Couverture de PSYR_143

Article de revue

Statut d’affect dans la clinique de l’autodestructivité

Pages 83 à 98

1 Ce travail sur l’émotion et la destructivité s’est imposé à moi comme le paradigme de mon parcours professionnel pour quatre raisons :

2

  • la première tient à ce que la clinique Marigny a une forte spécificité liée à la prise en charge d’adolescents et de jeunes adultes dont la clinique est extrêmement infiltrée de destructivité dont les murs et les portes du service portent constamment les stigmates.
  • la seconde raison est liée à ma participation pendant plus de 15 ans à l’enseignement en tant que directeur du DU de psychosomatique en étroite collaboration avec Laurent Schmidt, ami de toujours. La psychosomatique est une discipline riche parce qu’elle a une valeur épistémologique générale, en ce sens qu’elle reflète le rôle que l’imaginaire et surtout la relation devraient avoir dans toute pratique soignante, mais aussi parce que l’affect et de la destructivité sont en première ligne au travers des atteintes du corps réel et de leur déterminisme.
  • en troisième, un travail conduit pendant 4 ans au sein de la clinique Marigny, portant sur les comportements addictifs a suscité en moi un très vif intérêt sur la place et les rapports entre destructivité et créativité exprimé dans plusieurs publications, dont l’une, primée par la ligue d’alcoologie du Sud-Ouest s’intitulait « addiction et poésie ou l’impossible unité. »
  • en quatrième lieu un travail de recherche personnel mené au sein du Centre International de Psychosomatique à Paris, sous l’égide du professeur Sami-Ali et sur la base de ses travaux, m’a conduit, à partir d’un échantillon de 14 patientes porteuses de cancer du sein, à dégager certaines caractéristiques (qui ont à voir avec la destructivité) sur leur fonctionnement psychique et émotionnel et à proposer à partir de là, un outil d’évaluation et de mesure du risque psychosomatique d’oncogenèse.

3 Ces quatre points constitueront le fil rouge de mon exposé au sein d’un ensemble clinique beaucoup trop large pour prétendre être exhaustif.

1. Définition et rappels

4 Ce concept rend compte d’une spécificité de l’être humain qui est celle de la capacité à détruire sans limite et qui vient en contrepoint d’une autre spécificité qui est celle de la créativité.

5 L’auto destructivité peut s’entendre comme étant un ensemble de processus qui conduisent à une attaque du corps propre par le sujet lui-même, la forme la plus extrême étant le suicide et la mort.

6 La psychosomatique relationnelle se situe à un carrefour au sein duquel se croisent la destructivité (du fait des atteintes somatiques) et des aspects identitaires intimement liés à la temporalité et aux rythmes.

7 Ainsi, à titre d’exemple, les maladies auto-immunes comme la SEP, ou la PR sont des affections caractérisées par une auto destruction du corps propre qui ne se reconnaît plus.

8 Mais nous savons également que les maladies auto immunes s’accompagnent, sur le plan du fonctionnement psychique, de troubles de l’acquisition de l’identité et du temps vécu qui en est un des indicateurs.

2. Concepts théoriques

9 Le masochisme primaire ou la pulsion de mort sont proposés comme références par la psychanalyse sur cette thématique.

10 Ce sont des concepts d’usage complexe dans une clinique de terrain.

11 Cependant ces notions sont peu exportables sur une pratique de terrain pour soulager le clinicien, du sentiment d’impuissance et de perplexité qu’il peut ressentir face à une scarification massive, une anorexie irréductible ou une pelade décalvante.

12 Les apports de Bergeret autour de la violence fondamentale semblent plus opérants, et surtout ceux de Jeammet, sur la dialectique de l’attachement et de l’autonomie.

13 Ce dernier évoque avec à propos le recours à l’auto stimulation mécanique du corps comme réponse à l’insécurité interne liée à l’absence de la mère notamment chez le patient insécure.

14 Cette approche introduit à une lecture intéressante du champ des dépendances.

15 La psychosomatique relationnelle de Sami-Ali apporte des outils cliniques pertinents au travers de certains concepts séméiologiques originaux que sont le rôle des facteurs de protection joué par l’imaginaire sur l’équilibre psychosomatique, l’importance de la relation, du temps et de l’espace dans la structuration de l’identité et du fonctionnement psychique.

16 Ces facteurs détermineront la plus ou moins grande vulnérabilité somatique du sujet à l’occasion de confrontation à des événements de vie qui revêtent la forme d’une impasse actuelle en écho à des impasses originelles.

3. Champ clinique de la destructivité

17 L’autodestructivité est une donnée transnosographique qui va concerner un vaste ensemble de pathologies.

18 La psychose schizophrénique est une grande pourvoyeuse d’auto destructivité :

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Je garde le souvenir terrifiant de cette patiente délirante qui en réponse à des injonctions hallucinatoires s’était crevé les deux yeux avec un trousseau de clés.

20 Les troubles de la personnalité et les états limites sont aussi très concernés : auto mutilations ; brûlures, scarifications, addictions sévères, vols, viols, prostitution sont le quotidien de cette clinique.

21 Un point sensible est celui du niveau d’intentionnalité qui accompagne ces conduites auto destructrices. Si elle est parfois évidente, dans d’autres cas, comme dans les scarifications, elle doit être nuancée, comme un signe qui consiste à montrer le caractère inélaborable de la menace psychique à laquelle est confronté le sujet ; Celui-ci cherche avant tout à rester « visible », dans l’attente d’un apaisement, procuré par la douleur et l’espoir d’une intervention extérieure.

22 Qu’en est-il en revanche de la question de l’intentionnalité, en psychosomatique, où le symptôme est réputé être « bête » et se doit d’être lu en dehors de toute considération symbolique.

23 Cette question ne se pose clairement pas pour la plupart des pathologies (asthme, allergie, maladies auto-immunes), mais d’autres, en revanche, nous obligent à en interroger le déterminisme, la question d’une pseudo-intentionnalité.

24 Cela est le cas de certains fonctionnements comportant des aménagements caractériels et dans lesquels une grande distance est prise à l’égard des affects, des émotions et du plaisir, ce qui ouvre le champ à la négativité et à une existence qui se construit dans l’endurance, l’immuabilité et l’épuisement.

25 Quoi qu’il en soit, le corps réel est toujours lésé et de facto la psychosomatique va se voir concernée par cette clinique de l’auto destructivité. Elle va également en constituer une grille de lecture clinique et épistémologique précieuse.

4. Destructivité et fonctionnement psychique

26 L’auto destructivité met en jeu dans la clinique de l’adulte des comportements qui témoignent d’une faillite du sentiment de continuité et de confiance en soi tels qu’ils se constituent dans l’harmonie des interactions précoces mère enfant.

27 Celles-ci, grâce à la qualité du plaisir pris dans ces échanges, vont permettre que le bébé puisse s’approprier un certain plaisir à fonctionner en l’absence de l’objet.

28 Ce plaisir et cette confiance dans l’environnement et dans lui-même vont donner lieu surtout à la capacité d’attendre et de différer le temps de la satisfaction et donc d’acquérir une certaine liberté de choix par rapport aux contraintes internes et externes qui pèsent sur le sujet et conditionnent ses comportements.

29 Cette confiance autorise le sujet à investir le monde de façon positive en le voyant comme la bouteille, plutôt à moitié pleine qu’à moitié vide ou inversement.

5. Aspects phénoménologiques :

30 La clinique de l’auto destructivité repose sur un dénominateur commun qui est la mise hors circuit de la représentation au profit des comportements.

31 Leur répétition finit par devenir une tentation et leur recours, une forme d’identité de substitution, exactement comme dans le cas des adolescents engagés dans la spirale des troubles du comportement.

32 Le sujet doté d’un accès libre et riche à son imaginaire va être avantagé sur le plan de la créativité.

33 Par contre la destruction va devenir la créativité du pauvre au sens psychique chez celui qui n’a pu accéder à cette confiance en lui-même, et qui n’a pas la capacité de différer et d’attendre.

34 Il réagit alors dans l’immédiateté, par la destruction qui représente une façon de neutraliser le sentiment d’impuissance et de passivité. Avant de disparaître, il reste toujours quelque chose à détruire, et à la limite si on ne peut détruire les autres on va se détruire soi-même.

35 Chez certains sujets, la destructivité cherche désespérément à endiguer le sentiment terrifiant d’impuissance auquel confine la peur de la dépendance et de l’abandon (Jeammet).

36 L’enjeu est de tenter de rester maître de soi, même si c’est dans la négativité, l’échec, le refus d’utiliser ses potentialités, et les comportements d’auto sabotage.

37 Cela permet aussi de rendre compte de l’apaisement qui accompagne la décision de se suicider, ou la disparition des angoisses après s’être infligé des brûlures ou des scarifications du corps.

6. Destructivité et adolescence

38 La question de la destructivité se pose de manière centrale chez l’adolescent, parce qu’elle met en jeu une intrication entre agressivité et sexualité, et renvoie aussi à la question des transgressions.

39 Les transgressions mettent en exergue la question des limites et de la loi dont il s’agit bien, pour l’adolescent qui provoque, de passer au travers ou au-dessus et convoque chez le soignant l’exigence d’une réponse adaptée, mesurée et juste.

40 L’adolescence, et d’autres crises maturatives, bouleversent des équilibres établis en raison des profondes perturbations du rapport au temps qui les caractérisent.

41 L’adolescence ne produit-elle pas ses effets délétères à cause d’une dysharmonie des rythmes qui consiste dans le fait que cela va à la fois trop vite et trop doucement : les modifications corporelles et instinctuelles se produisent à un rythme accéléré, mais en complet décalage avec la maturation neurologique cognitive, émotionnelle et affective, qui sont beaucoup plus lentes.

42 J’évoquais récemment comment certains comportements auto destructeurs à l’adolescence mettaient en jeu cette dysharmonie maturative pouvant occasionner des conséquences graves par incapacité à anticiper les suites d’une action ou d’un jeu (foulard).

7. La destructivité au cours des autres crises maturatives

43 J’ai eu l’occasion de communiquer sur cette question au sujet du banal et notamment sa mise à l’épreuve à l’occasion de périodes significatives qui débouchent sur des crises.

44 Si l’adolescence est particulièrement concernée, d’autres périodes de transition comme la crise du milieu de la vie et surtout le passage à retraite viennent bouleverser des équilibres établis en raison des profondes perturbations du rapport au temps qui les caractérisent.

45 La crise du milieu de la vie est le moment où se trouve réinterrogé le parcours passé du sujet ; Celui-ci se questionne avec l’angoisse de la finitude sur son avenir, ce qui conduit à de violentes remises en question et des potentialités destructrices qui vont toucher les équilibres et les réalisations antérieures, tant professionnelles que familiales ou conjugales.

46 Le passage à la retraite surtout reste une grande période de vulnérabilité psychosomatique en raison d’un changement d’échelle temporelle, et du passage d’un temps pour soi compacté à un temps brusquement dilaté, sans que les relais d’une créativité personnelle n’aient pu toujours intervenir pour amortir ce choc.

47 Cela renvoie à la même problématique que ce qui a été précédemment évoqué, car le travail comme l’addiction sont pourvoyeurs de mises en veille problématiques de l’imaginaire.

48 À l’extrême n’arrive -t-il pas que le travail soit une source d’addiction de plus en plus fréquente ?

49 Cela est l’occasion de voir advenir des maladies somatiques parfois graves dans ces périodes de transition : le vieillissement ainsi que la dépression en lien avec les pertes de statuts et de repères sociaux qui accompagnent ce passage, ne suffisent probablement pas à rendre compte du bouleversement de l’équilibre psychosomatique.

50 C’est probablement aussi, le passage de l’univers formel et banal du monde du travail, à la confrontation à une conscience de soi et à un imaginaire obérés par 146 trimestres de travail, qui constitue une expérience éminemment bouleversante.

51 La phlébite qui coupe les jambes du jeune retraité à la veille du départ pour la croisière économisée toute une vie, est un fait courant, tout comme l’ulcère d’estomac du manager combatif qui ressent l’arrêt de son activité comme une impasse en raison du caractère insupportable du sentiment de passivité et du ralentissement de ses rythmes.

8. La temporalité dans la destructivité addictive

52 Une pratique et une recherche en addictologie m’ont amené à entrevoir les ressorts de ces conduites mortifères sous l’angle d’une impasse dans laquelle les rythmes et la temporalité sont très concernés.

53 Le sujet addict est confronté à l’anéantissement de sa créativité parce qu’il a choisi de s’engager dans une réponse à ses impasses qui est elle-même une impasse, dans une dynamique d’épuisement et d’autodestruction.

54 La réalité est occultée parce que trop traumatique et l’absence d’imaginaire et d’objet doit être remplacée par une auto stimulation permanente au détriment d’une activité mentale de représentation.

55 Le sujet se voit pris dans un nœud coulant qui l’étrangle de plus en plus : « je bois pour oublier que je bois me disait un patient alcoolique parvenu en bout de course ».

56 La temporalité est déterminante ici à deux niveaux :

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  • le premier est lié au TOP départ que constitue l’introduction du produit :

58 Il existe bien un AVANT et un APRÈS dans le sens où, si certains facteurs peuvent être prédisposant, comme l’hérédité pour l’alcoolique ou bien des assises narcissiques insuffisantes pour le toxicomane, c’est véritablement le moment de l’introduction du produit qui représente le Temps Zéro du processus auto destructif.

59 En effet l’impact pharmacologique des toxiques intervient en limitant progressivement l’accès aux activités de représentation et au rêve (de par la modification de l’architecture du sommeil) et par les effets anesthésiants du produit qui devient objet unique.

60 Cette pathologie organise sa propre TEMPORALITÉ autour de l’objet unique : sa quête va mobiliser progressivement toute l’énergie du sujet dont l’existence et les rythmes vont s’organiser de façon linéaire autour de lui :

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« Je me réveille à 15 heures, après ma nuit de défonce et la seule pensée qui vienne à l’esprit c’est comment vais-je trouver le billet qui va me permettre de me procurer ce qu’il me faut pour ce soir ; À partir de là je vais échafauder mes plans organiser mes deals ou mes casses, puis passer ce qu’il me reste de la journée pour obtenir ce dont j’ai besoin, le consommer, me défoncer puis dormir jusqu’au lendemain 15 heures… puis ça repartira ».

62 Anesthésie de la défonce, auto stimulation et pathologie du comportement prennent le dessus dans une temporalité linéaire où plus rien n’est à penser et où l’existence se déroule dans l’inexorabilité de la quête de l’objet unique.

63 La temporalité devient ainsi celle du liquide et de ses effets, pour Yoann l’alcoolo et évoque un peu les montres molles de Dali quand il nous dit « une bière c’est cinq minutes, dans dix bières il sera 22 heures, et une bouteille de martini plus loin il sera 22 h 45 ».

64 Ce que je dis là au sujet des addictions est un aspect particulier d’un ensemble plus large qui reflète la place que la question des rythmes et de la temporalité occupe en psychosomatique.

65 Le temps en tant que TRACEUR de l’IDENTITÉ est une variable qui embrasse l’ensemble de la clinique psychosomatique.

9. Attaques paroxystiques et directes du corps (automutilations) : scarifications, brûlures défenestration etc. rôle de la douleur et de la trace visible

66 Les scarifications apparaissent comme un moment paroxystique dans la montée des tensions internes inélaborables, et que le sujet finit par ne plus pouvoir contenir autrement que par le recours à l’automutilation.

67 Celle-ci amène l’apaisement procuré par la vue du sang, la sécrétion d’endorphines, la bascule du champ de la souffrance dans celui de la douleur, mais est aussi et avant tout, une façon de rester visible pour l’autre.

68 Ce qui rend compte du facteur de gravité c’est la répétition systématique de ces recours lors de situations de tension d’intensité de plus en plus faible.

69 Cette répétition est d’autant plus problématique, qu’elle peut occasionner de véritables épidémies dans les services, auxquelles nous avons tous été confrontés.

70 À cause de cette dimension répétitive, la scarification n’est pas que le signe de l’impasse, elle est aussi l’impasse.

71 De la même façon que l’alcoolique ne boit pas par plaisir mais parce qu’il doit boire, quand on fait du mal à soi et qu’on attaque son propre corps, on est toujours le plus fort, mais ce n’est pas un choix c’est également une contrainte.

10. Destructivité et pathologie des rythmes dans les TCA

72 Pour faire le lien avec le chapitre des addictions, je me référerai à celui des TCA et plus particulièrement celui de l’anorexie et à l’excellente contribution de notre ami Jean Marie Gauthier qui en a fait une lecture très pertinente en termes de véritable pathologie liée à la temporalité.

73 Jean Marie nous dit en effet qu’avant d’être une maladie des conduites alimentaires, l’anorexie est avant toute chose une maladie des rythmes qui concerne les alternances veille/sommeil, faim/satiété, activité/passivité.

74 L’anamnèse retrouve quasi immanquablement des troubles du sommeil et des insomnies d’endormissement dans les antécédents des anorexiques.

75 Il s’agit d’insomnies d’endormissement anciennes jamais traitées, car n’ayant jamais posé de problèmes en termes de tolérance.

76 En effet l’anorexique est engagée dans une hyperactivité, une impossibilité à se détendre, à accepter la passivité : le tout constitue l’impasse véritable, occasionnant une perturbation profonde de l’ensemble des rythmes biologiques.

77 Progressivement se constitue un déséquilibre du mécanisme endocrinien qui régule l’appétit, en sachant que les hormones en jeu dans ce processus (FSH, LH, et GH en particulier), ont une sécrétion extrêmement rythmée.

78 Ainsi se crée, à cause de cette désorganisation des rythmes, une surcharge biologique par épuisement, qui fait basculer le problème sur le versant du corps réel.

11. Cancer : destructivité et impasse temporelle

79 Une autre de mes contributions a consisté à partir du travail de Monsieur Sami-Ali sur la temporalité et le cancer du sein (L’IMPASSE RELATIONNELLE) à étudier un groupe de 14 femmes porteuses de cancer du sein et qui ont été engagées dans une psychothérapie au sein de ma file active. Ce travail a permis de dégager un certain nombre d’indicateurs du risque psychosomatique d’oncogenèse.

80 Cette grille de lecture comportait 9 indicateurs :

81 Parmi ceux-ci, trois se rapportent au sujet que nous traitons aujourd’hui.

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  • Le premier a trait à ce que M. Sami-Ali nomme Temporalité Discordante : c’est-à-dire l’impression que le patient a mené l’inverse de la vie qu’il souhaitait, qu’il a été traversé par le temps, et n’a fait que subir son existence :

83 Mes 14 patientes présentaient cette particularité, et ce bien avant la survenue du cancer.

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  • Le second trait est le Transformation caractérielle : C’est-à-dire une modification de la temporalité qui devient celle du sur place, ainsi qu’une modification du système perceptif dans le sens du pessimisme et d’une absence de place pour le plaisir.

85 Cet aménagement est responsable d’une temporalité à la fois linéaire et immobile qui va vers l’épuisement par la répétition du même, c’est-à-dire une vie marquée par l’endurance, l’effort et la pénibilité, sans place aucune pour la fantaisie et au sein de laquelle prévalent le principe d’immuabilité et d’absence de changement.

86 Cette situation se double d’une impasse liée à l’équivalence des contraires, dans le sens où faire devient aussi problématique que ne pas faire : cela débouche sur une existence dans laquelle il faut surtout que rien ne change et rien ne bouge.

87

  • 13 sur 14 patientes étaient concernées par ce trait ;
  • Le troisième item est le sentiment de pénibilité contre transférentielle et d’inconfort pour le thérapeute qui se sent contrôlé ou sous l’emprise d’un patient qui est constamment dans la plainte l’insatisfaction critique de tout et surtout de la thérapie.

88 Cela équivaut à une façon de neutraliser l’autre, en invalidant son action par la plainte tout en l’obligeant à continuer à s’occuper de lui du fait de l’insatisfaction exprimée : 100 % de mes patientes donnaient lieu à ce vécu contre transférentiel de neutralisation et de temporalité figée dans le processus thérapeutique.

89 Je vous remercierai d d’accepter de partager avec moi le récit d’une histoire récemment vécue et qui me touche encore, celle de la perte de Laura à qui je dédie ce travail car sa disparition m’a plongé dans une grande perplexité par sa violence, sa brutalité, mais aussi sa prévisibilité.

90 C’était il y a quelques mois :

91 Tout commence par un coup de fil :

92

– Allô, tu viens ?
– J’arrive !

93 Me voilà franchissant le seuil de cet appartement où depuis 15 ans j’avais pris l’habitude de venir régulièrement dans un curieux mélange des genres qui faisait alterner, dimension familiale, amitié, soutien, thérapie de couple et thérapie de chacun, dans une famille de cinq personnes.

94 Celle-ci était terriblement secouée par les tensions relationnelles et les violences conjugales qui y existaient depuis 15 ans.

95 Et puis il y a eu pendant 10 ans la terrible et longue maladie du fils cadet Adrien emporté après un an de locked in syndrome au domicile, il y a deux ans, puis la mort de la grand-mère, la mère de Laura un an plus tard, puis enfin la découverte de maladie de Laura dans les semaines suivantes, et son décès en 4 mois en février dernier.

96 Deux mois se sont écoulés depuis la mort de Laura.

97 Il y a le père. Il est seul pour l’instant. Il règne cette atmosphère silencieuse et lourde des maisons en deuil ;

98 Lui, m’a l’air à la fois accablé et seul mais malgré tout serein, peut être un peu comme apaisé ou peut être libéré.

99 L’appartement est calme le fils aîné, médecin, est à la synagogue car c’est l’heure du kaddish qu’il récite 6 fois par jour à la mémoire de sa mère.

100 La fille dort et se repose dans sa chambre car elle est épuisée par des années d’abnégation et de soutien familial, que sa vie d’universitaire Parisienne ne lui laisse pas le temps de récupérer.

101 Nous parlons, nous parlons tous les deux comme jamais…

102 Je me sens curieusement dans un lieu à la fois familier, et dans lequel plane un grand vide lié à l’absence de Laura, et en même temps j’ai l’impression que ce n’est pas le même lieu car la parole y est étonnamment fluide à l’inverse de la chape d’immobilité silencieuse qui y neutralisait la parole de chacun pendant des années.

103 Je lui explique combien j’ai eu de la peine il y a deux mois en apprenant la nouvelle, mais combien j’ai été en colère contre Laura, à cause d’un sentiment de gâchis inspiré par le drame de son existence menée dans l’immobilisme et une force d’auto destructivité singulière, et dont chacun n’a pu être que le témoin impuissant.

104 Lui me dit qu’il se sent triste et que sa femme lui manque et il me dit combien il regrette ces violences dont il n’était pas à l’origine, ajoutant que son épouse était selon lui dans une forme d’impasse

105 Celle-ci procédait d’un conflit permanent en elle qui la conduisait à vouloir faire et ne pas vouloir faire la même chose dans le même temps ce qui la figeait dans une existence immobile, ce que je ne pus m’empêcher de trouver très pertinent.

106 Laura, la soixantaine, a été une femme qui a passé sa vie à être en dehors de sa vie.

107 Une femme brillante qui s s’est laissée traverser par le temps et n’est jamais parvenue à mettre ses compétences au service d’un épanouissement personnel ou d’une créativité.

108 Elle avait fait des études de médecine brillantes et paraissait promise à une belle carrière mais curieusement elle n’exercera jamais son métier sous des prétextes multiples s’enlisant dans son rôle de mère de famille consenti en apparence mais non sans amertume et rancœur. Pourquoi ?... je ne suis pas sûr de savoir.

109 Ce que je sais c’est qu’elle était dotée d’une intelligence au laser, d’une sensibilité extrême, et d’une immense générosité mais uniquement pour ceux dont elle se sentait proche.

110 En plus se dégageait d’elle une forme d’aura tant elle remplissait l’espace par son physique méditerranéen très typé, que par une présence et une personnalité qui électrisaient l’atmosphère.

111 Tout le monde avait peur d’elle à cause de ses coups de griffe et ses coups de gueules, son intransigeance et son total refus du moindre compromis ou faux semblants qui pouvait susciter chez elle des propos acerbes et ses foudres. Elle provoquait, testait et ne laissait jamais rien passer.

112 Chacun avait en sa présence l’impression face à elle de marcher sur des œufs.

113 Parfois il y avait des éclaircies qu’ensoleillaient les sourires extraordinaires dont elle était capable, et qui s’adressaient le plus souvent aux très proches ou ceux avec lesquels elle pouvait avoir des connivences et surtout des souvenirs communs.

114 Un de ses grands bonheurs était de partager la nostalgie d’un passé qui avait la forme du paradis perdu et qui était celui d’une enfance vécue sous les cieux de braise de sa ville natale de Fes au Maroc.

115 Ses rêves étaient peuplés d’êtres chers de son passé et aujourd’hui disparus, et auxquels elle vouait un culte de l’ordre du deuil pathologique.

116 Elle y avait mené une existence plutôt heureuse malgré la mésentente très précoce de ses parents qui frôleront le divorce à plusieurs reprises, et malgré la présence d’une mère également organisée dans l’insatisfaction la dépression caractérielle et la soumission à un mari infidèle et méprisant.

117 Mère vis-à-vis de laquelle on ne peut que penser qu’elle se soit enfermée dans une impasse identitaire.

118 Ainsi la temporalité de Laura était organisée autour d’un présent totalement insatisfaisant et immobile, et d’un futur réduit à l’aspiration nostalgique et douloureuse du retour à un passé irrémédiablement perdu.

119 Elle a mené ce qui m’apparaît avoir été une non-vie.

120 Celle-ci a été ainsi conduite dans un évitement maximal du monde extérieur qui devait lui faire peur, et dans un fonctionnement dominé par des aménagements caractériels responsables d’une négativité qui l’amenait à être constamment critique vis-à-vis de chacun, dans une forme d’envie permanente.

121 Elle pouvait ainsi se disputer avec son frère à qui elle reprochait violemment de prendre des vacances.

122 Ou bien avec sa mère jugée pas assez empathique, son père trop silencieux, son mari trop avare ou trop égoïste, bref elle pouvait en vouloir à la terre entière dans une forme de position hostile teintée d’une amertume envieuse.

123 Elle se montrait par contre à son meilleur niveau de fonctionnement lors des situations de malheur ou de souffrance.

124 Les disputes se succédaient dans le couple, même au plus fort de la maladie de son fils qui la tétanisait.

125 Le décès de ce dernier sera l’occasion d’une année de deuil pendant laquelle on entreverra une petite mais courte éclaircie, car le conflit va se déplacer vers sa mère âgée de 85 ans et malade

126 Les deux femmes auront de vives altercations et échangeront des insultes téléphoniques avant que sa mère ne tombe malade et décède en trois mois la confrontant à de forts sentiments de culpabilité.

127 Ceux-ci culmineront dans la semaine de deuil sous la forme d’un huis clos familial apocalyptique d’une semaine ou elle commencera à s’en prendre dès l’enterrement, au cimetière et avec violence à tout le monde.

128 La semaine suivante elle présentera les premiers vomissements annonciateurs d’un cancer digestif fulgurant qui l’emportera en 4 mois.

129 Les relations que j’ai pu avoir avec elle, étaient celles d’un proche et ami, médecin et psychiatre.

130 J’ai accepté ce mélange des genres car très vite j’avais pris acte de son refus absolu répété et définitif de toute démarche d’aide ou de thérapie auprès « d’un étranger ».

131 J’ai été l’oreille bienveillante et celui qui tentera des médiations conjugales aussi répétées qu’illusoires, avec une conscience de plus en plus pénible de l’inutilité de ma présence, tant elle demeurait imperméable à mes conseils.

132 Je mesurais bien que ses colères et comportements n’étaient que des appels à être aimée mais ils ne faisaient que la rendre plus inaccessible à chacun.

133 Le seul moment ou quelque chose a pu bouger c’est quand elle a été si mal il y a dix ans qu’elle a accepté de prendre de toutes petites doses d’antidépresseur qui ont eu un effet spectaculaire laissant émerger une autre personne beaucoup plus sereine et détendue et du coup une ambiance familiale beaucoup plus agréable. Cela n’a duré que trois mois, et comme si elle ne pouvait accepter d’aller bien elle a décrété qu’elle ne supportait plus le produit. J’ai le sentiment que ce demi-comprimé si elle avait accepté de le prendre plus longtemps aurait transformé la vie de cette famille

134 Le couple était enferré dans une impasse absolue : ni avec toi, ni sans toi, et l’un ni l’autre n’ont pu se résoudre à envisager une séparation malgré ces années de haine et de déchirement.

135 Mais elle ne pouvait sans doute pas vivre autrement que dans la conflictualité et un temps figé dans une immuabilité mortifère jusqu’à la survenue de son cancer qui l’emportera en 4 mois.

136 Je me suis beaucoup interrogé donc sur la part latente d’intentionnalité auto destructive que ce type de fonctionnement peut comporter.

137 Perplexité d’autant plus grande que la semaine suivante j’ai eu l’occasion de m’interroger sur la possible transmissibilité de ce genre de processus.

138 J’ai été abasourdi en effet par l’annonce de son fils aîné venu m’annoncer son mariage pour le lendemain, à la suite de longues hésitations. Celles-ci avaient été entretenues par l’opposition formelle de sa mère.

139 Abasourdi parce qu’il me disait dans le même temps qu’il pensait ne pas vraiment aimer cette femme qui n’aurait eu de cesse de le presser de l’épouser pendant six ans.

140 Il s’était arrangé pour différer cette échéance prenant prétexte de la maladie de son frère et de sa mère, mais se voyait du fait de leur disparition, tenu de franchir le pas…

141 En bref une dissonance totale annonciatrice d d’un possible nouveau destin funeste…

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