Notes
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[1]
J’ai utilisé pour l’élaboration de cet article le travail sur ce thème ébauché par Éva Kálló.
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Parmi les exemples cités dans mon article, j’ai eu plusieurs fois recours aux matériaux collectés par le Dr. Gabriella Püspöky, ce dont je la remercie.
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Il est possible que cette capacité de distinction se développe plus tôt. Nous l’acceptons comme acquise /prouvée quand la nurse de référence peut observer les signes concrets dans le comportement du nourrisson.
Il faut un peu de fidélité à son histoire, n’est-ce pas ? Il faut avoir une histoire [...] Quelque chose qui relie. Des fils suspendus, qu’on accroche soi-même. Il faut cheminer dans sa propre histoire, et s’arrêter de temps en temps, pour accrocher des fils [...]
1À l’automne 2014, Geneviève Appell nous a surpris avec une idée neuve, elle a apporté un nouvel éclairage à l’interprétation des soixante années du travail de Lóczy. Elle a su mettre en mots quelque chose qui faisait partie de la vie de l’Institut, de la pouponnière, et qui a probablement contribué à fonder les bases du sentiment de sécurité des enfants, de leur bonne santé physique et mentale. Voici ce qu’elle écrivait :
En famille, le bébé et le jeune enfant ont une sorte de certitude d’appartenance réciproque avec leurs parents, grands parents, frères et sœurs, etc. Quelque chose de « garanti », sûr, indestructible, et cela est source de sécurité intérieure. En institution, ce sentiment peut disparaître complètement. L’introduction de la nurse privilégiée est le premier élément qui comble ce vide et en grandissant, si les enfants apprennent que celle-ci peut quitter l’institution, ils savent qu’aussitôt une autre nurse prendra sa place et qu’ils ne seront jamais « sans un adulte spécialement soucieux d’eux ». De plus, un ensemble de mesures sont prises qui permettent à l’enfant de ressentir l’Institution comme un ensemble protecteur dont il fait partie : il devient membre d’une communauté, pas familiale mais institutionnelle, qui a ses habitudes, modes relationnels, traditions, etc. Il apprend à connaitre la cuisinière, le chauffeur, le jardinier et aussi la standardiste, la secrétaire à côté du ou des médecins et des infirmières et pédagogues qu’il connait déjà depuis longtemps. Il découvre le travail et les fonctions de chacun, bref il entre dans « la vie de la maison ». Et tout est consciemment réfléchi pour qu’il y entre et que cet ensemble d’adultes lui montre qu’ils le connaissent lui personnellement et qu’il est partie prenante de cette communauté.
Ce sentiment d’appartenance à un ensemble cohérent dont il connait les membres et leur affectueuse préoccupation bienveillante à son égard complète son attachement à sa nurse en même temps qu’il le situe dans un ensemble plus ouvert que la seule relation duelle. De plus, les personnes responsables de sa situation « administrative » lui font la promesse qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour que la meilleure solution possible soit trouvée pour son avenir.
J’ai la conviction que ce travail conscient d’insertion de l’enfant dans ce tissu social est le troisième élément qui, avec la qualité du prendre soin quotidien et la relation intime avec la nurse privilégiée, permet aux enfants de l’Institut Pikler d’échapper aux carences institutionnelles. Ils sont inscrits dans un riche « tissu social » comme on est inscrit dans celui d’une famille. Ce tissu social est autre mais pas absent !
3Pour nous, les éléments de cette description allaient tous de soi, ils découlaient des principes pikleriens. Cela faisait des décennies que nous les mettions en pratique, mais nous n’avions pas explicité leur importance comme l’a fait Geneviève dans son résumé. Dans les articles qui analysaient nos résultats, nous avons manqué de les mettre en évidence.
4Ce fut sous l’effet de ce double sentiment – entre d’un côté le « oui, bien sûr, c’est ce que nous avons fait » et de l’autre la révélation d’une idée nouvelle – que nous avons commencé à réfléchir, à discuter entre nous, à chercher des exemples. La première chose qui vint à l’esprit de plusieurs de mes collègues fut cette déclaration de Csaba, arrivé chez lui à trois ans et demi, et rapportée plus tard par sa mère aux docteures Falk et Vincze venues leur rendre visite : « Nous, à Lóczy, on avait même une pataugeoire. » Cette phrase pourrait servir d’épigraphe à notre article.
5Plusieurs questions nous sont venues à l’esprit : d’où étaient venues ces pratiques, quelles avaient été leurs sources, de quelles réflexions, de quelles attitudes s’étaient-elles nourries ? Pour ma part, j’ai formulé trois idées :
6Nous-mêmes, encore aujourd’hui, les adultes qui travaillons à Lóczy, nous sommes liés entre nous et à l’Institut par le sentiment que Lóczy nous importe : nous en sommes fiers. Nous étions fiers du bon développement des enfants de la pouponnière, nous nous sentions responsables d’eux, de ce qu’il leur adviendrait plus tard. Même maintenant, nous considérons tous les enfants qui ont vécu ici à un moment ou un autre un peu comme « nos propres enfants ». Cette atmosphère, créée depuis les débuts par Emmi Pikler et maintenue par ses successeurs, a rayonné depuis le « noyau » de l’équipe professionnelle sur tous ceux qui travaillaient ici, elle a probablement touché les enfants eux-mêmes.
7En tout et toujours, c’est l’intérêt des enfants qui a prévalu. L’organisation de leur vie a toujours été au centre de notre préoccupation. Il nous était naturel que le travail des cuisinières, des femmes de ménage, l’horaire des visites médicales, etc. s’adaptent aux besoins des enfants. De cela, nous en avons surtout pris conscience dans les années 1970, quand nous avons rencontré dans d’autres pouponnières une approche contraire. Je me souviens d’une pouponnière où les enfants du groupe des grands étaient fatigués au moment de leur déjeuner, mais comme nous l’a dit la directrice : « À la cuisine, ils ne peuvent pas être prêts plus tôt. » Chez nous, ceci aurait été inimaginable ! Plus tard, à la suite de notre collaboration avec elles, nombre de pouponnières ont changé d’attitude à cet égard. « Dans cette maison, personne n’oublie un seul instant que ce n’est que secondairement un lieu de travail, mais avant tout le lieu où les enfants grandissent », a remarqué Bernard Martino dans une scène de son film Lóczy : Une maison pour grandir (1999), où un petit garçon fait la connaissance du couloir longeant leur chambre et examine tranquillement la manière dont une des portes s’ouvre et se referme.
8Nous avons eu pour principe de faire connaître aux enfants le monde qui les entourait au-delà de leur groupe. Il était ainsi naturel qu’ils fassent connaissance avec la maison où ils vivent, avec les gens qui y travaillent, et avec la nature de leur travail. Je me souviens quand docteure Pikler nous a expliqué qu’aux enfants vivant ici, nous ne devions pas apprendre ce que savaient les enfants de leur âge vivant dans leur famille (comme beaucoup de gens le pensent). Ce qui importait était qu’ils comprennent le mieux possible le fonctionnement de l’Institut (qui est-ce qui prépare leur déjeuner, lave leurs vêtements, où cela se passe-t-il, etc.). Pour elle, si les enfants apprenaient un modèle de fonctionnement, ils comprendraient plus aisément un autre modèle, ils trouveraient plus facilement leurs marques dans leur environnement ultérieur, dans leur famille.
9Dans ce qui suit, je voudrais essayer de rassembler ces éléments dans la vie et le développement des enfants, et dans notre activité, à partir desquels ce sentiment d’appartenance à la communauté de Lóczy a pu se développer [2].
Le développement au cours des premières années du sentiment d’appartenance à Lóczy, du sentiment d’être chez soi
10La construction de la confiance commençait à l’instant même de l’arrivée du nourrisson.
Dans un des nos enregistrements vidéo, on voit la nurse principale changer une nouveau-née qui vient d’arriver de la maternité. Zsanett, en pleurs, se calme peu à peu sous l’effet des gestes de Mari, tendres et délicats, mais aussi sécurisants et calmes. Alors, Mari la salue tout bas : « Salut, toi. » Comme si son regard, son sourire doux disaient à la petite fille : « Tu es arrivée chez nous, à partir de maintenant, ce sera ta maison, on va prendre soin de toi... »
12C’est au nom de tout l’Institut, pourrait-on dire, que la nurse principale a établi ce premier contact avec l’enfant qui venait d’arriver, et qui, pour un temps plus ou moins long, allait devenir un des habitants de cette maison, « notre enfant ».
13Après cela, le nourrisson intégrait la vie de son groupe. Pour qu’il se sente chez lui dans cet endroit, il appartenait tout d’abord aux nurses prenant soin de lui d’établir une relation intime et harmonieuse. Mais il importait également que dès son plus jeune âge, et naturellement selon son niveau de développement, l’enfant connaisse son environnement et soit familier des événements jalonnant sa vie de tous les jours.
14Pour qu’un nourrisson, un petit enfant vivant dans une pouponnière se sente en sécurité, il faut qu’il puisse développer une relation stable, personnelle avec toutes ses nurses, et se sente plus étroitement lié à une personne en particulier, sa nurse de référence. C’est ainsi que se développe progressivement en lui la capacité de distinguer ses nurses des autres adultes qu’il connaît, les personnes qui lui sont familières de celles qui lui sont étrangères.
15Au fil des mois, les nourrissons élevés à Lóczy firent de mieux en mieux connaissance avec leurs nurses, ils sentirent laquelle était leur nurse de référence, celle qui leur témoignait une attention et une sollicitude plus soutenues. À 6-12 mois, ils se comportaient déjà différemment avec leur nurse de référence qu’avec les autres nurses du groupe, et différemment avec leurs nurses qu’avec d’autres adultes qu’ils connaissaient moins ou avec des étrangers.
Piroska a été élevée à Lóczy à partir de l’âge de 14 jours. À l’âge de 3 mois, elle réagissait avec un large sourire aux paroles de ses nurses, puis babillait de plus en plus avec elles. À 5 mois, elle souriait dès qu’elle voyait une de ses nurses. À 6 mois, sa nurse de référence lui était déjà plus importante que les autres nurses du groupe. Quand sa nurse est partie en congé, Piroska est devenue plus silencieuse, elle « répondait » moins souvent à ses deux autres nurses. Une fois sa nurse de référence revenue, Piroska était de nouveau plus gaie, elle se montrait particulièrement gentille avec sa nurse, riait plus avec elle, babillait plus souvent. À 10 mois, elle considérait avec un regard sérieux les adultes qu’elle voyait rarement, ceux qu’elle connaissait mieux, elle les regardait amicalement.
Fatime a été accueillie à l’Institut à l’âge d’un mois. Quelques semaines plus tard, elle souriait déjà et émettait un petit gazouillis quand ses nurses lui parlaient, à l’âge de 4 mois, elle leur « parlait ». À cet âge déjà, elle était devenue plus réservée avec les étrangers. Quelques mois plus tard, elle éclatait souvent même en pleurs en les voyant. Sa première nurse de référence a quitté le groupe quand Fatime avait 7 mois et demi, elle n’avait pas remarqué jusque-là un comportement distinctif de la part de Fatime à son égard. La nouvelle nurse de référence de la petite fille lui était bien connue, elle prenait soin de Fatime depuis déjà quatre mois. C’est avec elle, qu’à 9 mois, Fatime a pris pour la première fois l’initiative de jouer à faire coucou. Fatime avait 11 mois quand sa nurse a noté que la petite fille se montrait incontestablement plus joueuse et plus coopérative avec elle qu’avec les autres nurses. C’est sur sa demande, par exemple, qu’elle a enlevé pour la première fois ses chaussons et son bonnet ; avec les autres nurses, elle ne l’a fait que lorsque c’était déjà devenu pour elle une habitude. À un an, les étrangers ne lui faisaient plus peur, elle se contentait de les fixer du regard. Avec les adultes travaillant à l’Institut, elle se montrait amicale. [3]
17Outre les relations personnelles, l’Institut Lóczy s’est également efforcé d’assurer aux enfants un environnement matériel familier, un mode de vie régulier, et de les aider à s’y retrouver.
18Depuis les débuts, Emmi Pikler a considéré le groupe d’enfants comme étant l’unité de base. Dans un entretien, elle a raconté que dès la fondation de l’Institut, elle avait pensé qu’il était important que chaque groupe ait sa propre pièce (Tényi, 1983). Elle avait également établi pour principe qu’il n’y ait au sein d’un groupe qu’une seule nurse qui travaille à la fois, ceci afin de créer une situation claire et compréhensible à la fois pour les enfants et l’adulte.
19Comme l’a écrit Mária Vincze, faisant l’éloge de l’œuvre d’Emmi Pikler dans l’introduction à ses écrits sur l’atmosphère thérapeutique à Lóczy : « Il doit y avoir un certain ordre dans la tête de l’enfant. Il doit pouvoir s’y retrouver là où il vit, connaître ses nurses, [...] ses camarades, le personnel de la maison. Pour qu’il ne se sente perdu ni dans l’espace, ni dans le temps, il a besoin de beaucoup points de repère » (Vincze, 2014-15, p. 332).
20Hélas, l’ordonnance de la villa accueillant l’institut Pikler ne permettait pas qu’un groupe d’enfants grandisse dans la même pièce, il leur fallait parfois déménager. Autant que possible, cela se faisait avec leurs nurses et leurs camarades. On essayait de réduire au minimum le nombre de déménagements, et la pratique s’est établie selon laquelle les enfants emmenaient avec eux les objets familiers qui leur importaient (leur lit, leurs jouets, leurs vêtements). Même ainsi, on constatait, surtout chez les petits, qu’au début ce changement les troublait et les inquiétait (Tardos 1964).
21Pour les enfants, le déménagement de leur lit ne signifiait pas seulement la permanence d’un espace individuel qui leur importait. Il montrait aussi – par-delà les changements – la continuité de leur mode de vie. Chez les petits, la compréhension du changement des locaux était facilitée par le mode opératoire : nous organisions le déménagement de manière telle que l’enfant voie quand les ouvriers de l’Institut déplaçaient son lit. Les plus grands participaient, aidaient activement au déménagement (Varga, 1981). Naturellement, au fur et à mesure du développement des enfants, il fallait changer certains objets qui les entouraient, mais ceci survenait toujours à un moment autre que celui d’un éventuel changement de pièce.
22Pour que les enfants mènent une vie calme, paisible, et se sentent en sécurité, il était également nécessaire que chacun d’eux sache comment ses journées allaient se dérouler, qu’il connaisse la vie et les habitudes de son groupe, et la place que lui et ses camarades y occupaient. Il importait qu’il sache ce qui allait se passer avec lui, et surtout quand auront lieu les repas et le bain.
23Nous avons essayé de faire en sorte que même les nourrissons comprennent le tour de rôle stable des repas. Dès son plus jeune âge, la nurse montrait à l’enfant celui qui le précédait et le rassurait : « après lui/elle, ce sera ton tour. » Grâce à cela, les nourrissons « savaient » dès l’âge de 8-10 mois quand ils allaient pouvoir manger.
Dès que Jóska, qui a dix mois, voit que la nurse dépose dans le parc son camarade qui mange avant lui, il s’arrête généralement de jouer et observe la nurse en suçant son doigt. [...] Plus tard, les enfants savent par cœur qui succède à qui, et disent d’avance qui est le suivant. Pendant que la nurse donnait à manger à un enfant, Zsani (un an et demi) pointait toujours du doigt l’enfant qui allait suivre et répétait son prénom » (Kálló 1983).
25Les enfants apprenaient également quand ils allaient prendre leur bain, comme ils apprenaient nombre d’autres détails de la vie de leur groupe.
Kati avait 22 mois quand sa nurse écrivit à son sujet : « Elle connaît ses camarades et leurs jouets individuels, elle sait lequel appartient à qui, elle connaît le nom des objets qui l’entourent. Elle connaît les prénoms de ses nurses et les appelle par leurs prénoms. [...] Elle ne laisse pas les autres enfants ouvrir son armoire, c’est elle qui l’ouvre et la referme avec de l’aide. »
Kriszti avait 28 mois quand sa nurse a noté : « Elle sait à qui appartiennent les objets individuels : jouets, manteaux, chaussures, pulls, bonnets, chaises. » Autre remarque, deux mois plus tard : « Elle connaît avec précision tout ce qui a trait à la vie de son groupe – au déroulement de la journée, à ses camarades, à la place des objets. »
27Autre événement important dans la vie des groupes : le service de jour était introduit à partir de l’âge d’un an et demi, deux ans. Chaque jour un autre enfant avait la possibilité d’aider la nurse à mettre la table avant le repas, sortir les vêtements du placard, etc. Quand l’enfant connaissait bien les tâches de service qu’il pouvait faire dans son groupe, il pouvait accompagner la nurse en dehors du groupe (chercher le repas dans la cuisine, appeler le médecin, etc.). Les tâches dévolues à « l’enfant de service » n’étaient jamais obligatoires, mais perçues comme un privilège, les enfants étaient fiers de les accomplir. Cet enfant qui était de service portait toute la journée son propre « tablier de jour », différent de celui des autres, comme un signe de sa fonction pour lui-même et pour ses camarades. Plus tard, un tableau avec des photos indiquait aussi qui était de jour, on changeait les photos tous les soirs. Le service de jour se faisait également selon un tour de rôle fixe, que les enfants apprenaient vite (Pestiné 1987a).
Relations avec l’environnement plus large, la familiarisation avec l’ensemble de l’Institut
28Par le biais d’occasions spontanées, les enfants commençaient à se familiariser dès leur plus jeune âge avec le monde dépassant le cercle de leur groupe, c’est-à-dire les adultes autres que leurs nurses et l’ensemble de la maison. S’y ajoutaient, à partir d’un an, des programmes organisés spécifiquement dans ce but.
Occasions spontanées
29Les nourrissons remarquaient les adultes entrant dans leur chambre, la nurse leur expliquait qui était la personne en question et pourquoi elle était entrée. Ils en venaient rapidement à connaître les personnes les visitant régulièrement (la nurse principale, le médecin, la pédagogue). Plus tard, ils apprenaient leurs noms. Par exemple :
Lorsque ses camarades disent qu’ils sont examinés par « docteure Gabika », Ilcsi (29 mois) dit : « Moi, c’est une autre, docteure Majk (Falk) qui m’examine. »
31Les enfants faisaient aussi connaissance avec les chauffagistes, qui s’occupaient également des menues réparations. Dans plusieurs de nos vidéos, on entend la nurse dire aux enfants que le « monsieur » a réparé la serrure, ou que « il faut dire au monsieur de resserrer les barreaux de la grille ».
À propos de Ferkó (3 ans), sa nurse a noté : « Il croit que les chauffagistes peuvent tout réparer. Si une tasse se casse, il dit : les messieurs vont la réparer. »
33Du printemps à l’automne, quand les enfants passaient la grande partie de la journée dehors, sur la terrasse, dans la cour ou le jardin, ils voyaient la vie du groupe voisin, les enfants, leurs nurses. Chez les plus grands vivant au rez-de-chaussée, les deux groupes partageaient souvent une aire de jeu commune. Les enfants se connaissaient donc bien, ils pouvaient se lier d’amitié, leurs nurses les surveillaient parfois à tour de rôle. Lors même que l’aire de jeu était séparée à cause de la trop grande différence d’âge, les enfants se voyaient, ils observaient les événements « voisins », ils apprenaient les prénoms des enfants et de leurs nurses, ils communiquaient à travers la grille.
Sandra (33 mois) était très curieuse des deux autres groupes du rez-de-chaussée. Sa nurse écrit dans son journal de développement : « Elle aime bien regarder les enfants du groupe V., elle me raconte s’il s’y est passé quelque chose. Elle discute aussi avec eux, leur montre ce qu’elle tient dans sa main. Elle aide à accompagner les enfants du groupe IV. Dans le jardin, elle leur montre où ils doivent aller. »
35Sur la grande terrasse du premier étage, les enfants d’environ un an, qui n’étaient plus dans un parc mais pouvaient gambader à leur guise dans une partie séparée de la terrasse, aimaient beaucoup regarder dans la cour du rez-de-chaussée en se collant à la rambade extérieure.
Dans un de nos vidéos, Erzsi, la nurse de Viktor (14 mois), lui parle de cela pendant qu’elle lui fait prendre son bain : « Te-te-te – c’est ce que tu as crié hier vers le groupe V, en bas. Tu as crié ça à Zsoltika, tu t’en souviens ? Il jouait en bas dans la cour... » Sur la table à langer, Viktor se tourne vers la porte. Erzsi rit : « Là, tu ne peux pas voir la terrasse dehors ! Écoute, demain, si on sort sur la terrasse, tu pourras regarder Zsoltika, voir s’il joue dans la cour. Tu pourras aussi lui parler, d’accord ? Maintenant, c’est le soir, eux aussi, ils prennent leur bain, puis ils vont se coucher. »
37Parfois les grands aussi observaient depuis la cour les petits jouant sur la terrasse.
Dans une autre vidéo, Erzsike, âgée d’environ deux ans, déjeune dans le jardin, assise sur une table-banc. Elle regarde vers la terrasse en face d’elle, où les petits rampent près de la rambade. Sa nurse, Jutka, met en mots ce qui a pu éveiller l’attention d’Erzsike et ajoute que l’été précédent, c’est eux qui étaient là-haut, c’est leur groupe qui vivait là-bas.
39Quand ils étaient dans leur pièce, les enfants vivant au rez-de-chaussée aimaient regarder dehors par la fenêtre. Vers l’âge d’un an et demi, ils apprenaient à grimper sur la grille protectrice du radiateur d’où ils pouvaient voir une partie du jardin. Ils observaient le monsieur qui installait les matelas sur les lits où ils dormaient à midi, balayait la neige en hiver, arrosait la pelouse en été, etc. Les enfants vivant dans une autre chambre avaient la chance d’avoir vue sur la rue et la porte d’entrée. Ils pouvaient voir leurs camarades partir en promenade, ou en revenir, un enfant être emmené pour un examen médical, la voiture de l’Institut s’arrêter devant le garage, les adultes qu’ils connaissaient arriver ou partir, etc. Lorsque c’étaient les enfants de 4-6 ans qui vivaient là, ils savaient exactement quelle personne travaillant à l’Institut arrivait et repartait à quel moment de la journée, qui venait en voiture, laquelle était la sienne.
40Naturellement, à ces expériences des enfants s’ajoutaient toujours des petites explications ou commentaires des nurses – ou bien sur place ou bien plus tard, par exemple pendant le soin ou quand on avait un peu de temps pour discuter. Ainsi les enfants petit à petit pouvaient comprendre qui appartenait à cette maison où ils vivaient et comment fonctionnait cet institut.
Programmes organisés
41Les occasions de rencontre mentionnées ci-dessus avaient toutes lieu sur le territoire circonscrit des enfants. Pour qu’au-delà de la pièce et du jardin de son groupe, l’enfant d’une pouponnière (chaque enfant !) découvre la maison où il vit et le monde extérieur, il faut des programmes organisés et réguliers. « Le monde de l’enfant vivant dans une pouponnière ne s’élargit pas de soi-même. C’est à nous d’ouvrir la porte de sa chambre », écrit Anna Tardos dans sa comparaison avec la vie des petits enfants élevés en famille (Tardos 1980).
42Les programmes organisés étaient les suivants :
43Après l’âge d’un an, l’enfant pouvait sortir quelques minutes dans le couloir avec sa nurse de référence, quand celle-ci prenait son petit-déjeuner ou son goûter. Pendant ce temps, il pouvait se familiariser avec le couloir devant la pièce de son groupe.
44Entre l’âge d’un an et demi, deux ans, il pouvait commencer à aller avec un de ses camarades dans le jardin de jeu. (Avant cela, la pédagogue du jardin de jeu venait dans le groupe pour faire connaissance avec eux.) Ainsi, l’enfant quittait son groupe pour un petit moment, il faisait connaissance avec un autre endroit de l’Institut, la cabane en bois à l’autre bout de la cour, il découvrait de nouveaux jouets intéressants, il se liait d’amitié avec un autre adulte qui vint à jouer un rôle spécifique dans sa vie, différent de celui de ses nurses.
45Les promenades étaient également l’occasion de se lier avec une autre adulte de l’Institut. Dans un premier temps, la promenade se limitait parfois à la maison, et surtout au jardin devant la maison. Comme l’attestent les journaux de promenade, les enfants plus craintifs, comme Ildikó et Gábor, qui se familiarisaient plus lentement, plus prudemment avec les nouveautés que la moyenne, examinaient avec minutie le moindre détail à plusieurs reprises.
« Ils ont remarqué de nouvelles choses à l’endroit où ils ont pour habitude de se promener, par exemple la corniche en pierre sur le mur de la villa. Ildi l’a tapotée tout le long du mur, sur quoi Gábor aussi s’en est rapproché, « te », a-t-il dit en désignant la corniche. À côté de la maison, il y a plusieurs grilles de tailles diverses, ils ont regardé dans le trou de chacune, curieux de ce qu’ils pouvaient y voir » (Hevesi, 1980).
47Pour chacun d’entre nous, la connaissance de ces petites choses est nécessaire au sentiment de familiarité.
48Dans le jardin devant la villa, les enfants rencontraient les employés de Lóczy alors qu’ils arrivaient ou repartaient du travail, ils pouvaient voir la voiture de l’Institut qui rentrait, par exemple après les courses, quand on débarquait les fruits et les légumes qui constituaient ensuite leurs repas. La promenade, le fait de sortir de l’Institut puis d’y revenir leur faisait prendre conscience que c’était l’endroit où ils habitaient, que cette maison était leur chez-soi.
« Ils se sont arrêtés à la porte. Attila a jeté un regard étrange en arrière, vers la maison, il ne bougeait plus, il regardait fixement la maison. Je ne sais pas ce qui se passait dans sa tête – écrivit Sjoukje Borbély. [...] J’ai essayé de m’associer à ses pensées. “Tu regardes Lóczy, Attila, tu regardes qui est-ce qui marche là-bas ? C’est Madame Klári, elle vient faire la cuisine, elle fait à manger pour les adultes. Judit et Ancsa, elles vont chez vous. [...] C’est là-bas que vous vivez, toi, Dezső, Csabi, Andrea.” – “Le Lóczy”, a-t-il dit ensuite, et l’a répété encore quelque fois dans la rue : “Le Lóczy.” » On retrouve le sujet dans son journal quelques semaines plus tard : « À la porte, comme la fois précédente, Attila a commencé à réfléchir à haute voix : “Le Lóczy”, a-t-il dit en regardant la maison. J’ai répondu la même chose que la dernière fois, que c’était leur maison, que les adultes venaient y travailler » (Borbély, 1980).
50Au cours de leurs promenades, les enfants faisaient connaissance avec les environs de l’Institut, ils apprenaient dans quel jardin on pouvait voir des chats, où vivaient des chiens gentils ou d’autres, qui aboyaient.
Il y avait des années quand plusieurs enfants du groupe des grands aimaient visiter le chien Géza, qui devenait « une personne » de connaissance, lui apporter à manger « une délicatesse ». On peut voir, dans le film de Bernard Martino, Julcsi et Tünde aller chez Géza avec Éva Kálló. Quand Géza commençait à hurler, Éva a expliqué aux petites filles qu’il ne hurlait pas contre elles, mais seulement contre Bernard, parce qu’il les connaissait depuis longtemps. Éva Kálló écrivait que Tünde plus tard, à dix ans quand une fois elle est revenue à Loczy avec sa mère d’accueil, elle s’est rendue chez Géza, avec une « délicatesse » qu’elle avait apportée pour lui. Elle n’a raconté cette rencontre à Éva que plus tard. Géza l’avait reconnue.
52À partir d’environ deux ans et demi, les enfants aimaient beaucoup aller au magasin pendant la promenade, ils achetaient souvent quelque chose pour leur nurse ou un autre adulte qu’ils connaissaient. Les plus grands connaissaient aussi le chemin menant à l’aire de jeux plus éloignée, ou celui vers le jardinage où ils regardaient les poissons et la tortue dans le petit bassin. Tout ceci leur permettait de situer la maison où ils vivaient dans un environnement plus large.
53Dans le cadre des excursions de groupe, les enfants allaient souvent visiter le foyer des nurses, ils faisaient connaissance avec l’endroit où elles habitaient. Parfois, ils allaient rendre visite à un autre adulte qu’ils connaissaient, une pédagogue, ou la nurse principale, par exemple.
54Quand l’enfant de service accompagnait la nurse dans la cuisine pour chercher les repas, à partir d’environ deux ans, il faisait peu à peu connaissance avec celles et ceux qui travaillaient au sous-sol et leur travail.
Edit, qui se montrait particulièrement curieuse de l’activité des adultes, en a offert le résumé suivant : « Madame Gitta (la magasinière), elle donne les blouses propres, Madame Julika lave les vêtements, Madame Marika fait le repassage, Ilus prépare les bons potages, Madame Gizi lave les couches, Erzsike Bolyos (sa précédente nurse) est partie chez les petits. »
56Lorsque nous avons commencé à avoir des enfants en âge d’école maternelle, nous avons décidé que les grands pouvaient descendre tout seuls à la cuisine (par exemple pour y demander de la tisane s’il n’y en avait plus), aller voir la nurse principale ou le médecin avec quelque mission qu’on leur avait confié, ou monter les cahiers des groupes chez le médecin à l’étage.
57Pour les grands, les visites régulières chez la nurse principale ou un autre employé (la femme de ménage, le bibliothécaire, la magasinière) constituaient un programme important. Les garçons les plus âgés allaient rendre visite aux « messieurs » (les chauffagistes), ils les aidaient dans les travaux de jardinage. Les enfants fréquentaient la même personne pendant une période prolongée.
À 4-5 ans, Gyurika visitait régulièrement la bibliothécaire. Kati allait le chercher dans son groupe puis, sur le chemin de la bibliothèque, ils passaient chez la standardiste chercher le courrier. C’est Gyurika qui portait les revues. Quand ils passaient devant les maisons en bois, Gyurika, au début, s’arrêtait devant chacune d’elles. « Pas ici ? », disait-il, à moitié comme une question, mais se souvenant déjà que la bibliothèque était dans la dernière petite maison. Plus tard, il savait exactement qui travaillait dans quelle maison. À la bibliothèque, souvent, ils apposaient ensemble le tampon sur les nouveaux livres et revues, il aimait faire ça. Une fois, il a noirci une feuille de papier de tampons et l’a ramenée dans son groupe. D’autres fois, ils collaient les petits triangles en carton au coin intérieur des livres pour les cartes de bibliothèque. Il regardait les images sur les couvertures des livres, il en discutait avec Kati. Souvent aussi, il dessinait, il essayait tous les crayons, les billes, les feutres, il jouait à cache-cache entre les étagères (Albertné Szilágyi).
59L’enfant qui allait voir la nurse principale l’accompagnait dans sa visite des groupes, il faisait connaissance avec les enfants des autres groupes, avec leurs nurses, et retrouvait par la même occasion les endroits où il avait vécu avant.
À trois ans et demi, Évike, qui était aveugle de naissance, montait toute seule à l’étage, dans la chambre de la nurse principale. Elle reconnaissait à la voix les nurses qui travaillaient à l’étage. (Cela faisait alors plusieurs mois qu’elle rendait visite à la nurse principale).
61Ces programmes se déroulaient selon un ordre déterminé que les enfants apprenaient facilement. La promenade et la visite du jardin de jeu avaient lieu en alternance un jour sur deux, toujours soit le matin, soit l’après-midi. Pour le service de jour, l’ordre de succession leur permettait de se situer dans le temps, ils savaient exactement qui venait après qui. Ils situaient les autres événements par rapport au service, l’un disait par exemple : « Nous allons en excursion quand Pisti sera de service. » Les horaires des nurses étant variables, certains enfants pouvaient sortir dans le couloir avec leur nurse quand celle-ci travaillait le matin, d’autres quand leur nurse travaillait l’après-midi. De même, la visite chez la nurse principale ou les chauffagistes variait selon l’horaire de travail des personnes. Par exemple, on a expliqué à un enfant : « Aujourd’hui, c’est Tünde qui va chez Magdi, toi, tu iras chez la nurse principale, quand Mari sera de l’après-midi. » Naturellement, de tout ceci la nurse en parlait d’avance avec les enfants, et le répétait plusieurs fois aux petits. C’est l’organisation de la vie de tout l’Institut qui causait les régularités différentes de l’un ou l’autre programme des enfants, en donnant ainsi une certaine variabilité aussi.
62Le résultat de ces efforts apparaissait au cours de deux événements importants dans la vie des enfants, qui renforçaient à leur tour le sentiment d’appartenance à la communauté de Lóczy au sens large :
63La fête d’anniversaire des enfants, à laquelle étaient invitées, outre les nurses du groupe, toutes les personnes travaillant à Lóczy qui connaissaient l’enfant. Elles participaient activement à la fête, amenaient des fleurs ou un petit cadeau, souhaitaient bon anniversaire à l’enfant, recevaient une part de gâteau. Lors du deuxième anniversaire, c’est encore leur nurse de référence qui invitait les adultes. Un an plus tard, les enfants allaient voir les invités ensemble avec la nurse, ou les invitaient par écrit. Les enfants plus grands disaient d’avance qui ils aimeraient inviter.
64Les adieux au moment du départ d’un enfant : Accompagné de sa nurse de référence, l’enfant faisait le tour de la maison, il se rendait dans les chambres de chaque groupe et dans les autres endroits qui lui étaient familiers, les bureaux des adultes qu’il connaissait. Il disait au revoir à tout le monde, puis ses nurses, ses camarades de groupe pour les plus grands, la direction de l’Institut et tout le personnel, y compris souvent les employés administratifs et de cuisine l’accompagnaient jusqu’à la porte. Cette « cérémonie » n’était pas seulement importante pour l’enfant qui partait, les autres aussi sentaient, puis comprenaient que lorsqu’ils partiraient à leur tour, on leur dirait adieux de la même manière, avec la participation de toute la maison (Le film de Bernard Martino présente ces deux événements).
65Les expériences acquises par les enfants au cours des divers programmes, de même d’ailleurs que les événements ayant lieu au sein de leur groupe, étaient complétées et renforcées par les conversations avec les adultes participant aux programmes et avec leurs nurses, par les explications offertes par ces adultes. Les conversations étaient facilitées par certaines occasions programmées pour l’échange d’informations :
66Les nurses de nuit (généralement des personnes différentes d’une nuit à l’autre) faisaient le soir le tour des groupes et se « présentaient » aux enfants, elles les prévenaient que s’ils avaient besoin d’aide pendant la nuit, ce seraient elles qui viendraient les voir.
67Après chaque promenade ou moment passé au jardin de jeu, la pédagogue en charge de ces occupations rendait compte de ce qui s’était passé à la nurse du groupe. Lorsqu’elle raccompagnait les enfants dans leur groupe, elle racontait brièvement où ils s’étaient promenés, ce que les enfants avaient trouvé le plus intéressant, ou s’ils avaient été dans le jardin de jeu, avec quel jouet ils avaient joué, et comment. Souvent, les enfants restaient auprès des adultes et écoutaient la pédagogue, ils étaient intégrés à la discussion, s’ils en avaient envie, eux aussi pouvaient raconter ce qui s’était passé, les petits en ajoutant quelques mots que l’adulte complétait, les plus grands en parlant plus longuement. Si les enfants avaient peint ou dessiné quelque chose dans le jardin de jeu, ils l’amenaient fièrement à leur nurse, qui l’accrochait le plus souvent au mur de leur chambre. De leur promenade, les enfants ramenaient souvent des baies, des marrons, des cailloux. Naturellement, il arrivait souvent qu’au retour de leur programme, les enfants partent immédiatement jouer avec leurs camarades, et que ce ne soit que plus tard dans la journée qu’ils racontent un événement survenu pendant la promenade ou dans le jardin de jeu. Leur nurse ne pouvait discuter de ces choses avec les petits enfants que si elle avait été précédemment mise au courant de ce qui s’était passé. (Si la nurse n’avait pas le temps d’écouter le compte rendu, par exemple parce qu’elle était en train de s’occuper d’un autre enfant, la pédagogue résumait les événements en quelques mots, et attendait une autre occasion dans la journée, si elle avait quelque chose d’important à relater). Bien sûr, de temps en temps la nurse de référence de l’enfant parlait aussi avec la nurse principale ou d’autre adulte de ce qu’ils avaient fait avec l’enfant.
68Au cours des transmissions de midi et du soir entre les nurses, elles rendaient toujours compte de ce qui s’était passé au cours des programmes, ce qui leur permettait d’embrayer sur ces sujets dans les conversations spontanées avec les enfants.
Dans une de nos vidéos, Zoltán évoque un souvenir de ses anciennes promenades, quand il avait vu des perroquets (dans une animalerie). Il parle des perroquets avec sa nurse, Éva, qui rajoute ensuite : « Je m’en souviens, vous alliez souvent voir les perroquets avec Zolika et Marika (la pédagogue en charge de la promenade), vous alliez là-bas à chaque fois. »
70Les conversations avec les enfants le soir : Avec les plus petits, c’est pendant leur habillage du soir que la nurse discutait de ce qu’ils avaient fait pendant la journée ou de ce qui leur était arrivé, elle leur disait aussi quelle nurse allait être avec eux le lendemain matin. Lorsqu’on remplaçait les lits à barreaux d’un groupe d’enfants par des lits à barreaux bas, ils étaient tous mis au lit au même moment, après le bain et l’habillage. Sur leurs lits, les enfants se glissaient dans leurs sacs de couchage, la nurse s’asseyait parmi eux et ils discutaient ensemble des événements de la journée, de ce que chacun avait fait, où il avait été, puis ils parlaient des programmes du lendemain. Avant de dormir, la nurse chantait une berceuse ou récitait un poème pour enfant, ou quand les enfants sont plus âgés un conte plus ou moins long, puis souhaitait bonne nuit à chacun. Cette discussion nocturne sur les événements de la journée avait aussi lieu chez les plus grands, c’était un moment apprécié autant des nurses que des enfants.
Quelle image les enfants restés à Lóczy jusqu’à leur scolarité se firent-ils de l’Institut, à quel point ressentirent-ils Lóczy comme leur chez-soi ?
71Jusque-là, j’ai brièvement passé en revue les occasions qu’avaient les enfants de se familiariser avec l’ensemble de l’Institut. Comme nous l’avons vu, tout un ensemble de programmes organisés a été mis en place au fil des ans. J’ai tenté grâce à quelques exemples de montrer les connaissances que les enfants pouvaient en retirer, comment leur horizon s’élargissait au-delà de leur chambre.
72Reste à savoir si les enfants élevés à Lóczy jusqu’à l’âge de 6-7 ans se firent une image globale cohérente de l’Institut, s’ils avaient le sentiment d’y appartenir. Cette question constituant un nouveau domaine de nos recherches, la réponse nécessiterait de collecter et d’étudier plus en détail les manifestations verbales et non-verbales des grands. Dans ce qui suit, je m’en tiendrai à quelques pensées étayées d’un ou deux exemples.
Que savaient les grands de Lóczy et que pouvaient-ils ressentir ?
73Nombre de détails de la vie de l’Institut réapparaissaient dans les jeux des enfants.
Nous avons constaté de nombreuses fois, et trouvions cela tout à fait naturel, qu’un enfant prenait successivement soin de plusieurs poupées ou ours en peluche, puis les mettait au lit l’un après l’autre. La nurse d’Anna (4 ans) a noté à propos de ses jeux qu’après avoir mis ses poupées dans leurs sacs de couchage, les avoir couchées et bordées, après leur avoir parlé, Anna se mettait à « noter » les événements de la journée dans leur cahiers imaginaires.
Dans le groupe des grands, les enfants jouaient souvent à être nurses de nuit, « les nurses de nuit entraient dans la chambre », elles demandaient par exemple « quoi de neuf ? », « combien il faut plier de couches, combien en faut-il de doubles ? »
Ils aimaient beaucoup jouer à la transmission entre nurses, c’était le cas tout particulièrement de Zsóka (6-7 ans). Elle avait un petit calepin, qu’elle emmenait souvent avec elle partout, « elle écrivait dedans » (en imitant l’écriture des adultes), puis appelait ses camarades pour la « transmission » et donnait des « explications » tout en feuilletant son calepin.
75Les enfants ont compris et exprimé au sujet du mode de fonctionnement de Lóczy des choses que nous ne leur avons même pas apprises, en tout cas pas consciemment. Il en allait ainsi, par exemple, de savoir qui tranchait une décision concernant la vie d’un groupe, qui était le supérieur avec qui l’on devait en discuter :
« Les aides-nurses sont formées pour faire des soins par les responsables de groupe, n’est-ce pas ? », a demandé Zoltán (5 ans et 10 mois), quand Erika, qui avait travaillé jusque-là comme aide-nurse a commencé sa formation dans le groupe.
« C’est avec Kati qu’il faut en parler, parce que c’est elle qui discute du groupe (Kati est la nurse responsable du groupe) », a déclaré Anna (6 ans) à un de ses camarades.
« Tu as parlé de ce changement avec Györgyi (la pédagogue du groupe) ? », a demandé Petra, comme pour contrôler sa nurse, Éva, qui leur expliquait le nouvel ordre de succession pour le bain du soir.
77Les déménagements de groupes, avec leur régularité propre à Lóczy, représentaient également un sujet de discussion :
Dans une vidéo, on voit Jancsi qui discute avec sa nurse, Ancsa, et deux camarades plus petits, Dávid et Lasha :
Jancsi : Au début, tout le monde est dans le groupe d’en haut, n’est-ce pas ?
Nurse : Oui, au début, quand les enfants sont encore petits, tout le monde est là-haut, puis quand ils ont grandi, ils descendent dans le groupe d’en bas.
Jancsi : Et quand on est grands ?
Nurse : Les plus grands sont ici, en bas, dans le groupe VI.
Jancsi : Quand on est encore petits, les nurses nous descendent dans le groupe V., ... et puis, quand on est déjà dans le cinq, on est déjà hauts comme ça (il se désigne soi-même), et quand on est déjà grands, alors, on vient ici, dans la chambre VI. D’abord juste pour se familiariser. Nous aussi, on est venus trois fois, et puis maintenant, on est là.
Nurse : Oui. On est venus trois fois ?
Les enfants commencent à en discuter : « Non, deux fois ! » ... « Quatre fois ! »
Nurse : Oui, on est venus un certain nombre de fois.
Dávid : Et les lits...
Jancsi : D’abord, on a amené ici les t-shirts, puis les livres de contes, puis après les lits aussi.
79Comme Geneviève Appell l’a également souligné dans son introduction, un élément important de la connaissance des enfants était la réalisation progressive du rôle de la « nurse de référence » dans le système éducatif de l’Institut. Nous ne disions pas aux enfants qui était leur nurse de référence. Bien que ce soit là une donnée essentielle à la pouponnière, nous ne souhaitions pas les en informer. Il nous paraissait plus constructif pour eux de le percevoir grâce à l’intérêt particulier que leur nurse leur témoignait et de le « comprendre » progressivement avec l’approfondissement de leur relation.
80Et en effet cet attachement, les enfants plus grands ne faisaient pas que le ressentir, ils l’exprimaient par les mots aussi. Par exemple, s’ils construisaient quelque chose de beau, c’est à elle qu’ils voulaient le montrer, ou ils lui disaient qu’ils allaient lui donner le dessin qu’ils s’apprêtaient à faire dans le jardin de jeu. Les enfants comprenaient également que leurs camarades avaient eux aussi leur nurse de référence, et ils voyaient que si celle-ci quittait le groupe, une autre nurse prenait sa place.
81Lorsque leur nurse de référence partait, ils étaient tristes de l’avoir perdue, mais curieux aussi de qui allait la remplacer, qui allait être celle dont ils pouvaient attendre une sollicitude particulière. La question surgissait souvent à propos d’occasions particulières que les enfants rattachaient à leur nurse de référence :
« À moi, qui va m’apporter mon gâteau ? », a demandé Zoltán (3 ans et 4 mois), dont la nurse de référence était partie peu avant, lors de l’anniversaire d’un de ses camarades.
Szandra (4 ans) a formulé sa question d’une façon plus générale. Après que sa nurse, Ágota lui a dit qu’elle quittait l’Institut, elle a demandé à une autre de ses anciennes nurses : « Qui est-ce qui viendra, si Ágota part ? Erika, c’est toi que j’aurai à la place d’Ágota ? »
83Même lorsqu’il n’y avait pas de changement parmi les nurses du groupe, les grands discutaient parfois de qui appartenait à qui :
« Tímea, Éva est là toute la journée », a dit Zoltán (4 ans et 2 mois) en se tournant vers une de ses camarades, Éva étant leur nurse de référence à tous les deux.
Anna (3 ans et 9 mois) a discuté plusieurs fois avec sa nurse, Jutka, mais aussi avec ses camarades de savoir quelle nurse écrivait le bilan mensuel (dans le journal de développement) de quel enfant. Elle racontait toujours que c’était Jutka qui écrivait le sien et celui d’Etelka. Elle a protesté pendant un temps contre le fait que Jutka écrivait aussi celui de Feri, plus tard, elle l’a accepté.
85La question la plus importante est toutefois de savoir si ces enfants de 4-7 ans avaient le sentiment que Lóczy était leur chez-soi ? Étaient-ils seulement attachés à leurs nurses et leurs camarades de groupe, ou l’ensemble de l’Institut leur devint-il important ? Et si c’était le cas, comment exprimèrent-ils ce sentiment ?
86Il est rare que les enfants explicitent qu’ils se sentent bien chez eux (au sein de leur famille), cela leur est tout simplement naturel. Les grands élevés à Lóczy exprimèrent eux aussi ces sentiments de manière plutôt indirecte, mais j’ai aussi trouvé une formulation explicite de ce sentiment. À sa camarade Edina, qui disait aimer Judit, une femme travaillant à la cuisine, Szandra (4 ans et demi) répondit : « Moi, toute la maison me plaît » (Vincze).
87Dans leurs jeux ou leurs discussions, ils laissaient plus fréquemment transparaître une identification avec les principes et méthodes de soin et d’éducation de l’Institut. On trouve de nombreux exemples où les enfants de Lóczy prenaient soin de leurs poupées, ou de leurs ours en peluche de la même manière, avec les mêmes mouvements prudents et délicats qu’avaient les nurses dans leur soin des nourrissons. C’est ce que révèle la série de photos montrant Tünde donnant à manger à sa poupée.
Anna avait 6 ans quand sa nurse a noté que lorsqu’elle entrait avec la nurse principale chez les nourrissons, elle aimait regarder les soins qu’on leur prodiguait. « Quand elle revient dans le groupe, elle joue à reproduire avec ses poupées ce qu’elle a vu. Elle leur donne des soins et a pour elles des paroles très douces. » À cette époque, Anna a répété plusieurs fois qu’elle sera nurse. « Moi, je vais lire que des livres sur les soins, parce que je serai nurse », déclara-t-elle à l’âge de 6 ans et 3 mois. Au même moment, elle exprima quelques éléments des principes éducatifs de Lóczy. À une nurse en apprentissage, elle expliqua une fois : « Écoute Andi, si quelqu’un joue avec la nourriture, tu dois lui demander de te la donner. »
Qu’est-ce qu’a révélé le fait d’aller dans une école maternelle extérieure ?
89Ce que Lóczy a signifié pour les enfants apparaît encore plus clairement à travers leurs réactions lorsqu’ils se retrouvaient dans un environnement différent, ainsi quand ils commençaient à aller l’école maternelle.
90Lorsque nous avons commencé à envoyer les enfants à l’école maternelle, le sentiment s’est renforcé en nous-mêmes – dirigeants de l’Institut, nurses principales, pédagogues et nurses des groupes de grands – que pour nos enfants, Lóczy était leur maison, qu’ils ne se contentaient pas de vivre ici, mais que nous avions su leur offrir un vrai chez-soi. Nous pensions qu’il était important qu’à la maternelle aussi, ils comprennent cela, qu’ils ne considèrent par les enfants avec pitié, comme des « pauvres pupilles de l’État ».
91Dans chaque maternelle où nous avons envoyé nos enfants, nous rencontrions auparavant la personne qui la dirigeait et les institutrices pour leur parler de notre système d’éducation, en particulier du rôle de la nurse de référence. Nous invitions les institutrices à nous rendre visite, nous leur présentions l’Institut, l’environnement des enfants, leurs nurses. Les enfants qui s’apprêtaient à aller à la maternelle participaient à cette visite, Petra et Tímea, par exemple, montrèrent fièrement toute la maison aux institutrices (Kálló 1989 ; Pestiné Horváth 1987b).
92Nous avons eu le sentiment que nos efforts ont été couronnés de succès. Nos enfants ont été acceptés dans les maternelles et, la plupart du temps, une bonne coopération s’est établie entre nous et eux. Comme l’a souligné Éva Kálló sur la base de ses interviews avec les institutrices, il est apparu que nos enfants parlaient beaucoup de Lóczy à la maternelle, exactement comme les autres enfants le faisaient de leur famille. Ils rendaient compte de ce qui s’y passait, de l’arrivée par exemple d’un nouveau nourrisson ou de la fête d’anniversaire de quelqu’un.
À la maternelle de Zsani, la coutume était que chaque lundi matin, les enfants discutaient avec l’institutrice de ce qu’ils avaient fait pendant le week-end. Une fois, Zsani a raconté fièrement qu’à Lóczy, ils avaient dormi à midi dans le jardin. Petra était tellement bavarde. Une fois, lors d’une fête de carnaval elle a dit aux parents de ses camarades d’école que sa mère était morte, c’est pourquoi Éva, son éducatrice de référence l’éduquait (Kálló 1987).
94Les enfants comparaient souvent les usages en vigueur à la maternelle aux habitudes de Lóczy, exprimant ainsi indirectement que, pour eux, c’étaient celles de Lóczy qui leur étaient familières, auxquelles ils s’identifiaient :
95– Au cours de la période où ils se familiarisaient avec la maternelle, ils remarquaient que les groupes y étaient bien plus nombreux. « Nous, on est moins nombreux », a répété Attila plusieurs fois. Petra s’est plainte à ses nurses du grand nombre d’enfants à la maternelle. Ceci mérite d’être souligné puisqu’il s’agissait là d’enfants vivant en groupe, mais qui réalisaient à ce moment-là la différence entre l’ambiance familiale d’un petit groupe de 8-9 enfants où ils pouvaient s’y retrouver et celle d’un groupe de maternelle de 25-30 enfants.
96– Une autre de leur remarque récurrente était qu’à la maternelle on ne les connaissait pas ou, du moins, qu’ils n’étaient pas certains qu’on se souvenait d’eux, qu’on gardait à l’esprit ce qui avait trait à eux.
En rentrant de la maternelle, Marianna a dit tristement à sa nurse : « Moi, là-bas, les enfants me connaissent pas encore. » Lorsqu’Attila est retourné à la maternelle après une longue maladie, il a noté avec inquiétude que l’institutrice l’avait déjà sûrement oublié. Marika a raconté fièrement à sa nurse que l’institutrice avait remarqué qu’on lui avait coupé les cheveux et que sa coupe lui avait plu.
98Ces remarques reflétaient probablement leur sentiment qu’à Lóczy, nombreux étaient ceux qui les connaissaient bien, leurs nurses en premier lieu, mais aussi d’autres adultes, et ceci paraissait naturel à tout le monde.
99– Les enfants comparaient les usages, les règles. Ils constataient avec plaisir les similitudes. Ils ont appris certaines règles de politesse à la maternelle, par exemple se souhaiter bon appétit avant le repas, et les ont introduites dans leur groupe à Lóczy. Mais ils ont également remarqué lorsqu’il y avait une différence notable entre les principes éducatifs et l’ambiance régnant à Lóczy et ceux propres à la maternelle. Dans ces cas-là, soit ils attendaient une réponse de leur nurse, soit ils objectaient eux-mêmes l’attitude de l’institutrice. C’étaient donc nos conceptions qui leur servaient de référence, qui leur paraissaient naturelles.
Marika s’est plainte par exemple à sa nurse de référence que l’institutrice lui avait dit que celui qui a été vilain ne recevra pas de cadeaux du Père Noël. La nurse avait l’impression que Marika n’était pas seulement tourmentée de savoir si c’était vrai, mais aussi si c’était juste. Zoli a raconté à sa nurse : « À la maternelle, les institutrices disent toujours “qu’il pleure s’il veut, il faut le laisser pleurer”. On peut pas faire ça, je l’ai dit à l’institutrice. » Quant à Petra, elle a averti l’institutrice qui finissait à midi : « Tu peux pas encore partir, tu n’as pas encore transmis à l’autre institutrice. » (Kálló 1989 ; Pestiné 1987b).
Quand ils quittent Lóczy...
101Les enfants restés à Lóczy jusqu’à l’âge de 6-7 ans ont vécu de nombreuses fois le départ d’un camarade, ou bien chez ses parents naturels ou bien chez les parents adoptifs, ou famille d’accueil. Ils ont assisté à leur fraternisation avec un de leurs camarades, puis au départ de celui-ci. La question les taraudait de plus en plus de savoir ce qui adviendrait d’eux, où étaient leurs parents à eux, quand quelqu’un allait-il venir les voir, comment sera leur nouvelle maman... Ils savaient également qu’à l’âge d’aller en primaire, ils ne pourraient plus rester chez nous. Par ailleurs, il n’était pas facile de quitter le monde particulier du Lóczy, de se séparer de leurs camarades, de leurs nurses, de toute la maison. Dans son étude sur Szandra, Mária Vincze estimait également que l’ardent désir de Szandra d’avoir des parents ne signifiait pas qu’elle avait envie de quitter Lóczy, elle s’y sentait bien.
102Les exemples suivants illustrent les difficultés de la séparation :
Discussion entre quatre filles de 5-6 ans :
Anna : « C’est pas nous qui choisissons dans quelle école on va aller, on nous le dira, ça se passe comme ça. »
Edit : « D’accord, mais moi, je vais vachement regretter si vous allez ailleurs, et qu’on sera pas ensemble. Mais j’apprendrai à écrire, et on s’écrira des lettres. »
Nelli : « Comment vous allez savoir de combien j’ai grandi ? »
Edina : « Ben, on s’écrira et on saura tout. »
Szandra attendait déjà impatiemment sa « nouvelle maman », mais elle avait besoin d’une longue fraternisation avec ses parents adoptifs, gentils et ouverts. C’est pendant cette période qu’elle a « proposé » à ses futurs parents : « Déménageons avec la maison et les chiens à côté de Lóczy » (Vincze).
L’avenir d’Anna est resté longtemps incertain. À cette époque, les visites de sa mère lui devinrent plus importantes, alors même qu’Anna n’attendait pas d’elle qu’elle la ramène à la maison. Elle a déclaré à sa nurse : « Ce serait bien si ma maman était là et toi aussi. » Dans son journal de développement, sa nurse a ajouté : « Il est difficile de perdre cette sécurité dont elle bénéficie ici. »
Rencontres ultérieures
104C’est au vu de ces réactions que nous avons commencé à organiser des rencontres annuelles, d’abord pour les enfants ayant quitté le groupe des grands. Avec le temps, le cercle des invités n’a cessé de s’élargir. Certains venaient quasiment tous les ans, d’autres seulement de temps à autre.
105Les enfants qui revenaient en visite allaient regarder leur ancienne chambre avec leurs parents, ils cherchaient l’ancien emplacement de leur lit, rencontraient leurs anciennes nurses, leurs anciens camarades et tous les adultes qu’ils connaissaient à Lóczy : les dirigeants de l’Institut, les médecins, les nurses principales, les pédagogues, et les autres employés. Dans la cour, ils s’asseyaient de nouveau sur les anciens vélos et les camions à benne, ils entraient dans le jardin de jeu, évoquaient quelques souvenirs avec la pédagogue qui les y attendait. Nous faisions aussi des projections vidéo à l’étage, ceux qu’on avait jadis filmés pouvaient regarder des vidéos d’eux-mêmes et de leurs camarades quand ils étaient plus petits.
106Naturellement, et ce depuis les tout débuts de l’Institut, chacun d’entre nous accueillait avec plaisir les visites individuelles de « nos anciens enfants ». Ils pouvaient venir n’importe quand avec leurs parents, ou tout seul quand ils étaient déjà adultes. Nous demandions aux parents des enfants qui nous quittaient de donner de leurs nouvelles, et nous les encouragions à nous rendre visite. Ceux qui le faisaient rencontraient la plupart du temps quelques connaissances qui se souvenaient d’eux, bien des années même après leur départ. Il arrivait que nous les aidions à retrouver leur ancienne nurse, si elle ne travaillait plus chez nous, comme cela a été le cas avec Attila dans le film de Bernard Martino.
Petra avait 17 ans quand elle est venue nous rendre visite avec sa mère. Alors que nous faisions cercle autour d’elle, lui demandant de ses nouvelles, elle nous a dit : « Vous avez dû beaucoup m’aimer ici. »
Épilogue – Le regard rétrospectif de l’adulte
108En juin 2016, lors de la remise solennelle du prix Pikler, décerné cette année à deux nurses principales de la pouponnière, nous avons invité quelques-uns de nos anciens enfants. Voici les souvenirs qu’ils nous ont fait partager à cette occasion.
109Anna
Merci de m’avoir invité, c’est vraiment quelque chose d’être ici. À ce que je sais, j’avais un ou deux mois quand on m’a amenée ici. Mari était alors déjà nurse principale, plus tard, c’est elle que j’allais voir. Je rejoins ceux qui ont parlé avant moi et ont partagé leurs souvenirs. Je sais une chose, c’est que tout le monde, de Mari à tous les gens qui travaillaient ici, nous a enseigné qu’on ne devait jamais abandonner, qu’il fallait lutter dans la vie.
je me souviens encore des claquements des sandales quand on descendait en courant, l’odeur du pain grillé me revient souvent en mémoire. Les soirées passées avec Mari restent aussi un très bon souvenir, on discutait énormément des grandes questions de la vie. On pouvait parler de tout, et on plantait des fleurs dans le jardin. Sa compote de griottes aussi était toujours très bonne, c’était ma préférée. Avec cette compote, on pouvait toujours m’amadouer, parce que je n’étais pas un cas facile –ceux qui me connaissaient le savent. Tout le monde s’en souvient, je donnais des coups de pieds dans ma souris en peluche ou dans la porte. Il n’y a pas longtemps, on s’est vues avec Mari, et elle m’a raconté une histoire, dont la fin était qu’en plein été, par 40 degrés, alors que les autres étaient en t-shirt et en short ou en jupe, moi, je portais un manteau d’hiver, parce que c’était ce que je voulais. Je ne peux donc que vous dire merci d’avoir toujours tenu bon, malgré ce travail prenant et difficile. Votre capacité d’être pour nous un point de repère stable et de nous transmettre des valeurs pendant notre petite enfance, c’est quelque chose d’unique au monde et d’inimitable.
111Edina
Je suis de la même génération qu’Anna. Je ne sais pas combien d’années durant nous avons usé ici nos sandales – la mienne, je l’ai encore, je la garde sur une étagère. C’était très intéressant de revenir ici et d’entendre l’autre facette de l’histoire. Je viens toujours avec un grand plaisir. Avec Anna, on a gardé le contact, parce qu’il y a toujours eu des rencontres où on se racontait ce que nous étions devenues. Moi, je suis reconnaissante pour chaque minute que j’ai passée ici. Moi aussi, le souvenir m’est revenu de nos soirées avec la nurse principale. Il y avait un grand mortier, on y pilait les médicaments, on les mettait dans de petits sachets de papier, on écrivait les noms dessus, on regardait les contes à la télé. J’attendais toujours ces moments avec impatience. L’odeur du pain grillé, moi aussi, je l’ai encore dans les narines.
C’est tellement intéressant, mardi, j’ai discuté avec une amie, ça va faire vingt ans en août que je suis partie d’ici, je lui ai raconté mon histoire et où j’allais venir ce jeudi. Elle m’a dit : « Pendant vingt ans, je n’ai pas osé te demander comment tu t’étais sentie là-bas. » En y repensant, moi aussi, je vous remercie d’avoir pu accomplir le chemin que j’ai accompli, d’être celle que je suis. Mes parents adoptifs avaient fondé une école maternelle privée Montessori, et j’ai réalisé que ça avait toujours été mon approche des enfants, je leur ai laissé de l’espace. J’avais dit à mes parents qu’avec les enfants les « pires », il fallait s’arrêter plus loin d’eux, puis s’accroupir et attendre qu’ils fassent « le premier pas ». Et je viens de m’en rendre compte, au cours de cette dernière heure, d’où ça m’était venu. Je ne l’ai pas appris, je l’ai vécu ici. Je suis reconnaissante à tous ceux qui sont présents, parce que si nous sommes là aujourd’hui, tels que nous sommes, nous le devons au travail incroyablement dur qui a été investi en nous.
113Tünde
Moi aussi, je suis heureuse de pouvoir être ici aujourd’hui. Tout le monde ne le sait pas, mais moi aussi, comme Anna et Edina, j’ai vécu ici à Lóczy de l’âge de deux mois à six ans. Surtout ces dernières années, depuis que moi aussi j’ai suivi une formation de puéricultrice (aujourd’hui, je l’ai déjà achevée), j’ai réalisé à quel point j’étais fière d’avoir pu vivre et revenir apprendre ici. Mes souvenirs de Magdi se sont estompés, mais il me reste ce sentiment, à quel point j’attends de pouvoir monter chez toi, dans la chambre de la nurse principale, d’être en tête-à-tête avec toi et de pouvoir discuter. Je faisais aussi des dessins, je ne me souviens pas trop de ce que je faisais d’autre, mais je sais que j’aimais beaucoup aller chez toi. En fait, tu étais comme une grand-maman.
115Été 2017
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : pouponnière, petite enfance, appartenance
Mise en ligne 22/11/2018
https://doi.org/10.3917/psye.612.0321Notes
-
[1]
J’ai utilisé pour l’élaboration de cet article le travail sur ce thème ébauché par Éva Kálló.
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[2]
Parmi les exemples cités dans mon article, j’ai eu plusieurs fois recours aux matériaux collectés par le Dr. Gabriella Püspöky, ce dont je la remercie.
-
[3]
Il est possible que cette capacité de distinction se développe plus tôt. Nous l’acceptons comme acquise /prouvée quand la nurse de référence peut observer les signes concrets dans le comportement du nourrisson.