Couverture de PSYE_601

Article de revue

Fictions et hallucinations autour d’une naissance sans vie

Pages 71 à 86

1 Comprendre les processus de deuil lors des morts périnatales, les réactions individuelles à la perte, les situations singulières (mort in utero, interruption médicale de grossesse, fausses couches), les aspects culturels, les effets sur la fratrie, tel était le programme de recherches proposé par un psychiatre américain Charles Zeanah (1989) au cours d’une revue de la littérature il y a vingt-cinq ans. Si la prise en considération de la mort périnatale a progressé dans les pratiques obstétricales sous l’influence des sages-femmes, des psychiatres et des psychologues, mais aussi par sa reconnaissance sociale et juridique, elle ne reste pas moins une blessure narcissique.

2 Comment se représenter ce qu’on n’a pas connu, ce qui n’a pas été ? Une expérience aussi traumatique que la mort d’un enfant durant la grossesse ou à la naissance confronte les parents au chagrin, au vide, à la révolte conduisant aux effets psychiques du négatif et de l’hallucinatoire. Si les réactions à la perte périnatale répondent de façon générale aux critères des réactions à la perte d’une personne chère, elles diffèrent néanmoins de la dépression et du deuil par certains aspects, tout particulièrement par la culpabilité toujours présente. L’auto-accusation peut prolonger le processus de deuil normal, surtout s’il y avait un sentiment d’ambivalence à l’égard de la grossesse ou si la mère se reproche un comportement jugé préjudiciable (par exemple, le tabagisme ou le jogging pendant la grossesse) ou encore si elle s’est sentie abandonnée. Les femmes ressentent que leur corps a fait défaut, et que leur féminité a été décevante. La vision idéalisée de la grossesse dans l’attente de l’enfant chute alors brutalement avec la conscience qu’elle peut engendrer la mort, que le corps maternel peut s’avérer destructeur, que l’enfant est menacé de mort – et ceci est vrai pour chacun des parents. Ces forces agressives généralement contenues impriment leur marque à l’image intérieure de la mère. On traitera ici plutôt des morts in utero ou lors des premiers jours de la naissance car, même si l’interruption médicale de grossesse est aussi concernée par les processus de deuil, elle s’en distingue par sa relative anticipation.

3 En effet, il est difficile de se représenter l’enfant dans l’utérus et donc ce qui est perdu avec lui. Une telle séparation suscite une réaction difficile à symboliser, même si elle est influencée en partie par la culture, les croyances et des rituels. Pour aider les parents à individualiser l’existence fugitive de l’enfant, les pratiques obstétricales et la législation autour de la mort in utero ont beaucoup évolué ces dernières années, mais de nombreuses interrogations subsistent à ce sujet.

L’évolution des pratiques autour du deuil périnatal et les conséquences sur la naissance d’un puîné

4 Se rapprochant des recommandations de l’OMS, les décrets de 2008 en France ont permis qu’un enfant né sans vie puisse être nommé, inhumé et inscrit sur le livret de famille à partir de 15 semaines d’aménorrhée (plus de trois mois de grossesse en respectant le délai légal de l’interruption volontaire de grossesse). Quand l’enfant meurt au terme de 22 semaines d’aménorrhée (5 mois de grossesse), un acte d’enfant né sans vie ou né puis décédé est établi. Cependant, les règles de déclaration des enfants mort-nés à l’état civil ne permettent plus leur enregistrement exhaustif, estimés à 10 pour 1000 (Blondel et Kermarrec, 2011). Les droits au congé parental existent, même souvent méconnus, et les parents peuvent organiser des obsèques ou demander au service funéraire de l’hôpital de s’en charger. Le service hospitalier est tenu d’organiser un accompagnement des parents pour faciliter le deuil. L’établissement de cet acte de naissance et les dispositions qui l’accompagnent permettent que cette grossesse ne soit pas un évènement passé sous silence comme c’était le cas par le passé. Se séparer pour toujours de leur bébé par de tels adieux humanise sa brève existence et atténue certainement le sentiment d’impréparation et d’irréalité. Si, avant les années 1970, les soignants évitaient le contact des parents avec leur enfant, ils ont ensuite eu tendance à l’encourager. Le plus souvent, il est proposé aux parents de voir l’enfant, de le porter, de le toucher en compagnie d’une sage-femme, de lui laisser un objet personnel ou bien une photo est prise qui, rangée dans le dossier, pourra être consultée ultérieurement.

5 La mort en couches sollicite émotionnellement aussi le personnel soignant, confronté aux limites de son art de la maïeutique. La crainte d’une erreur ou d’une insuffisance dans l’accueil de la souffrance de l’autre soumet le personnel chargé d’annoncer l’arrêt de vie de l’enfant à des affects difficiles qui supposent un partage émotionnel en équipe pluridisciplinaire avec les « psy ». Différents types d’angoisse ont été décrits chez les soignants, ceux qui les débordent et les sidèrent et ceux qui mobilisent des forces protectrices permettant d’anticiper le danger (de Wailly-Galembert, 2012). Des réflexions sont parfois menées en groupes de parole entre obstétriciens, sages-femmes et psychologues ou psychiatres, et les équipes sont tenues à un réajustement constant de protocoles, véritables remparts à l’angoisse et à la tendance à l’agir.

6 Des controverses sur des procédures jugées parfois « artificielles » (Stern, 2011) ont créé un flou chez le personnel médical à la suite de la publication d’études récentes. Il a été notamment constaté que les femmes sont plus anxieuses en présence de leur enfant décédé, plus déprimées et plus traumatisées, plusieurs années après l’événement. Par exemple, Patricia Hughes et Penelope Turton ont comparé soixante-six femmes enceintes ayant perdu un enfant durant la période périnatale lors d’une grossesse précédente à soixante mères d’un groupe témoin (Turton, 2001, 2009) ; les femmes qui avaient tenu leur enfant mort-né étaient plus déprimées que celles qui l’avaient simplement regardé, tandis que celles qui n’avaient pas vu l’enfant étaient moins susceptibles d’être déprimées. Les femmes qui avaient vu leur enfant mort-né présentaient une anxiété plus grande et des symptômes de stress post-traumatique plus marqués que celles qui ne l’avaient pas vu et leurs nourrissons puînés étaient plus susceptibles de manifester un comportement d’attachement désorganisé. Cette étude semble donc questionner l’idée jusqu’à présent admise que les parents devraient être en contact direct avec l’enfant privé de vie, et d’autres recherches ont tenté de mieux comprendre ce problème (Kersting, 2012 ; Cacciatore, 2013). Kerstin Erlandsson et al. (2013) ont donc interrogé, par un questionnaire adressé par internet, 840 femmes ayant vécu une perte fœtale après 22 semaines de gestation sur le fait de voir ou non leur fœtus décédé. Il est apparu que les femmes n’anticipaient pas leurs craintes si l’enfant leur était présenté spontanément et qu’elles pouvaient vivre ce moment positivement comme une démarche naturelle sans avoir à choisir de le voir ou pas ; en effet, la peur de l’inconnu expliquerait grandement les réticences à rencontrer le bébé mort. Ces résultats démontrent que l’efficacité du dispositif de soin autour d’une mort fœtale dépend de l’accueil, du respect et de la compassion de l’équipe soignante, et de son aptitude à penser ses contre-attitudes et à y faire face de façon active.

7 D’autres travaux ont montré la difficulté pour un frère ou une sœur aînés d’intégrer une mort périnatale, en fonction de leur âge et de leur déve­loppement psychoaffectif, en incitant les familles à se faire aider (Beauquier-Maccotta, 2014). Quelques recherches cliniques ont porté sur la grossesse suivant une mort in utero et les relations précoces avec l’enfant né après l’accouchement. Au cours de notre recherche à la maternité de Port-Royal, nous avons comparé deux groupes de mères : le premier groupe comptait vingt et une femmes rencontrées au cours de consultations conjointes avec l’obstétricien et à qui ont été proposés des entretiens psychologiques (4 à 8 en tout), le second était constitué de quatorze femmes vues lors de l’accouchement et n’ayant donc pas eu ce soutien psycholo­gique. Une majorité de mères des deux groupes était déprimée durant cette grossesse ; les sentiments de culpabilité semblaient peu compatibles avec les réactions habituelles lors des deuils de personnes connues auxquelles s’attachent des souvenirs. L’anxiété des mères diminuait après l’accouchement, elle était plus marquée chez les mères non suivies. À la naissance, les nouveau-nés des mères non suivies étaient plus irritables, et moins réactifs aux stimuli extérieurs. Toutes les mères avaient tendance à contrôler l’interaction avec leur enfant ; elles étaient plus sensibles aux signes d’appel de l’enfant dans le groupe des mères suivies et moins disponibles dans le groupe des mères non suivies. Les enfants étaient souvent plus passifs lorsque les mères n’étaient pas suivies. Au-delà des aspects recueillis au cours de questionnaires ou de codages des interactions filmées, nous nous sommes intéressés à la dynamique psychique des mères rencontrées et à son effet sur les relations avec leur bébé ; l’anticipation parentale prénatale de l’enfant semblait figée par la perte fœtale précédente, suscitant un retard à l’attachement. Mais, inversement, l’attente d’un autre enfant permettait la poursuite d’un travail psychique réparateur (Squires, 2004, 2012 ; Alvarez, Yamgnane, Disnan, Squires, 2009).

8 Les études psychiatriques ont tendance à occulter les enjeux psy­chiques de la maternité et du deuil, davantage révélés par une approche clinique individuelle. La mort fœtale se manifeste dans le psychisme en tant qu’absence – partie de soi et présence de l’autre dont le vivant atteste la perte. Ces modalités psychiques rejoignent les travaux psychanalytiques sur le refoulement, le clivage, la négation, la transmission, la discontinuité psychique du développement qui semblent intervenir dans la structure même du sujet. Le deuil, la séparation, la naissance, l’enfant mort et l’enfant à naître (objet psychique mort et renaissant, mais rarement oublié), cela confronte à des images difficilement figurables. Ces mouvements psychiques se retrouvent dans la littérature, la poésie et le travail inconscient sous une forme symbolisée ou sublimée (Séchaud, 2005).

L’ombre de l’enfant sur le moi : les Écrits freudiens sur le deuil

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Peut-être les assauts multiples contre l’amour-propre de la mère contribuent plus à sa dépression que la perte de son bébé comme objet distinct. Certaines manifestations communes après la perte d’une grossesse, particulièrement l’impression de vide intérieur, d’irréalité, d’entendre un bébé, peuvent être ancrées non seule­ment dans les sentiments dépressifs habituels et dans les résidus physiologiques de la grossesse, mais également dans une perception fragmentée du soi et dans des symptômes somatiques similaires à ceux qu’expriment les gens qui subissent un dommage narcissique, constate Irving Leon (1995, p. 9).

10 Lors d’une grossesse, l’enfant porté par la mère, encore niché dans son ventre, inaccessible à son regard, est assimilé à une partie de soi. Ce soi partagé avec l’enfant lui donne pour partie l’impression qu’elle a un corps, un psychisme pour deux. L’enfant dans l’utérus représente d’une certaine manière un double en attente.

11 Alors que la mort semble incongrue pour cet être si doué de force, pour la mère et le père elle affaiblit l’amplification narcissique autour de la naissance. Ainsi, la soustraction de la possibilité de vie ampute la femme d’une fraction d’elle-même. Comment appréhender les mécanismes psychiques de cette perte narcissique et comprendre les facteurs qui influencent sa résolution ?

12 Les écrits freudiens mettent l’accent sur le deuil comme une réaction à la perte d’une personne aimée qui avait été investie (Freud, 1915a, G.W., 428). Ainsi, l’enfant non-né répond bien à ce critère du deuil puisque les attentes, les projets même contrariés à son sujet représentent un réel investis­sement, même si au stade de la grossesse il est perçu avec ses mouvements, mais surtout imaginé et fantasmé. L’absence de vie de l’enfant escamote la possibilité d’échanges mutuels avec lui et l’investissement d’objet échoue. La grossesse se situe donc déjà dans une relation interpersonnelle, même si elle est rêvée. Or, les parents ont tendance à se représenter l’enfant dans l’utérus tel qu’il apparaît à la naissance, un être déjà formé, un bébé ; de plus, ils sont souvent soulagés, lorsqu’ils acceptent de le voir s’il n’est pas endommagé, de constater qu’il est beau, comme endormi. L’idée de sommeil évoque déjà le rêve, la vie imaginaire dont la grossesse est loin d’être exempte.

13 Freud insiste sur la difficulté à comprendre la douleur du deuil sur des bases économiques, car le travail de deuil nécessite une grande dépense libidinale alors que l’objet perdure psychiquement. Cette douleur explique la récurrence des souffrances liées à la disparition d’un être aimé. Ainsi, la perte d’un enfant mort-né suscite une blessure durable et récurrente dans le psychisme, qui peut être estompée par l’oubli et la distance temporelle.

14 Or, les affects dépressifs et la colère liés à la mort in utero montrent bien que le sentiment de perte est intense, proportionnel à ce qui avait été anticipé dans l’enfant. De plus, l’état de gestation interrompue atteint l’intégrité du corps de la femme. N’ayant pas été investi comme une personne, c’est-à-dire comme un être différent de soi, la mort in utero d’un enfant ne suscite pas tout à fait un deuil comme les autres, les ressemblances de cette perte avec la mélancolie sont frappantes. Dans la mélancolie, l’objet est perdu en tant qu’objet d’amour ; le malade peut savoir qui il a perdu, mais il ignore ce qu’il a perdu avec cet être, car il s’agit d’une perte d’objet inconsciente. Le choix d’objet serait de nature narcissique et lors de sa disparition, au lieu de s’orienter vers d’autres objets comme dans le deuil, la libido retournerait vers le moi où elle identifierait une partie du moi à l’objet abandonné. La disparition pourrait activer des affects de haine à l’égard de l’enfant mort, ultérieurement retournés contre le moi. Le conflit entre le moi et l’objet d’amour antérieur s’est transformé en un conflit entre une instance critique du moi et la partie du moi où l’objet a été installé. Ne pourrait-on pas dire en fin de compte que l’ombre de l’enfant mort-né obscurcit le moi ?

15 Les sentiments de culpabilité sont toujours présents lors d’une perte périnatale, montrant bien que l’intérieur du corps est vécu comme abîmé. Les images ne sont pas des images de fœtus, mais plutôt des reliquats imaginaires ou fantasmatiques de l’enfant. L’agonie de l’enfant est revécue comme une scène de mise à mort, la mort vécue, agie par la mère. La mère se sent toujours l’agent de cette mise à mort, comme si la puissance créatrice maternelle pouvait contenir, en germe, la destruction. Ces scénarios construits de la mort de l’enfant, parfois sous forme de rêves, aident à atteindre le sentiment de culpabilité. La culpabilité pourrait aussi se représenter par un meurtre, un meurtre notamment de l’enfant œdipien. De plus, lorsqu’une grossesse se termine mal, le fœtus est l’objet d’affects négatifs, se retournant contre la mère qui peut tomber malade sous l’effet de l’état particulier d’hypersensibilité préparant à l’arrivée de l’enfant (Winnicott 1956, p. 170).

16 Lors de l’attente d’un enfant, libido d’objet et narcissisme sont intimement intriqués. Entre amour d’objet et amour de soi, l’enfant mort trace la ligne fragile d’un narcissisme primaire blessé. L’enfant mort représente-t-il l’objet perdu avant d’avoir existé ? Est-ce le fait de n’être pas mère ou de ne pas avoir un enfant ? En somme, on pourrait parler de deuil de l’enfant, car il est perdu comme autre que soi, et de mélancolie parce qu’il représente une partie haineuse du moi identifiée à l’objet. La nostalgie, l’absence, le vide expriment en négatif cette non-naissance. Les effets de la mort in utero pourront donc être connus après-coup, pour autant qu’on pourra avoir une idée de ce qui est perdu avec l’enfant.

17 Dans le travail de séparation, l’objet d’amour a disparu, mais l’acceptation de la perte ne se fait qu’avec peine, non sans révolte, qui peut parfois culminer dans une psychose hallucinatoire de désir. Le sujet tente, alors, de se détourner de la réalité en maintenant l’illusion de la présence de l’objet perdu. Si le processus résolutif est bloqué, l’enfant risque de devenir une entité incluse dans le psychisme et cachée dans la mémoire.

La réalisation hallucinatoire de désir et la perte d’objet

18 Traitant de l’hallucinatoire, les textes Deuil et Mélancolie (1915a) et Complément métapsychologique à la doctrine du rêve (1915b) pourraient éclairer l’étrangeté de ce que semblent vivre les mères qui ont perdu un enfant. Dans Complément métapsychologique à la doctrine du rêve, Freud définit la psychose hallucinatoire de désir comme un fantasme de désir – une rêverie diurne – à partir de trois entités hétéroclites : la phase hallucinatoire de la schizophrénie, le rêve et l’amentia de Meynert.

19 Or, ce dernier concept, inspiré de Fürstner, décrit une forme spécifique de folie des nouvelles accouchées, la psychose puerpérale ou les phénomènes de déréalisation lors de certains accouchements. Selon cet auteur rapporté par Christine Lévy-Friesacher (1983, p.37) :

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Les manifestations insensées de la malade doivent être comprises comme des réactions (de défense) « adaptées » ou « logiques » contre une angoisse considérable, provoquée par l’hallucination de personnages fictifs ou réels qui l’insulteraient, voire s’apparenteraient à attenter à sa vie et parfois à celle de son enfant. Le primat de l’hallucination l’amène à appeler cette maladie « le délire hallucinatoire des nouvelles accouchées » (halluzinatorisches Irresein der Wöchnerinnen), ce qui lui permet d’éviter le terme trop général de psychose puerpérale.

21 En effet, de nombreux affects et représentations demeurent difficiles à appréhender, comme les sentiments persécutifs, les phobies d’impulsion, certains phénomènes hypocondriaques comme la perception interne de mouvements fœtaux ou hallucinatoires, le fait, par exemple, d’entendre un bébé pleurer.

22 André Green (1993, p.218) propose le terme d’hallucination négative pour rendre compte du phénomène de déni d’existence de l’objet. À l’hallucination positive qui serait « une perception sans objet » correspondrait une hallucination négative, « la non-perception d’un objet ». Aux limites de la représentation se situent des mécanismes inaccessibles comme l’efface­ment de la perception et de la représentation par l’échec de la liaison de la pulsion de mort à la libido.

23 On pourrait presque penser que la mère, ne pouvant se représenter l’enfant qu’elle a perdu, le désirerait sur le mode hallucinatoire, en quelque sorte par une hallucination positive sans objet, puisqu’il n’est plus présent. Et lorsqu’une grossesse ultérieure se produit, l’enfant qu’elle porte et avec qui elle entre en relation à la naissance pourrait parfois ne pas être perçu ou bien non représenté et difficilement reconnu. À la suite d’auteurs ayant parlé de l’enfant de remplacement (Cain et Cain, 1964 ; Poznanski, 1972 ; Hanus, 1982 ; Rousseau, 1998), les parents en deuil tendent à idéaliser l’enfant disparu, ce qui leur permet de maintenir temporairement son statut d’objet investi et de taire des affects de colère. L’enfant suivant aussi aura la charge d’assumer à la fois sa différence avec son aîné et sa ressemblance inévitable avec lui, parce que pour les parents il sera toujours le même, toujours le remplaçant. Dans le cadre de notre recherche, nous rencontrons à la maternité une femme d’une quarantaine d’années qui n’a pas reçu de soutien psychologique après la naissance interrompue de sa première fille. Nous lui rendons visite ensuite un mois après la naissance de son second enfant :

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« Quand je vois mon fils, un si beau bébé, dit Mme G., je ne peux m’empêcher de penser à cette petite fille et de l’imaginer en train de rire à côté de l’autre. » Mme G. s’est sentie si mal qu’elle a souhaité avoir des entretiens avec la psychologue de la crèche où son fils vient de commencer une adaptation : « Au moment de mon retour de couches, je me suis sentie très déprimée : je pensais beaucoup à mon premier bébé et cela me faisait pleurer. J’en ai discuté avec une psychologue, ce qui m’a beaucoup aidée. Mais j’ai souvent des pensées morbides (je vois toujours le pire en esprit, par “flash”) au sujet du petit, ce qui m’inquiète assez. Je me demande si c’est normal. »

25 Lors de nos rencontres, nous constatons qu’elle a en effet beaucoup de difficultés à percevoir les attentes, les besoins, les capacités de son fils. Face à une mère préoccupée, sensible à la présence de son fils, mais extrême­ment inquiète, peu disponible, l’enfant se comporte passivement. Nous lui recommandons alors de poursuivre le suivi psychologique avec son fils à la crèche.

26 Certaines mères peuvent à distance de la mort in utero ressentir une présence d’enfant dans leur ventre alors qu’elles ne sont plus enceintes, et d’autres mères ne perçoivent que difficilement le bébé lors d’une grossesse ultérieure. Lorsque les restes mnésiques n’apparaissent pas sous forme de représentations de mots ou d’images, le corps devient le théâtre du retour des affects refoulés. Ainsi, on ne s’étonnera guère que, lors d’une grossesse suivante, le corps de la mère vienne commémorer à sa manière l’existence fugitive de l’enfant sous forme de symptômes ou d’autres manifestations somatiques, qu’on pourrait donc assimiler à des hallucinations positives tandis que l’enfant dont elle est enceinte porte certains stigmates d’une hallucination négative. La mort in utero confronte les parents à un temps figé, suspendu entre la mort et la naissance, à un lieu nommé autrefois « les limbes » pour symboliser le deuil. Un travail de différenciation des deux grossesses est alors nécessaire ; le second enfant devra affronter à la fois l’idéalisation et parfois le rejet lié aux affects négatifs que suscite la disparition du premier enfant. L’absence de travail de deuil de la part des parents fragilise le destin de l’enfant suivant, dans la mesure où il devra lui-même l’effectuer.

Le fantasme de l’enfant mort

27 La clinique de l’enfant mort-né est d’autant plus troublante qu’elle donne forme aux fantasmes de meurtre infantile récurrents dans la culture et dans les religions monothéistes, par exemple le sacrifice d’Isaac sauvé par son père Abraham. Serge Leclaire (1975, p.25) évoque ce fantasme troublant d’un vœu de mort secret et inavouable des parents existant chez tout un chacun. Il s’agit du représentant narcissique primaire infantile mis à mort, vœu de mort inquiétant et impossible en acte qui gît secrète­ment dans l’inconscient. Cette part maudite de l’héritage, fantasme le plus secret, est un objet de meurtre aussi difficile que nécessaire.

28 Analysant aussi cette facette du narcissisme infantile, Guy Rosolato, dans La relation d’inconnu, fait du paradigme de l’enfant mort un axe central de sa compréhension des dépressions (1975, pp. 95-130). La prématuration et la dépendance à l’adulte du petit humain ont pour effet de fixer son attention sur l’objet (le sein, la mère) en utilisant différentes stratégies pour tenter fantasmatiquement de le maîtriser, de le détruire, de maintenir une relation privilégiée avec son corps ou encore de recourir à un dédouble­ment narcissique (moi idéal). Or le moi précoce s’organise de telle sorte à rejeter le déplaisir à l’extérieur, mouvement qui s’accompagne conjointe­ment d’un repli narcissique et d’un retournement pulsionnel du sadisme en masochisme. Il se produit alors un dédoublement narcissique entre le moi et son double issu du clivage que Rosolato nomme le moi-idéal (par exemple le compagnon imaginaire qui représente l’ombre de l’objet) et vers qui se porte le négatif sous la forme fantasmée de l’enfant mort. Si le corps maternel apparaît pour l’enfant comme un refuge, un support, il devient aussi menaçant, l’enfant craignant imaginairement d’être détruit par la cavité utérine. Les forces agressives seront défléchies au prix d’une lutte entre le moi et le moi idéal, de telle sorte que l’image narcissique infantile est un compromis entre la détresse initiale et la solution narcissique trouvée.

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Le paradigme de l’enfant mort a une fonction centrale dans les dépressions puisqu’il fonctionne comme première déflection pulsionnelle à l’égard de la mère, servant de représentation virtuelle des dangers, et comme lieu de convergence de l’agressivité subie ou projetée, grâce au dédoublement narcissique initial (p.120).

30 Ce fantasme constitue, pour l’enfant, un moyen de prendre une certaine distance avec la mère archaïque prégénitale ; ensuite cette intention meurtrière est attribuée à la fonction paternelle lors de l’œdipe. Grâce au dédoublement narcissique, la mère devient une instance tutélaire, protectrice, un objet total et le père prend à son compte une fonction symbolique interdictrice, lors du conflit focalisé sur la castration.

31 Dans la dépression, la perte objectale est une blessure narcissique au sens de la séparation avec un objet idéalement investi : « C’est le décalage entre le moi idéal et la réalité, l’idéal du moi et le moi qui provoque la souffrance de la dépression » (p.103). Guy Rosolato remarque tout d’abord qu’à l’origine des dépressions se trouvent souvent des faits réels comme des deuils, des séparations ou des abandons dans la famille et surtout dans la fratrie ; ceux-ci figurent souvent dans les rêves des patients – en par­ticulier ce qui tourne autour de la vie infantile apparaissant comme des menaces pèse sur la vie : fantasmes relatifs à la grossesse, avortements ou accouche­ments difficiles. Si les traumatismes entourant la naissance sont primordiaux, c’est le sens qu’ils prennent par la suite qui importe, en laissant leur marque sur le narcissisme infantile. Guy Rosolato décrit l’expérience « d’agonie primitive », à la suite de Winnicott, du fait de ces traumatismes primordiaux comme une relation d’inconnu, un manque caractérisé par un défaut d’intégration. Cette relation d’inconnu se trouverait à l’origine de structures psychopathologiques ou de psychoses.

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La dépression est un retour, une régression vers une déréliction première, vers sa passivité qui, reproduite, répétée en tant qu’affectivité passive, n’en est pas moins un moyen variable de maîtrise (p.108).

33 Si l’enfant représente pour ses parents une image sous la forme d’une imago positive, pouvant devenir sacrée, c’est pour mettre à l’écart un fantasme plus négatif, destructeur, inavouable, à l’origine des vœux de mort. Mais dans les dépressions, le sujet reste rivé au dédoublement narcissique notamment par l’intermédiaire de l’enfant mort fantasmé, le double est sacrifié fantasmatiquement à la place du sujet, la mère étant protégée de ses pulsions agressives, sauf lorsqu’il y a identification à la mauvaise mère dont résultent crimes et suicides.

34 À la suite de Guy Rosolato, Catherine Chabert a aussi traité du surgissement à certains moments de la cure du fantasme de l’enfant mort dans les moments extrêmes vécus par l’analysant sous la forme d’un transfert négatif, de douleur intense et d’ambivalence à l’égard de l’analyste ; ce fantasme fige le mouvement pulsionnel du travail psychanalytique, en exclut la part libidinale et pousse de façon paroxystique les effets de l’ambivalence (2002, p.54).

35 Le fantasme de l’enfant mort figure donc dans le psychisme le double négatif de l’image idéalisée de l’enfant vers laquelle convergent tous les désirs des parents. Le corps maternel, théâtre de la mise à mort, peut demeurer captif de l’imago paralysante de l’enfant mort et devenir la tombe d’un deuil impossible.

36 La période périnatale, comme tout projet humain, toute relation naissante, comporte un mouvement d’élation en direction d’un nouvel objet, cause de projections idéalisées, et une réaction dépressive face à la difficulté de renoncer aux investissements antérieurs perdus, par exemple en cas de naissance sans vie. Or le travail de création ou de sublimation peut aussi permettre d’élaborer ces affects dépressifs par une voie imaginaire et fantasmatique, tendant à restaurer et à recréer l’objet perdu. Les angoisses persécutives sont intégrées en un objet total et la culpabilité dépressive fait naître le besoin de restaurer cet objet. Face aux angoisses dépressives, le moi est intégré, il s’enrichit et il permet de mieux supporter les frustrations. La sublimation s’apparente au travail de deuil puisqu’elle favorise le renoncement à un but pulsionnel et à un objet sexuel à la faveur d’un autre but. Ecrire n’est pas toujours l’aboutissement du renoncement, cela permet une conjuration par une sorte de pensée magique, dévoilant la dimension parfois symptomatique d’un travail artistique. Ecrire fait revivre des vies passées, convoque les ancêtres, permet d’imaginer des possibles futurs. Ecrire, peindre, créer ne sont pas toujours l’aboutissement de ce travail de deuil mais rapprochent des êtres disparus afin d’intérioriser un travail de séparation à la fois nécessaire et douloureux.

37 Le deuil d’un enfant mort-né peut être l’objet d’un travail esthétique, traversée initiatique entre la vie et la mort par le biais d’un personnage imaginaire. Comme si l’artiste et la mère, au cours d’un processus de perte, devaient abandonner un objet anticipé par l’attente en attendant que se profile un autre objet. Au cours de ce processus d’une durée variable, la mère et l’artiste tenteront de surmonter le deuil qui les confronte à la position dépressive. Or, la littérature traite justement de l’absence, du vide, de la disparition, de ce qui ne se représente pas facilement et explore les passages entre réalité et fiction. Par l’expérience de l’écriture et de ses procédés romanesques, l’auteur convoque le lecteur à partager son point de vue ou les points de vue de ses personnages révélant les expériences subjectives les plus intimes et les plus étranges, parfois plus réelles que la simple narration.

La figuration du vide

38 Qu’il s’agisse de ressentis somatiques lors d’une grossesse interrompue ou de traces psychiques du fœtus sans vie lors de la grossesse suivante, la figuration symbolique de la mort périnatale semble facilitée par une narration indirecte. Or, la littérature du dix-neuvième siècle traite de la mort si fréquente des très jeunes enfants, dont elle fait parfois un rebondissement dans la trame narrative, un ressort dramatique lors de coïncidences mort-naissance, même si les affects douloureux sont suggérés de façon allusive. Dans le roman de Thomas Hardy (1891), Tess d’Urberville – une femme pure – la mort d’un enfant en couches est narrée sous l’angle de la faute et des auto-reproches en apparaissant comme un véritable plaidoyer en faveur des femmes : Tess Durbeyfield, une jeune paysanne du Wessex de seize ans, est séduite par un négociant dont la famille a usurpé le nom de famille de ses ancêtres nobles et déclassés, les d’Urberville. Ainsi l’auteur accentue la dramatisation de la non-inscription filiative par un brouillage de l’identité de l’héroïne. Son enfant conçu de façon illégitime meurt après quelques jours de vie. Tess en conçoit une culpabilité excessive et imagine qu’elle doit payer pour ce qui lui apparaît comme un crime et dont elle se pense responsable car en contradiction avec la morale chrétienne. La gravité de sa faute est majorée et intériorisée par cette jeune femme jusqu’au masochisme puisqu’à cette époque victorienne les relations hors mariage sont excusables pour les hommes et pas pour les femmes. Tess n’a aucune conscience d’être la victime de son milieu social, de ses croyances, de ses superstitions et se sacrifie à l’amour, à sa famille, à sa passion. Elle réalise inconsciemment aussi la punition de cette lignée paternelle déchue. Le roman se construit autour de cette dissymétrie de genre puisqu’elle sera répudiée par l’homme qu’elle aime en lui avouant cette naissance alors qu’elle est poursuivie par son faux cousin séducteur.

39 Tess accepterait aisément sa situation de fille sans mari ayant donné naissance à un enfant sans nom, mais l’idée qu’elle se fait des conventions contredit ce que naturellement son intuition lui enseigne. Lorsque l’enfant, au nom improvisé à partir de la Genèse – Sorrow signifiant en anglais la douleur (souvent associée à l’enfantement) – montre des signes de souffrance évoquant sa mort prochaine, elle se dépêche de le baptiser, espérant de cette cérémonie le salut chrétien :

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Ainsi disparut Chagrin, le non-souhaité, cet intrus, ce don bâtard accordé par une nature éhontée qui ne respecte pas la loi sociale, pauvre petite épave pour qui le temps éternel n’avait été qu’une simple affaire de jours, qui avait ignoré même l’existence des années et des siècles, pour qui l’intérieur de la chaumière avait été l’univers, la température de la semaine, le climat, la toute première enfance, la vie, l’instinct de téter, la science humaine (p.95).

41 Tess ne peut taire la naissance et la mort de l’illégitime Chagrin à son mari, le mal nommé Angel, qui la quittera sur le champ à l’annonce de sa confession, lui infligeant une punition tout au long d’années misérables qui la conduiront au crime.

« Portrait d’une dame » : le masque du deuil

42 La mort d’un enfant in utero peut être totalement passée sous silence dans le texte mais être néanmoins le rebondissement central de la trame romanesque. Dans le roman, The portrait of a Lady d’Henry James (1880), l’héroïne, une américaine orpheline depuis longtemps de sa mère et tout récemment de son père, décide de découvrir la Vieille Angleterre en se rendant chez sa tante, installée au cœur de la société britannique. Isabel Archer, « exceptionnellement douée d’une liberté d’action, de choix, de jugement et de contact », des trois sœurs la plus intelligente, repousse les prétendants au mariage, sujet jugé vulgaire ou trop lointain. Elle éconduit ainsi son cousin Ralph, puis un lord anglais et un américain ténébreux qui la suit à travers l’Atlantique. Alors qu’elle hérite d’une fortune de son oncle, elle tombe naïvement amoureuse d’un florentin charmeur, calculateur et désargenté. Osmond a eu jadis une fille illégitime avec Madame Merle, devenue amie d’Isabel. Isabel se trouve prise dans le piège tendu par Osmond et Madame Merle et se marie avec Osmond. Par cette union, Osmond souhaite disposer de la fortune d’Isabel et doter son enfant. Le roman dévoile la transformation intérieure de la jeune femme, rêvant avant de rencontrer Osmond, « de beauté, de courage et de magnanimité » jusqu’au doute et à l’angoisse face à l’autorité de son mari qu’elle suit comme une petite fille, une bonne élève, vivant un amour idéalisé, qui lui procure peu de plaisir charnel.

43 Le thème de la maternité est prégnant, tandis que le deuil est un motif plus souterrain. Au début du roman, la tante d’Isabel embarrasse celle-ci en voulant « l’adopter », puis elle perd son fils. L’amie d’Isabel, une journaliste américaine, adopte un enfant et doit travailler dur pour subvenir à ses besoins, tout en refusant les chaînes du mariage. La sœur d’Osmond, qui connaît le stratagème de son frère, a perdu trois enfants à la naissance.

44 Isabel perd ses parents, s’éloigne de ses idéaux, se rend captive dans le mariage et perd son premier enfant. Ralph, le cousin d’Isabel, dépeint la dépression masquée de la jeune femme :

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Si elle portait un masque, il lui couvrait entièrement le visage. La sérénité figée qu’il affichait sentait l’artifice ; ce n’était pas une expression, c’est une représentation, voire une annonce publicitaire. Elle avait perdu son enfant ; c’était un chagrin mais un chagrin dont elle parlait à peine ; il y avait plus à dire sur ce sujet qu’elle n’en pouvait confier à Ralph. De plus, le fait appartenait au passé ; il avait eu lieu six mois plus tôt et elle avait déjà mis de côté les signes symboliques du deuil. Elle semblait jouer un rôle de premier plan dans la vie mondaine. [...] Une forme de violence étayait parfois ses impulsions, une forme de brutalité certaines de ses tentatives, et son cousin n’en revenait pas ; il lui semblait qu’elle parlait, bougeait et respirait plus vite qu’avant son mariage. Elle qui faisait ses délices des discussions joyeuses et des jeux de l’esprit semblait estimer à présent qu’aucun sujet ne méritait que les gens s’affrontent ou s’accordent. […] La jeune femme libre et passionnée était devenue quelqu’un d’autre, ce que voyait Ralph : une jolie femme censée représenter quelque chose ! (p. 458).

46 Isabel découvre finalement la supercherie d’Osmond lorsque son cousin Ralph meurt de tuberculose et, se rendant aux funérailles, elle rencontre le désir amoureux auprès de son prétendant américain. Le deuil de son enfant passe presque inaperçu mais n’est pas moins important parce qu’il survient à un tournant du déroulement, or James accorde une grande importance aux détails. Petit à petit, elle accède à la signification des faits liés à cette trahison. Ce deuil sera suivi de la mort de son tendre cousin et ami qui ravive la dépression.

La fiction, fenêtre du réel

47 Henry James, dans son œuvre, s’est précisément intéressé à distinguer le réel et la fiction en opposant l’expérience immédiate et l’expérience indirecte à laquelle il nous invite. Si le réel brutalement imposé est nécessairement connu tôt ou tard, le romanesque permet à la pensée et aux émotions d’effectuer des détours par petites perceptions au terme d’une introspection et d’un long déchiffrement. Ce type d’écriture tout en finesse nous permet donc de suivre les longs détours des pertes difficilement représentables et du chemin inconscient des manifestations de ces coïncidences mort-naissance.

48 Le dernier exemple littéraire de l’importance d’une naissance sans vie est le récit fantasmagorique et peu psychologique du célèbre auteur britannique contemporain, Toby Litt qui choisit aussi les allers-retours entre fiction et réalité, sur les traces de Henri James (Le tour d’écrou) dont il est admirateur. Au cours d’un récit autobiographique des fausses-couches et de la mort in utero de sa compagne, il tente à sa manière quasi surréaliste et moderne de rendre compte de l’expérience subjective du dedans qui s’extériorise (l’enfant naissant) et du passage subreptice de la vie à la mort. Dans la première partie du roman, Fantômes, Litt (2006) nous fait partager l’expérience physique et morale de la perte des deux enfants de sa compagne, dans la peau d’un lièvre, enfilant un manteau de fourrure. Par cette fantaisie animale, un peu sur le mode du lapin de Lewis Carroll, Litt recourt au fantastique et à la surprise par le truchement du lièvre pour faire comprendre la difficulté à faire référence au bébé, un « ça » comme il le désigne parfois. La seconde partie du roman est une fiction d’un couple décidant de quitter Londres et d’emménager avec leur premier enfant près de la côte alors que la femme est enceinte mais le second bébé meurt in utero. À partir de cette expérience vécue et romancée, Litt nous interroge sur ce qu’est pour nous la réalité. Le deuil de l’enfant ne peut être restitué qu’à travers le langage puisqu’il ne reste au couple que le nom de Rose, fleur éphémère. La disparition de cet enfant suscite chez sa mère une dépression profonde, un éloignement physique de son mari jusqu’à la haine durant de longs silences, une impossibilité de s’occuper de son jeune fils puîné envers qui elle éprouve des phobies meurtrières. Durant de longues semaines, elle a des impressions hallucinatoires et fantomatiques, comme la maison personnifiée qui respire, les bruits de grattement, le bruit d’une mer plus fort et plus réel que la vraie mer proche de leur maison, des formes animées et une déréalisation. Ces apparitions donnent vie à ce deuil innommable.

49 Nous avons voulu montrer que la mort périnatale suscite une perte accompagnée de réactions affectives violentes, parfois durables néces­sitant une attention des équipes à la rencontre de ces couples affligés. Des recherches cliniques permettent de mieux comprendre les retentissements des pertes périnatales sur les parents endeuillés et leurs familles et de penser leur souffrance dans le monde médical. Mais au-delà de ses effets traumatiques, la mort périnatale est une menace réelle et fantasmatique pesant sur la naissance, paradigmatique de la mélancolie, des dépressions et du travail de pulsion de mort propre au narcissisme infantile. L’écriture, la poésie donnent à leur manière une forme aux sentiments d’absence, du vide et de l’existence fantomatique d’un enfant non né, une écriture de la nostalgie par excellence.

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Mots-clés éditeurs : hallucination négative, mélancolie, mort in utero, deuil

Mise en ligne 05/06/2017

https://doi.org/10.3917/psye.601.0071

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