Notes
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source: http://www.fente-labio-palatine.fr/anatomie/anatomie-du-palais
1Le service de chirurgie maxillo-faciale et plastique de l’hôpital Necker Enfants Malades, de surcroit centre de référence des fentes et malformations faciales, a participé à un programme hospitalier de recherche clinique entre 2009 et 2013 (PHRC no 4506), qui a permis d’inclure 75 enfants nés avec une fente labiale au minimum, labio-palatine ou labiovelopalatine, d’évaluer leur développement relationnel, l’interaction mère-père/nourrisson et de les suivre durant une année complète, puisque deux rencontres étaient incluses à 4 mois et à 12 mois. Certains d’entre eux ont également été revus dans le cadre d’une consultation psychologique traditionnelle, en dehors du protocole, à 24 mois et d’autres à 4/5 ans.
2Lors de nos échanges entre psychologues/psychiatres des différents centres participant à ce programme (Paris, Lille, Nancy et Strasbourg) et le Pr. Antoine Guedeney, nous avions été frappés par le peu de vocalisations de ces nourrissons, qu’elles soient positives ou négatives, lors de la cotation de l’échelle ADBB (Alarme Détresse BéBé) (Guédeney et al., 2001) à 4 mois et à 12 mois, ce que les analyses statistiques confirment. Une autre étude comparant la production de babillage chez les enfants porteurs ou non de fente a montré que les bébés nés avec cette malformation babillaient 40 % moins que les autres (Scherer, Williams & Proctor-Williams, 2008).
3D’autres articles de la littérature avaient pu également mettre en évidence chez des enfants présentant des fentes palatines dans le cadre de syndrome de Pierre Robin (syndrome associant une fente vélo-palatine postérieure, un rétrognatisme et une glossoptose), cette même observation d’enfants « petits producteurs de sons » (Thouvenin et al., 2013).
4Dans nos échanges avec plusieurs collègues exerçant dans le champ du langage ou en pédopsychiatrie de secteur, les enfants qui présentent des retards de parole sévères ou des dysphasies, et qui sont de ce fait également inintelligibles, ne présentent pas forcément ces différentes formes de retrait/inhibition qui nous frappent parfois dans notre population. Au fil du temps et de l’expérience, nous avons développé une attention particulière au vécu spécifique de certains de ces enfants sur le plan oral et à son retentissement possible sur l’émergence du langage.
5Nous discuterons ici de ce trouble du langage bien spécifique touchant non pas le processus psychique menant au langage mais la mécanique permettant l’expression langagière. Nous étudierons l’éventail des conséquences manifestes de possibles épreuves très précoces autour de l’oralité et d’un barrage « mécanique » de la possibilité de communiquer avec l’autre, et leurs effets dans la relation d’objet. Nous exposerons ensuite quelques situations cliniques qui ont été à l’origine de notre questionnement, puis nous développerons nos hypothèses théorico-cliniques.
La fente vélo-palatine
Repères anatomiques
6Une fente est un espace anormal au sein d’une structure anatomique résultant d’un défaut de la morphogénèse de la face et du palais. Il s’agit de la persistance d’un phénomène normalement transitoire chez le fœtus par absence de fusion des bourgeons de la face. La fréquence des fentes labio-palatines est de 1/700 environ alors que les fentes uniquement vélo-palatines ont une fréquence de 1/3000.
7Le palais se forme en deux temps [1] :
- – le palais primaire qui correspond à la gencive se forme d’abord en même temps que la lèvre ;
- – le palais secondaire qui sépare la bouche du nez en même temps que la cloison nasale sépare les deux fosses nasales.
9Le palais secondaire comporte deux parties :
- – en avant, le palais dur correspond au maxillaire ;
- – En arrière, le palais mou ou voile du palais qui est un organe très souple et mobile, animé par des muscles qui ont pour rôle de fermer, quand cela est nécessaire, le passage en arrière vers le nez (au repos il se détend pour permettre le libre passage de l’air et une bonne respiration nasale).
11Le palais sépare la bouche du nez : la partie antérieure qui correspond au maxillaire (le palais dur) le fait de façon permanente ; la partie postérieure (le voile du palais) le fait de façon intermittente grâce à sa souplesse et à l’action des muscles qui le composent. Lors de la respiration au repos, le voile est détendu et laisse passer l’air vers le nez. Lors de l’alimentation, il se ferme pendant le mouvement de tétée au temps de la déglutition, rendant efficace l’appel de lait et empêchant le passage des aliments par le nez. Lors de l’expression langagière, il joue un rôle d’aiguilleur de l’air expulsé : certains sons doivent passer uniquement par la bouche, le voile se contracte alors et ferme le passage vers le nez. S’il ne le fait pas, le timbre de la voix n’est pas bon, le patient parle du nez (rhinolalie ouverte). Ce voile a donc une fonction dans la respiration, la déglutition, et la phonation.
12Nous nous intéresserons dans cet article aux enfants dont le palais mou est touché par la fente, que cette fente soit associée ou non à une fente du palais dur et/ou de la lèvre. La fente vélo-palatine, est généralement opérée dans le service entre 4 et 6 mois pour le palais mou (véloplastie intravélaire) puis de nouveau entre 12 et 18 mois pour le palais osseux si nécessaire. Quand la fente est labio-vélopalatine, le premier temps sur le voile et la lèvre se fait aux alentours de 4-5 mois, puis la situation est réévaluée au cours de la croissance, par chirurgien et orthophoniste.
13Une guidance orthophonique est proposée aux parents avec leurs enfants sous forme de groupes, vers 12 mois, 24 mois et 30 mois. Les orthophonistes abordent lors de ce temps l’oralité alimentaire, le langage et le rôle de l’anatomie dans ces différentes tâches, afin que les parents puissent s’adapter au mieux à leur enfant et déjà prévenir des difficultés potentielles. L’enfant sera ensuite revu en bilan individuel avec ses parents à 3 ans et demi, puis tout au long de son suivi de manière régulière.
Impact de cette fente sur l’oralité
14Tous les nourrissons sont différents et les situations anatomiques également. Toutefois, l’anatomie de la bouche de ces nourrissons complique davantage la tâche de certains d’entre eux. En effet, de la même manière que certains nourrissons vont d’emblée trouver, grâce à une extraordinaire compétence et adaptabilité, leur technique pour pallier au « trou » dans leur bouche et à la communication bouche/nez, d’autres nourrissons vont être très malmenés par l’effort qui leur est demandé pour trouver la voie de la satiété. De surcroit, la fente vélo-palatine est parfois intégrée à un syndrome associant d’autres difficultés ou malformations, qui peuvent compliquer encore cette tâche de succion-déglutition-ventilation.
15Concrètement, tous les nourrissons, quel que soit le type de fente, peuvent recevoir le lait maternel, mais l’allaitement au sein sera plus complexe à mettre en place dès lors que la fente touche le palais, du fait de la difficulté du nourrisson à appeler le lait par pression intrabuccale. Le lait maternel pourra alors être donné au biberon. Le choix du type de tétine pour le biberon (tétines spéciale fente, tétine bouillie afin qu’elle soit plus molle…) se fera en fonction de l’anatomie et du nourrisson lui-même (ces derniers font en effet souvent un choix parmi celles proposées).
16Au cas par cas, une plaque palatine peut également être proposée à certains d’entre eux pour pallier cette communication bouche-nez, faciliter la pression intrabuccale et soulager leurs efforts. Cette plaque aura également pour but de protéger la muqueuse très fine du vomer, qui sur-sollicitée peut provoquer une inflammation très douloureuse.
17On voit bien tous les obstacles possibles et les adaptations nécessaires à une alimentation paisible. En effet, certains nourrissons s’endorment très rapidement devant la lourdeur de la tâche de succion ou protestent avec vigueur, en refusant parfois le sein ou ce biberon ingrat qui ne satisfait pas suffisamment vite leur pulsion de faim. C’est la raison pour laquelle, avant le temps de la chirurgie proprement dite, les premiers temps de vie sont ponctués par des rendez-vous réguliers dans le service avec infirmière/puéricultrice et chirurgien afin d’observer le nourrisson, guider et soutenir les parents dans l’alimentation de leur bébé et ajuster la plaque palatine éventuelle à la croissance.
18De la même manière, sur le plan du langage, certains enfants vont pouvoir évoluer sans encombre et récupérer un voile et une phonation correcte, grâce à la rééducation orthophonique qui vise à muscler ce voile, mais pour d’autres une intervention de vélopharyngoplastie sera discutée entre 4 et 6 ans, face à leur défaut d’intelligibilité persistant dû à un voile inadapté sur le plan fonctionnel (incompétence vélo-pharyngée). L’équipe chirurgicale est en effet très sensibilisée à l’effet délétère d’une mauvaise phonation sur les relations sociales de l’enfant.
Vécu maternel de ces aléas autour de l’oralité
19Si nous nous situons du côté maternel, n’oublions pas d’envisager les difficultés traversées par les mères (et les pères) d’enfants présentant une fente (±labio) vélopalatine.
20L’annonce du diagnostic de la fente est toujours un choc pour les deux parents, qui vont devoir cheminer, grâce aux informations et à l’accompagnement proposé par l’équipe, jusqu’à l’acceptation. Pour un temps, les parents sont focalisés sur la bouche de leur enfant. Parfois les représentations sont de l’ordre du « monstrueux » devant cette ouverture béante sur le visage de leur bébé. Les parents craignent leur réaction à la naissance, ont peur d’avoir peur, puis craignent le regard des autres, le rejet. Plusieurs consultations leur sont proposées pour les soutenir et les accompagner durant ce cheminement : chirurgien, infirmière, psychologue, groupe de parents.
21Les mères, lorsqu’il y a eu un diagnostic anténatal, ont été informées par une puéricultrice du service formée à l’allaitement, des techniques particulières pour favoriser l’allaitement d’un nourrisson porteur de fente mais également des difficultés d’allaiter au sein, surtout si elles sont sans expérience sur ce plan, donc plus fragiles face aux difficultés. Pour les autres, c’est à la naissance que la fente est découverte, et ces mères doivent conjointement accepter cette différence, faire face à l’étrangeté de cette béance dans la bouche de leur bébé et souvent renoncer à allaiter au sein pour celles qui le désiraient (Lindberg et Berglund, 2014). Cette renonciation est due d’une part à la possible pression des équipes de la maternité sur la nouvelle mère et à leur réticence à ne pas pouvoir surveiller de près la qualité des prises alimentaires de ce nourrisson atteint sur la sphère orale, et d’autre part à la grande difficulté, voire à l’incapacité du nourrisson (en fonction de son anatomie mais pas seulement…) à trouver une manière pour exercer une pression suffisante sur le mamelon pour appeler le lait. De la formation des équipes de maternité et de leur habitude des fentes dépend beaucoup l’échec ou non de la mise en place de l’allaitement, tant les premières tentatives sont délicates et supposent un bon ajustement/étayage des équipes à la fois à la mère et au nourrisson.
22La fonction de ce « cordon lacté » (Dublineau et Roman, 2006) ne peut donc souvent s’exercer. L’une des voies qui aide la mère à se sentir « mère » se voit donc barrée. Certaines mères peuvent vivre cet empêchement de manière très douloureuse, comme un équivalent de castration. Certaines d’entre elles pourront toutefois dépasser cette difficulté en tirant leur lait et en l’offrant à leur bébé avec un biberon.
23La difficulté que peut rencontrer ensuite le nourrisson à trouver les ressources et l’énergie pour dépasser sa difficulté anatomique peut faire vivre à certaines mères un sentiment que leur nourrisson leur refuse l’exercice de la maternité, les refuse, avec en retour toutes les difficultés inhérentes à ce type de fantasme dans la relation avec leur bébé. Le nourrisson sur le chemin de ses premières expériences avec l’objet maternel peut donc se retrouver face à une mère elle aussi en menace de se décourager et de s’effondrer, face à ce premier écueil dans la relation avec son bébé.
Situations cliniques
24P.
25Je rencontre P. la première fois avec sa mère lorsqu’elle a 4 ans. P. me frappera d’emblée par sa blondeur et ses très grands yeux bleus qui appellent la relation. P. est née avec une fente vélopalatine, diagnostiquée à la naissance. L’alimentation a d’emblée été très difficile dans les souvenirs de sa mère qui raconte que les biberons prenaient plusieurs heures, que P. s’épuisait et qu’elle ne prenait pas de poids, ce qui inquiétait beaucoup ses parents. Elle a également été traitée pour un reflux gastro-œsophagien, diagnostic posé suite à des pleurs importants au moment des repas. L’oralité a donc été source de beaucoup d’inconfort, de frustration, voire de souffrance physique. Elle a été opérée de sa fente vélopalatine à 6 mois et les suites ont été très compliquées pour elle. Sa mère racontera qu’elle a pleuré de longues heures malgré les antalgiques qui lui avaient été donnés, et qu’elle a été finalement transférée en Unité de Soins Continus. Elle y est restée pendant cinq jours où elle a finalement déclaré une bronchiolite. Pour finir, la suture s’est réouverte, et P. a dû être réopérée à l’âge de 13 mois. Cette fois, les suites ont été simples.
26Lorsque je la rencontre, elle présente un retard psychomoteur important qui a été remarqué dès 4 mois car elle était très hypotonique et n’a marché qu’à 28 mois. En effet, le jour de notre première rencontre, elle ne descend pas les escaliers seule et n’a pas acquis la propreté. Sur le plan alimentaire, elle refuse les morceaux. Les difficultés de motricité fine sont également majeures : P. est capable de reproduire un rond mais ne dessine pas le bonhomme, même têtard. Elle est suivie par le CAMPS : une fois par mois par un psychologue, une fois par semaine en psychomotricité et en orthophonie. Des recherches génétiques ont été menées en vain afin de mettre en lien ces difficultés. Sur le plan du langage, P. est actuellement très désireuse de parler mais demeure inintelligible et il serait utile de la réopérer. Je suis sollicitée dans ce cadre afin de l’aider à traverser de nouveau cette expérience difficile qu’est une chirurgie du voile du palais.
27Lors de notre première rencontre, elle s’adressera assez rapidement à moi en me parlant avec beaucoup d’expressivité dans le regard, et je sens le challenge dans lequel elle se met dans la relation avec moi et tout l’espoir qu’elle met dans ce premier contact. Tout son corps exprime son espoir de créer une boucle de langage (expression-réponse). Malheureusement, elle se heurte à mon incompréhension malgré mon application à tenter de m’ajuster à elle sur le plan non verbal. Elle se tourne alors vers sa mère qui a tenté comme moi de s’accrocher à un mot-contexte mais en vain. P. me tourne alors le dos, part jouer avec les voitures près de la porte et ne répond plus durant quelques minutes à mes sollicitations. Sa mère m’explique qu’à la maison elle peut se mettre aussi très en colère quand ses parents ne la comprennent pas. Elle peut aussi avoir des comportements masturbatoires intenses dans lesquels elle s’enferme et qui la mettent en retrait de toute relation.
28À la fin de l’entretien, je pense important de lui dire que ses efforts ne sont pas vains et qu’elle va y arriver. Elle me sourit en réponse. Nous évoquons l’intervention à venir, ce qu’elle va pouvoir lui apporter et mon rôle pour l’y accompagner. Nous convenons de nous voir tous les mois et une date d’intervention est fixée de principe dix mois plus tard. Je sens que P. actuellement serait très en difficulté pour supporter le pire avant le meilleur que fait vivre une chirurgie, mais qu’il ne faut pas attendre trop longtemps car elle en a besoin pour se construire dans la relation à l’autre.
29Le cadre thérapeutique choisi est celui d’entretiens mère-enfant, où je prête mon appareil psychique pour penser les pensées de P., entre les résonnances issues du discours maternel et le jeu libre construit par elle. P. me demande de soutenir son psychisme quand elle se heurte à l’inadéquation des objets, ou quand elle se confronte à des montagnes qui lui semblent infranchissables. Un travail autour du mou et du tonique sur le plan corporel se développera petit à petit.
30Durant ces dix mois, elle va énormément progresser, par paliers : la continence de l’urine et de la salive, la tenue du crayon et de sa bouche pour articuler et mâcher, l’espace transitionnel et enfin le jeu partagé. En parallèle, elle va pouvoir se représenter mieux l’espace de sa bouche et ce qui va être changé, l’inconfort post-opératoire et ce qui va être mis en place pour l’aider à supporter ce temps difficile. Elle pourra être opérée à la date prévue. L’intervention sera très efficace pour P. et le vécu post-opératoire simple. Huit mois après son intervention, tout n’est pas réglé mais elle est transformée dans sa relation à l’autre. Elle s’exprime d’emblée et est beaucoup plus intelligible. La boucle interactive fonctionne dans sa relation à l’autre et elle peut s’appuyer dessus pour étayer ses angoisses. L’activité masturbatoire a quasiment disparu et P. commence à se lier avec une petite fille de sa classe.
31H.
32H. a 4 mois lors de notre première rencontre, dans le cadre du PHRC. Elle a une fente labiovelopalatine unilatérale. Son frère jumeau n’a pas de fente.
33Pour elle, l’alimentation est éprouvante. Les parents, soutenus par l’équipe médicale et paramédicale du service, ont tâtonné pour trouver la (suffisamment) « bonne » tétine puis le (suffisamment) « bon » lait, puis quand tout cela a été trouvé, ce dernier remontait par le nez, ce qui était très souvent inconfortable pour H. Elle s’agite pendant le biberon, pleure, refuse la tétine, puis grâce à l’ajustement et l’étayage parental, reprend sa bataille pour boire, mais cela est long, laborieux avant qu’elle puisse être un minimum repue et dès que cette sensation se pointe, elle s’arrête de boire. Elle ne finit donc que rarement ses biberons mais prend du poids tout de même et sa courbe de croissance n’est pas inquiétante. L’oralité est donc synonyme d’effort, de combat, d’épuisement, parfois de découragement. Elle a besoin de beaucoup d’étayage pour « repartir au combat » au prochain repas.
34H. est opérée de sa fente à 4 mois et demi et l’intervention se passe bien. Je la revois à 12 mois. Elle est gardée en crèche et s’y rend avec plaisir. Les difficultés alimentaires du début de la vie se sont transformées : elle est curieuse des nouveaux aliments, de leur couleur et de leur goût : elle est donc appétante mais mange en petites quantités. Un jeu s’établit avec moi lors de la consultation autour de « je te donne, tu me donnes », mais sans aucun son. Ses parents me disent qu’elle dit « pa » et « ma » et quelques lallations. Elle a un temps de sommeil très court : elle s’endort tard le soir et se réveille tôt le matin.
35Je revois H. à 23 mois. Sur le plan de la communication verbale, je suis frappée par la différence entre le développement de son langage et celui de son frère jumeau, et de la conscience qu’elle a déjà de sa différence. En effet, H. produit des bruits « étrangers » pour ses parents en faisant passer de l’air par une fistule résiduelle de la fente. Elle fait des bulles d’air et de salive. Elle dit le « m » et toutes les consonnes sont prononcées en « m ». Alors que son frère s’amuse beaucoup des bruits d’animaux qu’il reproduit avec plaisir, et alors même qu’elle imite beaucoup son frère dans le quotidien, elle refuse et s’inhibe quand on lui demande d’imiter ces mêmes sons d’animaux. Elle semble déjà consciente de son inadéquation à la demande et de sa différence sur le plan de sa bouche. Elle jargonne beaucoup toute seule ou avec son frère qui la comprend parfaitement. H. est par ailleurs très sensible à la frustration, qui provoque des colères et des cris. Elle se fâche quand l’objet réel ne répond pas à sa demande : lors de la consultation, elle se fâchera devant un jouet qui ne s’ouvre pas alors qu’elle essaye désespérément de l’ouvrir, mais réussit à se calmer quand son père la prend sur ses genoux.
36H. a ensuite été très gênée par son inintelligibilité entre 2 et 4 ans. Le report trois mois plus tard de l’intervention sur son voile pour raison médicale a provoqué un très fort désarroi chez H. qui s’est mise du jour au lendemain à tirer les cheveux des autres enfants tant la réalité (et l’objet extérieur) a dû lui sembler inadéquate encore une fois.
37Je revois enfin H. à 5 ans : Son intelligibilité est bien meilleure mais elle reste très discrète sur le plan verbal lors de notre première rencontre. Elle rencontre des difficultés qui ont été étiquetées « difficultés de concentration » par l’école. Elle est souvent punie par son institutrice. Un bilan psychologique est réalisé qui met en évidence des compétences dans la moyenne attendue pour son âge.
38En fait, l’équipe enseignante se heurte au système défensif de H. Elle est méfiante vis-à-vis de ce que l’on peut lui proposer, est inquiète de se retrouver face à une difficulté insurmontable ou trop coûteuse sur le plan psychique et fuit devant la tâche proposée. H. doit construire ou reconstruire sa relation avec cet objet nouveau interne, ce voile désormais plus fonctionnel, auquel elle doit s’adapter. Elle fait beaucoup de cauchemars. Une psychothérapie est mise en place et une demande d’AVS est effectuée pour qu’elle aborde l’apprentissage de la lecture avec un soutien étayant.
39T.
40Je rencontre T. à 3 ans et demi. Il a une fente labiovelopalatine opérée à un mois de vie par une autre équipe chirurgicale. Mme évoque cette intervention comme ayant été assez difficile pour lui. T. s’est réalimenté difficilement et Mme dit qu’il a eu mal. Il a beaucoup pleuré durant cette hospitalisation.
41Il me frappe par sa grande présence dans le regard qu’il m’adresse. D’emblée il engage un jeu avec moi, bute sur le vissage d’une poupée gigogne, se tourne vers moi et m’adresse le jouet en silence mais le message non verbal est clair : « aide-moi avec cet objet qui ne s’adapte pas à ce que je désire en faire ». Le fait que je réponde me vaut un sourire qui illumine tout son visage. Puis pensant que, moi, je comprends, il se lance à me dire quelque chose et je me heurte à mon incompréhension, malgré mes efforts pour m’appuyer sur le contexte. Le sourire disparait et son visage redevient sombre.
42Sa mère s’adresse à moi car T. est très provocateur avec elle et a des difficultés de sommeil. Il a également de petites phobies, ciblées surtout sur les animaux. Elle se dit épuisée et impuissante. Elle est sous antidépresseurs depuis environ six mois, prescrits par son médecin généraliste. L’institutrice de l’école l’a d’emblée convoquée quinze jours après la rentrée, et elle en a été très blessée narcissiquement. En effet, T. papillonne dans la classe et échappe à toutes les consignes. Il tape les autres enfants. Son institutrice est désarmée et le punit. Plus elle le punit, plus T. la provoque. Mme a demandé de l’aide au CMP car elle a « parfois peur de lui faire mal ». Le père de T. est également très en difficulté pour accepter les difficultés de son fils et refuse pour le moment l’idée de remplir un dossier pour solliciter l’aide de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées) pour la mise en place d’une AVS (auxiliaire de vie scolaire), car il y a le mot « handicap » dans les initiales.
43Durant la consultation, après notre aventure de la poupée, T. s’assied entre sa mère et moi et entreprend de construire une maison avec les Kapla, comme sur l’illustration de la boite qui les renferme. La maison que construit T. est branlante, la menace que tout s’écroule est permanente et il me fait ressentir son insécurité psychique et cette menace de l’effondrement. Ce qui devait arriver, arriva : tout s’écroule. T. se met en colère et pleure un long moment.
44Je propose de le suivre une fois par mois avec sa mère en attendant qu’une place se libère dans le CMP. Je le suivrai durant dix-huit mois en complément d’un suivi orthophonique hebdomadaire. Petit à petit, T. va progresser sur le plan de son intelligibilité et sur le plan de sa relation à l’autre. Sa mère va entamer une psychothérapie. Les jeux de Kapla qu’il entreprend presque toujours lors de nos séances se renforcent petit à petit. Il peut ne plus s’effondrer quand la tour de Kapla s’écroule, et même reconstruire ensuite. Sa mère, quant à elle, a trouvé un étayage sécurisant avec une psychiatre à l’extérieur de l’hôpital.
Discussion théorico-clinique
Effet psychique de la réponse aléatoire de l’objet à la pulsion
45Ces trois situations mettent en lumière l’inconfort oral très précoce de ces nourrissons en ce lieu de la bouche, dont on sait bien qu’elle a un « rôle central quant à l’établissement d’une limite entre le dedans et le dehors, c’est-à-dire entre le soi et le non-soi, parallèlement à son rôle dans l’établissement d’une ligne de démarcation progressive entre le registre du besoin et le registre du plaisir » (Benony et Golse, 2003, p.11-12). Ils ont tous les trois été confrontés très précocement à un défaut dans la réponse de l’objet (non encore constitué) à la pulsion, à un stade de dépendance totale du nourrisson par rapport à sa mère et où le monde interne et le monde externe ne sont que peu différenciés. L’unité « bouche-tétine-lait », garante de la satisfaction face à la pulsion, n’a pas pu advenir, ou de manière fugace ou tardive. Ces nourrissons-là se sont débrouillés grâce aux tâtonnements parentaux, mais ont été inconfortables lors du repas, s’agitant, pleurant, refusant, parfois s’endormant d’épuisement et envahis par un ouragan sensoriel et cenesthésique. Les parents ont été très atteints par cette situation.
46Quelques mois plus tard, la réparation chirurgicale de la lèvre, du voile et du palais, qui a lieu aux alentours de 6 mois, va induire une nouvelle phase de changement de cette unité « bouche-tétine-lait ». La lèvre et le voile se trouvant cette fois fermés induisent chez le nourrisson des sensations internes très étranges pour lui. Le nourrisson est par ailleurs empêché de téter durant quatre semaines et son lait est épaissi pour qu’il puisse le boire au biberon-cuiller. Mais après cette phase d’inconfort voire parfois de douleur, même si elle est évaluée et traitée, le nourrisson va gagner en confort oral et va découvrir la satiété, d’autant que le passage à l’alimentation à la cuiller va l’y aider.
47Cette situation nous semble très spécifique aux nourrissons présentant des fentes. En effet, même les nourrissons qui pourraient être confrontés à la dénutrition sont souvent allaités et ne se confrontent pas à cette inadéquation. Les mères de ces nourrissons sont par ailleurs pour la majorité très présentes psychiquement, mais très affectées (dépression post-partum plus importante que dans la population générale), comme le montrent les premiers résultats de ce PHRC. Cela les différencie de mères qui pourraient confronter leur bébé à la désillusion du fait de négligences.
48Même si nous n’oublions pas la présence psychique maternelle, son holding, le nourrisson fait l’expérience plus ou moins brutale de la désillusion de manière très précoce. C’est à cela que le psychologue formé à l’observation du nourrisson et à son écoute est sensible : ce trauma subtil et la manière dont le nourrisson puis l’enfant vont y faire face. Comme le dit Christian Delourmel (2002) quand il cite Annick Sitbon, « quand l’enfant échoue dans sa création d’une mère suffisamment bonne, il ne peut qu’échouer dans sa création d’une réalité suffisamment bonne », et c’est ce que nous constatons parfois plus tard lorsque nous les suivons. En effet, chez ces bébés, la confrontation à la désillusion très précoce, laisse des traces.
49Les propos de René Roussillon quand il parle d’un « objet décevant » (2008, 2010), une « perte paradoxale », quelque chose qui aurait pu (utilement) se produire et qui n’a pas eu lieu, nous évoquent cette situation. En effet, une des conséquences de cette déception, pour René Roussillon, est que l’objet décevant a failli dans sa fonction de miroir. « Il s’en suit alors une identification “narcissique” dont le ressort même est l’incorporation de cet objet décevant » (2008, p. 37). C’est une forme d’identification qui rend confuse la répartition du moi et de l’objet.
50Dans nos trois situations cliniques, ces enfants ne miment-ils pas finalement cette incorporation de l’objet « décevant » et décourageant, malgré leur espoir ?
Effet sur la mère et la boucle interactive des sons étrangers émis par le nourrisson
51L’anatomie maxillo-faciale de ces enfants va de nouveau les confronter, lors des premières vocalisations et essais de langage, à un vécu d’inadéquation de l’objet externe/interne qui les empêche de s’appuyer sur une représentation d’une mère « suffisamment bonne » pour envisager une réalité extérieure suffisamment bonne. En effet, très tôt les parents repèrent des sons étrangers à notre langue émis par leur enfant qui fait passer de l’air par des fistules résiduelles ou, du fait d’un voile trop à distance ou pas assez tonique, prononce les premières consonnes avec le nez. L’enfant, de son côté, perçoit bien dans la réponse adulte l’étrangeté des sons qu’il émet et leur inadéquation à ce qui est attendu par l’autre. Plus tard, lorsque le langage se développe et que l’enfant désire s’exprimer et faire des phrases, il se heurte à un mur d’incompréhension de la part de l’autre, y compris de ses parents qui, même s’ils restent plus compétents que l’extérieur pour les comprendre, se heurtent très souvent à une incompréhension, comme si leur enfant parlait une langue étrangère alors même que le développement du vocabulaire et de la compréhension est bon.
52Or nous savons que le bébé très tôt dans la vie « peut émettre des signaux qui ont un effet procédural sur l’autre, et tel est probablement le cas des premiers matériaux sonores émis par l’enfant » (Trevarthen, 1993). L’étude de Bailly et al. (2005) a par exemple montré que le nourrisson émettait des hyperfréquences qui avaient une fonction d’appel quand l’enfant se sentait lâché dans l’interaction. Cette confrontation du parent à une langue « étrangère » de la part de son enfant peut ainsi le mettre en difficulté et il pourra ou non, selon sa propre histoire et les résonnances inconscientes que cela fait émerger (angoisse de l’étranger, vécu de la différence, faille narcissique, angoisse de castration), faire preuve de créativité dans l’échange ou être défaillant dans son ajustement et dans sa capacité à « penser les pensées » de son enfant, pour reprendre un concept développé par Bion (1979). C’est donc sur cette capacité maternelle à formuler du symbolique dans les manifestations corporelles de son bébé que le nourrisson va s’appuyer, cette fonction pouvant être appelée « fonction miroir primitif » par d’autres auteurs (Roussillon, 2008).
53Cette situation nous questionne sur le développement du self de ces bébés dans cette intersubjectivité si particulière. Plus tard, les parents ou les camarades de classe emploient d’ailleurs des termes édifiants : « Je n’ai pas le décodeur », « Même moi je ne le comprends pas toujours » ; ou tel cet enfant camarade de classe de T. dont nous avons parlé, et questionnant sa mère : « T., il parle anglais ? »
L’enfant face à « la menace d’effondrement »
54Winnicott introduit la notion de menace d’effondrement en 1971 et délaisse le terme de « dépression primitive » pour celui d’« effondrement » qu’il estime plus vague et ainsi plus apte à rendre compte de « l’état de chose impensable qui est sous-jacent à l’organisation d’une défense ». Par ce terme d’effondrement, il situe cette problématique psychopathologique dans le domaine de l’impensable, dans un au-delà des limites de la pensée. Cette psychopathologie, contenue dans la crainte de l’effondrement, est une psychopathologie du processus de maturation précoce de l’individu que Winnicott décrit comme un échange dynamique et harmonieux entre les fonctions facilitatrices de l’environnement et le « développement de la complexité des mécanismes mentaux en liaison avec le développement neurophysiologique ». Cette crainte de l’effondrement apparait dans la réalité présente, mais se trouve être en relation avec des expériences anciennes de la vie de nourrisson et l’incohérence de son environnement. Par effondrement (breakdown), Winnicott entend des choses impensables qui sous-tendent l’organisation défensive. En effet, à un stade très précoce où le bébé n’a pas encore fait la différence entre moi et non-moi, peut survenir une angoisse tellement intense que Winnicott la qualifie d’« agonie ».
55Nous posons alors l’hypothèse que cette reviviscence du trauma précoce (défaillance de l’objet dans sa réponse au besoin de l’enfant) déborde certains enfants, qui ne perçoivent pas que le défaut est un défaut interne (anatomique) et non un défaut de l’objet, même si ce dernier peut en être affecté. Ces enfants, dans notre clinique, comme dans les trois situations présentées, nous miment leur menace de s’effondrer (T.), leur sentiment – « à quoi bon ?, personne ne peut m’aider, rien ne tient » (P.) –, ou leur besoin constant d’étayage pour supporter l’échec de créer l’illusion d’un bon objet (H.). On peut en effet penser que très tôt ces nourrissons ont non seulement été confrontés à la non-réponse à leur pulsion et à leur échec à créer une confiance dans la réponse de l’autre, mais qu’ils ont potentiellement été confrontés à une mère fragilisée, perturbée par les signaux sonores émis par son bébé et qui, même si elle a répondu, leur a renvoyé en même temps cette étrangeté.
56C’est en cela que la réaction défensive choisie par l’enfant pour faire face au vide et à la menace d’effondrement sera plus ou moins archaïque en fonction de la précocité du trauma, du vécu corporel, de l’importance de la détresse vécue et du défaut d’ajustement parental. Les réactions défensives observées s’étendent de l’inhibition au retrait relationnel de type autistique.
57En effet, cette menace de l’effondrement laisserait une trace, une cicatrice qui pourrait s’apparenter à la « mémoire amnésique » théorisée par André Green (2013). L’enfant cherche toujours ce qui ne s’est pas produit (Sitbon, 2012). On voit bien dans les vignettes cliniques relatées combien ces enfants, lors du premier entretien, ont encore l’espoir que je puisse être l’objet adéquat, et combien la déception les menace d’effondrement. Un petit garçon rencontré récemment mimait à chaque fois qu’il était incompris cette sensation en baissant la tête, les épaules et les bras de manière très expressive.
58On voit bien également combien, malgré le changement dans leur bouche après l’intervention, il leur faut du temps pour utiliser ce nouvel objet, s’y risquer dans la relation à l’autre, s’y confronter, pour que tout cela puisse être un bénéfice. Ces enfants nous ont posé question car leur réaction défensive protectrice, utilisée parfois très précocement (12 mois pour H.) témoignait du fait qu’ils avaient conscience de leur inadéquation et de leur différence (encore davantage pour H. qui a un jumeau).
59En se basant sur les travaux d’André Green sur la pensée, on pourrait poser comme hypothèse que la graduation de cette inhibition est liée aux expériences corporelles d’une part, et d’inadéquations de l’objet d’autre part, plus ou moins précoces et sévères :
- – Quand l’enfant a été confronté à l’inadéquation première de l’objet sur le plan oral, et donc confronté au vide dans la réponse à sa pulsion, et qu’il a également fait des expériences de douleurs très précoces qui ont pu le déborder, André Green parlerait « d’évènement psychique, enraciné dans le corps » : on peut penser que ces enfants ont fait l’expérience d’un effondrement à la fois physique et psychique. Ces enfants pourraient mettre en place des attitudes de défense de type retrait autistique. Au moment des premières expériences langagières, le fait d’être de nouveau confrontés à la même expérience d’inajustement de l’objet externe les replongerait dans des angoisses envahissantes. Une des spécificités des enfants de notre population est leur qualité de résilience à partir du moment où on s’éloigne du trauma et où la fonctionnalité de leur bouche est rétablie, pour autant que la qualité de la relation à l’image maternelle soit satisfaisante et étayante.
- – Quand l’enfant a vécu des inconforts oraux, certes difficiles, mais sans douleurs physiques, qui lui ont fait vivre une menace de l’effondrement psychique au sens winnicottien, mais qu’il est soutenu par des images parentales bien ajustées et présentes psychiquement, il met en place de manière privilégiée des mécanismes de défense de type inhibition et mutisme extra familial. Les parents comprennent la plupart du temps ce qu’il produit sur le plan du langage, grâce à cet ajustement psychique, mais l’enfant se retrouve confronté à un mur dans ses tentatives d’autonomie. En effet, ces enfants ont eu un penseur pour penser leurs pensées, selon André Green, (voir H.), à l’inverse des précédents. L’inhibition et le mutisme extrafamilial seront alors plus ou moins importants en fonction de la durée et de l’importance des difficultés ressenties par le nourrisson, et en fonction de l’impact que cela a eu sur la relation mère-bébé. Ces mécanismes de défense protègent l’enfant du risque de déception vis-à-vis de l’objet extérieur. La souffrance est liée au narcissisme primaire, donc ces enfants peuvent rester fragiles dans leur capacité à traverser les obstacles qui se présentent à eux, mais ils ont également une capacité de résilience et d’apaisement quand la fonctionnalité de leur bouche est rétablie, et quand ils sont étayés par un adulte ajusté.
L’effet de traumatisme cumulatif
61D’une autre manière, on pourrait penser que c’est la répétition du trauma, ou ce que le vécu réveille d’un trauma ancien, qui va majorer l’impact de ce dernier et majorer la souffrance et la détresse du jeune enfant. En effet, selon Abram Coen (2003) dans son ouvrage sur le traumatisme cumulatif, « l’état de détresse résulte ici de l’accumulation tensionnelle à long terme traduisant l’impact cumulatif des situations prolongées – en intensité, durée – répétition des micro-traumatismes insidieux. L’exposition itérative est toxique du fait de l’addition, la sommation, la récurrence du “traumatisme cumulatif” dont l’inscription donne lieu à une blessure narcissique profonde. »
62Chez le jeune enfant, Abram Coen relie beaucoup ce premier traumatisme potentiel à la dépression du post-partum maternelle qui la rend inadéquate. Nous le rejoignons en effet quand il écrit : « À la faveur d’un “ratage” de la rencontre initiale, celui-ci (le bébé) est fragilisé, affecté par l’épreuve d’être exposé et de grandir auprès d’une mère déprimée, absente, indisponible, “insuffisamment bonne”. Il en résulte une carence de l’adaptation réciproque, par empiètement de la “dépression” maternelle ; une défaillance de sa fonction de moi auxiliaire. »
63Pourrait-on donc rencontrer ce même vécu lorsque la mère a pu être débordée, fragilisée, mais que c’est surtout l’anatomie qui a fait barrage à la « rencontre initiale » ajustée ? Car c’est bien cette articulation entre la construction d’un soi et la rencontre avec le monde extérieur dont il est question et ces traumatismes cumulatifs ont un impact sur ces très jeunes enfants, qu’il faut accompagner tout au long de ce chemin.
La scolarisation de ces enfants
64Ces enfants nous poussent à trouver des solutions souples sur le plan scolaire pour leur donner du temps pour récupérer de toutes ces expériences, qui les rendent inadéquats au système d’enseignement classique basé sur le langage et fragiles dans les apprentissages qui supposent de se risquer à l’échec/erreur. Comme nous pouvons l’imaginer, l’effort demandé pour parvenir à lire et écrire ainsi que les échecs qui y sont inhérents sont plus ou moins supportables pour ces enfants.
65Ils sont souvent mal évalués et pris soit pour des perturbateurs, opposants et hyperactifs, soit pour des enfants autistes, alors qu’ils cherchent seulement à se protéger pour ne pas vivre encore cette menace d’effondrement. Ils ont souvent des mutismes sélectifs extrafamiliaux, donc ne se risquent pas dans l’échange langagier avec l’instituteur ou les autres adultes de l’école.
66Souvent la présence d’une auxiliaire de vie scolaire bien ajustée à eux va être aidante, car elle va permettre de représenter le soutien nécessaire pour que ces enfants se risquent dans les apprentissages. Parfois pourtant cela ne sera pas suffisant : les effectifs importants de petite section et de moyenne section ne permettent pas l’étayage et la réassurance nécessaire pour des enfants qui ont besoin également d’un soutien psychique face à leurs angoisses. Il faudra alors imaginer des solutions alternatives (IME spécialisé langage, mi-temps scolarité et mi-temps soutien psycho-rééducatif…). Une discussion au cas par cas sera alors nécessaire, accompagnée d’une évaluation psychologique fine et avertie à ce type de problématiques.
Comment faire coïncider cette fragilité avec les nécessaires interventions chirurgicales
67Nous savons, et l’équipe chirurgicale et pluridisciplinaire y est très sensible, que la relation à l’autre passe bien sûr par le regard de l’autre sur soi, mais également par l’échange langagier, se faire comprendre et être compris.
68Ces enfants nous posent toutefois question sur notre manière de les accompagner dans leur parcours chirurgical. D’une part, ces enfants sont difficiles à évaluer par le chirurgien et l’orthophoniste, car ils refusent de parler devant nous tant ils sont conscients de leur différence et menacés par le mur d’incompréhension auquel ils vont inévitablement se confronter (psychologue, chirurgien ou orthophoniste). Nous essayons de trouver d’autres solutions créatives, comme le fait que les parents les enregistrent et nous rapportent l’enregistrement. La relation qui s’instaure au fil du temps avec les membres de l’équipe aide également à tisser un lien sécurisant et rassurant avec l’enfant et ses parents.
69D’autre part, une discussion s’engage de manière pluridisciplinaire et avec les parents, concernant le choix du meilleur moment pour les réopérer. Ces enfants entre 3 et 5 ans luttent en effet souvent, comme nous l’avons développé, contre la menace d’effondrement quand ils sont incompris des autres. Pourtant, nous pensons que pour certains la confrontation au « pire avant le meilleur » que suppose une chirurgie et l’ouragan sensoriel et cénesthésique post-opératoire seraient délétères pour eux et qu’il faut parfois attendre un peu, bien les y préparer, tout en sachant que leur besoin est également d’être aidés sur cet appareil à communication qu’est leur bouche. C’est ce choix du meilleur moment pour l’enfant qui nous apparait être une garantie pour qu’il puisse s’approprier au mieux le résultat.
Conclusion
70Même si ces trois situations ne sont heureusement pas généralisables à l’ensemble des enfants porteurs de fentes vélo-palatines, elles sont à l’image d’un certain nombre de situations complexes que nous prenons en charge à l’hôpital dans les centres de référence de maladies rares. La réflexion qu’elles ont suscitée conforte les chirurgiens dans leur souci d’intervenir le plus précocement possible pour donner à l’enfant le bon outil dans le développement de son langage, mais aussi de permettre aux parents de trouver appui dès la naissance sur des puéricultrices et infirmières qui ont une grande expérience de l’alimentation du nourrisson avec une fente. En effet, ce nécessaire étayage des équipes aurait pour fonction de soutenir ce qui pourrait s’effondrer autant du côté de la mère dans ses essais parfois infructueux de nourrir son bébé, que du côté du nourrisson qui a pu vivre des moments d’attente trop longs avant la satisfaction de la pulsion orale, voire des douleurs enracinées dans le corps sur cette zone.
71Quant au rôle du psychologue dans le suivi pluridisciplinaire de ces enfants, il pourrait être de faire triompher la vie sur la destructivité possible de ces vécus et de renforcer la capacité de survie de ces enfants de nouveau confrontés à une expérience dont on pourrait penser que l’issue ne dépend pas d’eux. Le but de ces entretiens thérapeutiques et tout au long du suivi de ces enfants est de les aider à être créatifs, non pas une seule fois, mais de « continuer à être », dans une création permanente d’un autre possible, pour soutenir ce que Winnicott (1975) a pu appeler la « pulsion créative ».
72Ces nourrissons ont en effet à dépasser ce qu’ils ont résumé de leur expérience première comme étant un modèle unique, à un moment où ils ne différenciaient pas ce qui venait d’eux et ce qui venait de l’Autre (ou de l’objet), grâce à la capacité de rêverie (au sens de Bion) de l’appareil psychique du psychologue.
73Le psychologue au sein du service aura également comme fonction de pouvoir les rendre plus compréhensibles (à défaut d’intelligibles) pour les professionnels locaux qui les prennent en charge, mais également pour l’équipe médico-chirurgicale, afin que ces enfants puissent bénéficier de ce qu’une réparation chirurgicale peut leur apporter, à un moment où ils sont prêts à la recevoir.
Bibliographie
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- Automne 2018
Mots-clés éditeurs : effondrement, vocalisations, inintelligibilité, oralité, Fente labio-palatine
Mise en ligne 29/11/2019
https://doi.org/10.3917/psye.622.0289Notes
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source: http://www.fente-labio-palatine.fr/anatomie/anatomie-du-palais