison pour l’univers scolaire, nous nous heurtâmes au fait que Sandy croyait fermement que si elle était condamnée à trimer dur pour réaliser ses ambitions, d’autres, plus chanceux, pouvaient réussir sans effort. Qu’elle était à plaindre restait sous-entendu. Tels les parents qui reportent sur «his Majesty, the Baby» (Freud, 1914) leur Moi-Idéal, la jeune femme reportait sur autrui, sur ses amies professionnelles par exemple, un fantasme de réussite magique et sans effort. À cette époque, une attitude qu’elle jugeait dépressive, et que je croyais mégalomane de surcroît, l’amena à quelques reprises à échouer à des concours à son travail, se privant ainsi de chances d’avancement pourtant recherchées. Elle reportait, en effet, à la dernière minute la préparation de ces concours, allant même parfois jusqu’à penser qu’elle saurait bien improviser pendant le concours. Ces passages à l’acte nous permirent de constater qu’elle ne faisait pas que reporter sur autrui ses fantasmes grandioses. Cette inhibition à l’étude, elle la nommait «un nuage noir», «une petite voix qui me dit: à quoi bon?», «un héritage de ma grand-mère dépressive». Mais ces fantasmes grandioses furent aussi associés à la violence verbale de son père, violence ayant pris l’apparence d’une force morale pour ses enfants: «C’était lui le chef devant qui toute la famille pliait», alors qu’Olaf était si dépendant de son épouse qu’il ne supportait d’elle aucune frustration. Dépression et grandiosité étaient donc intriquées et difficiles à départager chez Sandy. Il nous fallut beaucoup de temps pour qu’elle vienne à dépasser ce «défaitisme» et à accepter, comme une réalité universelle dont elle faisait partie, le fait qu’«on ne peut réussir sans travailler» et qu’«il n’y a pas de honte à devoir travailler pour réussir».

29Par ailleurs, il devint de plus en plus clair que Sandy recherchait un métier où elle brillerait aux yeux d’un public imaginaire. Elle se montrait très critique et indécise dans sa recherche de réorientation professionnelle. Elle voulait tout en même temps: l’argent, le prestige, la sécurité et la création artistique. Elle s’identifiait magiquement au succès professionnel de certaines de ses amies tout en niant la part de labeur et d’anxiété que celui-ci leur avait coûtée; elle voulait une carrière prestigieuse, instantanée et qui comportât peu de sacrifices. Elle s’enthousiasmait pour des rêves abstraits, mais se désistait quand elle s’approchait de la concrétude des faits. Et elle ne voulait pas, non plus, d’aucun métier touchant à l’enseignement ou comportant une dimension d’aide. Elle voulait revivre sa période de presque-championne provinciale de patinage et non se retrouver à la place des instructeurs sportifs qu’elle avait malmenés et sur qui aucune gloire n’était retombée.

30Au fond, Sandy était incapable de désirer un métier. Elle ne l’avait jamais fait. On l’avait obligée à aller à l’école et elle n’avait jamais été vraiment heureuse dans une salle de classe. C’était sa mère qui avait choisi pour elle le patinage comme loisir et elle avait pris du temps avant d’éprouver du plaisir dans ce sport. C’était aussi Constance qui avait encouragé sa fille à faire des études universitaires que celle-ci avait poursuivies sans grand plaisir et au cours desquelles ses résultats avaient été moyens, ce qui l’empêchait d’aspirer à des études de second cycle universitaire. C’était encore Constance qui l’avait encouragée à passer les examens pour devenir croupière, travail qu’avait cependant sélectionné Sandy dans les annonces classées. Ses débuts avaient été désastreux; elle avait même abandonné son emploi et sans le support de sa mère elle n’y serait jamais retournée.

31Au cours de cette longue valse-hésitation que constitua le travail de réorientation professionnelle de Sandy, je me sentis ballottée d’un projet à un autre. Nous nous heurtions, en fait, à un vide de l’Idéal-du-Moi derrière un paravent d’ambition professionnelle et de faux self, vide trahissant des problèmes identitaires et des troubles de symbolisation. Ce vide de l’Idéal-du-Moi était à l’image de son tyran de père qui, derrière sa façade de chef de famille, fonctionnait psychiquement comme un petit garçon constamment affamé d’attention maternelle. La jeune femme s’était identifiée au faux phallisme de son père. La vraie Sandy était timide et aimait un quotidien simple. Elle voulait une vie traditionnelle semblable à celle de ses parents, avec mari, maison, enfants, et elle la voulait avec Fritz, le non-conformiste, qui servirait de support projectif à ses fantasmes grandioses.

32Sandy essaya de mille façons de me convaincre que je devais l’aider à choisir un nouveau domaine de travail, qu’elle ne pourrait y parvenir seule. Les quelques fois où je me laissai aller à lui donner une opinion, elle l’accueillit avec gratitude, mais n’en tint pas compte. Elle vint à constater d’elle-même qu’elle aimait les activités sportives parce qu’elles avaient un goût de vacances. Le travail avait pour elle une connotation adulte négative. Elle aurait voulu pouvoir demeurer une enfant qui joue et qu’on prend en charge. Une enfant de la période pré-scolaire de vie.

Subjectivation

33[2] La démarche d’individuation de Sandy la mena cependant à une situation paradoxale. La jeune femme, toujours déterminée à reconquérir Fritz, entama une nouvelle période de fréquentations amoureuses avec lui. Ils seraient deux célibataires; pas de cohabitation, pas de projet d’avenir. La situation était bien sûr douloureuse pour ma patiente, car elle ne correspondait pas à son véritable désir. Mais la discipline dont elle avait fait preuve durant sa carrière de patineuse refit surface. Or, il s’avéra que Fritz, en dehors de sa passion pour son métier, était un être passif qui acceptait volontiers que Sandy organisât des activités pour lui. Il commença même à s’apprivoiser à l’idée abstraite d’une «vie de famille avec des enfants et un chien», scénario se déroulant cependant dans un avenir indéterminé. Elle qui voulait se nourrir de lui, elle qui voulait qu’il partageât son phallus avec elle, se retrouvait dans la position de «roue motrice» du couple. Non seulement devait-elle renoncer à sa position fusionnelle pour «vivre sa vie», mais, si elle voulait la vivre avec Fritz, elle prenait conscience que ce serait elle qui serait en position d’initiatrice. La stratégie de Sandy réussit néanmoins. Après un voyage d’alpinisme de plusieurs semaines, que Sandy prépara pendant les séances avec beaucoup d’anxiété et d’anticipation, Fritz l’invita finalement à reprendre la vie commune. Il la convainquit qu’il l’aimait vraiment et qu’elle le satisfaisait, à condition qu’elle fût de bonne humeur et qu’elle gardât ses angoisses pour elle-même. Sandy découvrit à cette occasion que ses angoisses lui appartenaient en propre.

34Sandy ne pavoisa pas dans mon bureau; elle ne démontra aucune attitude triomphante devant ce splendide exploit de reconquête. Le déménagement se fit en douceur. Sandy se montra même irritée par la léthargie de Fritz durant les préparatifs. Elle dut insister pour qu’il participât au déménagement et elle se retrouva dans un appartement poussiéreux où aucun aménagement n’avait été pensé pour faire place à ses meubles et à ses effets. Un appartement négligé de célibataire à la traîne.

35Quand je soulignai à Sandy son absence d’enthousiasme, elle me répondit qu’elle se sentait sécurisée par les attentions amoureuses de Fritz; il avait fini par la convaincre qu’aucune autre femme ne pourrait l’intéresser. Mais on aurait dit qu’elle ne s’en sentait pas plus heureuse. Et, de fait, un mois plus tard, la jeune femme éprouvait à nouveau des symptômes d’angoisse qui l’amenèrent à refaire le tour des médecins pour s’assurer que ses malaises n’étaient pas d’origine organique. Cette réaction angoissée mène à penser que Sandy avait bien compris les conditions posées par Fritz à la reprise de la vie commune et qu’elle trouvait difficiles la réapropriation de ses angoisses, de même que son nouveau statut de «roue motrice».

36J’appris que Fritz avait été adulé/étouffé par une mère qui avait des problèmes existentiels et qu’il ne fréquentait plus; ce qui avait scandalisé Sandy au début, elle qui était partisane de l’union familiale. Il pourrait la quitter si elle redevenait envahissante avec ses humeurs; il l’avait déjà fait. Dans son travail, par ailleurs, il manifestait le même apragmatisme que dans l’organisation matérielle de sa vie de couple. Il s’était mis en charge des manifestations amoureuses et avait délégué à sa compagne la gestion de la réalité quotidienne du couple. Sandy, quant à elle, tentait de l’apprivoiser à un partage «égalitaire» des tâches domestiques, mais elle s’interdisait de se fâcher et de lui faire des reproches, car cette attitude, elle s’en souvenait, s’était avérée contre-productive dans le passé. Sandy semblait donc destinée à reproduire une variante de la dépendance conjugale de ses parents.

Séparation (Malher et al., 1980)

37L’attitude de la jeune femme se mit à changer graduellement durant nos séances. Elle arrivait souvent avec l’impression de n’avoir rien à dire. Ou bien elle me présentait ses problèmes pour que je lui apporte mon aide. Il s’agissait de problèmes concrets, tels que:

38«J’ai du mal à opérationnaliser mes projets quotidiens; je sais mal m’y prendre. Par exemple, si j’ai une liste trop longue de corvées et de courses à faire durant le week-end, je me mets à angoisser et je ne fais rien; puis je me surprends à me détester. Quoi faire?»

39Ses enjeux étaient plus réalistes. Je crus qu’elle me demandait au niveau transférentiel de l’aider «à réussir un peu mieux en classe» et qu’elle avait moins besoin de ses défenses grandioses. Mais les résultats d’un passage à l’acte contre-transférentiel me servirent de leçon. Un jour, Sandy me présenta un problème domestique très concret. Et je répondis au niveau manifeste, un peu comme je l’aurais fait avec ma fille ou ma belle-fille. La semaine suivante, elle me raconta qu’elle était sortie toute légère de sa séance. J’avais résolu son problème. Elle n’était plus seule à se casser la tête; j’étais derrière elle. Mais plus elle s’éloignait de mon bureau, plus son enthousiasme retombait: elle serait quand même seule pour appliquer la solution. Je l’abandonnais quand même à son sort qui était «de vivre ma vie toute seule». Elle aurait aimé que je mette ma supposée science à son service pour lui épargner, par une fusion magique, l’expérience de la solitude qui accompagne l’individuation. Le besoin de fusion n’avait pas disparu. Il avait simplement été muselé pour plaire à Fritz. Ajoutons cependant qu’à son grand mérite, Sandy avait appris intellectuellement qu’elle devait «dépasser ces moments de découragement et accepter de me tailler ‘une tranche de travail’ à ma mesure. ».

40À cette même période, devant son manque apparent de matériel, Sandy se mit à penser qu’il était peut-être temps d’interrompre la thérapie pour essayer de voler de ses propres ailes et pour utiliser son argent autrement. Cette pensée lui faisait cependant peur et elle mit du temps à fixer une date de terminaison. En fait, elle décida d’interrompre les séances pour l’été et de s’accorder une vacance de trois mois avec l’option de pouvoir revenir ou non à l’automne. J’acceptai cette proposition qui tenait compte de l’angoisse chronique contre laquelle la jeune femme se débattait et de mon contre-transfert où je commençais à me lasser de cette dépendance sans fin.

41C’est aussi à cette époque que je me mis à associer dans mon esprit Sandy à la photo d’un fœtus parue, il y a longtemps, dans le magazine Times. Ses cils et ses sourcils blonds donnaient à ses yeux clairs une allure plus globuleuse qu’ils n’étaient en réalité et qui se rapprochait, selon moi, de l’expression faciale de ce fœtus, mi-endormie, mi-soucieuse. S’attachait à cette représentation le mot «prématurée» qui me semblait décrire Sandy, en dépit de l’absence de toute ressemblance avec son histoire médicale. Dans ce fantasme, Sandy m’apparaissait comme une personne «prématurée», «inachevée», chez qui certaines tâches journalières de la vie provoquaient un niveau d’angoisse plus élevé que chez d’autres, rendant ainsi son quotidien difficultueux. Son processus de pensée était lent et je comprenais qu’on eût pu penser jadis qu’elle était une arriérée mentale, même si elle était manifestement intelligente et capable de sentiments profonds. Les difficultés quotidiennes de la vie adulte déclenchaient chez Sandy, à cette période, une anxiété flottante presque constante qui la rendait irritable, ce qu’elle avait peine à cacher à Fritz et ce qui l’effrayait, car elle savait qu’il la quitterait à nouveau s’il elle redevenait irascible.

42Quand je fis part à Sandy de mon fantasme de prématuration, elle me répondit en souriant que Fritz lui faisait également ce genre de remarque. Il la trouvait «bébé», immature mais, contrairement à moi, il semblait charmé par ce côté juvénile. Sandy m’expliqua qu’elle était «restée longtemps dans ma tête », à se faire des rêves dorés et que la thérapie l’avait obligée à faire face à la réalité. Elle aurait aimé avoir un grand rêve et le réaliser. Son plus grand deuil était d’accepter qu’elle était ordinaire, soit bien en-deça des fantasmes grandioses défensifs qu’elle avait depuis toujours entretenus pour se défendre des défaillances narcissiques qui marquaient sa personnalité et lui occasionnaient des blessures quasi quotidiennes. Elle était découragée par ses actuelles crises d’angoisse et ne pouvait se résigner à ce que sa vie se résumât à ce style laborieux de fonctionnement psychique où elle n’avait le choix qu’entre l’inertie et la dépression que celle-ci engendrait, ou l’activation de projets et l’angoisse qu’ils provoquaient. La période d’angoisse actuelle m’apparaissait accompagner un processus de changement fort actif à cette étape de fin de thérapie. J’offris donc à la jeune femme la possibilité de revenir me voir à l’automne pour de courtes périodes de consultation si l’angoisse perdurait de façon handicapante, mesure qui lui offrait un support tout en lui évitant de reprendre la thérapie si elle ne le souhaitait pas, mesure qui tenait donc compte de sa «prématuration psychique» et lui servait de viatique pour la démarche post-psychothérapique encore à venir. Elle n’eut heureusement pas à recourir à ces consultations.

43Sandy arriva à notre dernier entretien avec une gerbe de bonnes nouvelles. Elle avait obtenu une très bonne note à l’examen du cours universitaire qu’elle suivait comme étudiante libre. Cette marque de reconnaissance la rendait radieuse et elle prenait conscience qu’elle pouvait réussir académiquement si elle se «préparait à l’avance», c’est-à-dire si elle délaissait ses fantasmes mégalomanes défensifs pour une perception réaliste du travail académique. Par ailleurs, Fritz et elle avaient finalement acheté un divan, premier meuble acquis en commun, fruit d’une longue et ardue négociation de couple. De plus, après en avoir discuté avec son conjoint, elle avait opté pour une réorientation professionnelle qu’elle jugeait réaliste et qui tenait compte de son âge et de ses autres projets de vie. Elle avait fait application à deux lieux de travail qui lui permettraient de travailler le jour et d’étudier le soir. Enfin, elle avait aussi rêvé à moi, ce qu’elle faisait rarement. Dans ce rêve, j’enfourchais une motocyclette; j’étais néophyte dans ce sport et mal à l’aise sur l’engin. Mais somme toute, je ne me débrouillais pas trop mal. Le rêve se terminait sur une image abstraite qui formulait une question: «L’arrêt de la thérapie est-il prématuré?». Je reçus ce rêve d’optimisme anxieux comme un cadeau d’adieu.

Discussion

Dépression narcissique et troubles de la symbolisation

44Pour m’aider dans mon travail avec Sandy, j’ai eu recours, entre autres, à la théorie de Grunberger (1975) sur la dépression narcissique.

45Selon cet auteur, le père, parce que représentant de l’image phallique, devient le support de l’Idéal-du-Moi des enfants des deux sexes. Or, phallique, Olaf, le père de Sandy, apparaissait l’être par sa tyrannie et par la soumission de son épouse, mais il présentait un faux phallisme, c’est-à-dire compensatoire. D’après Grunberger encore, durant la petite enfance, tout enfant aurait pour tâche de narcissiser ses pulsions, sources de besoins qui, subis passivement, lui font éprouver de douloureux sentiments d’impuissance et de petitesse. C’est la confirmation narcissique apportée de l’extérieur par les parents qui permet progressivement à l’enfant de narcissiser ses besoins pulsionnels et de prendre plaisir et fierté à les satisfaire dans la réalité. Or, selon les dires de Sandy, la confirmation narcissique de Constance sonnait faux, parce qu’elle-même, anxieuse et dépressive, était soumise à sa fille comme à son mari. La confirmation narcissique d’Olaf, elle, se faisait défaillante, occasionnant parfois même des castrations mutilantes de la pensée. Par ailleurs, quand elle se faisait présente, elle était, elle aussi, peu crédible du fait du besoin constant de confirmation qu’éprouvait Olaf envers tous les membres de sa famille.

46Rappelons en passant que Dolto (1984) parle de castration symboligène et de castration mutilante pour désigner, dans l’éducation de l’enfant, l’interdit que pose le parent devant certaines gratifications pulsionnelles devenues régressives par rapport à l’âge et aux capacités de cet enfant. L’entraînement à la propreté constitue l’exemple classique de ce type de castration. Si l’interdit est signifié à un âge et d’une manière appropriés, il amènerait l’enfant à sublimer cette gratification pulsionnelle et à la symboliser dans des activités plus évoluées. Si l’interdit est posé à un âge ou d’une façon inappropriés, il créerait une incapacité de symboliser cette expérience, devenue ainsi traumatique et mutilante psychiquement.

47Dans le cas de Sandy j’utiliserais ce terme de castration pour désigner des castrations de la toute-puissance narcissique et non de gratifications pulsionnelles. D’après les dires de Sandy, Olaf s’était montré si irascible dans plusieurs de ses tête-à-tête avec sa toute petite fille, que ces expériences s’étaient avérées, dans les faits, des castrations mutilantes, d’humiliants interdits de penser. En voici un exemple.

Olaf demandait souvent à Sandy, lorsqu’elle était d’âge pré-scolaire, de l’aider dans ses travaux de bricolage, ce qui apparaissait comme un privilège, du moins aux yeux de ses frères. Mais à ces occasions, Olaf devenait tellement absorbé par son travail qu’il traitait Sandy comme une adulte. Il lui demandait, par exemple, d’aller lui chercher tel ou tel outil inconnu d’elle. Elle n’avait pas le droit d’avouer son ignorance, car elle était alors déchue de son titre d’assistante. Sandy allait donc à l’établi, la mort dans l’âme (comme elle partirait plus tard pour l’école), choisissait un outil au hasard et l’apportait à son père qui, alors, la réprimandait avec rudesse.
Revenons à la théorie de Grunberger sur la dépression narcissique. Selon cet auteur, les états dépressifs seraient une maladie du Moi causée par l’incapacité durant l’enfance de narcissiser ses besoins pulsionnels. Cet échec est vécu comme si le Moi échouait à réaliser le projet de l’Idéal-du-Moi, qui prend pour modèle le père phallique, supposé à l’abri ou en maîtrise de ses besoins pulsionnels. Si, en plus, l’enfant se découvre, comme Sandy, trahi par un père décevant, alors que celui-ci avait servi de support à l’idéal que l’enfant s’était donné pour grandir et aller de l’avant dans la vie, le Moi en viendrait alors à désinvestir ses pulsions et leurs objets, donc à se désinvestir et à désinvestir la vie. Il trouverait refuge dans la recherche de l’inertie, d’un état a-pulsionnel, maigre équivalent du paradis fœtal qui défavorise le travail de symbolisation consistant à se représenter psychiquement sa réalité, tant interne qu’externe.

48Quand j’ai connu Sandy, elle disait aimer ne rien faire durant ses jours de congé, flâner dans l’appartement, seule ou en compagnie de Fritz. Son horaire de travail nocturne l’autorisait à dormir tout le jour et à ne se lever que pour aller manger au restaurant et revenir à la maison regarder une vidéo. Elle se plaignait, cependant, de conduites compensatoires, soit de fringales alimentaires, de sentiments d’infériorité face à ses amies à qui elle n’avait rien à raconter, et aussi d’une incapacité à se motiver pour formuler et réaliser des activités à l’extérieur, sportives ou autres. Ces symptômes m’apparaissaient représenter des indices d’étiolement d’un Moi livré à des conduites régressives et à une inertie a-pulsionnelle.

49Quand elle avait voulu retrouver l’état d’activisme fusionnel effervescent vécu pendant l’hospitalisation de Fritz, Sandy avait cru qu’il suffisait de demander d’une façon insistante pour recevoir, selon le modèle de la dépendance tyrannique d’Olaf à l’endroit de Constance. Ce modèle, la jeune femme l’avait d’ailleurs déjà elle-même appliqué, souvenons-nous-en, durant sa petite enfance et son enfance, dans ses rapports à ses deux parents. Elle, dont l’estime de soi avait déjà été érodée par le harcèlement de ses frères, par ses confrontations décevantes avec son père, par ses insuccès scolaires et sportifs, par la routine de son travail de nuit, avait cru qu’elle pouvait attendre quotidiennement de l’intimité amoureuse un support maternel et une approbation paternelle. En retrouvant, comme une réalité maintenant palpable, non syntone au Moi, l’ennui et la dépendance qui l’habitaient avant la maladie de Fritz, elle avait cherché une solution dans l’amour de celui-ci. Selon l’expression de Grunberger, les déprimés sont installés dans une situation d’«inachèvement» narcissique (expression dont mon fantasme de prématuration se rapproche) et éprouvent un grand besoin d’être aimés. Heureusement, pour l’évolution psychique de Sandy, Fritz avait eu peur de mourir et, retrouvant avec passion son travail, il s’était donc montré peu enclin à des comportements maternels. Le modèle de dépendance belliqueuse d’Olaf s’avéra inefficace et Sandy se retrouva seule pour faire face à l’incomplète intégration narcissique de ses pulsions et au désinvestissement partiel de sa capacité de symbolisation.

50Sandy devait apprendre à intégrer le fait qu’«il faut travailler pour réussir» et qu’on peut «y prendre plaisir». Elle se retrouvait devant un travail psychique à effectuer qui lui permettrait d’intégrer la castration de sa toute-puissance narcissique qui de mutilante (le refus de Fritz ne venait que faire écho aux manques d’empathie antérieurs d’Olaf et de Constance) pourrait devenir symboligène, selon l’expression de Dolto (1984). Autrement dit, elle avait à faire le passage entre l’utilisation défensive de son Moi-Idéal et l’utilisation d’identifications à des figures ayant «assez bien» (Winnicott, 1969) survécu à la castration de leur propre toute-puissance narcissique.

Dépression narcissique et aménagements techniques liés aux troubles de la symbolisation

51Plusieurs psychanalystes contemporains soulignent, à la suite de pionniers tels que Winnicott, Balint, Fairbairn, l’importance d’apporter des aménagements techniques au cadre freudien (Richard, 1997). Ces aménagements sont rendus nécessaires par le fonctionnement psychique d’un nombre grandissant de patients présentant soit des clivages entre les représentations de chose et les représentations de mot (McDougall, 1996; Kristeva, 1993), soit une absence de représentations de chose concernant certains événements traumatiques (Roussillon, 1994, 1995a, 1996a), deux types de caractéristiques psychiques présents dans les problématiques narcissiques identitaires.

52Je l’ai mentionné plus haut, les interprétations avaient peu d’impact sur Sandy. Aussi ai-je été amenée à troquer ce type d’intervention, faisant appel au langage secondaire qui cherche à déterrer un matériel déjà symbolisé mais refoulé, pour la suggestion qui mise traditionnellement sur le transfert positif du patient et sur son identification au clinicien pour pallier les défaillances de son travail de symbolisation.

53La suggestion peut cependant être utilisée autrement avec les patients souffrant de troubles de la symbolisation et qui ont une propension à la fusion toute-puissante avec les personnes dont ils veulent dépendre. Elle peut en effet, selon mon expérience, être utilisée pour l’effet psychique de la transaction qu’elle constitue et où le clinicien s’offre à son patient comme objet qui a «assez bien» survécu à la castration de sa toute-puissance narcissique. Soit dit en passant, cette position demeure cependant risquée et sujette à caution contre-transférentielle, surtout quand le patient s’en fait complice, car le narcissisme du clinicien, quelles que soient ses années de formation et d’expérience, se trouve gratifié de pouvoir prétendre détenir un peu de la vérité du patient. Heureusement, les réactions du patient finissent la plupart du temps par dénoncer le fait que «le roi est nu»…

54M’appuyant sur le concept de médium malléable de Roussillon (1995a, 1995b, 1996a), je me suis laissé mouler par le mouvement en forme de montagnes russes des états narcissiques de Sandy. Elle passait facilement de l’élation au découragement honteux dans son exploration de carrières futures, dans son analyse de ses performances sociales, académiques et professionnelles. À ce mouvement labile, j’ai ajouté de façon progressive un contre-poids de suggestion. Intuitivement d’abord, puis de façon plus élaborée, j’ai introduit dans mon dialogue avec elle ce que j’appelais en mon for intérieur un «leitmotiv», à cause de son caractère périodique.

55Peu à peu, au détour du matériel manifeste apporté par Sandy, nos narcissismes se sont mis à dialoguer dans l’espace transféro-contre-transférentiel. L’aménagement technique ne prenait pas tant la forme d’une activité ludique qui s’installait entre nous, comme j’ai pu le décrire ailleurs (Richard, 2001), que celle d’un duo scandé par un leitmotiv. Celui-ci comprenait deux variantes. La première prenait en compte les difficultés de symbolisation de la jeune femme. Elle visait à renforcer le Moi de Sandy, dans les périodes d’actualisation de projets ou de résolution de problèmes, en lui donnant des informations factuelles, quand elle me posait des questions à propos de réalités qu’elle savait faire partie de mon travail professionnel. J’encourageais l’activité de son Moi en lui facilitant un peu la tâche. Ce n’était pas l’information comme telle qui était importante, mais l’encouragement qui la sous-tendait et, aussi, la démystification de mon «supposé savoir» que je déclarais ainsi accessible à tous. Le message que je voulais donner se résume en ces mots: «Ce n’est pas magique, c’est faisable si on prend les bons outils. ».

56Voici deux exemples de cette forme d’intervention moïque. Dans le premier, Sandy me parlait périodiquement de sa grand-mère maternelle déclinante, confuse, et de ses démêlés avec Constance, son unique enfant. Le sujet était toujours chargé, car Sandy croyait avoir hérité au plan biologique de la dépression de sa grand-mère. J’écoutais beaucoup, mais je commentais parfois: «C’est vrai que les personnes âgées sont comme ça; il paraît que c’est pour telle et telle raison». Ou bien je formulais des remarques telles que: «La situation est difficile pour votre mère. Votre grand-mère n’est pas seulement une personne âgée pour elle, c’est aussi sa maman. Elle va perdre sa maman. C’est difficile pour tout le monde, ça.» Je favorisais ainsi l’établissement d’un contexte plus réaliste dans lequel analyser les conduites jugées défaillantes de Constance, et qui avait l’heur de légitimer la vulnérabilité émotive des adultes. Le deuxième exemple concerne la réorientation professionnelle de ma patiente. Celle-ci savait par la personne qui me l’avait référée que j’enseignais à l’université. La situation était transférentiellement délicate, car je semblais, comme sa mère, avoir réussi là où la jeune femme avait abandonné. Quand, à propos d’un projet de retour aux études, elle me posait des questions sur des démarches administratives, sur les horaires de cours et d’autres sujets reliés à l’université, je répondais directement à ses questions en signe d’encouragement, et je précisais que ces informations valaient seulement pour l’établissement où j’enseignais. Encore une fois, ce n’était pas l’information comme telle qui était importante, mais la manifestation de mon intérêt bienveillant et la démystification du principe de réalité.

57La deuxième variante du leitmotiv avait pour but de moduler les jugements de Sandy quand ils me semblaient provenir de relents de son Moi-Idéal; jugements à propos de réussites magiques ou d’infériorités inacceptables. Quand Sandy, par exemple, me complimentait sur ma sagacité ou mon flair, j’accueillais ce compliment et j’ajoutais quelque chose qui voulait dire: «J’ai mis du temps à acquérir cette qualité». Quand elle se dévaluait en se comparant à moi, via ses amies professionnelles, j’accueillais ce sentiment et j’ajoutais une phrase qui signifiait: «Oui, mais si on parle d’escalade, elle ne vous arrive pas à la cheville.» ou «À chacun son talent; on ne peut pas être doué dans tous les domaines». À certaines occasions, je lui ai même dit: «Je ne sais pas comment vous faites (pour faire de l’escalade), moi j’en serais complètement incapable». Cela m’était facile à dire, parce que c’était tellement vrai! De la même façon, quand Sandy faisait allusion à la réussite académique apparemment exempte de stress de ses compagnes de classe (dans ses cours libres), je commentais, à partir de mon expérience professorale: «C’est vrai, il y en a pour qui c’est plus facile que pour d’autres. Mais tout le monde a quand même le trac devant un examen, parce cette situation nous amène tous à nous mesurer à notre idéal.» Je la confrontais parfois doucement en lui demandant de vérifier mes dires auprès de ses compagnes.

58Cet aménagement technique n’a pas, on l’a vu dans la narration, accompli de miracles chez Sandy. Mais il a eu le mérite de tenir compte des difficultés de symbolisation de la jeune femme et de rendre possible l’accomplissement d’une démarche thérapeutique. Il a permis de nommer, de légitimer et de gérer des aspects honteux ou douloureux de son fonctionnement psychique. Ainsi, nous avons pu, par exemple, surnommer «la princesse», et l’élaborer, la partie de Sandy qui reproduisait la dépendance tyrannique d’Olaf; ce surnom faisait d’ailleurs double emploi, car il désignait aussi la fillette qui avait joui de la préférence œdipienne du père. Nous avons pu, aussi, nommer cette partie inachevée de Sandy qui déclenchait de pénibles crises d’angoisse quand la jeune femme se hasardait à «vivre sa vie». Cette élaboration lui permit de s’autoriser à se materner sans retomber dans l’inertie antérieure, donc à mieux gérer ses symptômes. Elle apprit à utiliser ces symptômes comme indices, non seulement de résistance, mais aussi de la présence de sentiments de vide à tenir en compte lors de ses démarches volontaristes, où elle se malmenait comme ses parents l’avaient inconsciemment malmenée ou involontairement trop laissée à elle-même. En octroyant à ses symptômes le statut d’outils, elle apprit ainsi à s’approprier cette manifestation de vulnérabilité qu’elle avait autrefois méprisée et avec laquelle elle devrait apprendre à vivre.

59Cet aménagement technique me semble donc avoir contribué à favoriser la démarche de subjectivation de Sandy. Je me suis cependant rendu compte dans l’après-coup qu’il avait pu être utile seulement parce que je m’étais permis d’entrer en contact avec la Sandy existant en moi. C’est, par exemple, parce que je m’identifiais temporairement à la Sandy paniquée devant un examen que j’arrivais à formuler l’intervention moïque pertinente, qu’elle pouvait entendre et utiliser comme une brindille lui permettant de surnager au moment de l’examen. Son transfert idéalisant sur mon personnage de professeur n’aurait été d’aucune aide si Sandy n’avait pas eu accès en moi à l’étudiante angoissée qui avait eu recours dans le passé à des trucs pour survivre à son trac et réussir ses examens.

Conclusion

60Il ne m’a pas été facile de laisser partir Sandy malgré les symptômes qui l’incommodaient à la fin de la psychothérapie. Le dispositif de terminaison que je lui ai proposé, soit la possibilité de revenir pour de brèves consultations, si le besoin s’en faisait sentir, reflétait d’ailleurs cette ambivalence de ma part. J’étais à la fois inquiète, soulagée, et désireuse de faire confiance aux fruits encore à venir du travail accompli. C’est d’ailleurs sur l’interrogation que suscita chez moi le départ de la jeune femme je désirerais conclure.

61Il m’est arrivé à plus d’une reprise de mettre fin à un travail psychothérapique avec des personnes souffrant de problématiques narcissiques en jugeant mon travail incomplet. La blessure psychique à guérir ne l’était pas complètement, selon moi. En tout cas, la guérison ne se ferait pas en ma présence… Malgré des progrès manifestes, le patient reconnaissait n’avoir pas réglé tous ses problèmes, mais il se jugeait assez soulagé pour vouloir passer à autre chose. Il avait aussi assez souffert de l’exacerbation des symptômes causée par le travail psychothérapique pour quitter pendant une période d’accalmie. «Ça fait trop mal», m’a-t-on dit quelquefois. C’est ainsi que j’ai mis au point un dispositif où, devant une hésitation au moment de la terminaison, j’invite ce type de patient à revenir pour de courtes consultations, si le besoin se fait sentir. Je considère alors que, dans ce cas, le travail psychothérapique exige un tel effort psychique de la part des deux protagonistes qu’il n’est pas réalisable en une seule étape.

62Cette façon de voir, j’en suis consciente, protège mon narcissisme mis à mal par la confrontation de mes limites professionnelles, si ce n’est de ma toute-puissance… Mais n’a-t-elle pas aussi à voir avec ces «nouvelles maladies de l’âme» (Kristeva, 1993) qui confrontent la clinique psychanalytique, en ce début de millénaire? «Là où le Ça était, le Moi doit advenir» disait Freud. Oui, mais quand ce Moi est encombré de cicatrices? La clinique psychanalytique contemporaine n’a-t-elle pas à apprendre de ces nouveaux patients autre chose que l’élaboration de nouveaux dispositifs? N’a-t-elle pas à théoriser plus que des mesures d’exception qui tiennent compte des caractéristiques de leur fonctionnement psychique? N’a-t-elle pas aussi à questionner son «étalon technique», son cadre-type? N’a-t-elle pas à faire, non seulement du clinicien, mais aussi de sa cure-type un «médium malléable»?

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : psychothérapie psychanalytique, troubles de la symbolisation, pathologie narcissique, enjeux techniques

https://doi.org/10.3917/psys.024.0253

Notes

  • [1]
    Ph.D., Psychologue, professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (Canada).
  • [2]
    Le concept de subjectivation, dans le sens où Roussillon (1995b) l’emploie, me semble proche de celui d’individuation de Malher (1980). Il m’apparaît cependant en différer par le sens réparateur de «faire quelque chose avec ce qu’on a subi dans le passé » ou de « se réapproprier activement ce qui a été subi passivement dans le passé» qu’y ajoute Roussillon. Malher, en effet, parle d’individuation surtout en termes d’une étape du développement psychique qui peut se poursuivre durant la vie adulte.
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