Notes
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[1]
Maître de conférences, laboratoire « Unité Transversale de Recherche Psychogénèse et Psychopathologie » (utrpp, ea-4403), université Paris 13, Sorbonne Paris Cité.
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[2]
Psychologue, Psychanalyste, Société Psychanalytique de Paris (spp).
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[3]
Monique Brinbaum : cf note supra.
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[4]
Avec notre collègue le Dr Isaac Salem, psychiatre, psychanalyste (spp), praticien hospitalier responsable du cmp, et au sein de la spasm, Société parisienne d’aide à la santé mentale : Étude et traitement analytique par le psychodrame (etap).
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[5]
Centre Françoise Minkowska, consultations médico-psycho-sociales pour migrants et réfugiés, 12 rue Jacquemont 75017 Paris.
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[6]
Léocadie Ékoué, Lucien Hounkpatin, Claude Messmin, Marie Rose Moro, Tobie Nathan, Abdelhamid Salmi.
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[7]
Association pour la recherche, la clinique et la diffusion de l’ethnopsychiatrie. Médiateurs : Taoufik Adohane, Marieme Ba, Loubaba Belmejdoub, Afonsetta Nimaga, Geneviève Nkoussou, Abdelhamid Salmi. Animateur des consultations : Tobie Nathan.
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[8]
Au sein du Département de psychopathologie de l’enfant et de sa famille, dirigé par le Pr Philippe Mazet, université Paris 13, Bobigny. Recherche sous contrat inserm dirigée par Joëlle Rosenfeld, sur les dysfonctionnements interactifs précoces observés à partir de films familiaux d’enfants développant plus tard un syndrome autistique.
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[9]
John Bowlby est le premier de ces auteurs à avoir utilisé la théorie des systèmes comme modèle dans ses travaux sur l’attachement.
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[10]
Le mot setting est parfois traduit de façon malheureuse par « cadre », ce qui enlève son sens d’être en cours d’établissement.
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[11]
Marième Ba-Sene, psychologue, docteur en psychologie, médiatrice ethnoclinicienne.
1 Nous avons conçu le dispositif psychothérapeutique transculturel que nous allons présenter, à partir de 1989. Il a relevé d’une activité intersectorielle, au bénéfice de tous les centres, unités, structures d’accueil, et de suivi, de l’intersecteur n°1 de psychiatrie infanto juvénile des Hauts de Seine, au même titre que d’autres activités proposées dans ce service : notamment un accueil parent-bébé, un accueil familial thérapeutique pour enfant de 0 à 7 ans et une unité d’accueil thérapeutique à temps partiel pour adolescents. Son projet et sa réalisation ont été pour une grande part l’aboutissement du travail de notre collègue Monique Brinbaum [2] avec qui nous l’animions, et d’une réflexion et d’un investissement engagés sur l’un des centres médico-psychologiques (cmp) du service, tout en s’adressant à toutes les familles d’enfants suivis dans les autres cmp de l’intersecteur ainsi que ceux accueillis à l’hôpital de jour. Il a pu être mis en place grâce à l’attention et aux conseils avisés de nombreux collègues, et au soutien tout au long de son élaboration de M. Le Dr Yves Buin, praticien hospitalier chef de service, que nous tenons ici à remercier tout particulièrement.
Contexte
2 Le centre médico-psychologique d’Asnières sur Seine était composé d’une équipe pluridisciplinaire comprenant une assistante sociale, deux psychomotriciennes, quatre orthophonistes, quatre psychologues, et trois psychiatres ; un tiers de ces professionnels y travaillant à temps partiel. Entre 1989 et 1999, le nombre de nouvelles demandes de prises en charge au cmp n’avait cessé de croître, jusqu’à quadrupler en dix ans, passant d’une soixantaine par an à plus de deux cent quarante en 1999. La file active, dans le même temps, avait doublé, atteignant près de cinq cents enfants pour lesquels était demandé un premier rendez-vous en 1999. Le nombre des suivis n’avait pas crû autant que les demandes, l’absentéisme doublant lui aussi, sans doute en partie du fait de la prolongation de l’attente pour l’obtention d’un premier rendez-vous, celle-ci pouvant atteindre cinq à six mois. Ceci reflète l’évolution des demandes de suivis sur l’ensemble des services de pédopsychiatrie en France entre 1991 et 2000 (drees, 2004 ; Conseil économique et social, 2010).
3 Le rôle du centre est toujours resté, malgré cette forte inflation des demandes, d’accueillir toutes celles qui lui étaient adressées, « d’évaluer la souffrance des enfants et des familles et leurs répercussions sur leur environnement », comme nous l’écrivions sur notre plaquette de présentation, et d’instaurer dans certains cas un traitement psychologique individuel ou en groupe : rééducation orthophonique ou en psychomotricité, psychothérapie, psychodrame, ou entretiens familiaux réguliers. Le rôle fondamental duconsultant en premier rendez-vous y était, selon le projet d’équipe, « d’avoir une écoute active pour permettre que la souffrance des enfants puisse être verbalisée, et pour qu’une ébauche de compréhension puisse être engagée ou en tout cas proposée ».Par « écoute active »,nous tenions à souligner les dimensions de disponibilité et d’échange que nous mettions dans notre accueil.
4 Une partie considérable du travail de l’équipe était consacrée au soutien de la scolarisation des enfants les plus en souffrance. Le maintien d’une insertion à l’école dans de bonnes conditions est un critère pronostic majeur pour les enfants affectés de troubles psychologiques sévères, notamment de troubles envahissants du développement, de psychose, ou de dysharmonie d’évolution, tant au regard de leur socialisation future que pour leur vie sociale présente ; pour la construction de leur personnalité, de leur perception d’eux-mêmes et par leur entourage ; mais aussi, comme l’ont montré un certain nombre d’observations, pour la vie sociale de leurs parents. Bernard Kabuth, Claude de Tychey et Marie Vidailhet ont montré les bénéfices pour l’adaptation sociale des enfants accueillis en hôpital de jour de la qualité de l’alliance thérapeutique avec leur mère (Kabuth, de Tychey, Vidailhet, 2005). Emilie Cappe et al. ont montré dans plusieurs études le gain pour la qualité de vie des parents et pour les processus d’adaptation des familles de l’inclusion sociale et scolaire des enfants présentant un trouble du spectre autistique (Cappe et al., 2012 ; Cappe, 2012). Rosa Caron et Isabelle Bourgeois ont bien décrit le travail qui pouvait être fait dans ce sens dans une classe (Caron, Bourgeois, 2008). Dans le même sens, d’autres auteurs comme Claire de Vriendt-Goldman, Michel Camus et Marianne Klees-Delange ont montré la persistance ou l’augmentation de mouvements vers la dépression lors de tentatives de scolarisation dans un environnement défectueux (De Vriendt-Goldman, Camus, Klees-Delange, 2006). Et nous nous sommes beaucoup investis dès cette époque dans le soutien de cette inclusion. Les réseaux sur lesquels nous pouvions nous appuyer pour soutenir cette inclusion sociale et scolaire étaient ceux qui existaient antérieurement à la loi du 11 février 2005 relative à l’égalité des chances, et du décret n°2005-1752 du 30 décembre 2005 relatif au parcours de formation des élèves présentant un handicap, dont certains des objectifs sont encore aujourd’hui loin d’être atteints, comme le montrent plusieurs rapports et études (mnasm, 2008 ; Blanc, 2011). Les maisons départementales des personnes handicapées (mdph) n’avaient pas encore été créées. Les orientations vers les classes pour l’inclusion scolaire (clis) ou les établissements spécialisés ou de soins lors de situations difficiles se montraient d’autant plus profitables qu’elles avaient donné lieu à une anticipation et une préparation suffisante durant les classes maternelles, réfléchie dans les commissions de circonscription de l’enseignement préélémentaire et élémentaire (ccpe). Dans un grand nombre de cas où l’orientation en clis était décidée en urgence, en réponse à une crise majeure sans travail préalable dans ces commissions, avec la secrétaire de ccpe, nous allions en effet vers des échecs : rejets des propositions, voire refus d’établissements et maintien forcé à l’école dans des conditions de crise. Les ccpe comprenaient toujours un moment d’échange important avec les parents qui y étaient invités. Ces échanges étaient très appréhendés par les parents qui les percevaient souvent a priori comme un moment de jugement de leur enfant en difficulté. L’assistante sociale du cmp y avait un rôle clé en tant que représentante, pour l’équipe, du projet de soin, et comme médiatrice auprès des parents et de celui-ci, dans l’intérêt de l’orientation de l’enfant. Les groupes d’aide psychopédagogique (gapp), animés par des psychologues et des rééducateurs en milieu scolaire, soit sous forme d’un suivi, soit en soutien de l’équipe enseignante, étaient sollicités en général pour des difficultés ponctuelles ; les réseaux d’aides aux élèves en difficulté (rased) constitués de psychologues scolaires et d’instituteurs spécialisés, l’étaient pour concourir à l’élaboration de projets pédagogiques personnalisés. Les commissions départementales de l’éducation spéciale (cdes) étant chargées, selon la loi du 30 juin 1975, d’attribuer les allocations d’éducation spéciale (aes), mais aussi d’orienter les enfants au titre d’un handicap, tant physique que psychologique ou social, en concertation avec une équipe technique pluridisciplinaire, constituée par l’inspecteur d’Académie et le directeur de la direction départementale de l’aide sanitaire et sociale (ddass). Un pédopsychiatre de l’intersecteur y siégeait de droit. La réussite des orientations reposait autant sur l’adéquation des propositions que sur la confiance établie entre parents et professionnels lors des ccpe, avec l’aide des rased. Qu’en était-il de cette confiance avec ces institutions, de la qualité de l’environnement entourant ces inclusions scolaires, pour des familles migrantes pour la plupart primo arrivantes à cette époque, et qui avaient non seulement des difficultés supplémentaires à se représenter cette complexité institutionnelle, mais aussi des schémas d’inclusion sociale, voire d’aide et de prise en charge, qui ne les recouvraient pas ou bien même se trouvaient sur certains points en position antagoniste ? Pour des raisons non pas seulement personnelles mais culturelles ce qui était un symptôme pour nous ne l’était pas toujours pour elles, la part du soin et celle de l’éducatif se distribuaient sur d’autres schémas, et celle de l’adaptation dans l’environnement social parental également ; tout ceci nous faisant vivre souvent nos propositions et prises en charges comme naviguant entre deux mondes se rencontrant sous conditions d’équations encore plus compliquées que d’habitude.
5 Ce qui caractérisait notre cmp par rapport à d’autres était la collaboration qui y avait été très anciennement établie avec les services de protection maternelle et infantile (pmi) et les puéricultrices de secteur. Cette collaboration tenait au fait de la présence, comme pour un autre cmp du service, d’une antenne de consultation dans l’un des centres de pmi dans un quartier de grandes cités au nord de la ville ; d’une politique de service allant fortement vers la prévention ; mais également à la présence, dès les années soixante-dix, de l’un d’entre nous [3] en cabinet de consultation des médecins de pmi et dans des groupes à visée préventive en direction des femmes enceintes, et notamment de femmes en situation précaire. Cette collaboration et cette présence avaient permis d’amoindrir sensiblement l’absentéisme des familles originaires de ces grandes cités, qui cumulaient à la fois l’éloignement géographique avec le centre et la complexité de leurs problématiques aux multiples facteurs sociaux. De plus, les centres de pmi où étaient réalisés les suivis des naissances bénéficiaient d’une image très positive auprès des familles, et cette proximité permettait nettement une facilitation du transfert de confiance de la pmi vers le cmp. Néanmoins, et a contrario, les difficultés soulevées au travers des prises en charge au cmp – refus ou difficulté d’engagement dans un suivi – pouvaient mettre parfois les familles dans des relations complexes vis-à-vis de la pmi, et nous avions aussi à mesurer cet aspect en jugeant dans certains cas de ne pas forcer les résistances des parents en incitant trop à l’orientation vers les services de pédopsychiatrie, et d’offrir alors un soutien de seconde main aux puéricultrices en les aidant dans leurs suivis sans intervenir directement auprès des familles.
6 Depuis la fin des années quatre-vingts, l’équipe s’orientait de plus en plus vers des traitements en groupe, de différents types, et avec tous les corps professionnels du centre : groupes de langage ; groupes de contes ; groupes thérapeutiques ; psychodrame de groupe. Outre les indications réfléchies en équipe, l’une des motivations à travailler en groupe reposait sur la possibilité offerte d’être à plusieurs collègues dans des prises en charges difficiles, dans lesquelles ce partage redonnait une dynamique et accordait au cadre thérapeutique une dimension vivante. Cette dernière dimension avait toujours paru importante pour l’équipe dans les contextes des prises en charge les plus difficiles. Les modes thérapeutiques nombreux et variés devaient permettre « l’expression et l’identification des souffrances psychiques des enfants et des familles », et le cadre, dans sa bienveillance et sa fonction d’accueil, devait « les contenir »,non dans le sens de les limiter (Mellier, 2005) mais dans celui de permettre et de porter cette expression en la déployant plutôt qu’en la concentrant sur des rapports duels anxiogènes ou inhibiteurs pour les parents.
7 Nos références et nos formations de psychothérapeutes étaient psychanalytiques. Nous pratiquions aussi le psychodrame individuel et le psychodrame de groupe pour certains enfants ou adolescents, et nous poursuivions aussi nos recherches dans ce domaine [4] (Aubry, Brinbaum, Coyer, Perrocheau, Salem, 1996 ; Amar, Bayle, Salem, 1988). Cette expérience prolongée et régulière dans un cadre groupal contribuait encore à enrichir notre culture du groupe et des groupes. Sans doute a-t-elle profondément nourri l’élan fédérateur nécessaire pour entreprendre cette expérience innovante pour nous que représentait la création d’un dispositif psychothérapeutique transculturel, et influencé l’organisation et la dynamique de ce dispositif.
Objectifs
8 Un projet de consultation « d’ethnopsychiatrie » avait commencé d’être imaginé dans les années quatre-vingts face au constat d’inadéquation des propositions thérapeutiques faites aux familles immigrées ou issues de l’immigration, malgré toute la diversité de l’offre du cmp. Les familles originaires d’Afrique – du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne – étaient en effet majoritairement représentées parmi les familles n’honorant pas leur premier rendez-vous. Et il était difficile d’évaluer les parts respectives de facteurs individuels, culturels, ou sociaux, dans ces difficultés. Presque toutes habitaient les quartiers excentrés de grandes cités du nord de la ville, et un certain nombre des familles habitant ces quartiers, toutes origines confondues, s’engageaient déjà difficilement dans les suivis et ne semblaient adhérer qu’avec réserve à des indications qui, lorsqu’elles émanaient de l’école dans des contextes d’échec ou de difficultés de comportement des enfants, pesaient souvent comme des injonctions. Peut-être ces familles d’origine africaine ne manifestaient-elles pas de difficultés foncièrement différentes des autres familles des mêmes quartiers. Mais tous nos collègues ressentaient depuis longtemps un besoin d’adaptation du cadre de notre offre de suivi à des problématiques nouvelles. Ils étaient persuadés que les difficultés dans l’engagement des traitements ne résultaient pas tant de mécanismes de déni des difficultés des enfants ou de rejet du cadre de soin proposé ou des institutions, que de problèmes essentiels dans les formes de communication ; dans l’évaluation et la compréhension de nouveaux facteurs de vulnérabilité psychologique, et dans l’appréhension de leurs représentations subjectives.
9 Notre collègue Monique Brinbaum était insérée depuis vingt ans dans l’équipe de ce cmp, dans d’autres activités du service, et également en pmi, pratiquant des consultations familiales, des interventions en groupe, et notamment le psychodrame psychanalytique, et participait depuis plusieurs années aux consultations d’ethnopsychiatrie animées par Tobie Nathan à l’hôpital Avicenne, dans le service de psychiatrie de Serge Lebovici. J’étais moi-même arrivé plus récemment et je m’y suis adjoint en 1989, d’abord comme psychothérapeute d’enfant, puis comme psychodramatiste, et dès le départ dans le projet de mise en place de ce dispositif, avec en second cursus une formation en anthropologie comprenant une pratique de terrain au Sénégal, au Mali et au Burundi. L’équipe se trouvait dans une certaine maturité, volontiers initiatrice de projets en direction des nouveaux publics que touchait la psychiatrie : adolescents, enfants des zones d’éducation prioritaire (zep)des grandes cités, et suivis par les pmi. La mise en place de ce dispositif transculturel a donc largement bénéficié des liens déjà bien construits avec les nombreux partenaires de la commune et du département : assistantes sociales de secteur, assistantes sociales scolaires, instituteurs, médecins scolaires, professionnels des pmi, pédiatres de ville, éducateurs, etc. Et nous maintenions toujours le plus d’échanges possibles avec ces partenaires engagés autour des prises en charge, les invitant ou nous rendant nous-mêmes sur leur lieu d’exercice : écoles, pmi, services de maternité et services spécialisés des hôpitaux, établissements médico-pédagogiques, foyers de l’aide sociale à l’enfance, etc. Nos consultations interculturelles, parce que pluridisciplinaires et ouvertes à l’environnement social des enfants et à certains de ses acteurs, ont donné des occasions supplémentaires d’enrichir et de prolonger ces liens.
10 Est-ce l’évolution sociale de ce public, ou l’effet de ces actions de prévention nous amenant à le côtoyer de façon de plus en plus proche ? D’une façon générale, nous avons eu le sentiment que la population fréquentant le centre évoluait et présentait de plus en plus de traumatismes vécus très tôt dans la vie, liés au chômage, à la baisse du niveau de vie, à la prise de toxiques, à des vécus de placements durant l’enfance et à l’isolement social. Les répercussions de ces traumatismes et des difficultés des parents, sur les enfants, nous paraissaient s’accompagner souvent « d’une pathologie large et diffuse, non caractérisée, plurisymptomatique, avec un fond dépressif constant, prenant l’allure de nouvelles formes de dysharmonies du développement », notait-on dans un bilan d’équipe en 1992.
11 C’est dans le cadre de ces observations générales et de nos dispositifs de soins s’orientant de plus en plus vers les groupes que nous avons commencé d’envisager de recevoir les familles d’origine migrante qui nous étaient adressées, majoritairement africaines, en prenant en compte la parentèle qui était impliquée dans l’éducation des enfants et en les invitant dans des consultations plus élargies. En effet, alors que nous avions du mal à les rencontrer en entretien individuel ou à nourrir les échanges dans le cadre de tels entretiens, les parents venaient volontiers accompagner leur enfant lorsqu’il était suivi en groupe (groupe de parole, groupe de jeu, etc.) : la salle d’attente s’animait, et nous avions le sentiment très net que les parents venaient aussi pour se retrouver avec d’autres parents. Tandis que les relations individualisées avec nous étaient pleines d’inhibitions, ces moments de groupes de parents, mais aussi les moments de rencontres à plusieurs collègues ensemble à l’occasion de ces prises en charge en groupe, donnaient lieu à des échanges plus riches et plus détendus. Cela nous semblait rejoindre les usages des familles et non pas seulement leur disposition psychologique : les rencontres familiales et groupales leur étaient culturellement familières, et dès lors mieux appréhendées voire plus contenantes que la relation duelle, celle-ci accentuant d’une part la dissymétrie ressentie dans la relation soignant-soigné, comme nous l’avons noté plus haut, mais d’autre part la faisant aussi entrer dans un domaine certes intime, mais sans représentation valorisante dans le milieu socio-familial environnant. Ces observations nous donnaient à penser qu’il serait intéressant d’offrir aux familles élargies que nous allions recevoir un accueil par un groupe de cliniciens, et plus particulièrement par ceux engagés dans le service auprès des enfants, dans leurs suivis aussi bien que dans leurs psychothérapies et prises en charge.
12 Nous rassemblant avec les familles, nous souhaitions nous adjoindre des interprètes, non pas seulement pour faciliter la communication verbale et rendre présente la langue vernaculaire des familles, mais aussi pour mieux comprendre les usages et coutumes de celles-ci dans leurs liens éventuels avec les problématiques des enfants, ne serait-ce qu’au travers des engagements du point de vue de leurs traditions. Ces interprètes devaient donc être des interprètes non pas seulement de langue, mais également des traditions et des coutumes. Interprètes dans une autre dimension encore, puisqu’ils seraient sans doute engagés à un moment ou à un autre à traduire et à reformuler pour les familles le sens de nos propositions thérapeutiques (Coyer, 2014a).
13 En 1989, le recours à des services d’interprétariat était fréquent dans notre département et en région parisienne pour faciliter ou permettre la communication avec des familles migrantes. Lorsque cet interprétariat ne suffisait pas et qu’il semblait à nos collègues qu’une situation nécessitait une intercompréhension culturelle directe avec un médecin, les familles étaient orientées vers le centre Minkowska [5], à Paris, où elles pouvaient être reçues par un psychiatre partageant leur langue et leur culture. Il existait différentes formes de médiations, donnant aux médiateurs des missions plus larges et plus impliquées que celle d’un simple traducteur, en l’adjoignant à la compréhension des difficultés des patients ou familles ; soit dans différents cadres associatifs, les plus connues à l’époque étant les femmes relais (sollicitées le plus souvent pour une aide et à des démarches d’insertion) ; soit dans des cadres sociaux éducatifs lors d’expertises par les tribunaux ou de mesures de protection de l’enfance. Nous souhaitions quant à nous une modification de notre cadre habituel en mettant en place des consultations familiales élargies dans un cadre groupal – avec des cliniciens en groupe – s’appuyant sur la présence de médiateurs, culturellement informés, et non pas seulement interprètes mais si possible cliniciens eux-mêmes. Sous cet angle, le modèle le plus proche de ce que nous souhaitions mettre en place, pour la partie « consultation en groupe avec médiateur », était à l’époque celui de la consultation d’ethnopsychiatrie animée par Tobie Nathan, d’abord dans le service du Pr Serge Lebovici à l’hôpital Avicenne (Bobigny), puis au centre de pmi de Saint Denis, en tout premier lieu de par sa configuration : elle réunissait un groupe de cliniciens (psychologues pour la plupart) issus eux-mêmes de l’immigration, connaissant ainsi à la fois les cultures des familles et certains des traits singuliers de leurs problématiques psychopathologiques. Ce qui en revanche nous en distinguait, était d’une part que nous ne souhaitions pas nous engager dans une forme quelconque de consultation universitaire – faisant de nos consultations un lieu de formation et de recherche en les affectant dans leur fonction contenante telle que nous la pressentions – et d’autre part que nous n’avions aucune visée d’utilisation de mécanismes psychologiques propres aux thérapies dites traditionnelles, comme le pratiquait Tobie Nathan (Nathan, 1987), qui s’appuyait sur certaines formulations ou interprétations issues des traditions des familles pour conduire l’élaboration de leurs problématiques dans leurs propres formulations culturelles, ce qui aboutissait à des propositions reformulées dans la tradition. Nous nous engagions à recevoir les familles suivies par des collègues de l’intersecteur – et uniquement des familles déjà suivies – avec les professionnels impliqués auprès d’elles, avec une articulation tant en amont qu’en aval, les différentes prises en charges préparant et prolongeant ces consultations ; leur vocation étant de les faciliter. Notre projet était de prendre en compte la dimension culturelle des problématiques que nous rencontrions, afin d’en éclairer la compréhension proprement psychologique de façon à soutenir les différents processus psychothérapeutiques engagés par les collègues du service. En cela, nos consultations proprement dites – groupales avec un médiateur interculturel – restaient des consultations psychothérapeutiques interculturelles, selon la terminologie de Georges Devereux (Devereux, 1951, 1982 ; Coyer, 2014b), du fait de l’articulation mais en même temps du maintien de la séparation des espaces culturels dans une perspective complémentariste (Devereux, 1972 ; Coyer, 2009a, 2014a, 2014b). Pour Devereux, la psychothérapie interculturelle de type psychanalytique s’appuie transitoirement sur des leviers culturels. Elle a pour intérêt de favoriser l’insight, dans des situations où psychothérapeute et patient ne partagent pas la même culture ; mais pour limite de ne tendre qu’à une rémission et de ne permettre qu’une prédisposition à une psychothérapie psychanalytique proprement dite. Alors que la psychothérapie transculturelle (Devereux, 1951), ou métaculturelle (Devereux, 1982) – au sens premier de trans, ce qui se trouve au-delà des cultures – se traduit par la pratique de la psychanalyse freudienne classique, mais incluant la compréhension de la culture en soi comme phénomène et comme expérience, et l’analyse du contre transfert culturel du psychanalyste (Devereux, 1982, p.37). Quant à la psychothérapie intraculturelle, celle-ci « utilise des insights culturels comme leviers thérapeutiques dans des situations psychothérapiques où le background culturel du patient et celui du psychothérapeute sont sensiblement les mêmes » (Devereux, 1982, p.41). Devereux ne donne qu’un seul exemple de pratique personnelle de psychothérapie interculturelle dans son œuvre, celui présenté au travers de son ouvrage Réalité et rêve : psychothérapie d’un indien des plaines. Il trouve des limites à cette approche, car peu de sociétés traditionnelles offriraient la possibilité de réfléchir à des problématiques présentées par des individus dans une dimension vraiment psychologique, les plus « psychologues » des chamanes Mohave conduisant, pour lui, leurs malades à augmenter leur foi dans le rituel, et limitant les effets de leurs cures au mieux à une rémission sociale. Pour Devereux, la psychanalyse reste une méthode tout à fait propre et incomparable (Devereux, 1982 ; Coyer, 2014b). Selon cette terminologie, nous qualifions aujourd’hui d’interculturelle la part de notre dispositif comprenant isolément notre consultation groupale avec médiateur, et comme transculturel ce dispositif dans son entier, incluant tout notre travail préalable à ces consultations et celui qui les suivait : la visée transculturelle ou métaculturelle de ce dispositif (Devereux, 1982) – l’atteinte d’une dimension subjective dépassant l’expression culturelle des problématiques rencontrées – se profilant pour plus tard, au fil des réappropriations de ces rencontres dans les prises en charges qui leur succédaient.
14 Pour les raisons qui viennent d’être évoquées, la question de l’inclusion de ces consultations dans tout le service et pour tous les collègues a toujours été une question prégnante. Il s’agissait pour nous d’offrir à tous nos collègues la possibilité de travailler sur les dimensions culturelles de façon psychologique, et donc en respectant la diversité des courants et des approches de toutes les équipes. Nous avions l’habitude dans le service de mettre en dialectique nos différents modèles cliniques, psychanalytiques ou non psychanalytiques (pour ces derniers, essentiellement à cette époque le modèle de la thérapie familiale systémique), dans des débats certes conflictuels, mais en tout cas toujours porteurs de dynamique et d’échanges. Mais en important les arguments de nature anthropologique liés à nos réflexions, et donc extradisciplinaires et difficilement discutables dans nos champs cliniques habituels du fait de leur appartenance à d’autres champs sémantiques et à d’autres paradigmes, nous risquions d’amener dans ces débats des positions non plus cliniques (à partir de situations communes), mais des positions de savoir, et de créer entre nous des compartimentages redondants avec ceux vécus par les familles en situations d’acculturation antagoniste (Sayad, 1991, 1999 ; Camilleri, 1990), redoublant ou alimentant déjà les aspects de dissociation des problématiques des enfants. Il aurait été paradoxal et tout à fait préjudiciable que notre travail interculturel aille contre le travail interdisciplinaire du service. Afin de mettre en débat entre nous les observations et orientations engagés au décours de ce dispositif, comme pour tout autre dispositif psychothérapeutique, sans emboliser nos échanges par le vécu d’extraterritorialité des apports anthropologiques qui aurait pu nous entraîner vers des rapports de savoir/pouvoir, nous souhaitions d’abord développer une connaissance a minima, mais surtout vécue ensemble, de ces pratiques. Nous avons ainsi mis en place durant une année une formation de service pour vingt-cinq professionnels, comportant une partie de conférences réalisées par des médiateurs, anthropologues, psychologues cliniciens, et autres praticiens travaillant dans le champ de l’ethnopsychiatrie [6], et une autre partie sous la forme de consultations pour des familles suivies dans notre service, réalisées avec nous dans notre cmp avec des médiateurs de l’association areclide [7]. Nous avons ainsi reçu six familles dans ce cadre. Cette action a donné lieu ensuite à une présentation clinique lors d’une journée dédiée, pour tous les professionnels du service ayant ou non suivi cette formation, et à des débats entre nous sur l’intérêt d’un tel cadre et sur la façon dont nous souhaiterions conduire nous-mêmes les choses.
15 Cette journée de restitution, au fond, nous a permis de réaffirmer nos positions de départ. Au-delà de la rencontre avec des matériaux culturels nouveaux et de la conviction renforcée que leur prise en compte se montrait indispensable à l’engagement d’un travail psychothérapique avec les enfants, comme l’ont montré les études de Marie Rose Moro et al. (Moro, 1991, 1994, 1998, 2001) pendant les vingt années qui ont suivi et jusqu’à présent, le fil conducteur que nous souhaitions véritablement donner à notre travail était l’abord de la part intergénérationnelle (les rapports parents-enfants) et trans-générationnelle (ce qui est transmis au travers des générations de façon inconsciente) de nos suivis thérapeutiques. Nous avions l’habitude de travailler dans ces dimensions en nous appuyant sur le modèle des consultations thérapeutiques parents-bébés telles que Serge Lebovici avec qui je travaillais à l’époque (Rosenfeld et al, 1990) [8] les envisageait, en étant attentifs aux aspects non verbaux de la communication avec les enfants, selon les patterns décrits par Daniel Stern (Stern, 1977, 1985), et à la dimension interactive de ceux-ci, au sens où Myriam David et Geneviève Appel (David, Appel, 1966), puis Serge Lebovici (Lebovici, 1983, 1988) lui-même et d’autres praticiens ou chercheurs comme Serge Stoleru (Stoleru, 1983),l’avaient développé à partir de ceux de John Bowlby (Bowlby, 1969) [9], et de Terry Brazelton (Brazelton, 1980), en termes de compétence, et dans leurs dimensions conscientes et inconscientes selon l’idée d’interactions fantasmatiques à partir de l’introduction de cette notion par Léon Kreisler et Bertrand Cramer (Kreisler, Cramer, 1981). Ces interactions à forte composante non verbale nous permettaient dans nos consultations quotidiennes d’avoir accès aux mécanismes inconscients liés au vécu par les enfants de traumatismes parentaux que ces interactions traduisaient, et gardés secrets par leurs parents ; les fantômes présents dans la chambre d’enfant, pour reprendre les termes de Selma Fraiberg, Edna Adelson et Vivian Shapiro (Fraiberg, Adelson, Shapiro, 1975). Il nous est vite apparu que ces vécus encryptés étaient très présents dans les dynamiques familiales des familles migrantes que nous recevions, particulièrement compartimentées du fait des différences de culture et d’environnement entre la génération des parents et celle des enfants ; des trajectoires migratoires complexes comprenant de nombreux traumatismes avant la migration ; et des stratégies identitaires (Camilleri, 1990) échafaudées au décours de ces trajectoires et de certaines conditions environnementales post-migratoires. En situation migratoire et en contexte d’acculturation antagoniste, les chambres d’enfant sont encadrées et traversées de cloisons étanches où ces fantômes peuvent se déplacer de cache en cache.
16 L’abord interactif était aussi pour nous une voie d’accès privilégiée aux différentes dimensions inconscientes de l’exercice, de l’expérience et de la pratique de la parentalité, pour reprendre la division axiale proposée par Didier Houzel et al. (Houzel et al., 1997). Rappelons que le terme de parentalité a été employé la première fois par Paul-Claude Racamier, Charles Sens et Louis Carretier (Racamier, Sens, Carretier, 1961) dans un contexte de psychose puerpérale, témoignant ainsi qu’il ne suffit pas d’être désigné comme parent pour en exercer toutes les fonctions, et qu’il faut encore le devenir à travers un processus complexe du fonctionnement mental. Racamier et al. s’appuyaient sur les travaux des psychanalystes anglo-saxons Grete Lehner Bibring, Thomas Dwyer, Dorothy Huntingdon et Arthur Valenstein(Bibring 1959 ; Bibring et al., 1961)et ceux de Therese Benedek (Benedek, 1959), qui avaient avancé l’idée que la maternité est une phase de la vie de la femme qui la confronte à de profonds remaniements identitaires, tels ceux traversés à l’adolescence. Racamier emploie le terme « maternalité », en 1961, en traduisant de cette façon le terme anglais « motherhood », pour définir « l’ensemble des processus psycho-affectifs qui se développent et s’intègrent chez la femme lors de la maternité » ; et donc en insistant sur leur aspect processuel et constructif. Didier Houzel et al. (op. cit.) ont été conduits à repérer trois axes selon lesquels semblait pouvoir s’articuler l’ensemble des fonctions dévolues aux parents : l’exercice, l’expérience et la pratique de la parentalité. L’exercice de la parentalité définit chaque individu dans ses liens de parenté en y associant des droits et des devoirs. Il varie fortement selon les cultures, selon les sociétés, et au sein de chacune d’elles en fonction de l’articulation que produit chaque individu avec les modèles, les valeurs, transmises, héritées, proposées, imposées, ou construites, d’un espace social donné. Ce domaine peut s’étudier de façon anthropologique, juridique, historique, sociologique, ou psychologique. L’expérience de la parentalité désigne l’expérience subjective consciente et inconsciente du fait de devenir parent et de remplir des rôles parentaux, qui comporte de nombreux aspects, dont le désir d’enfant et la parentification ; processus de transition vers la parentalité. Il induit des modifications psychiques : préoccupation maternelle primaire (Winnicott, 1956), transparence psychique (Bydlowski, 1991, 1997, 2000, 2001), caregiving (Bowlby, 1969, 1982 ; Ainsworth, 1972 ; Rutter, 1981 ; Emde, 1989 ; Main et Salomon, 1990), constellation maternelle (Stern, 1995), etc. La pratique de la parentalité désigne les soins parentaux, soins psychiques et soins physiques en tant que tâches quotidiennes que les parents ont à remplir auprès des enfants. Selon le modèle psychanalytique, l’enfant noue avec son entourage des liens affectifs qui s’étayent sur la satisfaction de ses besoins corporels. Selon Bowlby, l’enfant aurait un besoin primaire d’attachement, indépendant de la satisfaction de ses besoins. Bernard Golse (Golse, 2006) a montré que ces modèles n’étaient pas antinomiques. La description des échanges entre les bébés et leurs parents ont montré la compétence du bébé à être un partenaire tout à fait actif dans des interactions qui se développent sur plusieurs niveaux : interactions comportementales, affectives, fantasmatiques, symboliques, et selon un double processus de parentalisation-filiation (Lebovici et al. 1997 ; Lebovici, 1998). L’enfant parentalise ses parents, pour reprendre l’expression de Lebovici. (ibid.).Qu’en était-il de ces processus dans les contextes d’acculturation tels que ceux que vivaient les parents que nous recevions ? Il nous semblait souvent qu’à ne pouvoir transformer ses parents de façon adéquate, bien des enfants se parentifiaient eux-mêmes, tandis que d’autres le souhaitant échouaient à le faire, et que d’autres encore y renonçaient et se branchaient à leurs parents non plus par une interaction co-constructive (ibid.), mais par un partage incessant d’éprouvés et d’émotions, et vivant ainsi avec une acuité renforcée ces fantômes qui envahissaient leur chambre. Dans les conditions interculturelles dans lesquelles nous tentions de travailler, tous ces champs interactionnels nous arrivaient par bribes, car il manquait à l’ensemble le sentiment d’unité qu’en donnent la compréhension et la contextualisation culturelle. Les médiateurs que nous allions inviter allaient donc être, de surcroît, des traducteurs de ces liens ou de ces absences de liens au sein de ce que Stern appelle la constellation maternelle, et dans laquelle il nous était difficile d’évaluer la qualité des accordages. En 1998, Lebovici (ibid.) a très justement rajouté un autre bébé aux précédents, déjà partenaires des interactions : le bébé culturel – celui s’inscrivant dans un contexte culturel et permettant son affiliation à ce contexte – s’ajoutant ainsi au bébé imaginaire, au bébé réel et au bébé fantasmatique. C’est ce bébé culturel qu’il nous était difficile d’appréhender sans les médiateurs, et c’est cet ensemble dont il nous fallait reconstruire l’histoire en recevant les familles alors que les enfants avaient pour la plupart déjà atteint l’âge de sept ans ou plus.
Principes
17 La trame de nos consultations familiales en présence d’un médiateur interculturel telles que nous les avons pratiquées s’est ainsi dessinée de la façon suivante.
Indication
18 L’indication du recours à une consultation familiale et groupale en présence d’un médiateur interculturel ne trouvait pas comme seule légitimité le fait que telle ou telle famille se référait à des représentations culturelles propres. En effet, si ces représentions étaient évoquées, corroborées à la recherche de sens des difficultés des enfants, clairement identifiées par eux dans l’histoire parentale et suffisamment explicitées pour pouvoir être partagées avec nous sans obstacle subjectif ou de communication fondamental, le travail de consultation ou de psychothérapie pouvait se poursuivre sans recourir à un cadre aménagé de quelque façon que ce soit. À l’inverse, dans les cas où ces représentations étaient soit agissantes de façon implicite et difficilement évoquées, soit mises en conflit de façon contradictoire avec les suivis proposés, ou bien, si du fait de leur forme non explicitée, elles venaient encrypter et non traduire, pour l’enfant, l’histoire familiale de façon pathogène (Coyer, 2009b), nous recourions à ces consultations.
Présence des parents, de la fratrie, et de la parentèle
19 Dans la mesure où nous souhaitions aborder la façon dont les rapports culturels antagonistes et les conflits que ces rapports généraient se diffusaient dans la famille ou reconstruire l’histoire familiale, ces consultations avaient vocation à rassembler a minima parents, enfants, et fratrie, pour que nous puissions travailler un tant soit peu sur la dynamique familiale, tout en respectant les constructions et les défenses des personnes et de la famille dans son ensemble. Nous discutions avec les parents plusieurs mois à l’avance de notre proposition, jugeant des difficultés éventuelles posées par des conflits dans la famille, de l’intérêt d’ouvrir la consultation à la fratrie et éventuellement à des collatéraux des parents. Nous avons dans la mesure du possible toujours reçu au moins les deux parents, et donc parfois avec eux le frère ou la sœur de l’un d’eux, ou bien un parent plus éloigné, oncle ou tante de l’enfant. Ils ne sont jamais venus avec un ascendant : père, mère, tante ou oncle du parent, sinon une seule fois, ce qui a amené cette fois-là une dimension d’autorité entravant considérablement l’expression des vécus subjectifs des parents et l’abord psychologique inter- et trans-générationnel des problématiques.
Professionnels participants
20 Pratiquement chaque fois que nous avons dit que nous serions au moins trois ou quatre collègues à les recevoir, la réaction des parents a été nettement positive, à deux exceptions près en dix ans. Elle l’était encore plus lorsque nous annoncions que nous étions sept ou huit ou plus : « Nous pourrons bien parler », nous répondait-on. Ce qui était particulièrement bien accueilli était que nous annoncions qu’ils rencontreraient ensemble les professionnels du service qu’ils avaient jusqu’alors rencontrés séparément et successivement tout au long du suivi de leur enfant : le médecin les ayant accueilli en première consultation, l’orthophoniste ou le psychologue lors du premier bilan, éventuellement le psychothérapeute (lorsque celui-ci en était d’accord et avec la promesse de ne pas faire effraction dans l’espace privé qui lui était confié lors des séances de psychothérapie), les animateurs des groupes de psychomotricité, de contes, ou de langage, l’assistante sociale du cmp, voire la psychologue scolaire, avec évidemment toutes les réserves et précautions nécessaires pour ne pas confondre tous ces espaces et fonctions, surtout avec nos partenaires extérieurs. Il ne s’agissait surtout pas de mêler à ce travail familial toutes les informations dont nous disposions en dépit des séparations dans nos missions. Nous demandions toujours l’autorisation d’inviter ces collègues en posant les limites de ce qui allait être échangé. On pourra nous opposer que notre position institutionnelle ne leur laissait pas de véritable choix : nous pensons que de toute façon un bon nombre de parents auraient effectivement acquiescé par convenance, mais ils n’auraient offert ensuite qu’une participation très défendue. Ce qui est arrivé, mais très rarement. Cette proposition devait d’abord être mesurée par nous-mêmes. Cette anticipation du cadre de la consultation faisant ainsi proprement partie du cadre lui-même.
Médiateurs
21 Il n’est pas si évident de justifier de la présence d’un médiateur interculturel (Coyer, 2014a). Les familles nous ont souvent fait remarquer qu’elles parlaient suffisamment bien français pour pouvoir parler avec nous sans lui, exprimant souvent une méfiance vis-à-vis d’un compatriote dont les liens avec leur société d’origine n’étaient pas clairement identifiés, et dont le professionnalisme et principalement la neutralité de jugement et la garantie du secret professionnel n’étaient pas suffisamment assurés à leurs yeux. Il est arrivé une fois que le médiateur invité soit un membre de la famille et que nous nous en apercevions en commençant la consultation, de parenté certes éloignée, mais en génération ascendante et en lignée paternelle, représentant même à ce degré une autorité familiale, ce qui a complètement entravé nos objectifs. L’assurance du respect du secret professionnel ne semblait pas être suffisamment rassurante, surtout évoquée par nous et sans avoir l’identité du médiateur qui semblait valoir plus que cet engagement. Ce qui était le mieux compris, mais toutefois pas toujours facilement, était que le médiateur nous permettait de parler du pays. Mais là encore, le terme « pays » pouvait sous-entendre de multiples choses, et parmi elles des croyances appartenant pour la plupart des gens que nous avons reçus à la sphère religieuse au sens large et qu’ils ne souhaitaient pas évoquer avec nous. Les parents en détresse ou psychotiques étaient les moins gênés, ce qui traduisait moins une confiance établie que la massivité de leur investissement et leur désorganisation psychique interne. Les autres étaient tous extrêmement réservés dans ce domaine. « Pays » a ainsi fini par vouloir dire avant tout « famille », au sens « histoire ». Cet aspect, de construire l’histoire de chaque enfant, difficultés et vie au sens large, en situant celle-ci dans l’histoire de la famille, était perçu de façon très positive.
Présentation des participants
22 Nous ne commencions jamais une consultation sans nous présenter tous, membres présents de la famille d’abord et professionnels ensuite, en prenant le temps de nous justifier de notre présence soit en tant que collègue ayant à rapporter des observations de suivis ou des bilans, soit en tant que futur professionnel pressenti pour un traitement à engager, soit simplement pour avis. Nous prenions ainsi le temps de relater les bilans effectués, les observations transmises, racontant à ce moment là une part des discussions qui avaient eu lieu en synthèse entre nous. Cette partie de la consultation qui aurait pu être vue simplement comme préliminaire en constituait en fait un élément fondamental, celui qui était retenu en premier par les parents qui nous parlaient de ces consultations familiales comme d’une réunion, terme que nous n’avons jamais employé nous-mêmes.
Animation
23 La discussion proprement dite commençait après ce tour du groupe. La règle était qu’une personne ouvrait, régulait et concluait les débats, et que nous nous adressions toujours à elle directement plutôt qu’à la famille. Comme nous étions deux animateurs de cette consultation, nous l’animions chacun à tour de rôle selon notre implication dans le suivi de l’enfant reçu avec sa famille. La consultation était animée par celui d’entre nous qui n’était pas impliqué dans le suivi familial, ni comme consultant, ni comme psychothérapeute. Il n’a dû arriver que deux fois en dix ans qu’étant tous deux impliqués, ma collègue Monique Brinbaum et moi-même, l’un de nos autres collègues l’anime. Le principe de ce recentrage des prises de parole reposait sur les raisons suivantes : nous ne voulions pas d’une part que les parents répondent à un flux de questions adressées directement à eux ; et d’autre part nous avons vite éprouvé que le fait que chacun s’adresse d’abord à l’animateur qui lui-même s’adressait au médiateur, qui enfin s’adressait à la famille, et inversement dans l’autre sens, instituait des temps d’écoute des uns et des autres qui intéressaient fortement les familles, et donnaient une indéniable atmosphère de réflexion à notre groupe. Cette expression entre nous devant les familles avait un ton particulier. Elle était moins un moment de mise en discussion de nos intentions ou avis, qu’une mise en dialogue entre nous des cheminements de pensée possibles, un peu à la façon d’un psychodrame, où nous forcions peut-être parfois les traits, cependant toujours de façon imagée, en nous partageant les avis possibles, les faisant passer en tout cas de la scène du fantasme à celle du dialogue. Le modèle du psychodrame psychanalytique que nous pratiquions ensemble et parallèlement nous a certainement influencés, plus ou moins à notre insu, mais très sûrement, dans la forme de cette régulation qui dissociait incessamment temps du jeu, temps de l’écoute, temps d’élaboration, et surtout espace interne subjectif et espace externe de nos échanges. Nous avons éprouvé très vite que les familles étaient à l’aise avec l’aspect de communication de ce type de discussion en groupe qui reprenait des modes de communication liés à leurs usages coutumiers, et que cette mise en dialectique était un puissant soutien à l’expression des conflictualités tant individuelles que familiales, grâce en grande partie au médiateur qui avait très souvent, en plus de ses fonctions de médiation interculturelle et de sa position clinique, un rôle ayant des points communs avec celui du double ou moi auxiliaire si important et si productif dans le psychodrame psychanalytique, comme l’ont montré Nadine Amar, Gérard Bayle et Isaac Salem (Amar, Bayle, Salem, 1988) et tel que l’a souligné Jean-Marc Dupeu (Dupeu, 2005), avec qui je pratiquais également le psychodrame.
Déroulement
24 Du point de vue psychologique, notre point de départ se situait au double entrecroisement : d’abord entre le sens que nous donnions aux suivis des enfants et celui que leur donnait les familles ; ensuite entre les problématiques des enfants et l’histoire de leurs parents. Ce double enchevêtrement prenait vite le relief inter- et trans-générationnel dont nous valorisions l’émergence : les relations parents-enfants que nous cherchions à mieux comprendre nous amenaient à reconstruire le fonctionnement global de la famille élargie, les rapports sociaux construits autour de l’enfant et de ses parents avec la famille en France, au pays, et dans la construction biculturelle des familles et selon leur perspective intergénérationnelle – entre la génération des enfants et des parents, mais aussi entre celle des parents et grands parents, affins, et consanguins. La compréhension des systèmes lignagiers nous est ainsi devenue de plus en plus familière, et plus progressivement nous sont apparues les façons particulières dont les tensions – ou les alliances – familiales pouvaient s’exprimer relativement à certains contextes socioculturels que nous ne connaissions pas avant cette expérience et que nous avons peu à peu découverts : relations dans les fratries parentales, distribution des responsabilités éducatives dont il nous fallait chaque fois prendre la mesure, etc.
Dynamique clinique
25 Toute la difficulté de notre travail était d’aboutir au recueil de l’aspect non pas culturel, mais subjectif des dynamiques familiales que nous rencontrions. Or la réserve des familles à l’égard des sentiments et des émotions avait tendance à croître dès lors que nous nous rencontrions en famille et non plus en entretien individuel. Ces consultations nous livraient l’histoire, mais le vécu de ces histoires se retirait en même temps derrière les formes de son évocation soumises à conventions. La présence en grand groupe des collègues impliqués dans les suivis, du médiateur et des membres de la famille, était perçue comme une reconnaissance de celle-ci, mais en même temps obligeait chacun de ses membres à entrer dans les convenances du fait de la solennité qu’elle créait : époux ou épouses, parents et affins, aînés et cadets, parents et enfants, s’exprimant les uns devant les autres avec prudence en suivant de près ces convenances. Il nous fallait beaucoup de patience et d’art pour à la fois respecter ces fonctionnements familiaux qui nous étaient donnés à voir, mais dans lesquelles nous étions invités comme si nous avions été d’une certaine façon à la maison. Et au fond, c’est l’aspect de symétrie engagé au début de la consultation qui fut souvent le gage du maintien d’un rapport symétrique dans cet échange : nous étions invités à la maison, mais nous invitions également chez nous. Et nous recevions autant que nous donnions. Il nous est nettement apparu que c’est parce qu’elles étaient touchées de l’initiation de notre échange, nous ouvrant nous-mêmes à elles de nos questionnements dès le début, que les familles acceptaient elles-mêmes de s’ouvrir – comme nous les y invitions à le faire – à une expression non coutumière de leurs sentiments les uns devant les autres. Jamais les médiateurs ne nous sont autant apparus cliniciens que dans ces moments où il ne s’agissait pas tant de comprendre – en termes de traductions culturelles – que d’entendre – en termes de vécus, d’émotions, de sentiments (Coyer, 2014a). Très vite, nous est apparue l’importance d’un temps supplémentaire faisant partie de ce travail de consultation : le temps de l’échange informel entre équipe et médiateur, avant la consultation, comprenant un très court temps d’échange d’informations. Un court temps, car s’il était bon de convenir ensemble de la faisabilité et du sens de l’investigation ou du soutien que nous souhaitions mettre en route, il était important que la présentation proprement dite de l’histoire familiale ne soit pas « déflorée », si l’on peut dire, et ait bien lieu pendant et non en dehors de la consultation. Mais un temps ou une disposition informelle, permettant d’initier un sentiment groupal avant qu’ait lieu le groupe proprement dit. Un autre temps nous est encore apparu fondamental, mais des années après le début de notre expérience : le temps d’échange des médiateurs entre eux autour de leurs interventions. Nous avons présenté dans un autre article ces différents aspects liés aux médiations interculturelles dans des dispositifs psychothérapeutiques (Coyer, 2014a).
Consultations interculturelles et setting psychothérapique
26 Pour les familles que nous suivions, étrangères ou non, les consultations au cmp étaient presque toujours un besoin avant d’être un choix, du fait des difficultés majeures des enfants notamment au regard de leur insertion scolaire. Pour celles qui vivaient en contexte d’acculturation antagoniste, cette dimension de nécessité liée aux échecs dans la scolarité ou dans la socialisation des enfants pouvait venir en résonnance avec des contextes de rapports sociaux et culturels plus ou moins simples et aisés, et souvent plutôt malaisés qu’aisés, complexes que simples. L’abord que nous proposions était accepté nolens volens car porté par une confiance gagnée sur plusieurs années. Mais encore fallait-il que les familles puissent s’approprier et nos propositions et ce cadre – et non simplement l’accepter – afin que celui-ci puisse prétendre soutenir des processus de pensée et s’inscrire dans un dispositif psychothérapeutique. Nous percevions ce point de façon aiguë en nous dirigeant vers la fin des consultations. La levée de secrets de familles, la reconnaissance de sentiments difficiles et l’évocation du passé et des parents éloignés nous poussaient à nous tourner de nouveau vers les médiateurs afin de nous assurer avec eux des modes possibles de perlaboration de ces vécus ou témoignages qui nous étaient rapportés, de la même façon que nous nous étions tournés vers eux pour juger de la pertinence ou non de nos investigations au regard du bien que nous en attendions. Dans ces situations où langues, coutumes, usages, gestes, codes, valeurs morales, organisations familiales, et jusqu’aux expressions corporelles n’étaient plus en partage, tout ce qui relevait habituellement du tact, et donc de la sensibilité et de la pratique, reposait en plus sur des connaissances culturelles qu’ils nous fallait acquérir et sur l’habilité des médiateurs à nous ouvrir à ces connaissances. Comment pouvions-nous cheminer dans cette pensée à deux, qui en permettant de construire les aspects processuels du cadre lui confère véritablement sa qualité psychothérapeutique et permet la perlaboration attendue des vécus qui nous étaient livrés ? En invitant un médiateur pour permettre que les familles s’expriment en notre présence non seulement dans leur langue mais selon leurs usages, nous invitions celles-ci à une constante double formulation. Si les échanges nourris avec le médiateur n’étaient traduits qu’en terme d’informations, celui-ci nous rapportant simplement les éléments biographiques que nous lui demandions, sans la part subjective que l’évocation de ces éléments levaient, nous naviguions pour ainsi dire sans psyché. Mais vers quels chemins se tourner quand nous avions réussi à gagner cette double formulation et que nous cherchions à y répondre ? Vers des formulations psychologiques habitées de façon partielle par les familles, ou vers des réponses culturelles qui certes leur inspiraient des pensées plus entières mais dont nous ignorions à notre tour une grande part de leur portée psychologique ? Comment délivrer ce que Jean-Luc Donnet (Donnet, 1973, p.49) dénomme de façon imagée « le billet aller-retour du voyage psychanalytique » ? Comment permettre que nos questions ne soient pas seulement des effractions, mais « se rapprochent des pensées » des familles, comme l’exprime encore Donnet, en paraphrasant Sigmund Freud (Freud, 1910) ? Le caractère interculturel de notre situation ne faisait que souligner la question fondamentale de toutes les psychothérapies s’inspirant de la psychanalyse, et soulevée par Freud à propos de l’analyse profane. L’interprétation ne vaut pas seulement parce qu’elle est vraie. Une interprétation « vraie » peut avoir des effets délétères. Il n’est pas seulement question de « savoir » mais de « technique ». Et Freud précise à ce propos ce qui caractérise la technique psychanalytique : le contact prolongé qui seul permet que l’interprétation soit proche des pensées du patient, et les moyens de prendre en compte l’attachement que ce contact ne manque pas de créer, à savoir le transfert. Mais il met en même temps en lumière le paradoxe selon lequel le cadre légitime l’interprétation qui légitime elle-même le cadre. Il existe différentes voies pour exister dans ce syllogisme, sans verser dans le relativisme qui ferait du cadre un pur élément mouvant et sans constance. Donald Woods Winnicott pour sa part répond à ce paradoxe par le setting (Donnet, 1973). Winnicott (Winnicott, 1954) divise le travail de Freud en deux parties : « En premier, il y a la technique psychanalytique telle qu’elle s’est progressivement développée, et laquelle est enseignée aux étudiants. Le matériel présenté par le patient doit être compris et doit être interprété. En second, il y a le “setting”, dans lequel ce travail est exécuté (carried through) ». Si Winnicott emploie le gérondif de set (setting), c’est pour souligner que le cadre n’est pas préétabli [10] mais qu’il doit l’être au travers de la prise en considération minutieuse de tous les éléments de ce setting, qui permettent « d’entrer en contact avec les processus du patient, de comprendre le matériel présenté, et de communiquer cette compréhension par des mots » (5e aspect) ; le setting reproduisant les conditions de l’environnement suffisamment bon, et notamment de continuité et de fiabilité. C’est notre réflexion sur tous ces éléments dont nous essayons de rendre compte dans cet article.
Poursuite des suivis après les consultations
27 Le fait d’insérer ces consultations au décours du suivi des enfants et de permettre aux personnes engagées dans ces suivis d’y être présentes a presque toujours eu des effets positifs immédiats sur ces suivis. Au delà des catharsis spectaculaires des enfants, ceux-ci, discrets mais très attentifs durant les consultations, exprimaient une forte émulation et se montraient très prolixes après celles-ci, lors des rendez-vous qui les suivaient, avec les collègues qui y avaient participé. S’ils réagissaient dans l’humeur – étant moins tristes, moins inhibés –, ils manifestaient aussi un remarquable gain de maîtrise de l’histoire familiale, mais aussi de liens sociaux. Et cela a été, plus qu’aucun critère de nature symptomatique, l’expression pour nous des effets positifs de ces consultations. Nous étions pleinement gagnants en termes non pas seulement d’investigations anamnestiques, mais d’appropriation subjective, par eux, de l’histoire familiale. Elle donnait enfin lieu à être romancée : ils la racontaient ou la dessinaient en y ajoutant nombre d’exagérations ou de rebondissements. D’où l’importance pour nous de cet emboîtement des espaces : consultations, et psychothérapies avant et après celles-ci. La question s’est posée de la pérennité de ces effets, et nous avons eu à un moment un débat dans le service à ce sujet. C’est dans les cas où cette articulation nous a fait défaut que ces effets post-consultations sont retombés de façon aussi spectaculaire qu’ils étaient apparus. La finalité de notre dispositif interculturel était celle d’un travail intergénérationnel. Et notre dispositif avait la forme d’une psychothérapie bifocale, au sens où Philippe Jeammet, Catherine Chabert et Elisabeth Birot (Chabert, Birot, 1988 ; Jeammet, 1988, 1992) l’ont pratiquée avec des adolescents dans des contextes nécessitant une approche familiale conjointe.
Bilan
28 Nous avons organisé, entre 1992 et 1999, huit à quinze consultations par an pour six à douze enfants chaque année, sur une file active de quatre à cinq cents enfants suivis. Peu d’enfants au fond étaient reçus dans ces consultations avec médiateur. Le recours relativement rare à ces consultations dans les proportions de notre file active s’expliquait pour nous d’abord par l’ampleur du travail nécessaire à leur organisation. Cet aspect organisationnel n’a pas été des moindres et a suscité plusieurs fois de multiples reports.
29 Entre 1992 et 1999, trente-sept enfants et leur famille ont été reçus lors de quarante-huit consultations, sept d’entre eux ayant fait l’objet de plusieurs consultations. Dix-huit autres consultations ont été prévues mais annulées, huit du fait des familles, dix du fait de l’absence ou de l’indisponibilité de médiateurs, ce qui rend compte de la complexité de mise en place de ce travail qui devait réunir autour de ces familles différentes équipes. Ces consultations ont été utilisées : vingt-et-une par notre cmp, vingt-trois par notre cmp conjointement avec d’autres équipes – neuf avec l’upe (unité petite enfance), huit avec l’hôpital de jour, six avec la pmi – et quatre avec un cms (centre médico-social)de notre intersecteur.
30 De ces trente-sept enfants, douze étaient psychotiques, dont cinq accueillis à l’hôpital de jour ; treize souffraient de dépression infantile grave et présentaient de sérieuses difficultés d’intégration, que ce soit en raison de troubles du comportement, d’impossibilité d’accéder aux apprentissages, ou de troubles de la communication ; tous les autres étaient freinés dans leur développement psychologique ou en danger d’évolution très pathologique. Dans un bon nombre de familles, d’autres enfants de la fratrie présentaient également des difficultés psychologiques plus ou moins importantes, même si la demande d’aide n’avait pas été faite pour eux initialement.
31 La grande majorité des enfants que nous avons reçus étaient donc issue de familles gravement perturbées, avec des problèmes associés, d’ordre social, voire psychiatrique pour les parents, et des difficultés antérieures ou liées à la migration, marquées souvent par des problèmes importants à l’arrivée en France, qu’il s’agisse de troubles de l’identité ou de pathologies psychiatriques plus lourdes. Les consultations ont permis à chaque fois d’aborder ces pathologies sur le plan familial. Elles ont apporté dans presque tous les cas un apaisement et une diminution des difficultés psychologiques chez divers membres de la famille ou dans les conflits intrafamiliaux. Elles ont aussi contribué à l’amélioration de la communication avec les équipes soignantes, les services sociaux ou les institutions concernées, mais aussi entre ces équipes. Elles ont favorisé enfin l’établissement ou le renforcement d’un réseau d’aide psychologique et sociale autour de ces familles, tout en soutenant la prise en charge individuelle des enfants. Nous avons pu observer pour certains d’entre eux une évolution notable, à la fois dans leur prise en charge et dans leur milieu familial et scolaire, et espérer pour les autres cette évolution même si elle n’avait pu être constatée. À dispositif lourd, situations lourdes : nos consultations étant l’occasion de larges rassemblements des familles et des équipes, nous recevions donc celles pour lesquelles les tensions étaient les plus grandes et les suivis les plus difficiles.
32 Trente-sept familles en six ans pour une file active de quatre à cinq cents familles pour notre cmp, et de deux mille quatre cents à deux mille six cents, pour le service dans son entier : autant dire que cela a constitué un échantillon très parcellaire de nos prises en charge dans le service. Nous recevions au fond toutes les familles des enfants pour lesquels nous nous sentions particulièrement dans l’impasse. Le véritable point commun de ces situations a été qu’elles nous ont toutes mis en échec à un moment ou à un autre dans nos suivis du fait d’une intrication des facteurs les plus lourds qui puissent se trouver en pédopsychiatrie, auxquels se sont encore surajoutés des facteurs culturels.
Exemple clinique
33 Nous reprenons ci dessous l’anamnèse résumée de l’un des enfants reçus en consultation de groupe avec sa famille et une médiatrice [11], et quelques courts extraits de cette consultation qui a duré deux heures et demi. Cette observation a été présentée de façon détaillée et analysée dans un travail antérieur (Coyer, 2009a).
Anamnèse
Yoro est reçu pour la première fois au cmp à l’âge de deux ans et quatre mois. Il y est suivi jusqu’à son orientation vers un emp (externat médico-pédagogique) à l’adolescence. Il nous est adressé au cmp par la pmi, avant sa scolarisation en maternelle, pour un trouble envahissant du développement avec évitement du contact physique et du regard, retard de parole avec écholalie, encoprésie et jeux avec ses matières fécales, impossibilité de se détacher physiquement de sa mère, détresse à la séparation et aux changements de lieux, peur des grands espaces, refus de s’alimenter autrement que de nourriture liquide ou de purée. Il acquiert progressivement le langage, la propreté sphinctérienne, et la possibilité de se séparer de sa mère, durant sa quatrième année. Il est d’abord accueilli avec sa mère, de l’âge de trois ans à six ans, à l’unité petite enfance du service, en groupe de parents et groupe d’enfants, puis à partir de l’âge de six ans en psychomotricité, et à partir de sept ans en psychothérapie individuelle. Il bénéficie à l’école maternelle d’un accompagnement par une avs (auxiliaire de vie scolaire) et d’une scolarisation aménagée à temps partiel. Il entre en primaire en clis (classe d’intégration spécialisée), puis est orienté vers un emp. Il développe et garde, jusqu’à ce que nous cessions de le suivre, de nombreuses persévérations et comportements ritualisés, et un contact du regard « tangentiel », en même temps qu’une personnalité originale attirant plutôt la sympathie de son entourage. Il traverse à dix ans un épisode hallucinatoire, lors d’un retour de vacances en Afrique avec ses parents. Il commence à écrire après cet épisode. Nous organisons une consultation familiale avec une médiatrice alors qu’il a sept ans et que sa psychothérapie vient d’être entamée. Sa mère, qui nous apparaît jusqu’alors très déprimée, y exprime toute la tristesse et l’isolement de son vécu migratoire, et son désarroi lors de la naissance de ses enfants. Il est né jumeau avec son frère Babou, après un premier frère, né deux ans et demi avant eux. Leur mère n’est pas retournée en Afrique durant huit ans, ayant laissé toute sa famille, dont sa mère décédée peu de temps après son départ. Lui et son frère jumeau sont nés trois mois avant terme et ont dû rester hospitalisés deux mois après leur naissance. Yoro, du fait de ses difficultés apparues très tôt, a été l’objet de protections traditionnelles. Et d’après son père, qui attribue à ces difficultés des origines partagées, psycho-médicales et traditionnelles, son encoprésie a cessé après qu’il a rencontré un éminent Marabout originaire de leur pays. Durant ses séances de psychothérapie, Yoro passe en quelques semaines des jeux moteurs et de collages aux puzzles et aux dessins. Ceux-ci deviennent nettement narratifs après la consultation familiale avec la médiatrice. Il fait rapidement de son apparente difficulté à s’orienter et de ses problèmes de latéralisation, des jeux qui prennent une allure de défi ludique, maniant contrôle et effet de surprise, persévérant des séances entières à rassembler trois pièces de puzzle par exemple, ou en assemblant plus de vingt en quelques secondes. Au fur et à mesure de son avancée en âge, le contenu des séances de psychothérapie se ritualise à l’extrême et ne se réduit plus qu’aux puzzles, qui sont l’occasion de longues séances silencieuses et concentrées auxquelles il vient avec entrain et joie en posant toujours la question de quand aura lieu le prochain rendez-vous, avec des conduites de vérification et de contrôle de l’espace et des objets du bureau dans lequel ont lieu ses séances de psychothérapies. C’est à l’époque où ces séances de psychothérapie paraissent les plus appauvries dans leur contenu narratif qu’il témoigne de l’accomplissement de son autonomisation, tant dans ses déplacements (transports en commun) que dans ses apprentissages (il apprend à lire et à compter). Au moment de son orientation à treize ans vers un emp pour adolescents où doit se poursuivre sa prise en charge, ses parents sont très rassurés de son évolution et lui anticipent une vie heureuse en Afrique où ils attendent de retourner vivre.
Consultation familiale en présence de la médiatrice ethnoclinicienne
Après les présentations des observations et synthèses de chacun des collègues présents, nous abordons l’histoire de la famille, en traduisant chaque chose dans la langue d’origine de Monsieur et Madame A., et en nous arrêtant sur le sens des traductions avec la médiatrice. Monsieur et Madame A. n’ont pas donné des prénoms de jumeaux à leurs enfants, mais les prénoms de parents proches. A. est le prénom d’un demi-frère du père, le fils du frère cadet du grand-père paternel. Mais ce cousin porte aussi le prénom du grand-père paternel lui-même. Le nom de son frère jumeau est celui du demi-frère du père (issu du même père, mais d’une co-épouse). Le prénom du fils aîné est celui du petit frère de son père : « petit père » dit-on en Afrique de cet oncle paternel cadet. Son père appelle d’ailleurs son fils en faisant précéder son prénom du mot qui veut dire papa, comme le veut l’usage coutumier. Sa mère dénomme aussi son fils aîné de cette façon, car Monsieur et Madame A. sont cousins issus de germains. Ils ont les mêmes grands parents.
– Le papa de Yoro : « C’est mon fils aîné qui porte le prénom de mon père. Yoro est le prénom d’un frère de mon père, le demi-frère de même père, un petit frère. Je l’appelle petit père car c’est le petit frère de mon père. À Yoro je ne dis pas « papa », par contre, quand on parle à l’aîné, on l’appelle « Papa »…
– La maman de Yoro : « Oui, je dis aussi Papa à notre fils aîné. C’est mon oncle, parce que lui (en désignant son mari) c’est mon cousin. Comme tout est mélangé, je peux dire les deux. C’est aussi mon oncle. »
Le papa de Yoro vit en France depuis vingt ans. Il s’est adressé à sa famille pour demander qu’on le marie, en formulant son souhait auprès de celle-ci. Son épouse l’a rejoint en France un an après leur mariage. Leur fils aîné est né un an après.
– La maman de Yoro : « C’était bien. J’avais déjà vu des enfants avec ma mère. Mais là, ça n’était pas pareil. Là-bas il y avait déjà des gens pour aider. Mais ici j’étais toute seule. C’était un peu dur. »
Madame A. parle à ce moment-là dans sa langue maternelle avec la médiatrice, et l’on sent beaucoup d’émotion retenue, dans une lourdeur des mots, une mimique plus grave et un ralentissement verbal. Elle était seule ici, séparée de sa famille, sans amies, loin de tous, et c’était son premier enfant. Elle a beaucoup pensé à ses proches, tous ceux qu’elle avait quittés, surtout à sa grand-mère, car elle n’a pas revu sa mère, partie vers un autre pays d’Afrique déjà trois ans avant son mariage. Elle n’a pu allaiter son fils aussi longtemps qu’elle l’aurait souhaité, car elle s’est trouvée de nouveau enceinte alors qu’il n’avait que quatre mois. Au pays, on allaite jusqu’à deux ans et parfois au-delà. Elle n’a pas pris de contraception car on dit aussi que l’allaitement est une contraception naturelle. Son mari lui a demandé de faire une ivg. Dans sa langue, le mot employé signifie « enlever » (enlever le bébé). En racontant cela elle caresse le dossier de la chaise de son fils, qui observe alors la main de sa mère et se caresse les cheveux. Comme il la regarde de façon interrogative et que nous lui faisons observer l’écoute attentive de son fils, elle lui dit : « Tu comprends ? »Il répond par un signe de tête négatif et dit « Non ».Yoro comprend habituellement la langue de ses parents, mais il s’exprime exclusivement en français. Leur fils aîné, de même. La médiatrice note combien cela peut créer un effet de surprise : « Étonné », « surpris »... « On lui parle une langue, et il répond dans une autre langue. » La mère de Yoro dit que son fils aîné parlait très mal, peut-être du fait qu’elle-même était partagée entre sa propre langue, qu’elle parlait avec son conjoint, et le français, qu’elle parlait avec une voisine étrangère qui avait des enfants elle aussi, et qu’elle invitait chez elle ou chez qui elle allait.On demande si Yoro a été circoncis, et comment ça s’est passé. Il tire alors son pantalon de chaque côté de la braguette, et comme il se penche pour regarder, sa mère lui propose d’aller faire pipi. Il a l’air de se mettre en scène en s’ajustant à nos propos, tout en ayant toujours un air complètement ébahi. Et il est très difficile de savoir s’il y a une part de jeu ou non dans son attitude. Il avait quatre ans au moment de sa circoncision. Et celle-ci a eu lieu en France, en clinique. Yoro se tient les doigts au moment où l’on dit ça, il fait le geste de couper une main sur l’autre ou de scier. Dans la langue des parents, pour la circoncision, le mot employé dérive d’un terme arabe qui veut dire « penser », car « on s’en souvient toujours », dit son père : « ça fait mal. » Leur mère a souffert aussi à sa façon de cette circoncision, car elle est restée quatre jours en clinique avec les enfants et ils pleuraient beaucoup, surtout le frère jumeau de Yoro. Pour Yoro, cela semble n’avoir produit aucun changement sur son comportement, nous dit Madame A. Les naissances gémellaires sont considérées comme sacrées dans leur coutume comme dans la plupart des coutumes africaines. C’est une « bénédiction » : on protège les jumeaux car ils peuvent avoir des pouvoirs. Mais pour le père de Yoro, « c’est comme pour toutes les naissances »… Il n’est pas d’accord avec tout ce qui se dit, par exemple, qu’on peut guérir des jumeaux en leur donnant à manger les plats obtenus par charité. Lui croit au recours au médecin, nous dit-il. Avec des jumeaux, il faut se comporter de manière particulière : « Toi tu ne crois pas », dit la mère au père très réticent. Elle, elle approuve ces usages. Madame A., qui porte un prénom de jumelle, bien qu’elle ne soit pas jumelle, raconte qu’elle aime les jumeaux. Elle a eu l’intuition d’en porter et l’a dit à son époux la veille de la première échographie qui a confirmé son intuition. Lors de la deuxième échographie, apprenant qu’il s’agissait de garçons, elle a pensé les appeler de prénoms de jumeaux mais son mari a refusé : « Lui, il croit pas ». Elle dit en avoir pleuré, mais en secret, et ne l’a jamais dit à son mari. Monsieur A. se montre alors à la fois gêné et touché de cet aveu, et de l’émotion que sa femme lui avait dissimulée : « Elle ne m’avait pas dit qu’elle avait pleuré. » La médiatrice évoque une croyance qui pourrait porter à dire dans leur situation : « L’enfant qui est mort (celui pour lequel elle a fait une ivg), c’est lui-même qui est revenu. » La mère de Yoro dit qu’elle connaît cette pensée : « On dit que c’est toujours le même enfant qui est revenu. »
Mais elle n’y croit pas.Le père de Yoro, quant à lui, rejette cette pensée, avec cependant une certaine ambiguïté : « Personnellement, personne n’a dit ça. Peut-être ils le pensent, mais ils ne le disent pas. Comme on ne reste pas là-bas tout le temps ... s’ils le disent, on l’aurait peut-être entendu. »
Il manifeste ses réticences à suivre ces idées de la tradition. Mais son épouse, très attentive, hoche la tête en signe d’acquiescement. Ils reconnaissent cependant tous deux qu’en cas de maladie, on consulte généralement au pays à la fois un médecin et quelqu’un de « la tradition ». Nous évoquons l’arrêt de l’encoprésie à peu près à l’époque de la circoncision. Madame A. affirme que ça n’a aucun rapport, même si ça s’est passé peu de temps après. En effet, ajoute-t-elle, ils viennent ici, mais ils vont aussi voir des marabouts. Et celui qui a guéri Yoro de son encoprésie est le fils du plus grand Marabout de leur pays. Le père de Yoro raconte qu’il lui a amené son fils à l’hôtel où il résidait lors de son séjour à Paris. Il a posé la main sur la tête de celui-ci et a craché, geste qui accompagne habituellement les prières. Le jour même Yoro a cessé d’être encoprétique. « Je peux croire ça »,dit-il. Son épouse le regarde d’un air grave. Pendant ce récit, Yoro a ramassé les morceaux d’un puzzle et s’est allongé pour le réaliser avec beaucoup de concentration. « Qu’en pense-t-on au pays ? » « Que dit le grand-père paternel des difficultés de Yoro ? » Le père de Yoro reste vague, et répond : « Ce sont des jumeaux. » Son épouse, invitée à répondre, fronce les sourcils et détourne la tête. Le père de Yoro évoque alors les crises qu’avait eues sa mère, au-delà de quarante ans et après son départ en France : elle tombait par terre. Au pays, on a attribué ces chutes à des esprits auprès desquels les guérisseurs sont intervenus par les traitements en usage. La mère de Yoro dit qu’elle prend ces choses très au sérieux, car toute jeune elle a souvent assisté aux rituels des guérisseurs et en est restée très impressionnée. Lorsque son fils a commencé de manifester ses difficultés, elle a tout de suite pensé à ces esprits, même en l’absence de crises. Son mari ne voulait pas y croire, mais maintenant que son fils a sept ans et que ses problèmes persistent et se montrent importants, il reconnaît penser à une action de ces esprits. Il dit que si cela relevait de la seule médecine ce serait guéri depuis longtemps. Pendant qu’il parle, son épouse s’absorbe dans le puzzle de son fils, puis elle raconte l’histoire d’autres jumeaux, dont l’un avait des crises, et pas l’autre : « Là c’était le contraire… Tout le monde évoquait les esprits et le père y croyait, mais la mère ne voulait pas entendre parler de ça. Elle amenait l’enfant à l’hôpital dès qu’il avait des crises. Le reste de la famille pratiquait les rituels à son insu. » Le père de Yoro veut nous expliquer les raisons de son indépendance familiale, qu’il situe sur un plan non moral mais matériel. Il est parti très jeune de son pays natal avant les troisième et quatrième mariages de son père… La polygamie du grand-père paternel semble très désapprouvée par la mère de Yoro. On saura plus tard qu’elle avait posé la monogamie comme condition à son mariage et à sa venue en France. Bien que distant de son père, il a rêvé de lui après s’être installé en France, le voyant lui donner dans son rêve les bénédictions qu’il avait manquées lors de son départ. La mère de Yoro se montre tout à coup très émue, au moment où son mari évoque cela. Nous comprenons qu’elle pense à son propre départ et à sa famille à elle. Nous le verbalisons. Elle pleure. Pendant ce temps, Yoro qui se montre très actif a construit un train en lego, avec des personnages assis dessus. Il le reconstruit pièce à pièce, crachant sur toutes, avant de les emboîter. Interrogé il dit : « Je fais un autre train, il est tout devant, c’est lui qui va conduire. »
La psychomotricienne intervient : elle dit que Yoro, lorsqu’il était petit, ne voulait pas s’appeler Yoro mais disait s’appeler du nom de son frère. On s’interroge. Peut-être aurait-il dû, selon les coutumes de ses parents, porter un autre prénom : celui attribué d’habitude à « un enfant qui part et qui revient » ? N’aurait-on pas prescrit au pays dans ce cas là le rituel consacré à ce type d’enfant, et qui consiste à les « fixer » ? La mère de Yoro, qui est encore très émue et en larmes, dit alors que cela a été fait. Ce qui laisse son époux vivement surpris. Elle éclaire ainsi l’allusion qu’elle avait faite plus tôt sur un rituel effectué à l’insu de l’un des parents. Sa grand-mère l’a amené chez un marabout qui l’a en effet prescrit et effectué. Mais la mère de Yoro est évasive : elle a peur des marabouts. Pendant qu’elle pleure, Yoro est couché sur le dos, par terre, sous sa chaise. Monsieur A. nous paraît très touché par l’émotion de son épouse. Il dit que du fait de la persistance des difficultés de son fils, il pense de plus en plus que ses problèmes sont liés pour une part aux esprits : « Il y a une part de médecine, une part d’esprits. »
Conclusion
36 L’observation présentée ci-dessus est l’une des quatorze observations que nous avons analysées de façon plus complète dans un autre travail (Coyer, 2009a). Toutes ces observations montrent la part indispensable des médiations – non pas seulement culturelles mais cliniques – dans le recueil de données bien sûr anamnestiques, mais plus encore dans la conduite de nos prises en charge. Non seulement, sans cette part, nous n’aurions jamais eu accès aux dimensions émotionnelles, affectives, historiques, psychiques, conscientes et inconscientes – subjectives au sens large – des enfants suivis et de leur famille, mais plus encore, il nous aurait été impossible de conduire notre travail dans les axes intergénérationnels et transgénérationnels, selon lesquels nous escomptions des effets psychothérapeutiques. Il nous apparaît a posteriori impossible d’avoir accès aux dimensions fantasmatiques de ces rapports générationnels sans passer par des voies d’entrée proprement culturelles, c’est à dire liées à des usages, des modes de compréhension et de traduction, des mises en sens, dont non seulement les contenus mais les formes mêmes s’inscrivent dans des schèmes culturels.
37 Comment nous situer nous-mêmes, psychologues cliniciens, psychothérapeutes, dans cette double position d’être traducteurs de subjectivité, au travers d’une traduction de la mise en forme culturelle de cette subjectivité ? À vivre, les choses ne sont pas simples. Le passage par des données rapportées par les médiateurs nous emmènent vers des modes de pensée qui ne sont pas les nôtres, sur l’enfance, la mort, la parenté, la naissance, la conception, l’infortune, le malheur, le désordre mental et a fortiori vers les façons culturelles dont ces sujets sont envisagés. Nous ne construisions pas un terrain d’étude pour analyser nos données cliniques en termes anthropologiques, nous avions à répondre à des demandes d’aides et à concevoir des suivis psychologiques. N’allions-nous pas pourtant être obligés d’en passer parfois par des réflexions d’ordre non pas psychologique mais anthropologique ? S’il nous paraissait impossible de nous passer de ces aspects culturels, il nous paraissait cependant délicat d’être à l’entrecroisement entre notre modèle psychopathologique et psychanalytique de compréhension de ces aspects et celui des familles, qui pouvait certes se présenter comme un système de référence, compris de façon complémentaire, c’est à dire valant en lui-même pour le système de pensée dont il faisait partie, mais aussi comme un système interprétatif et prescriptif à part entière, dont les données nous échappaient pour aller vers celles, éloignées, des sociétés auxquelles ils se rattachaient (Coyer, 2009a ; 2014a). Comment nous situer ? Cette appréhension nous a fait entrevoir dès le début l’intérêt de la partie épistémologique – et méthodologique – de l’œuvre de Devereux (Devereux, 1972 ; Coyer, 2014b) et toute l’importance, pour notre réflexion sur notre positionnement, de la notion de complémentarisme. Nous dirions en résumé que, conscients de façon théorique que nous devions éviter les confusions de paradigme entre psychologie et anthropologie (Charuty, 1992), il fallait encore que nous en fussions conscients en situation. Ce qui nécessitait à la fois l’idée de la séparation, et en même temps du lien, entre psychologie et données culturelles. Ce que nous avons nommé à un moment groupe porteur pour désigner le groupe des collègues qui ne participaient pas forcément à nos consultations, mais avec qui nous échangions sur celles-ci, a eu une triple fonction. En nous ouvrant à tous les collègues qui le souhaitaient dans sa phase de mise en place et de formation, il a été la garantie de son inscription dans le travail plus large du service. Il a été ensuite, tout au long de la conduite des consultations, le moyen d’ajuster nos positions afin de prévenir les moments d’idéalisation culturelle qui auraient pu nous faire verser dans un certain culturalisme au préjudice de nos visées cliniques. Et il a été enfin une sorte de lieu d’étagement de notre pensée, qui avait besoin, pour penser ce projet, d’être elle-même pensée (Bion, 1962, 1970). Nous pourrions dire ainsi, en suivant Ginette Michaud (Michaud, 1977), que nous souhaitions inscrire pleinement nos médiations dans le paysage plus large du système de médiations que constitue l’institution elle-même.
38 Si l’exercice de décentrement auquel nous invite Devereux (Devereux, 1961) est à la fois la condition préalable et la conséquence de l’approche complémentariste, celle-ci n’aboutit pas moins à un recentrement à un moment ou un autre. Les ethnologues sont familiers du fait que cette défamiliarisation met en exergue les arcanes de nos fonctionnements culturels occultés habituellement derrière un certain nombre d’automatismes qui les rend invisibles à nos yeux en première lecture, et visibles au travers de ce décalage, en quelque sorte par diffraction, comme la brisure d’un rayon de lumière plongeant dans l’eau nous montre sa surface. Quoi de plus naturel de voir que ces conditions interculturelles nous amènent à redéfinir ce qu’est un cadre psychothérapique, bien au-delà de ses rites, le définissant bien plus dans ce qui se cadre que dans ce qui est un cadre ; ce qui s’établit plus que ce qui est établi, pour reprendre le sens du terme de « setting » de Winnicott. Ce « setting » est le cadre, dirons-nous, dans ce sens winnicottien. Et l’attention portée à tout moment à l’adéquation ou non de ce qui était préétabli, l’ajustement de ce qui devait l’être, la description minutieuse de l’ensemble afin de le partager entre nous, et la possibilité enfin de le penser en même temps que nous étions amenés à penser avec les familles les problématiques de ces dernières au travers de lui, est indéniablement ce qui a donné une orientation psychothérapique à notre dispositif ; ce qui a permis d’insérer nos consultations interculturelles dans un dispositif plus large rendant notre approche véritablement transculturelle, c’est à dire, au-delà des éléments culturels proprement dits, véritablement psychothérapeutique.
39 Automne 2014
40 Gilbert Coyer
41 Département de psychologie
42 UFR LSHS
43 Université Paris 13
44 99, avenue Jean-Baptiste Clément
45 93430 Villetaneuse
46 gilbert.coyer@univ-paris13.fr
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Notes
-
[1]
Maître de conférences, laboratoire « Unité Transversale de Recherche Psychogénèse et Psychopathologie » (utrpp, ea-4403), université Paris 13, Sorbonne Paris Cité.
-
[2]
Psychologue, Psychanalyste, Société Psychanalytique de Paris (spp).
-
[3]
Monique Brinbaum : cf note supra.
-
[4]
Avec notre collègue le Dr Isaac Salem, psychiatre, psychanalyste (spp), praticien hospitalier responsable du cmp, et au sein de la spasm, Société parisienne d’aide à la santé mentale : Étude et traitement analytique par le psychodrame (etap).
-
[5]
Centre Françoise Minkowska, consultations médico-psycho-sociales pour migrants et réfugiés, 12 rue Jacquemont 75017 Paris.
-
[6]
Léocadie Ékoué, Lucien Hounkpatin, Claude Messmin, Marie Rose Moro, Tobie Nathan, Abdelhamid Salmi.
-
[7]
Association pour la recherche, la clinique et la diffusion de l’ethnopsychiatrie. Médiateurs : Taoufik Adohane, Marieme Ba, Loubaba Belmejdoub, Afonsetta Nimaga, Geneviève Nkoussou, Abdelhamid Salmi. Animateur des consultations : Tobie Nathan.
-
[8]
Au sein du Département de psychopathologie de l’enfant et de sa famille, dirigé par le Pr Philippe Mazet, université Paris 13, Bobigny. Recherche sous contrat inserm dirigée par Joëlle Rosenfeld, sur les dysfonctionnements interactifs précoces observés à partir de films familiaux d’enfants développant plus tard un syndrome autistique.
-
[9]
John Bowlby est le premier de ces auteurs à avoir utilisé la théorie des systèmes comme modèle dans ses travaux sur l’attachement.
-
[10]
Le mot setting est parfois traduit de façon malheureuse par « cadre », ce qui enlève son sens d’être en cours d’établissement.
-
[11]
Marième Ba-Sene, psychologue, docteur en psychologie, médiatrice ethnoclinicienne.