Notes
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Texte remanié d’une conférence donnée lors du Congrès organisé par l’Association Romande pour la Psychothérapie Psychanalytique, en collaboration avec le Centre Psycho-Social neuchâtelois, Neuchâtel (Suisse), 28-29 avril 2001.
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Psychanalyste, membre formatrice de la Société Suisse de Psychanalyse et de l’Association Psychanalytique Internationale.
Pas de limite d’âge si l’on désire entreprendre une psychanalyse
1Freud avait dit, dans une conférence en 1904, que les personnes de 50 ans et plus ne sont plus aptes à être prises en psychanalyse parce que, je le cite, «elles ne disposent plus de la plasticité des processus psychiques sur laquelle s’appuie le thérapeute... et en outre que la quantité de matériaux à défricher augmente indéfiniment la durée du traitement» (Freud, 1904, p.17). Cette déclaration, faite lorsque Freud avait 48 ans, a été très remarquée; pourtant, en profondeur, Freud nous a laissé un enseignement qui permet de remettre en question cette déclaration. En effet, en découvrant l’inconscient et en inventant la psychanalyse, Freud permet à chacun de découvrir en soi-même un monde interne d’une richesse insoupçonnée auparavant. En particulier, la liberté de jouer avec tous les fantasmes sans que cela veuille dire que l’on va les réaliser permet d’espérer acquérir une meilleure plasticité psychique; et, par ailleurs, le travail de l’inconscient met en évidence que les souvenirs ne s’accumulent pas comme des matériaux dont la liste se rallonge, mais que chacun de nous combine inconsciemment entre eux les souvenirs dans un remodelage incessant qui crée à chaque instant l’unité de la personne totale.
2La difficulté rencontrée dans une analyse est donc moins en relation avec la quantité de souvenirs qu’avec la capacité de les intégrer. Freud a été le premier à nous démontrer que cette plasticité et cette création synthétique constante ne s’arrêtent pas à 50 ans car il a repris et remanié sans cesse ses écrits jusqu’à sa mort à 82 ans. C’est pourquoi il n’est pas étonnant de voir maintenant que des personnes ayant largement dépassé l’âge de la retraite ont entrepris cette aventure que représente une psychanalyse pour le plaisir de mieux vivre la fin de leur vie et de la situer dans une histoire interne personnelle qui prenne sens. Moi-même, après plusieurs expériences positives avec des analysants âgés, je suis convaincue qu’il n’y a pas d’âge limite pour prendre une personne motivée en psychanalyse ou en psychothérapie.
Point de départ de mon intérêt pour l’analyse et la psychothérapie des personnes âgées: la demande d’une patiente de 70 ans
3Mon intérêt pour l’analyse ou la psychothérapie des personnes âgées est parti de la demande d’une patiente de 70 ans, appelons-la Berthe, qui est venue me demander de l’aide il y a de cela fort longtemps. Elle a fait une analyse avec moi, 4 fois par semaine pendant 4 ans. L’expérience avait été passionnante et, quand j’ai eu fini cette analyse, de jeunes collègues qui souhaitaient prendre en psychothérapie des personnes âgées ont désiré profiter de mon expérience et m’ont demandé de fonctionner comme superviseur. C’est ce que j’ai fait pendant 10 ans à l’hôpital de Gériatrie à Genève. Dix ans après la fin de l’analyse, j’ai rencontré par hasard mon ancienne patiente au théâtre; pendant l’entracte nous avons eu un bref échange, elle allait bien. Berthe avait donc 84 ans et semblait toujours aussi alerte qu’en quittant l’analyse.
4Je vais parler un peu de l’analyse de cette patiente, même si je souhaite surtout traiter de la psychothérapie et non pas de l’analyse. Si je le fais ainsi c’est pour deux raisons: d’une part mon intérêt pour la psychothérapie des personnes âgées est parti de cette analyse, et d’autre part je veux préciser que ce n’est pas seulement pour les analysants eux-mêmes que l’analyse est précieuse. Bien sûr, les analysants en bénéficient directement. Mais, l’analyse de Berthe m’a permis de découvrir de façon privilégiée dans quelle perspective me placer pour aider au mieux les personnes de son âge. Je peux ainsi essayer de transmettre l’expérience acquise aux psychothérapeutes et à tous ceux qui sont amenés à s’occuper des personnes âgées ou qui sont en contact avec elles.
Berthe
5Cette patiente, de 70 ans, m’a beaucoup surprise lors des entretiens préliminaires: elle me demandait de la prendre en psychothérapie et me parlait d’emblée comme si j’étais déjà sa psychothérapeute; pourtant, en même temps, elle me disait que son plus grand désir avait été de faire une psychothérapie avec une de mes collègues dont elle me décrivait les qualités avec une admiration débordante. Berthe me dit qu’elle avait déjà consulté cette analyste et devait renoncer à aller chez elle. J’imaginais que cette dernière n’avait pas de place; mais non, à ma grande surprise, Berthe me précisa que cette analyste avait été d’accord de la prendre; elle avait toutefois donné mon nom à Berthe pour le cas où elle voudrait consulter aussi une autre personne avant de se décider. J’étais perplexe: quel sens inconscient avait cette démarche? J’avais l’impression que cette patiente était écartelée, dans un transfert immédiat, entre deux analystes, d’un côté une psychanalyste idéalisée, désirable, qu’elle considérait intouchable (je fantasmais: un parent séducteur?), de l’autre côté, moi-même, une psychanalyste qui, pour elle, n’avait pas toutes ces qualités, qui n’était pas désirable, mais qui était accessible, et à qui elle pouvait demander sans danger de prendre soin d’elle.
6Dans mon contre-transfert, je pensais à Œdipe qui a des parents sexuellement excitants, Laïos et Jocaste, ils sont célèbres, et même Sophocle leur consacre une pièce de théâtre. Pourtant Œdipe a été élevé par des parents adoptifs effacés, le roi et la reine de Corinthe; même leurs noms, Polybe et Mérope, sont souvent inconnus; ces parents-là, qui ne peuvent pas avoir d’enfants, semblent ressentis par Œdipe comme asexués: ce n’est pas Mérope qui séduit Œdipe, c’est Jocaste; ce n’est pas Polybe le rival qu’Œdipe va tuer, c’est Laïos. Je me sentais un peu comme les parents de Corinthe, les parents adoptifs d’Œdipe, ces personnages un peu effacés qui peuvent élever l’enfant sans risquer l’inceste; au contraire, ma collègue semblait paraître à Berthe aussi excitante, désirable et dangereuse que les souverains de Thèbes, Laïos et Jocaste, parents biologiques d’Œdipe; comme eux aussi elle avait pu être ressentie comme rejetante en donnant à ma patiente le nom d’une autre analyste (D. Quinodoz, 1999).
7J’ai simplement dit à Berthe: «Peut–être avez-vous besoin que votre psychanalyste soit une personne à qui vous pourrez reprocher de ne pas être quelqu’un d’autre, à qui vous pourrez reprocher de ne pas être quelqu’un qui serait bien mieux? Comme si quelque part vous vous sentiez plus en sécurité avec quelqu’un qui n’est pas trop attirant»…
8Après un silence, la patiente m’a alors répondu qu’autrefois lorsqu’elle était jeune, elle avait fait une première psychanalyse avec un psychanalyste merveilleux qui avait l’âge de son père et dont elle était devenue la maîtresse.
9J’étais émue: Berthe avait pu sentir que le nœud de son drame était déjà présent en condensé dans la relation de transfert avec moi et que nous pouvions ensemble l’entrevoir. Je pouvais alors lui proposer une psychanalyse. Berthe a accepté d’entreprendre une analyse, 4 fois par semaine, en me disant qu’elle n’aurait jamais osé en demander une, «à mon âge…» a-t-elle ajouté. Mais je pense que l’âge n’était qu’une excuse, la crainte de demander une analyse provenait bien davantage de l’angoisse d’affronter les désirs œdipiens. L’évocation du grand âge peut cacher une résistance: comme thérapeute il s’agit de ne pas en être dupe. A 70 ans, le complexe d’ Œdipe de Berthe n’avait pas pris une ride.
10Avant l’analyse cette patiente avait assez bien développé sa vie professionnelle et intellectuelle. Mais par contre sa vie affective et sexuelle était restée bloquée. Berthe sentait qu’il lui fallait poser une regard neuf sur certains moments figés de son passé afin de trouver une cohérence interne et redonner vie à son monde affectif.
11J’avais compris qu’à son âge il lui était insupportable de risquer de quitter la vie sans éprouver le sentiment d’en avoir eu une. Cela devenait une urgence.
12En effet, Berthe m’avait parlé de son expérience amoureuse comme une jeune fille de 20 ans aurait pu le faire. Mais ce discours de jeune fille ne signifiait pas que cette femme de 70 ans avait gardé intacte la fraîcheur de ce souvenir. Il s’était figé à cet âge. Il demeurait juxtaposé au reste de sa vie; aucun courant relationnel ne circulait entre cette expérience interne passée et ce que la patiente vivait maintenant dans le présent. Dans l’analyse la patiente a pu sentir que pendant 50 ans elle avait isolé inconsciemment cette aventure pour qu’elle ne contamine pas le reste de son moi. De ce fait la signification qu’elle avait pu donner à cette expérience de vie n’avait pas pu évoluer avec l’ensemble de la personne de Berthe. Cette expérience amoureuse avait bloqué inconsciemment l’évolution affective et sexuelle de ma patiente, la vie affective de Berthe s’était figée.
Mais pourquoi cette expérience avait-elle eu un tel impact?
13Dans l’analyse, lorsque Berthe a pu mettre des liens entre cette expérience amoureuse et le reste de sa vie, elle a retrouvé vivants beaucoup de moments de son enfance. Il peut paraître étonnant pour un jeune analyste de réaliser combien une personne âgée peut garder vivants les souvenirs de son enfance et combien ils peuvent être présents. Durant l’analyse Berthe a pris conscience de la signification incestueuse de cette aventure amoureuse au cours de laquelle elle avait réactivé ses désirs œdipiens de petite fille. Elle a alors établi des liens entre les affects qu’elle avait éprouvés à différents âges de sa vie; par exemple elle a pu établir des liens entre ses désirs œdipiens de petite fille et leur réactivation dans la psychanalyse qu’elle avait faite à 20 ans. Elle a pris conscience de les avoir réalisés en acte au lieu de les avoir interprétés; la pauvreté de sa vie sexuelle et affective ultérieure a alors pris un sens. Tout cela se liait grâce à ce qu’elle découvrait maintenant à plus de 70 ans dans le transfert au cours de son analyse. Une circulation complexe se rétablissait entre ces différents âges. Ma patiente prenait conscience du déroulement du temps après en avoir fait inconsciemment un déni. Mais le temps dont elle prenait conscience n’était pas un temps linéaire, même s’il tenait compte de la chronologie: il s’agissait de réseaux complexes d’interaction des différents aspects d’elle-même vécus à différents moments de sa vie, en relation avec des objets internes évoluant également.
Quelques enseignements que m’a procurés l’analyse de Berthe
14J’ai pu réaliser qu’en psychanalyse, le complexe d’Œdipe s’exprime avec autant de fraîcheur à 70 ans qu’à 20 ans et que le fonctionnement psychique d’une personne âgée n’est pas fondamentalement différent de celui d’une personne plus jeune. C’est pourquoi d’une façon générale la technique utilisée par le thérapeute dans les deux cas, à 70 comme à 20 ans, reste la même. On retrouve les mêmes références de base concernant l’inconscient, le transfert, le complexe d’Œdipe avec ses aspects génitaux et prégénitaux, la compulsion à la répétition, les mécanismes de défense, etc. Je ne parlerai donc pas ici de ces aspects communs à toutes les psychothérapies quel que soit l’âge du patient.
15Pourtant, j’avais relevé avec les psychothérapeutes dans mes séminaires que les patients âgés, au cours de leur psychothérapie, soulevaient certains problèmes spécifiques et mettaient l’accent sur des points particuliers. Nous avions noté par exemple que les motivations principales à leur demande étaient la difficulté à effectuer un travail de deuil et la recherche d’un meilleur sentiment d’identité. Nous avions remarqué également que le langage du corps était privilégié et que l’identification projective était largement utilisée.
16Mais surtout nous avons vu que la notion du temps prenait une connotation particulière en relation avec l’inévitable proximité de la mort. Vous l’avez sans doute perçu à travers ce que je vous ai dit de Berthe: les personnes qui se sentent dans leur dernière période de vie ont le désir inconscient de reconstruire leur propre histoire interne. Parfois elles ne peuvent pas y arriver seules et elles ont besoin qu’un thérapeute les aide à reconstituer leur histoire interne totale. C’est une des caractéristiques qui me frappent le plus dans les demandes de personnes âgées et je vais vous en parler.
17En effet, nous vieillissons le plus souvent passivement, sans même y penser, mais pourtant nous pouvons aussi vieillir activement; dans ce sens, le verbe vieillir ne signifie pas seulement prendre de l’âge mais renseigne aussi sur la manière d’en prendre et en particulier peut signifier prendre de la patine. Le travail de vieillir n’est alors qu’un cas particulier du travail de vivre; c’est le travail de construire activement la fin de sa vie: je construis ma propre vie et personne ne la construira à ma place. Certaines personnes âgées ont inconsciemment ce désir, mais n’y parviennent pas, elles se dépriment et n’osent pas demander de l’aide. A nous de reconnaître leur désir inconscient et d’y répondre. Cela passe par la reconstruction de l’histoire interne.
Que veut dire: «reconstruire sa propre histoire interne»?
18La plupart des personnes âgées expriment, le plus souvent de façon latente, cette même demande, lorsqu’elles s’adressent au psychanalyste: elles aimeraient porter un regard sur l’ensemble de leur histoire personnelle interne afin de pouvoir situer la fin de leur vie dans la trajectoire totale de leur propre vie. Elles ont besoin de trouver une cohérence intérieure à leur existence. Cela ne signifie pas juxtaposer simplement les événements de sa vie pour en faire une histoire; il s’agit d’en faire une histoire totale qui ait un sens. Cette histoire totale est ressentie comme un tout dont le sens est modifié par chacun des moments qui la constituent, et dont chaque moment voit son sens se modifier au fur et à mesure que l’histoire totale se crée. Cela nécessite de quitter en fantasme le plan linéaire de la répétition événementielle du quotidien, sans pourtant le perdre de vue, pour prendre de la distance et considérer la totalité de sa propre histoire telle que chacun peut la reconstruire pour soi-même.
19Il arrive souvent qu’une personne âgée nous dise: «Tous les jours se ressemblent, rien ne se passe, à quoi bon vivre?» Il s’agit d’une forme de réaction dépressive qui consiste à figer le temps et l’espace. Des actes répétitifs de la vie sont alors vécus comme dépourvus d’utilité ou de signification, et sans évolution avec le temps. Cela fait penser à une personne qui pédalerait sur place et ne s’intéresserait qu’à son pédalage, alors qu’une autre personne pourrait accomplir les mêmes mouvements de pédalage avec une bicyclette qui avancerait, et en pensant à l’ensemble du voyage, ce qui changerait tout.
20Il y a des moments où le voyageur de la vie, surtout en fin de vie, oublie qu’il est en train de faire un voyage; il a quitté la vue aérienne du trajet: il ne voit plus que la juxtaposition d’instantanés répétitifs. Il a alors parfois besoin de l’aide d’un psychanalyste ou d’un psychothérapeute pour considérer l’ensemble du voyage, pour reconstruire sa propre histoire interne.
21Le besoin de trouver une cohérence à sa vie peut s’intensifier au moment de la quitter car c’est une façon d’en prendre possession. Je pense, en effet, qu’il est difficile de céder sa place avant d’en avoir trouvé une, de quitter la vie en paix avant d’avoir le sentiment d’en avoir une, de terminer son histoire interne avant qu’elle soit devenue une «histoire totale», la sienne.
Un conflit inconscient
22Pourtant, le besoin de reconstruire sa propre histoire interne se heurte à un autre désir inconscient intensifié également avec le grand âge: le désir de considérer l’ensemble du voyage se heurte à celui de ne considérer que la répétition monotone de chaque moment. Les patients âgés éprouvent parfois beaucoup de difficultés à intégrer ces deux mouvements contradictoires inconscients. En effet, chacun de ces deux mouvements comporte des avantages et des inconvénients.
23Quand les personnes âgées pensent au voyage dans son entier, la fin du voyage est bien présente pour elles; elles peuvent alors être angoissées que la fin advienne et se défendent contre cette angoisse de mort en figeant le temps dans la monotonie. Supprimer la vue d’ensemble de sa propre histoire procure alors un bénéfice inconscient: cela évite de voir que la durée de la vie est inscrite dans un temps limité, qu’elle a une forme et va vers une fin. On comprend que ce soit en fin de vie que les patients aient le plus recours à ce mécanisme de défense inconscient: «je fige le temps», cela peut sembler un moyen efficace de lutter contre l’angoisse de la mort.
24Toutefois les patients âgés se heurtent alors à un autre écueil: ce qui ne se terminerait jamais leur paraît insupportable, car le sel de la vie est lié à son caractère éphémère. En effaçant inconsciemment la fin, ils suppriment du même coup l’intérêt que présente chaque instant, car la perspective de cette fin, avant que d’être réalisée, donnait sa forme au déroulement du voyage lui-même et donnait du relief à chaque événement qui le composait.
25Lorsque le patient est conscient que le voyage a une fin, il peut être angoissé de mourir mais il ne s’ennuie pas. Par contre, lorsque le patient efface de sa conscience la fin du voyage, il est moins angoissé mais il risque fort de s’ennuyer: pourquoi faire aujourd’hui quelque chose si l’on a «toute la vie» pour le faire? D’un côté la fin du voyage est présente, il y a angoisse, mais il n’y a pas d’ennui. De l’autre côté la fin semble disparaître, il n’y a pas d’angoisse, mais l’ennui apparaît. Nos patients âgés nous laissent parfois entendre que, pour dépasser ce conflit, ils auraient besoin d’aide.
26Le radotage de certains vieillards est une façon caricaturale de constituer leur propre histoire. En répétant dans un radotage sans fin les mêmes épisodes, sans les relier de façon vivante au présent et au futur, ils ne font que juxtaposer des événements. Ils peuvent donner l’illusion de chercher à reconstruire leur histoire interne, mais inconsciemment ils se défendent ainsi contre l’angoisse de la mort: ils figent leur histoire interne.
Fantasme d’infini, fantasme d’éternité
27Cela nous amène à distinguer chez nos patients deux types différents de représentation du temps que j’ai appelés fantasme d’infini et fantasme d’éternité (D. Quinodoz, 1994, p. 193).
28Le fantasme d’infini se rapporte à une représentation d’un temps monotone où rien de marquant ne se passe et qui donne une illusion de temps sans fin, infini. Il suscite la passivité car la répétition monotone donne l’illusion que le futur pourrait être repoussé si loin qu’il n’y aurait plus de mort.
29Ce fantasme du temps sans fin est bien différent de ce que j’ai appelé fantasme d’éternité, qui, lui, ne fait pas un déni du caractère limité de notre durée de vie. Nos patients nous parlent de cette expérience lorsqu’ils vivent des moments intenses où ils ont le sentiment de toucher à une autre dimension temporelle: par exemple lorsqu’ils éprouvent le choc de la beauté, de l’amour, de la joie, de l’art mais parfois aussi de la souffrance psychique. Le patient prend en compte alors une dimension temporelle qui lui permet d’embrasser d’un seul regard, ou plutôt dans un seul instant, tout ce qui est vécu dans la durée, et de percevoir en même temps sans les confondre, passé, présent, et projets futurs. Je veux souligner que cette vision d’un «temps total» ne correspond en aucun cas à «la vision de Dieu»: elle est une expérience bien humaine. Je pense à un homme âgé qui sortait de la salle de réanimation après une grave alerte cardiaque: de sa fenêtre il apercevait un petit coin du lac; il me disait, ému et émerveillé: «Regardez! C’est tellement beau, un bateau qui passe!» Il avait besoin que j’éprouve la profondeur de l’expérience qu’il faisait: capter dans le présent un peu de beauté qui dépasse le temps sans le nier. Il touchait alors à ce que j’appelle le fantasme d’éternité et non plus au fantasme d’infini (un temps sans fin). J. Prévert a pu ainsi parler de la petite seconde d’éternité qui condense dans une seconde présente, toute la durée, avec son début et son futur, sans les confondre. Il s’agit d’une seconde précise, mais vécue dans un temps d’éternité qui réunit le début et la fin. C’est une expérience que nous faisons avec nos patients en analyse dans les moments d’insight. Il s’agit de quelques moments privilégiés au cours d’une analyse lorsqu’une interprétation permet une prise de conscience ancrée dans l’instant présent, qui éclaire le passé et le futur et donne un sens à l’ensemble.
La reconstruction de l’histoire interne peut passer par la réintégration des souvenirs perdus
(Exemple, Marie)
30Parfois, comme nous l’avons vu dans le cas de Berthe, la reconstruction de l’histoire totale implique de réintégrer des souvenirs importants inconsciemment perdus ou figés. Il est évident que nous ne pouvons pas nous souvenir de tout, et qu’une bonne mémoire consiste à oublier autant qu’à se souvenir: elle trie les souvenirs, elle en laisse certains dans l’ombre mais sans les perdre; ils restent reliés inconsciemment à tous les autres souvenirs; ils sont ré-évoquables. Par contre, lorsque je parle de souvenirs perdus, je veux parler des moments importants de sa vie que le patient a pu mettre inconsciemment en dehors du courant de son histoire parce qu’il les trouvait trop angoissants et avait peur qu’ils ne contaminent toute sa vie psychique.
31Il est fréquent que, dans la dernière période de sa vie, un patient éprouve impérieusement le besoin inconscient de réintégrer dans son histoire interne des souvenirs perdus. Ce besoin est parfois difficile à détecter car il s’exprime souvent par des voies détournées (douleurs physiques, psychiques, perte de mémoire, idées bizarres, etc.), qui nous permettent simplement de sentir que quelque chose empêche le patient de se sentir bien avec lui-même. Le psychothérapeute peut aider le patient à découvrir le sens symbolique caché de ces symptômes; ce dernier est alors souvent le premier surpris de s’apercevoir que ce dont il avait besoin c’était de mettre de l’ordre dans son monde interne, de retrouver des relations riches, bonnes ou mauvaises peu importe, avec les personnes qui ont compté dans sa vie.
32Je citerai juste le cas de Marie, une patiente très âgée, avait subie une amputation à une jambe; or, elle ne supportait pas de mettre sa prothèse, son comportement intriguait les infirmières, on la retrouvait en contemplation devant la prothèse qu’elle rangeait dans son armoire, elle semblait la caresser, la cajoler. Au cours de la psychothérapie elle a réintégré un souvenir oublié. Cette mère de famille nombreuse avait perdu son premier enfant à la naissance; d’autres enfants étaient nés, elle avait mené une vie très active, plus personne ne pensait à ce drame ancien qui d’ailleurs n’avait même pas été mentionné aux autres enfants. Et maintenant, en fin de vie, elle réalisait qu’inconsciemment elle avait fait un lien entre la prothèse et l’enfant mort, comme si elle avait besoin de réintégrer ce moment de sa vie, qu’elle avait clivé inconsciemment parce qu’il était trop douloureux.
La dernière ligne peut modifier tout l’ensemble
33C’est toute l’histoire d’un patient qui est modifiée par la réintégration d’un souvenir, mais le souvenir lui-même est modifié par son introduction dans l’histoire totale. Ainsi pendant 60 ans la douleur de Marie était restée inconsciemment figée, telle quelle, sans évolution possible, car elle était déniée et clivée, rejetée hors de Marie. Pour Marie cela a été terrible de réintégrer, de retrouver, cette douleur; mais, en même temps, la douleur a rapidement pu évoluer. En effet, même si cet enfant-là était irremplaçable, la douleur de l’avoir perdu n’était plus perçue par Marie de la même façon à 80 ans, maintenant qu’elle était arrière-grand-mère, qu’à 20 ans, lorsqu’elle était mère pour la première fois. Une expérience éprouvée à 5 ans prend un relief tout différent si elle est retrouvée à 50 ans. D’ailleurs, jusqu’à la dernière phase de la vie, nous ne saurons pas le sens de chaque moment qui la compose, car le travail de vieillir ne consiste pas à juxtaposer une succession de souvenirs détachés, clivés, mais à élaborer une synthèse à partir de souvenirs qui se combinent entre eux et se modifient au contact les uns des autres pour former un tout.
34Réintégrer un souvenir ne signifie pas remettre une perle égarée dans une boîte qui contiendrait en vrac d’autres perles, cela ne signifie pas non plus rajouter une perle qui manque dans un collier, ni même rajouter la pièce qui manque à un puzzle. Le souvenir perdu est une partie vivante d’un corps vivant, chaque partie est originale mais se trouve en interaction avec le corps entier en devenir; leurs liens d’échanges vitaux sont tels que rien ne peut arriver à l’un sans que l’autre n’en soit modifié.
35L’expérience psychothérapeutique a pu mettre en évidence qu’il est possible d’aider une personne âgée à jouer avec les souvenirs pour reconstituer sa propre histoire interne. Deux personnes différentes peuvent dire en parlant de leur passé: «maintenant la page est tournée», mais pour l’une cela veut dire «la page est arrachée, mise à la corbeille, n’en parlons plus», alors que pour l’autre cela veut dire «j’ai tourné la page, oui, mais après l’avoir lue»; cela suppose que ce qu’elle vient de lire va influencer sa lecture des pages suivantes, mais aussi que sa lecture des pages suivantes va modifier sa compréhension des premières pages du livre; chaque ligne du livre compte et la dernière modifiera encore le sens de l’ensemble. Même si la dernière ligne est parfois moins satisfaisante que le patient ne le souhaitait, elle a l’avantage d’être la sienne.
Exemple clinique: Alice immobilisait les souvenirs et s’ennuyait
36Voici l’exemple d’une personne âgée qui, inconsciemment, à l’approche de la mort, voulait et ne voulait pas construire son histoire interne. Alice, à 75 ans, ne pouvait plus vivre seule chez elle à cause de son diabète. C’est à contrecœur qu’elle avait quitté son appartement pour aller en pension car elle réalisait que cette pension serait sans doute sa demeure jusqu’à sa mort. En pension Alice s’était plainte de «s’ennuyer»; le directeur de la pension, pensant à une dépression, a demandé au psychothérapeute de venir voir la patiente.
37Le thérapeute a été frappé de trouver dans la chambre d’Alice une grande quantité de cartons fermés. Alice lui a expliqué que ces cartons contenaient, en vrac, les objets dont elle ne voulait pas se séparer; mais elle a ajouté qu’elle ne pouvait pas ouvrir ces cartons: «ils sont», disait-elle, «un véritable trou noir dans ma chambre». Le trou noir préfigurait la mort qui l’attendait et la séparerait de tout ce qu’elle avait aimé. Le thérapeute a compris qu’il se trouvait en présence d’une patiente paralysée dans un conflit entre deux mouvements inconscients contraires: d’une part le désir de continuer à construire une histoire personnelle interne intéressante en intégrant dans son présent des souvenirs chargés d’émotions (et cela même si le temps à vivre n’était plus très long), et d’autre part le désir de figer éternellement le temps, en immobilisant ces souvenirs qui perdraient alors leur charge affective. En effet, figer inconsciemment ces souvenirs sous forme d’objets concrets inertes dans des cartons fermés, au lieu de les intégrer dans leur dimension psychique à son monde interne, était une façon de les contraindre à ne plus évoluer. Tant que les cartons enfermeraient les souvenirs, Alice pouvait avoir l’illusion que l’histoire ne reprendrait pas, donc ne finirait pas et que la mort serait supprimée; mais en contrepartie, ces cartons fermés rendaient la vie d’Alice ennuyeuse en la privant, dans son présent, de ses émotions et de son dynamisme. Le conflit entre ces deux désirs était survenu au moment où, quittant définitivement son appartement pour aller en pension, Alice sentait, tout en ne supportant pas d’en prendre conscience clairement, que sa vie allait avoir une fin.
38Le psychothérapeute est venu voir Alice régulièrement pendant quelque temps. Il ne lui a pas demandé d’ouvrir les cartons: il lui a permis de parler de ce que représentaient pour elle les objets qu’elle avait mis dedans. C’est alors qu’à partir des objets qu’elle se souvenait avoir mis dans les cartons, Alice a parlé d’elle au thérapeute. Ces objets inertes, concrets, se sont mis peu à peu à représenter de vrais souvenirs vivants, psychiques, qu’elle pouvait garder, non plus dans des cartons, mais en elle comme faisant partie de sa vie intérieure. C’était devenu le point de départ d’une démarche psychothérapeutique. Les souvenirs faisaient désormais partie intégrante de la vie interne actuelle d’Alice, de telle sorte qu’ils pouvaient évoluer dans la mesure où Alice découvrait maintenant de nouvelles significations à ce qu’elle avait vécu autrefois. Son histoire redevenait intéressante à continuer. Alice pouvait supporter que l’histoire ait une fin parce que l’intérêt de vivre était devenu plus fort que l’angoisse de mourir.
39Alice avait eu besoin que le thérapeute s’intéresse à son histoire pour qu’elle recommence à la trouver intéressante. En effet, lorsque le monde externe d’une personne s’appauvrit (pour Alice la perte de son appartement préfigurant la perte de la vie), il devient vital que son monde interne s’enrichisse ou s’approfondisse (D. Quinodoz, 1991). La personne âgée qui au cours d’une psychanalyse ou d’une psychothérapie reconstruit son histoire intérieure en y intégrant son présent, voit son monde interne reprendre du volume, de telle sorte qu’elle peut y trouver de l’intérêt et le goût de le déployer encore plus.
La «non-demande» de psychothérapie
40A l’heure actuelle, il est rare que des personnes âgées pensent spontanément à entreprendre une psychanalyse ou une psychothérapie, car, dans leur jeunesse, cette possibilité était peu connue; d’ailleurs il est important de noter que si un petit nombre seulement de personnes âgées ont la possibilité de faire une psychanalyse (difficultés de déplacement, difficultés financières, etc.), par contre, de nombreuses personnes âgées pourraient bénéficier d’une psychothérapie d’inspiration analytique. C’est pourquoi je souhaiterais que, le cas échéant, le médecin généraliste ou l’entourage de ces personnes âgées pensent à leur proposer cette possibilité.
41Trop souvent, en effet, le patient, son entourage et même son médecin ont tendance à accepter comme un effet du vieillissement normal ce qui peut être dû, au moins en partie, à des difficultés psychiques. Par exemple, nous avons tous pu entendre une personne âgée répondre lorsqu’une aide lui était proposée: «à mon âge ça n’en vaut pas la peine!» Parfois cette réponse est justifiée car un acharnement thérapeutique n’irait pas dans le sens d’aider le patient à vivre dignement sa vie jusqu’au bout. Mais parfois: «ça n’en vaut pas la peine» veut dire «je n’en vaux pas la peine» et exprime la réaction dépressive. Or, lorsqu’une personne âgée déprimée entreprend une analyse ou une psychothérapie, il est fréquent de voir sa vivacité intellectuelle renaître, ou les accidents à répétition et certains troubles somatiques s’estomper. Parfois, en effet, les accidents ou certaines maladies constituent des appels à l’aide concrets à travers lesquels c’est une aide d’ordre psychique que la personne âgée réclame inconsciemment.
Le travail de deuil
42J’avais signalé plus haut, parmi les enseignements procurés par l’analyse de Berthe, l’importance du travail de deuil. Si je ne m’y suis pas attardée c’est que dans toute psychothérapie nous connaissons ce travail de deuil. La différence c’est qu’il est encore davantage présent dans les thérapies de personnes âgées. En effet, l’état de détresse motivant une demande de thérapie survient souvent à la suite d’une perte douloureuse lorsqu’un patient âgé ne parvient plus à faire un travail de deuil. Le patient donne alors l’impression qu’avec cette dernière perte, il perd son moi en ayant perdu un objet important pour lui. Il passe de «Je n’ai plus rien» à «Je ne suis plus rien». Les pertes peuvent être des plus variées: perte d’un être cher, perte ou diminution des capacités physiques ou psychiques, perte d’une activité professionnelle, perte du logement, et d’une façon générale perte d’un état d’équilibre psychique ou physique.
43L’accumulation des pertes en fin de vie peut rendre le travail brusquement impossible, comme si un seuil était atteint; et c’est parfois une perte apparemment minime qui amène un état de détresse grave, chez un patient qui a pu autrefois mener à bien le travail de deuil lors de pertes intérieurement importantes pour lui. Le psychothérapeute s’aperçoit alors que cette perte catastrophique avait réactivé comme c’est habituel les deuils précédents, mais surtout réactivé une perte parfois très ancienne qui, malgré les apparences, n’avait pas été suffisamment élaborée. Le patient avait alors besoin de refaire le travail de deuil avec cette perte ancienne pour entreprendre celui de la dernière.
44La proximité de la mort rend aussi plus urgent le travail de deuil. Le patient peut ressentir l’urgence, dans le peu de temps qu’il lui reste à vivre, de faire un certain ordre à l’intérieur de lui-même par rapport à tous les objets qui ont été importants pour lui, et d’améliorer en particulier les relations intérieures qu’il garde avec les objets importants qu’il a perdus.
Une autre motivation: la recherche du sentiment d’identité
45Cette motivation nous la retrouvons aussi lors des psychothérapies de patients plus jeunes. Je signalerai juste ici que si elle me semble proportionnellement plus importante chez les personnes âgées, c’est à cause de la proximité de la mort. Il est très difficile de quitter sa place si l’on n’a pas le sentiment d’en avoir trouvée une, ou de quitter la vie en paix si l’on n’a pas le sentiment d’avoir trouvé la sienne. Nous l’avions vu chez Berthe. Cette immense détresse consiste à ne pas avoir conscience de son propre Moi, ne pas se sentir a sa propre place, ne pas se sentir à l’origine de ses propres pensées et désirs, et ne peut pas être verbalisée au départ par le patient puisque son symptôme consiste justement à ne pas percevoir sa réalité intérieure.
46Nous avons rencontré cette motivation inconsciente chez des patients qui, bien qu’ils aient été perturbés depuis longtemps par l’insuffisance de leur sentiment d’identité, n’avaient pas eu conscience d’en souffrir car ils avaient été happés par de multiples occupations qui leur avaient évité tout retour sur eux-mêmes. La décompensation s’était produite lorsque l’«agir» n’avait plus masqué le «manque d’être».
47Par contre, d’autres patients, eux, avaient conscience depuis longtemps de souffrir du sentiment de manque d’identité. Mais c’est à l’approche de la fin de sa vie, que ce défaut d’identité a été rendu insupportable par l’approche de la mort, un peu comme si la mort était d’autant plus effrayante qu’elle surviendrait avant que le patient n’ait trouvé sa propre place: une culpabilité inconsciente accompagne souvent chez ces patients l’impression d’être délogés d’une place qu’ils auraient usurpée.
48Toujours dans ce contexte de la recherche d’identité, nous avons situé le cas des patients qui ont pu toute leur vie, jusqu’au moment de crise qui les amenait en psychothérapie, s’accommoder d’un noyau délirant très localisé. Ce noyau délirant avait pu ne pas être repéré comme tel par l’entourage, parce qu’il avait trouvé une expression socialement bien adaptée. On peut dire selon la description faite par Freud dans l’Abrégé de psychanalyse (1940) que ces personnes avaient utilisé le clivage comme mécanisme de défense, en répondant à un même conflit simultanément de deux façons différentes, réparties suivant des proportions diverses selon les cas. L’une des réponses qui tenait compte de la réalité conflictuelle pouvait être considérée comme névrotique, l’autre réponse était constituée par un déni de la réalité, celle-ci, trop conflictuelle, étant remplacée par une néo-réalité ou un délire.
49Nous pouvons dire que dans les cas que nous venons de mentionner, la récupération d’un meilleur sentiment d’identité et la conscience d’une meilleure cohérence du Moi s’avéraient primordiales pour que les patients puissent jouir du sentiment de pouvoir vivre leur vie jusqu’au bout.
Improviser sa propre vie jusqu’à la réplique finale
50Dans le séminaire que j’avais autrefois animé à l’Hôpital Universitaire de Gériatrie de Genève, j’avais pu remarquer que bien des personnes âgées étaient surprises de réaliser, au contact du thérapeute, qu’elles avaient vécu jusqu’à présent comme si leur vie était une pièce de théâtre dont les bonnes répliques étaient déjà écrites, et qu’elles avaient honte de n’avoir pas bien su les dire. Elles prenaient conscience avec étonnement qu’en fait il n’y avait pas de répliques justes, et que c’était elles qui avaient à inventer au fur et à mesure leur rôle dans la vie; de plus, ce n’était pas fini, elles avaient encore des répliques à improviser. Elles pouvaient se laisser surprendre par ce qu’elles allaient encore inventer. Je crois que là encore nous retrouvons le travail de vieillir: faire le saut d’improviser sa propre vie, simplement la sienne, plutôt que de croire qu’il y a une vie sublime à réciter. Cela implique pour la personne âgée d’accepter de ne pas savoir maintenant quelle réplique elle va donner tout à l’heure, tout en réalisant qu’elle est restée elle-même, la même personne, malgré les changements, du bébé qu’elle a été au début de sa vie jusqu’au vieillard qu’elle est devenue maintenant.
51Lors des présentations de cas dans mon séminaire, la première tâche consistait parfois à redécouvrir l’originalité de la vie du vieillard dont le psychothérapeute parlait au groupe; il arrivait en effet que le matériel des entretiens soit fort maigre et les participants découragés; nous tentions alors de nous représenter dans le séminaire quelle sorte d’enfant, d’adolescent et de jeune adulte avait pu être ce vieillard, quels combats il avait pu mener; et lorsque je m’apercevais que le thérapeute commençait à sentir vivre ce patient dans toute sa trajectoire et à s’interroger: «mais comment donc son présent s’inscrit-il dans cet ensemble?» je pensais que la partie était peut-être gagnée. En effet, si le patient est en passe d’être ressenti par le thérapeute comme une personne ayant une trajectoire originale, au lieu de le voir figé dans son état actuel, il y a espoir que le patient s’intéressera à lui-même et découvrira la présence «unique» de son monde interne. Le patient devenant original pour lui-même, risquera de s’intéresser à ce qui fait l’originalité des personnes de son entourage. Nous assistons ainsi parfois au redressement d’un cercle qui, de vicieux, devient positif. Mais à certains moments il arrive aux personnes âgées, comme finalement à chacun d’entre nous, d’avoir besoin qu’une personne importante de notre entourage s’intéresse à notre propre vie pour que nous continuions à la trouver nous-mêmes intéressante. Le psychothérapeute, entre autres, remplit ce rôle.
52C’est qu’il s’agit que nous aussi psychanalystes, et psychothérapeutes, nous soyons le plus possible au clair sur notre propre vieillissement lorsque nous prenons en analyse ou en psychothérapie des patients âgés. En effet, nous serons amenés au cours des séances de thérapies à faire un va-et-vient incessant de notre âge réel à l’âge fantasmatique que nos patients nous attribuent. En effet dans la même journée nous passons par des âges fantasmatiques différents: ce n’est pas pareil au niveau de l’âge de se sentir la mère d’une patiente de 74 ans, ou le petit frère d’un patient de 25 ans, sans perdre de vue son âge réel. Je pense que l’intérêt pour notre propre vieillissement nous permet de déployer la liberté psychique et la créativité indispensable pour que le patient, par identification, regarde avec bienveillance sa propre histoire interne. Le temps de vieillissement d’une personne devient alors une partie essentielle de sa vie, indispensable à l’ensemble de sa vie, mais qui n’a de sens que par ce qui est venu avant.
53Parfois même, comme dans une pièce de théâtre, mais donnée ici sans répétition générale, c’est le public, c’est-à-dire l’entourage, qui trouve des significations nouvelles à ce que chaque acteur a joué sans en saisir tout le sens.
Bibliographie
Bibliographie
- Freud S. (1904): La technique psychanalytique. Paris, P.U.F., 1953.
- Freud S. (1940 [1938]): Abrégé de psychanalyse. Paris, P.U.F., 1967.
- Quinodoz D. (1991): Vieillir: appauvrissement ou enrichissement? Psychothérapies, 11/1: 27-32.
- Quinodoz D. (1994): Le vertige entre angoisse et plaisir. Paris, P.U.F.
- Quinodoz D.(1999): Deux grands méconnus: les parents adoptifs d’Œdipe. Du dédoublement des imagos parentales au dédoublement des affects. Rev. Franç. Psychanal., 59: 103-122.
Mots-clés éditeurs : sentiment d'identité, histoire interne, psychothérapie de personnes âgées, deuil, psychanalyse de personnes âgées
Notes
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[1]
Texte remanié d’une conférence donnée lors du Congrès organisé par l’Association Romande pour la Psychothérapie Psychanalytique, en collaboration avec le Centre Psycho-Social neuchâtelois, Neuchâtel (Suisse), 28-29 avril 2001.
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[2]
Psychanalyste, membre formatrice de la Société Suisse de Psychanalyse et de l’Association Psychanalytique Internationale.