Couverture de PSYS_024

Article de revue

L'archaïque des névroses à l'épreuve des psychothérapies psychanalytiques

Pages 213 à 228

Notes

  • [1]
    Maître de conférences en psychopathologie (Université d’Angers), psychothérapeute en psychiatrie adulte (Service du Pr J.-D. Guelfi, C.M.M.E., Hôpital Sainte-Anne, F-75014 Paris).
  • [2]
    À ce propos, il est important de différencier les techniques de soutien psychothérapique des techniques d’interprétation psychanalytique. «Pour continuer à mériter le qualificatif de psychothérapie d’inspiration analytique, ces psychothérapies doivent être pratiquées par des thérapeutes basant leur compréhension clinique et leurs modalités interprétatives sur la théorie psychanalytique»… «le but doit rester de favoriser chez le patient la prise de conscience par celui-ci des conflits inconscients sous-jacents à ses symptômes» (Ferrari, ibid., p.181).
  • [3]
    Les psychothérapies (psychanalytiques) d’étayage doivent être différenciées des thérapies (psychologiques) de soutien. Elles portent sur l’unification narcissique et le renforcement des contenants psychiques à partir d’un travail de liaison dans le transfert et de mise à jour des mécanismes pathologiques préconscients. Si elles opèrent un soutien moïque indirect, elles interviennent par l’élaboration de la réalité interne et non par des conseils au niveau de la réalité externe du patient.
  • [4]
    J’ai traité par ailleurs des régressions psychotiques dans la névrose à propos de la psychothérapie d’une patiente hystérique grave qui avait présenté une bouffée délirante à mécanisme principalement hypocondriaque (Boucherat-Hue, 2001b).
  • [5]
    J’ai développé par ailleurs le cas psychothérapique d’une patiente aménagée en faux-self et dont l’organisation psychique complexe faisait discuter les diagnostics d’état-limite et de fonctionnement obsessionnel grave à versant caractériel (Boucherat-Hue, 2001b).
  • [6]
    «Dans le domaine du développement du caractère, nous devons rencontrer les mêmes forces pulsionnelles dont nous avons découvert le jeu dans les névroses. Mais un fait nous suffit pour établir une nette séparation théorique: ce qui est propre au mécanisme de la névrose, l’insuccès du refoulement et le retour du refoulé, fait défaut pour le caractère. Dans la formation de celui-ci, ou bien le refoulement n’entre pas en action, ou bien il atteint sans encombre son but qui est de substituer au refoulé des formations réactionnelles et des sublimations. C’est pourquoi les procès de formation de caractère sont moins transparents et moins accessibles à l’analyse que ceux de la névrose» (Freud, 1913, p. 195).
  • [7]
    J’ai illustré par ailleurs la prise en charge cothérapique (chimiothérapique, psychanalytique et cognitivo-comportementale) d’une jeune patiente psychotique dont les défenses phobo-obsessionnelles représentaient une ressource stabilisatrice de l’organisation psychique, à entretenir souplement (Boucherat-Hue, 2001a).
  • [8]
    La gerbille est un petit rongeur du désert qui se déplace rapidement en sautant, grâce à sa longue queue et à ses pattes postérieures très développées, et qui prend des postures de sentinelle pour guetter le danger.
  • [9]
    Pour un abord clair et synthétique des cheminements freudiens et post-freudiens sur le modèle des névroses actuelles et ses implications cliniques, se référer à J. Cournut (1991), pp. 273-286.

Introduction

1Historiquement, la clinique des psychonévroses a constitué le socle expérimental de la psychanalyse naissante comme procédé thérapeutique, en devenant d’emblée le prototype psychopathologique d’application de la cure-type.

2En effet, si la psychanalyse est née, à la fin du XIXe siècle, de ce que Freud nommait «la psychothérapie des hystériques» (Freud, 1893, in: Freud et Breuer, 1895), le dispositif de soin, malgré ses avatars évolutifs: de l’hypnose aux associations libres en passant par la suggestion, contenait, en germe, le setting «divan-fauteuil». Par la suite, la règle fondamentale de la cure et son corollaire: le travail d’interprétation du psychanalyste, fut progressivement construite en référence au modèle encore balbutiant de la psychonévrose. Puis elle fut formulée clairement, au début du XXe siècle, avec l’élaboration freudienne du cas princeps de névrose obsessionnelle, celui de l’Homme aux rats. Quant à la confirmation clinique des caractéristiques œdipiennes du transfert comme levier thérapeutique, elle doit particulièrement au traitement «par procuration» du Petit Hans et de sa phobie infantile. Du même coup, fut conceptualisée l’hystérie d’angoisse dans le champ des psychonévroses et en contrepoint de la névrose d’angoisse.

3Cependant, depuis quelques décennies, l’on ne cesse de souligner les limites du dispositif freudien de la cure-type, non plus seulement comme l’avait suggéré Freud pour les névroses actuelles et «narcissiques», mais aussi pour les névroses de transfert.

La psychothérapie psychanalytique des névroses et les limites de la cure-type

4Il se trouve que la nosologie des névroses est régulièrement remise en question par la recherche issue de la pratique, lorsque celle-ci, d’une part, théorise les problématiques du narcissisme primaire et, a fortiori, de l’identité, et que, d’autre part, elle exhume les emboîtements psychopathologiques et le potentiel archaïque du fonctionnement névrotique.

5À ce propos, si le diagnostic de névrose obsessionnelle du célèbre patient de Freud n’a guère été contesté par la suite, puisqu’il a même été considéré comme paradigmatique sur le plan nosographique, les dimensions prégénitales de son organisation psychique, notamment narcissiques et dépressives, ont été régulièrement soulignées. Un sort plus radical fut d’ailleurs réservé, au fil du temps, au fonctionnement psychique «mosaïque» de l’Homme au loups, et même, dans le champ de l’hystérie, à celui de Dora ou d’Anna O. notamment. Ces grands cas cliniques ont en effet été fermement rediscutés à l’éclairage des états-limites, de la perversion, de la psychose ou de la psychosomatique.

6De ce fait, le déplacement de la cure-type vers des formes aménagées de psychothérapies psychanalytiques s’est avéré parfois plus adapté aux réalités cliniques contemporaines, et partant, aux effets thérapeutiques à attendre de la prise en charge. Compte tenu de demandes de soins moins typiquement névrotiques chez des patients probablement plus composites que ne l’aurait donné à penser l’homogénéité apparente des grands tableaux freudiens (Israël, 2000), les analystes ont été amenés à théoriser des techniques de traitement pour les problématiques prégénitales, que celles-ci prennent place dans des contextes névrotiques fragiles ou qu’elles relèvent d’organisations clairement préœdipiennes.

Névroses et indications psychothérapiques

7Le dispositif classique de la cure psychanalytique a donc été initialement conçu et aménagé pour la psychopathologie des psychonévroses, ces «affections psychogènes où les symptômes sont l’expression symbolique d’un conflit (intra-) psychique trouvant ses racines dans l’histoire infantile du sujet et constituant des compromis entre le désir et la défense» (Laplanche et Pontalis, 1967). Chemin faisant, la cure-type a été réservée aux formes cliniques qui peuvent être rattachées à la névrose obsessionnelle, à l’hystérie (de conversion) et à la névrose phobique (ou hystérie d’angoisse).

8Mais ce n’est pas pour autant que toute organisation psychonévrotique relève de la cure classique, car les critères d’analysabilité ne dépendent pas seulement du cadre psychopathologique, mais aussi de nombreux facteurs à croiser lors des entretiens préliminaires d’indication thérapeutique. En effet, si les névroses constituent habituellement les indications types de la cure analytique, encore faut-il qu’il s’agisse de «… névroses franches, de gravité moyenne» (Ferrari, 1996, p. 179). Pour leur part, les névroses graves ou faiblement structurées entraînent généralement des réserves à l’indication, qui, en couplant les points de vue dynamique et économique, doit prendre en compte outre la nature névrotique du conflit prévalent, l’intensité, la cristallisation ou l’enkystement de l’organisation psychopathologique.

9Ainsi, en principe, on admet que l’indication de cure-type puisse être exclue, du moins initialement, dans certains cas de figure généraux.

10Le système défensif névrotique peut revêtir une trop grande massivité qui le rend difficilement négociable. En effet, le désir d’être soulagé de la souffrance psychique peut se heurter à l’organisation de bénéfices secondaires bien rodés, syntones au moi, qui entravent la remise en question des modes de fonctionnement habituels du sujet. Par ailleurs, les capacités d’insight et de perlaboration peuvent être entravées par la prégnance des résistances au changement et des mécanismes de répétition qui rendent le système préconscient difficile à mobiliser. Enfin, l’organisation défensive peut être «bétonnée», rigidifiée, difficile à dynamiser, et conduire de ce fait à la réduction considérable de la liberté et de la perméabilité psychiques, comme dans les névroses obsessionnelles graves.

11Le fonctionnement névrotique peut à l’inverse s’avérer trop précaire, et partant, là encore insuffisamment efficace, du fait de la fragilité de l’organisation prégénitale sous-jacente. En effet, la faiblesse du moi, associée aux porosités de l’édification narcissique, risque d’entraver transitoirement l’ancrage dans la réalité ou menacer d’effondrement l’organisation psychique par des épisodes régressifs ou dépressifs trop intenses, comme dans les hystéries graves. Ceux-ci ne manqueront pas d’accompagner la levée du refoulement et l’abaissement de la barrière défensive.

12La fragilité de l’organisation névrotique, et partant, de la secondarisation de la pensée risque d’entraîner une irrégularité de la mentalisation, c’est-à-dire des difficultés de représentation des affects et de l’angoisse, associées à la pauvreté répressive de la vie fantasmatique et à l’évitement des conflictualités intra-psychiques. Par conséquent, les risques d’«acting-out» impulsifs, relevant tant de l’intolérance à supporter la blessure narcissique des frustrations pulsionnelles que des failles dans la qualité des investissements narcissiques et objectaux, peuvent entraver le processus analytique du côté des capacités de déplacement, de symbolisation et de mobilisation vers de nouveaux objets affectifs. Comme dans certaines névroses actuelles ou organisations de caractère, les capacités masochistes peuvent s’avérer insuffisantes pour permettre le déploiement des caractéristiques libidinales du transfert qui requièrent un investissement stable et soutenu, notamment dans le temps.

13Le traitement des troubles névrotiques insuffisamment organisés ou peu structurants relève donc plutôt des psychothérapies psychanalytiques. Par conséquent, la nature du cadre thérapeutique, variant selon qu’il s’agit d’une cure-type ou d’une psychothérapie psychanalytique, si elle dépend des lignes de partage de plus en plus affinées entre les névroses de transfert et le reste de la psychopathologie, dépend aussi des variations cliniques, parfois subtiles, au sein même du champ des névroses.

Névroses et aménagements thérapeutiques

14Ce faisant, les psychothérapies psychanalytiques font partie des variantes techniques introduites à partir de la cure-type, que l’on a eu tendance à aménager pour les organisations névrotiques fragiles. Les psychothérapies de soutien ont, quant à elles, été réservées aux pathologies plus archaïques, bien que les états-limites et parfois les psychoses puissent aussi, à certaines conditions, bénéficier de psychothérapies d’inspiration analytique (Chambrier, Perron et Souffir, 1999) [2].

15Si les indications de psychothérapie analytique sont aujourd’hui considérées comme plus larges que celles de la cure-type, on a coutume de dire que leurs ambitions thérapeutiques sont plus limitées. Elles semblent viser des modifications moins en profondeur, c’est-à-dire moins structurales, du fait que les aménagements du cadre (interactivité, rythme hebdomadaire moins soutenu et durée du traitement moins longue) permettent un contrôle plus strict du processus thérapeutique et l’adaptation d’un dispositif moins régressif. Ces généralités ne sont toutefois pas à entendre telles quelles car elles s’aménagent au cas par cas, comme toujours lorsqu’il s’agit de mettre à l’épreuve de la clinique les théories de la pratique. Ce n’est pas tant le dispositif en lui-même: psychothérapie face à face, une à deux fois par semaine, retenu à un moment de vie du patient, qui doit seul orienter la nature de l’intervention technique, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’organisations névrotiques. La psychothérapie analytique ne recouvre pas nécessairement plus de superficialité que la cure-type.

16Par conséquent, les psychothérapies analytiques des névrosés ne devraient être confondues ni avec des «psychothérapies focales» qui privilégient l’abord de quelques problèmes ciblés avec le patient en fonction de sa demande et de sa souffrance, ni avec des «thérapies brèves» dont la durée serait fixée à l’avance. En effet, nombre de psychothérapies psychanalytiques de névroses se conduisent finalement comme des cures-types sur le plan de la technique, du moins en dehors des périodes éventuelles de désorganisation psychique. Ce qui caractérise la psychothérapie analytique dans ces névroses fragiles, c’est que l’interprétation des conflits pulsionnels et des modalités transférentielles s’effectue conjointement à celle des conflits narcissiques. De ce point de vue, un cadre moins frustrant et plus contenant peut s’imposer, mais la réassurance narcissique peut se limiter au dispositif lui-même, sans qu’il soit pour autant pertinent d’adapter la technique par des interventions de contenu portant sur la réalité externe. L’étayage du narcissisme plus ou moins défaillant n’a pas nécessairement à passer par l’engagement de l’analyste dans la réalité ou par des gratifications directes [3].

17Au fond, les modifications de la technique ne sont pas seulement déterminées par les variations du cadre thérapeutique entre les psychothérapies psychanalytiques et les cures-types, ni par les spécificités des grands tableaux nosographiques, mais aussi par l’évolution du processus analytique en fonction de ses différents moments élaboratifs chez un patient pris dans sa singularité clinique et transférentielle. Concernant la névrose, la technique s’aménagera, dans une certaine mesure qui ne soit pas incompatible avec le dispositif psychanalytique, en fonction des modalités de fonctionnement psychique telles qu’elles se réactualisent successivement dans la temporalité de la cure. En pratique, le «recadrage» narcissique du dispositif peut ponctuellement relayer le travail d’interprétation dans la cure, et l’interprétation peut advenir en même temps ou après le renforcement de l’étayage du psychisme dans la psychothérapie (Donnet, 2000).

L’archaïque des névroses et les vicissitudes de la conduite diagnostique

18C’est l’attention croissante portée à la complexité clinique des organisations névrotiques et à leurs différents registres de fonctionnement, coupant court aux catégorisations diagnostiques trop tranchées, qui, dans certaines situations cliniques, a donné un nouveau souffle à la prise en charge psychothérapique de patients névrosés. Classiquement, le diagnostic différentiel se posait entre névrose et psychose, sous-tendu par l’indication de la cure-type dans le premier cas, de la psychothérapie dans le second, compte tenu des risques de décompensation majorante au cours de la prise en charge. Mais le repérage clinique et la théorisation des états-limites ont complexifié cette question de l’évaluation en favorisant la centration sur l’archaïque des névroses. En effet, dans la psychonévrose, les défenses narcissiques peuvent être tellement structurées qu’elles entravent l’inscription du fonctionnement psychique dans le registre de conflictualité intrapsychique mobilisable au cœur de la relation thérapeutique. Dans la mesure où les critères de gravité, comme limites à l’indication de cure-type, ne sont plus réservés aux pathologies de l’identité, la psychothérapie psychanalytique a pu être réhabilitée pour les troubles névrotiques majeurs qui entraînent des invalidations importantes du fonctionnement psychique dont les effets se traduisent par des handicaps vitaux oblitérant les domaines intellectuel, relationnel, professionnel, adaptatif, sexuel, etc.

19En pratique, il arrive justement que ce soient les avatars d’un cheminement diagnostique complexe dans ses arcanes différentielles, qui amènent à envisager le cadre d’une psychothérapie psychanalytique aménagée plutôt que celui d’une cure classique. Pour la clinique des névroses, ces questions sémiologiques concernent généralement des patients dont les problématiques et aménagements névrotiques, bien que repérables, sont insuffisamment structurants, noyés dans l’hétérogénéité symptomatique ou encore difficiles à évaluer d’emblée plus précisément. Ces errements de l’évaluation diagnostique sont souvent liés au polymorphisme des tableaux cliniques qui rend aléatoire, dans un premier temps, l’unification psychopathologique. La démarche diagnostique peut alors s’inscrire dans le temps en devenant suspensive et révisable. Pour en témoigner, abordons quelques situations névrotiques complexes où la psychothérapie psychanalytique peut se substituer à la cure-type.

Les risques de faux diagnostics psychotiques

20Il est des patients névrosés qui présentent, à un moment particulier de leur vie d’adulte, une décompensation grave de nature agie, addictive, dépressive, narcissique ou psychotique. Celle-ci apparaît généralement en lien avec les fragilités prégénitales de l’organisation psychique et relèvent d’aménagements névrotiques trop précaires. Ces situations cliniques n’autorisent pas la mise en place initiale d’une cure-type. Il ressort d’ailleurs des apports freudiens à la psychopathologie psychanalytique que, tout autant que les névroses narcissiques, les états de crise doivent être exclus des indications de cure-type, compte tenu des risques d’aggravation des troubles en situation par trop régressivante. Par conséquent, l’indication de psychothérapie, parfois hospitalière, semble aller de soi au décours de l’éclosion brutale d’un tableau psychotique qui ébranle les assises narcissiques et identitaires chez un sujet qui pourra cependant se révéler ultérieurement névrosé [4]. À ce propos, la clinique des bouffées délirantes aiguës met régulièrement en échec ou en suspens l’évaluation diagnostique de l’organisation psychopathologique sous-jacente, qui, pour sa part, s’effectuera en deux temps.

21Et c’est parfois une hystérie grave, avec ses troubles des limites et ses vacillements identitaires, qui se fait jour après l’épisode critique. En réalité clinique, l’hystérie gravement décompensée est souvent difficile à distinguer d’un tableau psychotique, surtout qu’elle «peut introduire une décompensation psychotique authentique» (Richard, 1999, p. 100). Mais «la proximité du trouble hystérique de la subjectivité avec la psychose relève manifestement plus d’une folie pulsionnelle que d’une forclusion» (ibid., p. 107), même partielle. Le repérage d’états de régression majeurs, décrits comme des mécanismes de «fragmentation» de l’identité en deçà de la secondarisation de la pensée, accompagnés d’aménagements primitifs de type clivage de l’objet et projection, avaient conduit les pionniers de la psychopathologie à parler d’hystéries «hypnoïdes» (Breuer, in: Freud et Breuer, 1895). Ces grands tableaux d’«états de conscience dissociés», marqués par un certain cloisonnement de la personnalité, semblent réapparaître aujourd’hui sous des formes purement symptomatiques dans les classifications américaines de type DSM-IV (1994) qui, à défaut de névrose hystérique, font une place aux «personnalités multiples» et aux «troubles dissociatifs de l’identité». Parallèlement, l’intérêt des psychanalystes s’est porté sur le diagnostic de «psychose hystérique» auquel est préféré de nos jours le concept de «folie hystérique». S’y repère un délire non psychotique parce que non organisé sur le plan projectif, mais rendant compte néanmoins d’un conflit tout à la fois identitaire et œdipien. Dans ce «trouble de l’identité à valence passionnelle», le refoulement s’avère insuffisamment structurant de sorte qu’il cède la place régulièrement à la projection (Jeanneau, 1990). Celle-ci, peu systématisée, prend des allures délirantes spécifiques en créant des contenus imaginaires fluctuants à la fois excitants et persécuteurs. Ce repli de la psyché vers les solutions hallucinatoires de satisfaction du désir témoigne de la fragilité des assises identificatoires et des résonances narcissiques insoutenables d’une problématique de castration mal dégagée des angoisses primaires de perte d’objet. L’hystérie grave pourrait justement se caractériser par l’intensité dramatisante et manichéenne de l’ambivalence projetée sur l’objet à défaut de pouvoir être efficacement symbolisée, et partant intériorisée psychiquement. La projection imaginaire dans le monde extérieur de parties du corps «en voie de décomposition» et en appel à être remantelées dans la rencontre intersubjective, pourrait même appartenir en propre à la folie hystérique plutôt qu’à la psychose (Maleval, 1981).

22Plus généralement, l’hystérie traumatique sans décompensation psychotique ou celle dans laquelle l’inhibition domine massivement entraînent régulièrement des indications de psychothérapie psychanalytique. En effet, la difficulté de mobilisation de l’angoisse ou encore la sexualisation trop intense des manifestations transférentielles s’associent à la fragilité narcissique de l’organisation prégénitale et rendent difficultueux le déroulement de la cure-type et délicat le maniement du transfert. Quand l’érotisation de celui-ci sert principalement de résistance à la progression de l’analyse, la tendance à agir le fantasme au lieu de l’élaborer met à mal le cadre thérapeutique et empêche par là même le déroulement du processus, alors que la centration sur l’actuel et l’événementiel vient court-circuiter le travail de perlaboration vers l’infantile. La régression amenée par le dispositif de la cure-type risque de potentialiser les investissements relationnels «trop chauds» ou les mécanismes de répression affective drastiques qui, par contre-investissement, tentent de contrer la menace d’envahissement par le fantasme. Si la problématique œdipienne constitue toujours le noyau prévalent de ces hystéries limites, elle est insuffisamment organisée du fait des incidences narcissiques majeures de l’angoisse de castration, de l’importance de la problématique identificatoire principalement centrée sur ses dimensions phalliques- narcissiques, déterminant à la fois les régressions massives devant l’Œdipe positif et l’ancrage dans les valences négatives de celui-ci. La précocité de l’Œdipe infantile se réactualise par effraction et recouvre une problématique œdipienne mal dégagée des fixations libidinales incestueuses. Le défaut de structuration des fixations anales et la fragilité constitutionnelle des assises narcissiques entravent ou compromettent le bon déroulement de la cure, celle-ci risquant de s’enliser dans des vécus d’abandon infantile et des décompensations dépressives majeures.

23Par conséquent, dans la mesure où ces divers contextes hystériques graves recouvrent un trouble partiel mais réel des limites, l’approche psychothérapique associera une présence protectrice à fonction pare-excitante et symbolisante à l’interprétation des conflits identitaires/identificatoires. Cette technique est proche de ce qu’A. Green (1990) préconise comme analyse conjointe des niveaux œdipiens et archaïques dans les configurations psychopathologiques accompagnées d’un certain coefficient de trouble identitaire et narcissique. Ces perspectives relancent et précisent du même coup le diagnostic différentiel entre névroses et états-limites.

Les risques de faux diagnostics limites

24Il est des patients qui engagent, de par la complexité de leur fonctionnement psychique, des doutes diagnostiques d’ordre structurel. Il peut être décidé de laisser se déployer en psychothérapie, dans le cadre de l’investissement transféro-contretransférentiel et de son évolution spontanée, les différents registres de problématique affleurant chez un même sujet dont les aménagements névrotiques ne représentent qu’un des aspects de l’organisation psychique. La situation est alors susceptible de conduire à différer, dans un premier temps, l’option diagnostique. Dans ces contextes cliniques polysémiques, il est courant d’écarter de la cure-type au profit de la psychothérapie psychanalytique les états psychopathologiques dont les symptômes névrotiques recouvrent en fait des problématiques plus archaïques, susceptibles d’organiser pour partie le fonctionnement psychique habituel du sujet et de se révéler dans toute leur dimension à mesure de la prise en charge. Les super-structures névrotiques pourront alors apparaître comme des «couvertures» pseudo-névrotiques plus ou moins solides, ou bien représenter le meilleur registre de fonctionnement défensif, parfois opérant, ou encore se laisser entrevoir comme potentiel évolutif non encore suffisamment structurant, mais mobilisable dans le temps thérapeutique. Par conséquent, la pratique nous met régulièrement devant des questions diagnostiques immédiatement complexes.

25L’hétérogénéité du fonctionnement psychique peut notamment mettre en question le diagnostic de névrose en le confrontant à celui d’état-limite lorsque, «… sous couvert d’un secteur adaptatif en faux-self… une activité fantasmatique… d’ordre prégénital, condense l’oralité, l’analité, la génitalité infantile et (peut-être…) la génitalisation précoce… (de sorte que la) fragilité de l’élaboration secondaire… laisse place aux mécanismes primitifs de clivage, de projection, de double retournement en fonction du narcissisme spéculaire, de l’identification projective» (Brusset, 1999, p. 55). Les procédures d’anti-pensée, le travail du négatif et les mécanismes de défense à valence expulsive et agie peuvent témoigner de ce que la conflictualité psychique, bien que repérable, reste «explosive» du fait de ses modalités pulsionnelles archaïques (Brusset, 1993). La contention rigide de l’organisation psychique, par les formations réactionnelles au service du faux-self plutôt que par les défenses obsessionnelles au service du refoulement, protège ainsi les barrières psychiques et corporelles fragiles. Parce que sous-jacent aux mécanismes d’isolation drastiques, le clivage opère, et parce qu’«il n’y a pas de lutte contre des idées jugées absurdes et étrangères à soi, mais plutôt des rationalisations, ou des justifications» (Brusset, 1999, p. 51), on peut être tenté d’écarter le diagnostic de névrose obsessionnelle authentique. En effet, celui-ci suppose que le conflit soit activement maintenu au sein des processus de pensée qui demeurent érotisés et qui en portent la trace intrapsychique par l’intensité du doute pulsionnel (Brusset, 1993).

26Mais dans certains cas cliniques complexes, le rapport ambivalentiel à l’objet peut, comme dans la névrose obsessionnelle, être conservé malgré le report narcissique de la libido. Le masochisme au potentiel désintriquant peut demeurer en partie érogène et la relation d’emprise, liée au caractère anal, ne pas seulement être «au service de l’autoconservation et de la préservation de l’identité menacée» (Cohen de Lara, 2000, p. 56). Ainsi, les formations obsessionnelles peuvent renvoyer tout autant à des mécanismes de régression devant l’Œdipe et l’angoisse de castration qu’à la répression des processus primaires et à la cohésion interne face aux menaces de débordement pulsionnel. Les caractéristiques du fonctionnement psychique peuvent donner lieu à un jeu défensif de «poupées russes» dans lequel les dimensions génitales masquent des angoisses primitives liées à la perte de l’amour de l’objet et à la destruction rageuse de celui-ci, et dans lequel, à d’autres moments thérapeutiques, la mise en avant des angoisses narcissiques permet le refoulement d’un conflit œdipien à connotation désorganisatrice (Khan, 1974). Par conséquent, la clinique est susceptible de renvoyer à un tableau composite qui intrique les fonctionnements névrotiques et narcissiques dont les dimensions dépressives sont déniées [5]. Or, il serait réducteur de rabattre cette clinique à multiples facettes vers une organisation limite pour la dégager plus clairement de la névrose. Mieux vaut considérer l’existence d’un niveau de fonctionnement archaïque spécifique de la névrose comme mode de régression privilégié dans les névroses graves ou faiblement organisées, qu’il convient de différencier des registres de problématiques narcissiques caractérisant les états-limites et qui s’apparente à des «fonctionnements limites transnosographiques» (Chabert,1999).

27Quoi qu’il en soit, l’indication psychanalytique reste liée au maintien possible de la vie psychique que des symptômes trop envahissants, des défenses trop contraignantes ou des formations caractérielles trop rigides par leur système de rationalisation excessif ne sont pas venus tarir. Il s’agit qu’il existe encore un minimum de perméabilité psychique et de liberté interne afin que puisse s’animer, via l’érotisation de la pensée, la relation objectale soutenue par les mouvements transféro-contre-transférentiels. C’est ainsi que les névroses obsessionnelles graves donnent lieu, dans le meilleur des cas, à des indications de psychothérapies plutôt que de cures-types. En effet, lorsque la fixation sadomasochiste anale, qui maintient violence pulsionnelle, risque de désintrication et surmoi cruel, entraîne des résistances trop massives à l’investissement relationnel et au déroulement du processus analytique, ou encore lorsque le recours à la pensée magique est prévalent, la mobilisation thérapeutique, et partant, le potentiel de changement se trouveront grevés. Le travail analytique en psychothérapie «doit se faire dans une distance suffisante; il faudra éviter certaines interventions à caractère excitant qui pourraient être facilement érotisées. Il ne faut pas réchauffer un transfert qui ne demande qu’à s’enflammer, d’amour ou de haine, chez le patient qui perçoit mal les limites de la réalité et qui est déjà en proie à une instabilité pulsionnelle importante. C’est ici, entre autres, qu’il y aurait un risque d’effraction psychotique. Par-dessus tout, c’est dans la possibilité de revitalisation d’une pensée figée et vide d’affects que se manifesteront les résultats du travail analytique chez l’obsessionnel» (Tanguay, 1996, p. 187), comme avec les structures caractérielles.

Les risques de faux diagnostics psychonévrotiques

28Il est des patients dont l’organisation névrotique apparaît si «chaude» et «explosive» dans ses traductions relationnelles et symptomatiques qu’elle laisse entrevoir un noyau traumatique la rapprochant d’une névrose actuelle. Freud avait d’ailleurs souligné les limites thérapeutiques de la neurasthénie, de la névrose d’angoisse et de l’hypocondrie par opposition aux psychonévroses, compte tenu des troubles de la symbolisation qui les caractérisent à des degrés divers et les rapprochent parfois des troubles de la pensée limites, voire psychotiques. La clinique des névroses actuelles interroge les liens entre les caractères névrotiques et les névroses de caractère d’une part, entre l’hystéro-phobie et la névrose d’angoisse d’autre part.

29En premier lieu, disons quelques mots des organisations caractérielles. Il est des patients chez lesquels, au début de la prise en charge, l’on observe un tableau névrotique polymorphe, mal caractérisé et plus ou moins larvé qui, au cours du traitement, révèle plutôt un «trouble de caractère névrotique». En particulier, «le caractère anal névrotique» (Green, 1993, p. 86) renvoie davantage à l’analité primaire que secondaire, les fantasmatiques sado-masochistes relèvent pour l’essentiel de l’archaïque et témoignent du maintien actif d’une problématique liée au narcissisme primaire. L’obsessionnalité qui recouvre en grande partie cette configuration pré-névrotique pose «la question difficile de la place du caractère anal dans la psychopathologie… et sa spécificité au sein des névroses de caractère» (Ménéchal, 2000, p. 181, note 2). Ces sujets, dont les difficultés de vie sont «reliées davantage à leur mode d’être qu’à des phases névrotiques symptomatiques… (se présentent en fait comme) des caractériels névrotiques» (Leblanc, 1996, p. 139) [6]. Ces «personnalités dites anales ne s’intéressent à l’analyse que dans le but de la maîtriser» (Fain, 1993, p. 131). Pour ces patients dont les modalités psychiques et relationnelles sont conditionnées «par un intense besoin de contrôle de l’objet…, par des défenses plus primitives, plus archaïques à caractère expulsif, comme le clivage, la projection et l’identification projective… il n’est pas question de proposer le divan, bien que la perspective du travail demeure essentiellement analytique… Le rôle du psychothérapeute aura davantage pour but de soutenir un narcissisme défaillant… une présence propre à contenir, à porter les mouvements projectifs ou identificatoires massifs… travail à long terme qui doit toujours accompagner le patient plutôt que de le devancer… où l’on tente constamment de rétablir un équilibre toujours précaire entre un narcissisme trop vulnérable et des défenses trop rigides» (Tanguay, 1996, p. 187). La psychothérapie s’avère donc laborieuse, ponctuée de crises et d’actings, de sorte qu’on sera tenté d’ajuster le cadre thérapeutique en aménageant la prise en charge par une période d’étayage prolongée. La technique psychothérapique mettra l’accent sur «… le maintien du transfert positif, le report de l’analyse des défenses ou de la dissolution des symptômes névrotiques de surface, le prolongement des périodes d’analyse au cours desquelles le matériel historique est ignoré au profit d’un travail direct portant sur les réactions transférentielles narcissiques pénibles… et le report de l’analyse des conflits œdipiens jusqu’à ce que les perturbations narcissiques soient résolues» (Leblanc, 1996, p. 142). En outre, dans ces contextes de troubles névrotiques mal caractérisés, si la dimension institutionnelle de la psychothérapie psychanalytique peut s’avérer précieuse, les méthodes de traitement comportementales doivent être prudentes car elles «prennent le risque de démunir le sujet de ses symptômes et de l’engager vers des solutions de type pervers…» (Ménéchal, 2000, p. 181).

30En second lieu, évoquons ici le cadre transnosographique, complexe et délicat, des aménagements phobiques, car leurs traductions psychopathologiques plurielles tant au niveau symptomatique que structural, éclairent la polysémie des fonctionnements archaïques dans les névroses graves, en mettant en perspective métapsychologique les névroses, les états-limites et les psychoses (Couchard, Sipos et Wolf, 2001). À l’heure actuelle, les patients souffrant de phobies d’apparence isolée et peu invalidantes s’engagent fréquemment dans des thérapies brèves de nature cognitivo-comportementale (Véra et Mirabel-Sarron, 2000). La cure-type est généralement réservée aux cas dont les symptômes s’aménagent au sein d’une authentique organisation phobique – dont l’existence et le statut au sein des organisations névrotiques ne font d’ailleurs pas l’unanimité –, ou s’associent comme noyau d’appoint défensif aux grands tableaux cliniques phobo-obsessionnels ou hystéro-phobiques. Quant aux patients présentant des phobies multiples, mal systématisées ou centrées sur le corps propre, ils relèvent plutôt d’une psychothérapie analytique car leurs symptômes sont bien souvent la manifestation de structures psychopathologiques de type narcissique ou psychotique [7]. Les défenses de type inhibition ou passivité sont parfois majeures dans les organisations phobiques et peuvent contribuer à ralentir le développement du processus analytique. Le diagnostic de phobie est souvent suspensif lorsque les symptômes n’entrent pas dans le cadre d’une psychonévrose obsessionnelle caractérisée ni dans celui d’une organisation psychotique. La psychothérapie peut représenter une phase inaugurale d’un processus psychanalytique qui pourra ultérieurement évoluer vers une cure-type lorsque la symptomatologie prendra clairement place dans un contexte hystéro-phobique mieux assumé. Elle peut également représenter le cadre thérapeutique adéquat pour des aménagements phobiques témoignant d’une organisation plus archaïque du fonctionnement psychique, notamment une névrose d’angoisse où peuvent dominer des fantasmes prégénitaux de nature exhibitionniste ou intrusive. Or, le cadre nosographique de la névrose d’angoisse est un terrain privilégié pour l’observation du jeu des fixations-régressions archaïques dans la névrose, comme nous allons l’illustrer par une vignette clinique.

La complexité clinique des névroses et ses incidences thérapeutiques

31L’optique psychanalytique, tant sur le plan clinique que théorique et technique, s’est progressivement décentrée pour s’intéresser au «travail du négatif» tel qu’il s’insinue dans ses multiples et subtiles configurations psychopathologiques dont la névrose fait partie. En même temps, la psychanalyse a renoué avec le champ du traumatisme (précoce ou réel) et, outre l’intrapsychique, s’est intéressée à l’intersubjectif. Aussi a-t-elle tissé des liens renouvelés avec le modèle des névroses actuelles, cadre nosologique laissé en suspens par Freud mais différencié des psychonévroses, à la fois dans ses caractéristiques fonctionnelles (économiques, dynamiques et topiques) et dans ses modalités de prise en charge psychothérapique.

Martial ou «le complexe de la gerbille»

32[8]Martial est un homme grand, élancé, athlétique, aux cheveux longs et fins, tenus en queue de cheval pour compenser sa «calvicité», comme il dit. Il a une quarantaine d’années et travaille comme chauffeur de taxi. Il semble particulièrement vif sur le plan intellectuel malgré des propos souvent factuels et généralement rationalisants. Il se présente avec un discours précipité, logorrhéique, qui trahit son état d’angoisse. Il a un regard étrangement mobile qui tantôt fuit le contact, tantôt l’accroche, et fait preuve d’une extrême vigilance anxieuse. Il apparaît très mal à l’aise dans la proximité relationnelle, rougit en guise de ponctuation, s’agite comme une «cocotte-minute» et fait des efforts considérables pour tenir en place. L’hypertonie musculaire, l’hyperréflectivité et les tremblements émotionnels signalent un état de tension douloureusement aigu.

33Martial m’explique qu’il y a dix ans, ses troubles se sont déclarés brutalement par des attaques de panique, alors qu’il conduisait son taxi comme à son habitude. Il devenait brusquement tout mou, les jambes flageolantes, en sueur, au bord de la syncope. Depuis, il ressent fréquemment des sensations de vertige en marchant, des fourmillements dans les extrémités, des troubles vestibulaires et des paresthésies qui entraînent une impulsivité psychomotrice ou un état stuporeux. Au moment de ses crises d’angoisse, il est envahi par des tics, a la tête vide et l’impression d’étouffer, avec le cœur qui s’emballe. Aucune cause organique n’a été décelée lors des nombreux examens réalisés dans l’urgence. Il présente aussi des troubles du sommeil à type de réveils multiples et de terreurs nocturnes, des nausées et vomissements, en particulier la nuit où il demande à sa femme de lui tenir la main. Chroniquement, il se vide en diarrhées et se tord en coliques. Les crises se résolvent généralement en pleurs de décharge qui le laissent amorphe. Il se plaint d’ailleurs d’asthénie permanente et se sent incapable de prendre seul une décision ou une initiative pour les tâches de la vie quotidienne. Il est envahi par des ruminations anxieuses portant sur l’angoisse de «ne pas être dans le ton» et du «jugement des autres» sur sa personne. Il sait que «c’est débile» de penser à ça, mais il croit que c’est lié à son fond anxieux qui le rend instable et irritable. Les seules images mentales qu’il peut associer à ses vécus d’effroi et de désarroi renvoient à des sentiments de mort imminente et de honte diffuse, qu’il relie à ses sensations cardio-vasculaires. Il ne comprend pas d’où vient cette crainte qui le conduit à attendre ou anticiper le danger qu’il ne peut même pas nommer, mais cette atmosphère anxieuse le renvoie à un sentiment d’impuissance totale.

34Interrogé sur son passé, Martial évoque un père addictif dont il dit mimer la démarche titubante lors de ses crises, «tout comme s’il avait bu». Au fil de la psychothérapie, il mettra ses troubles en relation avec la séparation de ses parents et surtout la rupture d’avec son père qui s’en est suivie. Sur les conseils de sa mère qui voulait qu’il prenne parti, il n’a pas vu son père pendant deux ans et se reproche vivement de l’avoir laissé à sa «descente aux enfers». De même, il s’en veut de ne pas être intervenu à l’adolescence quand sa mère lui a demandé de «remettre son père dans le droit chemin», parce qu’il «ne voulait pas voir ce qui se tramait», alors qu’aujourd’hui son père vit seul et désinséré socialement. Il dit s’être toujours senti tiraillé entre ses deux parents avec pour mission de les «rabibocher», parce que sa mère n’avait de cesse d’infantiliser son père et de chercher à le mettre, lui, à la place de ce dernier. Contre toute attente, il a fui les études en seconde pour aller vers les métiers de la conduite, période où il est sorti avec une jeune fille «typée, du Sud», dont le père, caricatural sur le plan de l’autorité, lui faisait peur. Puis il eut une relation incestueuse avec une cousine «un peu masculine», qu’il a fuie depuis car «elle boit et se drogue». Il aime son travail mais craint de ne plus pouvoir l’assumer à cause de ses «crises de faiblesse» dont il voudrait rapidement sortir afin de retrouver son «état normal». Son extrême dépendance au système maternel s’est trouvé actualisée lorsqu’il a rencontré sa femme, une forte personnalité «organisatrice» qu’il utilise comme objet contra-phobique depuis dix ans. Aujourd’hui, il ne sait plus comment se «dépatouiller» de la mainmise grand-maternelle sur l’éducation de son fils pré-adolescent. Mais en même temps ça l’arrange puisque sa mère prend tout en charge et qu’elle connaît beaucoup de monde, ce qui permet à Martial d’obtenir des passe-droits dans la vie sociale. Il est connu parce qu’il est «le fils de madame…», ça le rassure, il n’a pas besoin de dire «qui il est d’autre», c’est sans préalable dans les relations si angoissantes avec les autres car sa mère lui sert de paravent.

35La demande de Martial de faire une psychothérapie «gratuite», à l’hôpital, avec une femme, est à comprendre dans le cadre de sa relation au système maternel d’emprise idéalisé et de son incapacité à s’en autonomiser. Ainsi pose-t-il comme condition à la psychothérapie que la «mutuelle-mère» de son entreprise la prenne en charge! Sa demande de psychothérapie fait d’ailleurs suite à la multiplication des rencontres avec divers spécialistes en médecine. Deux ans avant le début de ses troubles, Martial avait subi une appendicectomie qu’il pense l’avoir moralement affaibli. Au décours de l’intervention, il avait toujours «mal au ventre», mais son père ne s’est pas soucié de ses ennuis de santé et l’a «lâché». Au fond, ce qu’il attend d’un thérapeute, c’est qu’il lui perfuse des calmants psychiques et qu’il donne des réponses immédiates, directement opérationnelles, à ses questions. Il m’apprend à ce propos qu’il a fait huit mois de psychothérapie en libéral avec un homme et qu’il a arrêté quand ses symptômes d’angoisse sont réapparus sous forme de fortes sensations d’ébriété et de vertige. Mais il lui faudra plusieurs années de psychothérapie pour prendre conscience qu’il a fui devant la recrudescence de ses désirs homosexuels, réactivés par l’histoire récente avec son père et avec son fils qui présente pour sa part des symptômes phobiques similaires à ceux de Martial. Dans l’intervalle, l’alliance thérapeutique fut scellée au décours de l’intervention suivante: «Au fond, vous vous sentez particulièrement seul avec tout cela, même si vous avez sans cesse les autres en tête en leur attribuant toutes sortes d’exigences à votre égard».

36Martial apparaît d’emblée «lourd à porter» sur le plan relationnel, car il se situe dans une forte dépendance, réclame de l’aide sur un mode infantile et met l’autre en position de protecteur omniscient. La rencontre est une véritable épreuve contre-transférentielle, épuisante et anxiogène comme par contagion. L’option thérapeutique place devant un paradoxe. Il paraît évident que si la position allongée favoriserait une distance relationnelle sédatrice de l’angoisse, elle risquerait de conduire à une désorganisation plus intense du fait de la régression qu’elle suscite. Mais en même temps, le contact œil-à-œil est immédiatement trop excitant. J’aménage donc un dispositif psychothérapique à bonne distance spatiale, dans lequel les fauteuils sont installés de biais. Chemin faisant, le transfert s’engage sur un mode passif dont les marques d’agressivité sont gommées. Le «syndrome de l’enfant sage» va dominer la première année de prise en charge pendant laquelle Martial reste vissé au désir maternel. Il lui faut «tout me dire pour avancer plus vite», et surtout, inconsciemment, pour se dédouaner de ses fantasmes homosexuels, vécus à l’abri de transferts latéraux. Malgré son système de contrainte psychique, il ne peut rien retenir. Il lui faut se vider parce que je suis «la meilleure» et que je vais «lui faire tout comprendre». Ce transfert massif va se déployer en laissant apparaître des éléments œdipiens dont le refoulement et le déplacement sont irréguliers, et une problématique de castration souvent donnée sans véritable travestissement défensif. En même temps, le discours semble parfois plaqué, comme si Martial répondait par «auto-injonction» à ce qu’il imagine que j’attends de lui dans le travail analytique: qu’il me parle de sa sexualité «puisque Freud voyait ça comme l’essentiel» (sic)!

37Ainsi, depuis la puberté, Martial a surinvesti le sport pour trouver sa place dans son milieu familial d’intellectuels, et il m’apprend qu’il se regarde beaucoup dans la glace parce qu’il attend que ses cheveux poussent. Il a une idée fixe et précise sur la manière dont il veut, à son tour, les tenir en bride, et il est impatient qu’ils aient une certaine longueur car il pense magiquement qu’à ce moment-là, il sera débarrassé de ses angoisses sur son apparence physique. Une autre de ses obnubilations est la peur que l’on voie son pénis quand il est en maillot de bain. C’est pourquoi il fait gonfler ses muscles par le body-building afin de «détourner les regards indiscrets». Mais, s’il craint que son pénis soit trop gros, il craint aussi qu’il ne le soit pas assez car rien ne l’angoisse plus que de le sentir se rétracter lorsqu’il fait froid. Il faut alors qu’il aille vérifier visuellement sa présence. Au cours de la psychothérapie, ça lui fera penser à un oncle paternel qui l’avait traité de fillette à la latence, du fait de sa timidité et de sa coiffure. Il précisera d’ailleurs que sa mère veillait dans l’enfance à ce qu’il ait les cheveux longs, car elle appréciait par-dessus tout de lui mettre des barrettes. Des plaisirs de l’enfance, il garde un souvenir ému et voluptueux des vacances en famille pendant lesquelles il pouvait à loisir restaurer l’image d’un père «fortiche en conduite» mais dénigré vertement par sa mère «parce qu’il n’assurait pas au lit». En camping, tous dormaient dans la même tente, et dans la promiscuité de la nuit, Martial veillait discrètement mais sûrement pour entendre les ébats conjugaux tout proches. Il se souvient qu’il en était très angoissé mais que, l’excitation étant la plus forte, il passait ses nuits à se masturber en regardant son frère dormir près de lui. Il poursuit avec gêne et angoisse sur un souvenir de pré-adolescence: une masturbation réciproque avec un camarade dans une cabine de plage, l’angoisse et la douleur qui ont accompagné l’éjaculation et l’impression de voir du sang sortir de son membre. Il dira à ce propos qu’il aurait voulu que son père lui dise ce que c’est qu’être un homme, car il voit bien qu’il se comporte comme une mère avec son fils, et que dans la compétition sportive ou professionnelle, il abandonne dès qu’il pourrait être en position «d’aller plus haut».

38C’est à cette occasion qu’il mettra sa décompensation d’il y a dix ans en rapport avec la désidéalisation de ses images paternelles, c’est-à-dire le dernier bastion d’une représentation de puissance masculine dans cet univers marqué par l’omnipotence maternelle, car dans sa déchéance, le père régressa jusqu’à adopter le look de son fils, la fameuse queue de cheval symbolique.

39Les fragments de ce matériel clinique mettent sur la voie d’un contexte névrotique peu organisé dont les symptômes, d’allure hystéro-phobique, servent de compromis défensif échoué aux désirs de rapprochés incestueux, au plan tout à la fois de l’Œdipe négatif et positif. Tout se passe comme si l’angoisse de castration particulièrement vive avait été réactivée par la séparation parentale. Cette «réalité» est entrée en collision traumatique avec les fantasmatiques infantiles restées éminemment «chaudes», de sorte que le trouble identificatoire, central chez Martial, a été fermement contre-investi par un puissant mécanisme de régression à la prégénitalité.

40Dans ce contexte, lors des premières années de psychothérapie, toute interprétation de niveau œdipien est tombée à plat, voire a aggravé le contexte anxio-phobique, ce qui m’a orientée, d’une part vers une révision du diagnostic d’appoint, et d’autre part vers une modification de la technique psychothérapique.

41En réalité, les troubles de Martial sont dominés par la labilité et le contexte anxio-émotif. Si la plainte somatique est au devant de la scène, elle ne réalise, à proprement parler, ni un véritable mécanisme de conversion hystérique, ni un système hypocondriaque franc. Quant aux phobies, elles relèvent de craintes multiples et floues qui ne sont ni localisées, ni systématisées et ne soulagent pas l’angoisse. Néanmoins, aucun élément probant n’est en faveur d’une angoisse de nature psychotique.

De l’hystéro-phobie à la névrose d’angoisse comme diagnostic d’appoint…

42La symptomatologie de Martial pourrait renvoyer à la pychopathologie d’une névrose d’angoisse. En effet, sur le plan clinique, elle est marquée par une excitabilité générale diffuse, une attente anxieuse permanente, de vagues représentations de mort, de grandes crises de panique paroxystiques avec leur cortège somatique (cardiaque, respiratoire, psychomoteur, vasomoteur) et leurs phobies primaires changeantes. De plus, la crise d’angoisse liée à l’attente anxieuse conduit à des sensations d’éclatement des limites du moi sous l’impact de quantités d’excitations non métabolisables et à une menace de démantèlement mental qui débouche sur une vidange psychique proche d’un état confusionnel de dépersonnalisation. Chez Martial, on peut alors concevoir les ébauches d’aménagement phobique, l’obsessionnalisation de la pensée et les préoccupations hypocondriaques qui «encapsulent l’angoisse dans le soma» (Amaral Dias, 1985, p. 20) comme des tentatives secondaires d’organisation mentale du chaos somato-psychique. Le tableau clinique mobilise de ce fait une variabilité symptomatique, différents niveaux régressifs et une diversité des mécanismes de défense: déplacement (phobies), projections (interprétations), retournement de la pulsion contre soi (masochisme), obsessionnalisation (système obsessif/compulsif), défenses caractérielles et narcissiques comme l’idéalisation.

43La névrose d’angoisse est susceptible de renvoyer aux avatars de l’organisation hystéro-phobique, c’est-à-dire à un point de réel non symbolisé au sein d’une structure hystérique non achevée. «Le conflit majeur est le conflit œdipien avec son corollaire l’angoisse de castration… mais la dimension narcissique apparaît ici beaucoup plus marquée que dans l’hystérie classique: la blessure d’amour-propre l’emporte nettement sur la déception amoureuse» (Castaigne, 1985, p. 367). Le fantasme de bisexualité prévaut sur le désir d’identification virile et la relation avec l’image paternelle se situe préférentiellement au niveau de la prestance et de la rivalité phallique en dépassant la simple rancune hystérique. L’image maternelle, pour sa part, laisse entrevoir «une relation de nature fusionnelle, révélatrice d’un conflit beaucoup plus archaïque… (qui) a intensifié la mégalomanie infantile… (de sorte que) la vie pulsionnelle est en majeure partie asservie à la toute-puissance narcissique» (ibid., p. 368), ce qui confère aux relations objectales leur dimension infantile. Par conséquent, chez Martial, le recours à la névrose d’angoisse pourrait témoigner du maintien actif des problématiques prégénitales en ce que l’Œdipe infantile n’aurait pas été suffisamment structurant pour assurer la génitalisation organisatrice de l’étape pubertaire. Une des raisons de la gravité de la névrose d’angoisse chez l’homme pourrait être que ses désirs œdipiens le ramènent vers l’imago maternelle, alors que c’est également vis-à-vis d’elle que les pulsions agressives les plus intenses et les plus défendues sont dirigées au niveau prégénital. «Pris dans le fantasme d’être englouti en elle et celui de la castration, il ne peut qu’être contre sa mère, de façon fusionnelle ou dans un Œdipe inversé» (ibid.).

44Dans la névrose d’angoisse, on a pu faire l’hypothèse d’une actualisation traumatique du fantasme de scène primitive par la confrontation récurrente à la réalité du coït parental dans les premières années de vie. L’impuissance extrême ressentie lors de ces scènes aurait pour conséquence «l’investissement particulièrement intense du regard et de sa fonction de maîtrise anale (par déplacement du bas vers le haut)… le besoin d’agir immédiat devant toute frustration qui va de pair avec l’angoisse de l’attente et la pauvreté de la vie fantasmatique, des mécanismes associatifs et de l’élaboration psychique… le recours à la pensée magique et à la réalisation hallucinatoire du désir…» (ibid., p. 369). Par conséquent, chez Martial, les conflits pulsionnels ont tendance à se décharger sur le mode de l’agir et de l’explosion d’angoisse, à l’image de l’envahissement anxieux qui accompagne les crises paralysantes. «Dans la grande crise d’angoisse, tout se passe comme si le patient agissait et revivait en circuit fermé, de façon hallucinatoire, le coït monstrueux, sado-masochiste, de la scène primitive, son corps étant identifié à celui de la mère et le père étant représenté par une sorte d’objet partiel fétiche. Ainsi tente-t-il d’éviter, comme le fétichiste, la blessure narcissique et l’angoisse de castration œdipienne» (ibid., p. 371). A défaut d’espace transitionnel structurant, l’objet fétichisé serait maintenu au détriment de la constitution de l’objet phobique. Mais, en même temps, on peut penser que ce système défensif résulte d’un échec de l’aménagement pervers car l’angoisse persiste du fait de défenses primitives trop fragiles, comme le clivage du moi et le déni de la perte. De même, l’utilisation éprouvante du corps propre, le maintien actif dans la relation objectale de la problématique de séparation-individuation d’avec l’image maternelle, ainsi que le repli de la libido sur le moi ne permettent pas le renforcement des assises narcissiques.

45Le refoulement apparaît tout à fait insuffisant compte tenu des défaillances précoces du système maternel pare-excitant. Chez Martial, les évocations de scène primitive pourraient bien venir faire souvenir-écran à des blessures narcissiques plus anciennes et plus profondes que celles qui s’associent au complexe de castration, et réactualiser des angoisses dépressives de perte d’amour de l’objet dans la relation primaire à l’image maternelle. De ce fait, pendant les interruptions de la psychothérapie pour les vacances, Martial s’isole de sa famille, et pour calmer ses angoisses, il tente de convoquer mentalement le souvenir de mon visage: il a besoin de me voir à ses côtés, la perte de vue lui étant intolérable. Cependant, malgré ses défaillances qualitatives, le refoulement reste central et l’intensité énergétique de la vie pulsionnelle appauvrit la psyché et le moi. Le surmoi garde ses caractéristiques prégénitales qui le rendent sadique et le maintiennent sous le joug d’un idéal du moi mégalomaniaque projeté sur l’imago maternelle et ses substituts. Celle-ci est donc rendue toute-puissante, de sorte que «ses exigences… sont de l’ordre de la perfection et de la domination» (ibid., p. 372). Ces caractéristiques topiques donnent aux conduites contra-phobiques et à la crise d’angoisse elle-même leur coloration hypomaniaque. Ainsi, la honte prédomine sur la culpabilité, s’associe à l’inhibition à agir par peur de déroger à l’idéal de perfection et conduit à la répression massive des désirs en laissant place à un fort sentiment de vide existentiel, comme chez Martial.

46L’hypothèse serait que la névrose d’angoisse de Martial est une forme décompensée d’hystérie phallique-narcissique et qu’elle renvoie à un achoppement de l’hystéro-phobie infantile.

De la névrose d’angoisse à l’hystérie d’angoisse: les implications thérapeutiques…

47Compte tenu de la proximité de la névrose d’angoisse, dans ses formes les plus régressives et critiques, avec certains états-limites à versant névrotique, la psychothérapie psychanalytique gagne à se dérouler en deux temps.

48Ainsi, chez Martial, après avoir retenu ce diagnostic et renoncé, dans un premier temps, au travail interprétatif, les débuts de la psychothérapie furent consacrés au renforcement du narcissisme. L’idéal du moi fut d’emblée projeté sur la figure du thérapeute à la faveur d’un transfert massif. Il s’est alors agi d’accompagner souplement le mouvement spéculaire fait de recherche d’étayage inconditionnel et de complicité déconflictualisée. Sous les voiles policés est apparue la figure maternelle redoutée et idéalisée à laquelle il fut ensuite question de se mesurer en expérimentant les fantasmes de maîtrise anale. Ainsi, «le traitement implique l’acceptation d’une première phase dans laquelle le malade s’appuie sur l’image du thérapeute pour se permettre de dépasser l’état d’angoisse et, à la longue, d’accéder à l’organisation hystérique, susceptible d’un abord psychanalytique… on est obligé de prolonger la période initiale dans laquelle l’analyste fonctionne pour le malade comme une sorte d’organe de pare-excitation de ses troubles» (Dos Santos, 1985, p. 91).

49Dans un second temps, le changement d’objet dans le transfert a inauguré pour Martial un tournant thérapeutique où l’érotisation de l’angoisse a fait place à l’érotisation de la relation. Le contexte évolutif se rapprocha d’une hystérie d’angoisse, marquée néanmoins par la prégnance des blessures narcissiques liées à la problématique de castration et par la vivacité de fantasmatiques incestueuses rivées aux fixations prégénitales. Lorsque le renoncement douloureux à la bisexualité psychique s’est annoncé comme possible dans le temps thérapeutique, l’Œdipe a commencé à se structurer dans ses dimensions bivalentes et ambivalentes. C’est à cette période que le deuil à faire de la mégalomanie infantile a engagé Martial dans un profond mouvement de régression. Est apparue – enfin!– une symptomatologie dépressive franchement mentalisée, témoignant d’un accès organisateur à la position dépressive. C’est alors que le désir d’abandon de la cure a été majeur, avec ses risques de passage à l’acte suicidaire.

50Ainsi, la psychothérapie de la névrose d’angoisse conduit à certaines modifications de la technique psychanalytique, notamment au début, comme «… réduire le nombre des séances et éviter de façon psychanalytiquement acceptable les longs silences. Le malade ne fait pas d’associations d’idées mais uniquement des courts-circuits d’idées qu’il agit par son comportement verbal… le psychanalyste doit être capable de supporter le torrent des mots presque sans contenu latent, d’attendre la réorganisation minimale du Moi, avant de pouvoir, vraiment, se comporter en psychanalyste» (ibid., p. 35). Les interprétations sont rejetées, le transfert et le contre-transfert sont très actifs en générant des contre-attitudes, le contenu latent des conflits psychiques est camouflé derrière l’envahissement émotif. «Il est cependant nécessaire de ne pas réagir en refusant la souffrance du malade et en la comprenant comme n’ayant rien d’actuel, comme la conséquence pure d’une décompensation d’une structure psychonévrotique préalable» (ibid., p. 32).

51Le cas de Martial permet ainsi de faire travailler le modèle des névroses actuelles dans ses liens de mixité complexe avec celui des psychonévroses, tant du point de vue dynamique qu’économique [9]. La libido accumulée échouant à se symboliser psychiquement en représentations d’affects (Freud, 1895a et b), elle cherche des traductions substitutives à un orgasme plus masturbatoire que génital. La fatigue douloureuse de Martial et ses équivalents somatiques témoignent d’une angoisse à la lisière somato-psychique et des formes de passage entre névrose actuelle et hystérie. Reprenant l’idée freudienne du noyau actuel des psychonévroses, prêt à s’actualiser par impacts traumatiques débordant les capacités plastiques de l’appareil psychique, on pourrait dire que «l’hystérie d’angoisse apparaît comme organisation durable d’une… névrose mixte (hystérie infantile/actuelle)» (Richard, 1999, p. 64). En effet, l’évolution psychothérapique de Martial nous conduit à penser que la névrose d’angoisse n’est pas actuelle, mais qu’elle s’actualise. En ce sens, il pourrait ne pas y avoir de névroses actuelles, c’est-à-dire de névroses expliquées seulement à partir du point de vue économique. De même, il se pourrait qu’il y ait «peu de psychonévroses à l’état pur, et quelquefois nous n’arrivons à observer les composantes hystériques, phobiques et obsessionnelles d’un malade qu’au cours d’un processus psychanalytique… notre diagnostic de base change constamment au cours de la cure analytique» (Dos Santos, 1985, p. 32).

52On peut également faire des liens entre les névroses actuelles et la psychopathologie des états traumatiques, à partir des conceptions ferencziennes du trauma infantile comme noyau de la névrose. En effet, on pourrait penser qu’il y a chez Martial une solidarité entre structure hystérique et traumatisme précoce que la fantasmatique œdipienne est venue recouvrir. Le transfert «collé» de ce patient pourrait être témoin des traces de la fragilisation précoce de l’étayage maternel, qui, par ses dimensions en partie carentielles, l’aurait confronté à des angoisses d’effondrement, c’est-à-dire à des situations de détresse impensable faisant retour de manière cryptographique dans les grandes crises de panique dévastatrices qui mettent en échec le système affects-représentations et les divers aménagements défensifs. La névrose d’angoisse est proche d’un caractère névrotique lié à une névrose d’enfance mal résolue. Le sujet reste trop dépendant hystériquement de l’objet maternel et ne réussit pas le déplacement libidinal au début de la latence et à la fin de l’adolescence.

53Pour le moins, comme on le voit chez Martial, la névrose d’angoisse implique une défaillance de gestion de la distance à l’objet qui permet de faire toute sa place à la question de l’archaïque dans la névrose et aux conséquences thérapeutiques de ce repérage. Dans ce contexte, la question reste ouverte de savoir si le tableau de névrose d’angoisse décrit par Freud, toujours d’un grand intérêt clinique, est structural comme le suggère le modèle des névroses actuelles ou bien représente plutôt une forme d’actualisation d’angoisses archaïques aux périodes critiques des stades évolutifs d’une psychonévrose, tels qu’ils se déploient notamment au cours des prises en charge psychanalytiques ou lors de certains moments vitaux.

Conclusion

54Au terme de cet exposé, précisons que, dans le cadre d’une pratique de l’indication thérapeutique des névroses, il est important de resituer, autant que faire se peut, les problématiques archaïques et les systèmes défensifs primitifs – tels qu’ils sont susceptibles d’apparaître dans les premiers entretiens ou d’émerger au fil de la prise en charge – au sein de l’économie, de la dynamique et de la topique d’ensemble de l’organisation psychique individuelle.

55En effet, les mouvements d’amplitude régressive qui accompagnent l’investissement relationnel et psychothérapique des névrosés et qui jouent comme défenses devant l’Œdipe ne seront pas abordées de la même manière, sur le plan technique, que les défaillances de structuration génitale laissant à vif des registres conflictuels prégénitaux au sein des organisations névrotiques. Par ailleurs, le potentiel régressif et les failles narcissiques, voire identitaires, dans la névrose ne seront pas traités de la même façon que les registres dénivelés qui coexistent inextricablement dans les pathologies du narcissisme primaire et les états-limites, ni que les problématiques pré-œdipiennes qui organisent un fonctionnement psychotique par ailleurs bien canalisé par des aménagements défensifs d’allure névrotique.

56Enfin, rappelons que la pratique de l’indication comprend tout à la fois le choix du contexte de soin (institutionnel ou libéral), la nature du cadre thérapeutique (cure-type ou psychothérapie, psychothérapie ou cothérapies) et des techniques psychothérapiques appropriées selon les moments de la prise en charge (Boucherat-Hue, 2001a).

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Notes

  • [1]
    Maître de conférences en psychopathologie (Université d’Angers), psychothérapeute en psychiatrie adulte (Service du Pr J.-D. Guelfi, C.M.M.E., Hôpital Sainte-Anne, F-75014 Paris).
  • [2]
    À ce propos, il est important de différencier les techniques de soutien psychothérapique des techniques d’interprétation psychanalytique. «Pour continuer à mériter le qualificatif de psychothérapie d’inspiration analytique, ces psychothérapies doivent être pratiquées par des thérapeutes basant leur compréhension clinique et leurs modalités interprétatives sur la théorie psychanalytique»… «le but doit rester de favoriser chez le patient la prise de conscience par celui-ci des conflits inconscients sous-jacents à ses symptômes» (Ferrari, ibid., p.181).
  • [3]
    Les psychothérapies (psychanalytiques) d’étayage doivent être différenciées des thérapies (psychologiques) de soutien. Elles portent sur l’unification narcissique et le renforcement des contenants psychiques à partir d’un travail de liaison dans le transfert et de mise à jour des mécanismes pathologiques préconscients. Si elles opèrent un soutien moïque indirect, elles interviennent par l’élaboration de la réalité interne et non par des conseils au niveau de la réalité externe du patient.
  • [4]
    J’ai traité par ailleurs des régressions psychotiques dans la névrose à propos de la psychothérapie d’une patiente hystérique grave qui avait présenté une bouffée délirante à mécanisme principalement hypocondriaque (Boucherat-Hue, 2001b).
  • [5]
    J’ai développé par ailleurs le cas psychothérapique d’une patiente aménagée en faux-self et dont l’organisation psychique complexe faisait discuter les diagnostics d’état-limite et de fonctionnement obsessionnel grave à versant caractériel (Boucherat-Hue, 2001b).
  • [6]
    «Dans le domaine du développement du caractère, nous devons rencontrer les mêmes forces pulsionnelles dont nous avons découvert le jeu dans les névroses. Mais un fait nous suffit pour établir une nette séparation théorique: ce qui est propre au mécanisme de la névrose, l’insuccès du refoulement et le retour du refoulé, fait défaut pour le caractère. Dans la formation de celui-ci, ou bien le refoulement n’entre pas en action, ou bien il atteint sans encombre son but qui est de substituer au refoulé des formations réactionnelles et des sublimations. C’est pourquoi les procès de formation de caractère sont moins transparents et moins accessibles à l’analyse que ceux de la névrose» (Freud, 1913, p. 195).
  • [7]
    J’ai illustré par ailleurs la prise en charge cothérapique (chimiothérapique, psychanalytique et cognitivo-comportementale) d’une jeune patiente psychotique dont les défenses phobo-obsessionnelles représentaient une ressource stabilisatrice de l’organisation psychique, à entretenir souplement (Boucherat-Hue, 2001a).
  • [8]
    La gerbille est un petit rongeur du désert qui se déplace rapidement en sautant, grâce à sa longue queue et à ses pattes postérieures très développées, et qui prend des postures de sentinelle pour guetter le danger.
  • [9]
    Pour un abord clair et synthétique des cheminements freudiens et post-freudiens sur le modèle des névroses actuelles et ses implications cliniques, se référer à J. Cournut (1991), pp. 273-286.
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