Notes
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Psychologue clinicienne et Docteur en psychologie, Institut de Recherche en Sciences Psychologiques (IPSY), Université catholique de Louvain (UCL), Belgique.
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Psychanalyste (IPA). Professeur de Psychologie Clinique. Institut de Recherche en Sciences Psychologiques (IPSY), Université catholique de Louvain (UCL), Belgique.
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Dans la traduction de Strachey, nous lisons «?deferred action?», mais ce terme ne rend pas suffisamment compte du mouvement rétro-et proactif de l’après-coup (voir Laplanche 2006).
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Généralement, la théorie de l’après-coup met en évidence que le second traumatisme permet l’élaboration du premier car il le met en représentation et lui donne une nouvelle signification (Freud, 1895). Dans le prolongement des travaux freudiens, Jean-Luc Donnet (2006) a montré que plusieurs après-coup peuvent avoir lieu. Selon cet auteur, le premier après-coup est lié à «?un travail inconscient avec son issue traumatique?», tandis que le deuxième après-coup permet quant à lui «?un travail du pré-conscient/conscient et son issue intégratrice?» (p. 720). Nos travaux rejoignent la théorie de Jean-Luc Donnet (2006).
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[5]
Cette recherche, soutenue par les Fonds Spéciaux de Recherche de l’Université catholique de Louvain (UCL), a donné lieu à la publication d’une thèse de doctorat?: Fohn A. (2011), «?Traumatismes, souvenirs et après-coup?: l’expérience des enfants juifs cachés en Belgique?», thèse de doctorat en sciences psychologiques, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique.
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Les Juifs qui avaient la nationalité belge ont été «?protégés?» pendant un certain temps suite aux pressions nationales et à l’action de la Reine Elisabeth. Les nazis ont d’abord déporté les Juifs apatrides, avant de déporter les Juifs belges. Une grande rafle a eu lieu à Bruxelles dans la nuit du 3 au 4 septembre 1943 (Teitelbaum-Hirsch 1994).
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[7]
À ne pas confondre avec le terme de signifiants (ou messages) énigmatiques dans le sens laplanchien selon lequel les parents adressent inconsciemment au bébé des messages d’ordre sexuel.
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Il est possible que de telles répercussions soient présentes dans d’autres contextes de violences extrêmes.
1Dans ce texte, nous retraçons l’histoire de Madame G., une ancienne enfant juive cachée en Belgique, qui a survécu à l’extermination nazie durant la seconde guerre mondiale. Son histoire se révèle particulièrement éclairante pour comprendre l’inscription des premières traces psychiques chez un nourrisson qui a vécu plusieurs séparations durant la Shoah. Séparée à un an et demi de ses parents, Madame G. conserve actuellement la trace psychique d’une séparation qui reflète la présence d’un vécu subjectif très précoce. Nous allons démontrer que l’inscription psychique de ces événements traumatiques et la reviviscence actuelle de cette trace peut être expliquée par le phénomène d’« après-coup » (Freud, 1895).
2Le concept d’«?après-coup?», développé par Sigmund Freud en 1895 dans Esquisse d’une psychologie scientifique, est central pour la conception psychanalytique de la «?temporalité?» psychique. Il permet de comprendre comment les processus psychiques s’organisent dans le temps. L’introduction de cette notion théorique est venue enrichir la conception de l’organisation de la mémoire et des processus mnésiques. Selon la définition de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis (1967), le phénomène d’après-coup consiste en «?des expériences, des impressions, des traces mnésiques qui sont remaniées ultérieurement en fonction d’expériences nouvelles?» de sorte que les expériences passées se voient «?conférer un nouveau sens et une efficacité psychique?» (p. 33). L’après-coup [3] rend compte d’une relation complexe entre un événement significatif et sa resignification ultérieure qui vient conférer une «?efficacité psychique?» au premier événement, resté apparemment jusque-là sans impact (Laplanche, 2002, p. 121). Comme le souligne Jean Guillaumin (1982), «?tout se passe comme si, à partir de l’après-coup, on s’acheminait vers une théorie générale de la répétition signifiante où ce qui n’a pu être nommé dans le passé alimenterait de son énergie le présent qui, en retour, conférerait rétrospectivement au passé un statut d’expérience psychique, marqué par l’expérience antérieure?» (p. 13).
3Nous allons démontrer que la séparation des parents représente le premier temps d’un traumatisme qui a laissé une trace dans le psychisme du sujet. Cette trace fut réactivée par la séparation de la famille d’accueil et au moment de la compréhension de la mort des parents, événements psychiques qui constituent un deuxième et un troisième temps traumatique chez les enfants juifs cachés orphelins. Ces pertes ultérieures sont venues réveiller la trace de la première perte et le vécu qui y était associé. Sur l’arrière-fond des traumatismes majeurs en succession, nous allons voir que le deuxième et le troisième temps réactivent de façon brutale la première trace mais ne permettent pas d’ouvrir vers une élaboration psychique [4]. Souvent, celle-ci ne deviendra possible que bien plus tard dans sa vie, notamment à travers la mise en place de processus narratifs.
4En Belgique, entre 4?500 et 6?000 enfants juifs ont survécu aux persécutions en étant cachés (Dewulf, 2002?; Steinberg, 2009). La plupart d’entre eux ont été séparés de leurs parents pour augmenter leurs chances de survie. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que le traumatisme des enfants juifs cachés fut socialement reconnu. En 1991, lors du premier rassemblement international des enfants juifs cachés à New-York, ils étaient près de 1?600 à s’être rassemblés et à partager, souvent pour la première fois, leur histoire (Greenfeld, 1993?; Marks, 1993). C’est à partir de ce moment-là qu’une réelle prise de conscience a eu lieu et que la majorité des travaux scientifiques concernant le traumatisme psychique de l’enfant caché ont été rédigés. Il a donc fallu plus de quarante-cinq ans pour qu’ils soient reconnus et se reconnaissent eux-mêmes comme survivants de la Shoah.
Méthode de recherche
5Entre mars et juin 2007, soixante témoignages d’anciens enfants juifs cachés en Belgique ont été récoltés dans le cadre d’un projet de recherche (UCL, Belgique) [5]. Ces témoignages ont été recueillis selon la méthode du «?récit de vie?» (Legrand, 1993?; Bertaux, 2005), permettant de parcourir l’histoire du sujet et de tenir compte de sa globalité, c’est-à-dire de sa naissance jusqu’au moment de l’entretien. Généralement, un récit de vie comprenait deux à trois entretiens, dont la durée de chaque entretien variait d’une à deux heures. Tous ces entretiens ont été retranscrits et analysés. L’objectif était de comprendre le vécu psychique de ces enfants juifs cachés à l’aide des théories psychanalytiques portant sur le traumatisme.
6Ce type de témoignage représente une mise en forme sensée de l’histoire du sujet et d’une identité narrative (Ricœur, 1986?; Legrand, 1993?; Golse & Missonnier, 2005). Comme le souligne Susann Heenen-Wolff (2009), «?bien que la narration, au contraire de l’association libre en séance analytique, soit davantage due aux processus secondaires et aux défenses, elle permet néanmoins une subjectivation, une (ré-)appropriation notamment d’événements difficiles vécus?» (p. 73). Le récit de vie favorise également le développement d’un sentiment de continuité et de cohérence chez le sujet (Habermas, 2012). Enfin, la narrativité fait intervenir la notion d’après-coup car la dialectique à double sens entre le passé et le présent fonctionne «?comme une réécriture permanente de leurs rapports réciproques?: le passé éclaire le présent, mais le présent permet aussi de rétro-dire le passé?» (Golse & Missonnier, 2005, p. 10). Nous insisterons sur ce mouvement rétroactif étant donné que l’histoire qui nous est racontée est marquée par un processus de remaniement et de réorganisation en après-coup.
Vignette clinique
7Madame G. était âgée de 66 ans au moment de son témoignage en 2007. Elle est née en août 1941 à Bruxelles de parents juifs originaires d’Europe de l’Est. D’emblée, elle commence son récit de vie en disant?: «?Je ne suis pas une femme tournée vers le passé, en tous cas pas vers mon propre passé. J’ai été, vu les circonstances, terriblement tendue vers l’avenir. Bien sûr avec des périodes très difficiles, mais qui mêlaient d’une manière, surtout quand j’étais très jeune, le passé, le présent et l’avenir?; ça formait comme un tout informe.?» Son rapport à la temporalité semble avoir été bousculé. Madame G. a l’impression d’avoir découvert sa vie par «?morceaux?»?: «?C’est une histoire compliquée et en fait, je n’ai pas cherché à… c’était je crois trop douloureux en tant qu’enfant de chercher. J’ai connu mon histoire comme des petits morceaux de puzzle qui s’assemblent.?»
8La séparation d’avec ses parents au moment de la guerre peut être considérée comme le premier temps d’un traumatisme qui se révélera dans l’«?après-coup?» (Freud, 1895). En 1943, elle fut séparée de ses parents alors qu’elle n’avait pas encore un an et demi?: «?Ma mère a accepté que je sois cachée. Je n’ai aucun souvenir. Donc voilà, sur la période de la guerre, moi j’ai très, très peu de souvenirs de cette période.?» Une fois qu’on la questionne sur ses souvenirs de guerre, elle se souvient de sa famille d’accueil, des enfants qui vivaient là, de leur prénom, de leurs jeux et des animaux. «?Ce sont des images très heureuses dont je me souviens.?» Malgré ces moments heureux, elle se souvient du manque d’un objet maternant?: «?Je ne crois pas que j’ai été entourée comme une maman peut le faire avec plein de tendresse. Je n’ai aucun souvenir de bras qui m’entourent ou qu’on me chouchoute. Je n’ai aucun souvenir de ça, mais je sais que je n’étais pas malheureuse.?» Elle semble avoir réagi à la perte de l’objet d’amour en exprimant sa détresse par un désintérêt alimentaire?: «?Peut-être quelque chose se traduisait comme ça. Après la guerre, j’étais rachitique, très maigre. Ça a été un des problèmes.?»
9Nous localisons un deuxième temps du traumatisme en «?après-coup?» (Freud, 1895) lorsque Madame G. fut séparée de sa famille d’accueil à la fin de la guerre. Ses parents, ayant acquis la nationalité belge, ont été déportés en septembre 1943 à Bruxelles [6]. Orpheline, elle fut recueillie à la fin de la guerre, en 1944, par un oncle et sa femme. Alors que pendant près de deux ans, elle s’était adaptée à un nouvel environnement dans lequel elle se sentait relativement bien, elle dut à nouveau vivre une séparation brutale. Cette seconde séparation, à la fin de la guerre, est venue mettre à mal une stabilité relative retrouvée et perturber une fois de plus le sentiment de «?continuité d’être?» du sujet (Winnicott 1958)?: «?J’ai des souvenirs comme ça terribles parce que j’étais dans une atmosphère quotidienne banale [dans la famille d’accueil], qui est répétitive et rassurante pour un enfant. Et à la fin de la guerre, je suis partie et on a cru bien faire …?» La libération a représenté une nouvelle fracture du point de vue de l’expérience subjective?: «?Pour moi, la guerre a commencé quand la guerre était finie […] ça a été pour moi le commencement de la fin. À partir de là, de la libération, là, moi j’ai des souvenirs terribles, intérieurs. J’ai été comme déformée, oui déformée, je ne montrais plus mon affection. Je ne m’informais plus, j’étais détachée.?» Chez la plupart des jeunes enfants juifs cachés, la séparation de la famille d’accueil représente le deuxième temps d’un traumatisme en après-coup, comme nous l’avons déjà montré précédemment (Fohn & Heenen-Wolff, 2011). Toute séparation ultérieure, renvoyant à la séparation traumatique initiale, prit alors une signification traumatique et fut vécue de façon extrêmement douloureuse.
10L’immédiat après-guerre représente une période de sa vie très douloureuse, liée à son départ de la famille d’accueil et à une adaptation difficile dans la famille de sa tante. Ses troubles alimentaires se sont considérablement aggravés allant presque jusqu’à un refus de s’alimenter?: «?Je ne sais pas si c’était catastrophique, n’empêche que, là, je refusais totalement de manger. Je n’avais plus aucun goût de manger, c’est ça que j’ai le souvenir du dégoût de la nourriture, ce que je n’avais pas avant [dans sa famille d’accueil] puisque j’avais certaines choses que j’aimais bien.?»
11Les adultes qui l’avaient recueillie, à savoir son oncle et sa tante, avaient été cachés durant la guerre. Ils souffraient des nombreuses pertes familiales et étaient incapables de prendre en compte sa détresse?: «?L’important était de me nourrir. Et il y a eu des séances de gavage horribles. [Donc, vous vous souvenez de ça??] Ah oui, comme si c’était aujourd’hui. De gavage, vraiment [soupir…]. On a essayé de me faire manger. Je devais manger pendant des heures. Je me souviens que je vomissais et que je devais continuer. Ça paraît la torture, pour moi ça a été une torture, mais on ne peut pas leur en vouloir […] pendant les quatre ans de guerre, ils ont vécu dans la survie, la nourriture c’était vraiment important.?» Comme le souligne René Roussillon (2010), la réponse du monde extérieur face à la destructivité de l’enfant joue un rôle très important dans la réorganisation psychique qui s’effectue dans l’après-coup. «?On ne s’est pas “fait” psychiquement seul, notre organisation psychique ne dépend pas que des événements et de la manière dont nous les avons signifiés, elle dépend aussi de la dialectique qui s’est établie entre nos processus psychiques et les échos qu’ils ont nécessairement reçus de la part de l’environnement?» (p.147). Ici, la souffrance de l’enfant n’a pas été entendue, elle ne trouvait pas d’écho dans le monde extérieur?: «?J’étais une enfant difficile. Et comme je ne mangeais pas, on m’appelait “Trainette” parce que je traînais, je ne mangeais pas et parce que je pleurais. Et ça m’est resté ce souvenir, et de là, peut-être, j’ai eu un esprit de révoltée. J’ai eu un sentiment d’injustice, de ne pas me sentir comprise. Qu’on me disait que j’étais méchante alors que c’est eux qui étaient méchants.?»
12Nous observons une nouvelle réaction liée au traumatisme en après-coup lorsqu’elle fut envoyée en colonie de vacances en 1945. Âgée de quatre ans, elle en conserve actuellement un souvenir très précis?: «?La colonie, je m’en souviens bien, comme d’une horreur. Et j’ai le flash de la valise le soir, je ne sais pas, il faisait déjà sombre et j’étais sur une table et on préparait la valise et j’ai un souvenir de valise. Et jusqu’à il y a quelques années, je ne supportais pas de voir une valise. Et je suis partie avec une amie et elle a dû faire la valise pour moi. Moi, pendant longtemps, je ne suis pas arrivée à faire une valise. D’abord je ne savais pas pourquoi puis j’ai beaucoup réfléchi là-dessus et puis j’ai mis ça en parallèle.?» Nous voyons ici que le souvenir ne constitue pas une vérité historique mais un processus dynamique qui consiste à donner un sens à des fragments remémorés précédemment et qui, jusque-là, n’étaient pas reliés entre eux (Bruns, 2007). Cet extrait montre l’impact des séparations précoces dont les répercussions sont encore palpables près de soixante-cinq ans plus tard. Ce départ en vacances représente pour elle une nouvelle séparation, insupportable en raison de la signification acquise dans l’après-coup.
13Peu de temps après son retour de colonie, Madame G. a commencé à exprimer une tristesse intense qui, une fois de plus, n’a pas pu être reçue par son entourage?: «?J’ai commencé à beaucoup pleurer […] C’était la colonie et puis le fait d’arriver chez eux, je ne me suis pas adaptée, je ne m’adaptais pas. Là, j’ai commencé à vraiment perdre pied. J’ai fabulé qu’on me voulait du mal. Donc j’ai commencé à chercher mes parents, je les cherchais partout, je les appelais, ce que je ne me souviens pas avoir fait pendant la période où j’étais cachée. Je ne me souviens pas de chagrin où j’espérais trouver papa et maman. Non, j’avais trouvé un équilibre là-bas, dans cette famille avec plein d’enfants et d’animaux?».
14En 1946, la naissance de sa cousine l’a aidée à surmonter sa détresse. Elle se confiait à elle comme si elle pouvait contenir sa tristesse?: «?C’était le bébé à qui je me confiais. J’étais persuadée que ce bébé comprenait tout ce que je lui disais, qu’il enregistrait tout très bien, mais qu’il faisait semblant de ne pas savoir parler. Je me raccrochais à ce bébé. J’avais l’impression qu’il n’y avait que moi qui le comprenais et qui pouvais le consoler.?»
15Sa famille lui a permis de maintenir un contact avec la famille qui l’avait accueillie durant la guerre. De façon générale, nous avons observé que le maintien de cette relation était très important dans la vie des enfants, leur permettant ainsi de conserver une continuité du «?sentiment d’être?» (Winnicott, 1958). «?De temps en temps, je pouvais retourner, on m’accompagnait chez les gens qui m’avaient cachée. J’étais très heureuse. Là, je me libérais, je pouvais enfin manger.?» La réaction de l’enfant, bien que non verbale, était très explicite?: «?Donc je venais là et je m’empiffrais. Et ma tante, elle était désespérée parce que c’était comme un enfant affamé à qui on refuse de la nourriture et elle se sentait mal. Et je m’empiffrais tellement, je crois que j’étais si heureuse, que quand je rentrais là-bas, je vomissais tout, j’étais malade d’avoir tant mangé. Voilà les épisodes pénibles.?»
16Dans son récit, Madame G. parle d’un vécu subjectif extrêmement fort. Elle décrit des sensations de chute, de dissolution et d’étouffement qu’elle peut difficilement s’expliquer. Ces sensations font écho à l’absence, au vide, à l’effondrement et semblent être liées à des traces mnésiques précoces de la perte de l’objet?: «?Quand je plonge, j’ai encore toujours ça maintenant, quand je plonge, c’est comme si je perdais pied et qu’il y avait des sables mouvants qui me prennent les pieds et que je vais me noyer. Je suis devant quelque chose qui vous envahit, qui vous étrangle, qui ne vous permet pas de respirer et de vivre correctement.?» Son récit fait constamment appel au sensoriel et au ressenti. Judith Kestenberg (1988) avait déjà constaté chez un nourrisson, qui avait été interné dans un camp de concentration, qu’il était capable de se remémorer des souvenirs très précoces sur un mode sensoriel. Ici, Madame G. décrit sa souffrance comme «?un caillou qu’on lance sur un étang ou une étendue d’eau qui fait des ricochets?». Elle dit encore?: «?Il y a un choc, le choc du galet dans l’eau, c’est ça le choc d’un enfant qui a souffert dans la vie.?» Elle semble donc décrire un choc qui aurait laissé une «?trace?» et dont les répercussions n’auraient pas été immédiates ; ce qui nous renvoie explicitement à la théorie de l’après-coup (Freud, 1895).
17Madame G. n’a presque jamais parlé de son vécu. Lorsqu’elle pense à la séparation et à la perte de ses parents, elle se sent plonger dans le vide. Dès lors, elle évite d’y penser tant les sensations sont puissantes et anéantissantes. Les mécanismes de défense mis en place l’aident à s’éloigner des sensations de «?dissolution?» et de «?liquéfaction?», mais momentanément seulement?: «?Je n’en ai que très peu parlé parce que je sens que ma voix fléchit et je sens que j’ai une émotion dans la gorge. J’ai le ventre et la gorge qui se nouent, et alors je sens que les larmes arrivent et ça, quand on est adulte, ça ne va plus. Moi je suis quelqu’un de réservé, donc c’est, c’est, c’est pénible. Et en même temps, j’ai l’impression qu’il y a, comme on décrit les trous noirs, là c’est quelque chose où j’ai l’impression que je vais être engloutie et disparaître. Ça n’a pas de fond, ça n’a pas de forme, c’est le vrai trou noir. Donc j’en ai une frousse terrible.?»
18Nous déterminons un troisième temps qui nous semble très important pour la compréhension du traumatisme de Madame G. Il s’agit de la prise en compte, «?petit à petit?», comme elle le dit, de la perte définitive de ses parents, de leur mort réelle. Nous pouvons penser que, chez Madame G., les traces mnésiques laissées par l’expérience précoce de séparation d’avec la mère semblent avoir été réactivées lors du processus de figurabilité de la perte, constituant ici le troisième temps d’un traumatisme en après-coup?: «?Après ma naissance en 1941, il y a la séparation avec mes parents en 1943. Je ne m’en souviens pas. Ce n’est pas un événement triste. Mais l’événement important, ce n’est pas d’avoir été cachée en ce qui me concerne, c’est le choc, le choc de savoir que je n’ai plus de parents. Et en grandissant d’ailleurs, c’est petit à petit, la prise de conscience.?» Au moment de son récit, elle souligne que les répercussions du premier choc n’ont vu le jour que dans l’après-coup lorsque l’enfant a appris la mort de ses parents?: «?Si je dois parler de mes parents, il y a quelque chose où je me dissous. J’ai une sensation dissolvante, je ne peux pas le dire autrement. C’est physique, c’est très curieux, je ne peux pas le, le, le, l’empêcher. C’est un peu comme si on est amoureux terriblement et que quelqu’un vous dit?: “Je te quitte”. Vous avez une impression que tout est en train de se dissoudre et que le corps ne va plus être ensemble. On se liquéfie. On devient une flaque.?» Ce troisième temps du traumatisme permettrait d’expliquer la persistance d’un vécu subjectif très précoce (sensation d’effondrement, de dissolution, de liquéfaction). La réactivation des traces mnésiques, liée au phénomène d’après-coup, aurait donné lieu à une inscription psychique plus profonde, qui persiste jusqu’à aujourd’hui, soixante-cinq ans plus tard.
19Les travaux de Daniel Stern (2005) donnent du poids à l’hypothèse de l’après-coup. Les nourrissons, dit-il, «?ne peuvent pas se remémorer une expérience, à moins d’être remis dans l’état émotionnel (par exemple les pleurs) qui dominait l’expérience au moment où elle a lieu?» (p. 46). L’annonce de la mort des parents a pu créer une troisième «?chute?», qui est spécifique aux enfants juifs cachés ayant perdu au moins un parent dans la Shoah. «?C’est le choc?», dit-elle. Nous pensons que ce troisième «?coup?» a amené le sujet à revivre un vécu proche de celui vécu lors de la première perte, qui a dès lors réveillé cette trace. Chez le nourrisson, il ne s’agit pas de la réactivation d’un souvenir mais de la reviviscence d’une perception, d’une trace disponible sur le mode sensoriel.
20L’hypothèse de l’après-coup permet de comprendre comment Madame G. a conservé une trace de la première séparation. À travers la parole, elle est capable de mettre des mots sur son vécu perceptif et corporel. Les sensations qu’elle décrit laissent à penser qu’elle a pu ressentir le vide laissé par l’absence de la mère – ne retrouvant pas son odeur et des sensations de plaisir, «?plaisir déjà vécu et désormais remémoré?» (Freud, 1905, p. 105). Nos observations confirment le fait que la période d’amnésie infantile n’est pas liée à une «?disparition des impressions d’enfance?» (Freud, 1905, p. 96). Au contraire, ces impressions ont laissé des traces très profondes dans la vie psychique et sont devenues déterminantes dans le développement ultérieur. Ces impressions laissées lors de la première perte étaient d’autant plus bouleversantes qu’elles représentaient des «?signifiants énigmatiques [7]?» (Soulé et Soubieux, 2007), elles n’étaient dotées d’aucune signification sur le moment même. Les impressions sensorielles décrites par Madame G. semblent être liées à la fragilisation de la construction d’un «?Moi-peau?» qui apporte une fonction de contenance et de sécurité à l’enfant (Anzieu, 1985). Imposé par la guerre et les menaces de mort, le processus de «?séparation-individuation?» (Mahler, 1968) est apparu trop tôt dans le développement de l’enfant. Il ne s’est pas fait au rythme de l’enfant et n’a pas pu avoir lieu dans un environnement sécurisant. La séparation a eu lieu de façon réelle et précoce chez un enfant qui n’était pas encore prêt à fonctionner seul. À ce moment-là du développement, la mère jouait encore un rôle de contenant. Elle représentait un intermédiaire entre l’enfant et l’extérieur, un «?pare-excitation?» (Freud, 1920), un «?porte-moi?» (Bion, 1979). Sans celle-ci, le monde de l’enfant semble s’être écroulé, laissant place à une fragilisation du moi naissant et à une sensation de liquéfaction. Albert Ciccone (2008) souligne que, pour la sécurité interne du bébé, la mère doit réellement être là, ou si elle disparaît momentanément, il est important qu’elle réapparaisse. Si elle ne revient pas, le bébé se retrouve dans une situation d’urgence pour «?récupérer sa mère réelle?»?; sans le retour de celle-ci dans un certain laps de temps, la mère est perdue et le bébé s’éprouve «?comme tombé hors du psychisme maternel?» (p. 28). La représentation de la mère disparaît rapidement chez les très jeunes enfants, de sorte que si la mère ne réapparait pas pendant longtemps, celle-ci est vécue comme morte (Winnicott, 1958?; Freud & Burlingham, 1973). Nous pouvons donc penser que, dans le cas des jeunes orphelins, la prise de conscience de la mort réelle des parents est venue réveiller ce vécu précoce lié à la mort et à l’anéantissement. Nous constatons que, chez les enfants qui retrouvent leurs deux parents, malgré des retrouvailles difficiles, la séparation n’acquiert pas une signification d’anéantissement dans l’après-coup. Si l’objet primaire a survécu, bien qu’il soit endommagé, l’enfant le retrouve et récupère une partie de sa relation à l’objet. Nous avons pu observer ces effets chez les enfants qui ont retrouvé leurs parents après la guerre.
21Les sentiments de chute et d’anéantissement peuvent également être mis en lien avec la brutalité de la découverte de la mort de ses parents à l’âge de six ans?: «?J’ai nourri l’idée qu’on cachait mes parents, donc, je cherchais dans la maison où ils étaient cachés […] j’ai cherché dans la cave. J’étais mortellement effrayée. Et alors j’ai trouvé, il y avait des revues et je me revois ouvrir une revue. C’étaient des revues sur la guerre, et c’était atroce, des charniers… À partir de ce moment-là, j’ai vu des revues de charniers et là, j’ai compris qu’il s’était passé quelque chose d’horrible, d’horrible.?» Actuellement, elle s’interroge sur la réalité de ce souvenir?: s’agissait-il d’un rêve ou de la réalité?? Comme l’a souligné Sándor Ferenczi (1932), la violence subie au moment du traumatisme peut entraîner un «?sentiment d’irréalité?». Après cet événement, pour survivre psychiquement, elle a nourri l’espoir que ses parents étaient dans un autre pays et allaient revenir. Ce mécanisme défensif permettant de dénier momentanément la perte est également observé auprès d’enfants dont le père est décédé durant la Seconde Guerre Mondiale et dont la mort n’a pas été reconnue (Taylor, 2010). Malgré les mécanismes défensifs mis en place par Madame G. pour lutter contre la violence de ce souvenir, cette terrible découverte a engendré un état d’effondrement et un désir de mourir?: «?Je n’ai jamais parlé de ça… [elle est émue]. Mais il y a une chose que moi j’estime et je l’ai déclaré à la personne qui m’a… parce que… [silence et beaucoup d’émotion]. Là, étant petite, c’est quelque chose d’étrange [silence], on a envie de mourir. Je passais par plein d’états d’âme, d’abord l’envie de mourir et le pourquoi. Pourquoi moi?? Pourquoi ça leur est arrivé?? Pourquoi pas ensemble???» Lors de son récit, elle parlait pour la première fois de ce vécu, de son désespoir et de son envie de mourir. L’émotion était particulièrement vive durant cette partie de l’entretien. Pendant des dizaines d’années, elle a gardé cette souffrance tapie au fond d’elle-même. Il lui aura fallu près d’un demi-siècle avant de pouvoir extérioriser sa souffrance et de trouver un autre à qui l’adresser. Dans son récit, elle souligne également le sentiment de colère qu’elle a ressenti envers ses parents?: «?J’étais fâchée contre eux qui ne s’arrangeaient pas pour revenir. D’abord je croyais qu’ils étaient vivants et puis, quand j’ai compris que ce n’était plus possible, j’étais fâchée contre eux qu’ils aient agi comme ça et qu’ils n’ont pas fait le nécessaire pour se sauver. Moi j’ai de la peine, cette tristesse et ce chagrin de penser à eux et qu’ils ne sont pas là, et qu’ils ne se sont pas arrangés. Que ce serait peut-être mieux que je ne sois pas là…?» Sa colère et son désir de mourir étaient liés au sentiment d’abandon qu’elle a ressenti à ce moment-là, et peut-être également à un sentiment de culpabilité de leur en avoir voulu. La prise de conscience de la perte, c’est-à-dire que l’objet primaire a été anéanti et ne reviendra plus, semble mener le sujet à son propre anéantissement. Nous pouvons également penser qu’il s’agit d’une reviviscence d’un anéantissement déjà vécu dans le passé (au moment de la séparation des parents) et que la violence de cette découverte est venue frapper le sujet d’un nouveau «?coup?».
22Dans son récit, Madame G. dit avoir eu une «?vie mouvementée?»?; expression qui nous fait repenser à l’expression de «?sables mouvants?» qu’elle avait utilisée et à son enfance douloureuse, faite de placements, de déchirures, de séparations. Nous remarquons que les séparations de couple à l’âge adulte ont réactivé une douleur faisant écho à son enfance douloureuse et ont représenté une nouvelle menace d’effondrement.
23Lorsqu’elle était âgée d’une vingtaine d’années, elle rencontra un homme à l’université. Elle associe sa difficulté de tomber amoureuse à son vécu?: «?Tomber amoureuse, pour moi c’était une grosse difficulté de par mon caractère, ma nature, de ce que j’ai vécu.?» Alors qu’une relation amoureuse renvoie à l’attachement, à la confiance et à la sexualité, nous pouvons comprendre que son passé et son vécu sont venus compliquer ses relations ultérieures. Dans son histoire, la relation à l’objet primaire est liée à la perte, à la tristesse, à la solitude et à l’anéantissement. L’après-coup a fait en sorte que toute séparation ultérieure devienne insupportable pour le sujet. Sa famille s’est opposée à cette liaison car l’homme n’était pas juif. Alors qu’elle projetait de partir en voyage avec lui, sa famille lui proposa au contraire de partir en Israël, destination qui lui tenait particulièrement à cœur et qu’elle accepta. Lorsqu’elle rentra, son compagnon lui annonça la séparation. C’est à ce moment-là qu’elle se rendit compte de l’amour qu’elle lui portait?: «?C’est alors que je me suis rendue compte combien j’étais, combien j’y tenais et je découvrais alors ce que c’était, j’étais dans la douleur. Je n’avais jamais ressenti ça, des moments de ce type-là. Donc, je me suis effondrée. Je ne voulais plus quitter ma chambre, je pleurais.?» Ce n’est qu’au moment de la perte et de la séparation que l’investissement fut ressenti, comme si l’attachement et l’amour ne prenaient une place dans sa vie que dans la douleur et la souffrance?; ce qui nous renvoie à son expérience des relations primaires. Elle semble revivre un effondrement qui «?a déjà eu lieu?» dans le passé mais «?qui n’a pas encore été éprouvé?» (Winnicott, 1989, p. 209) et dont elle ne conserve aucun souvenir. Ce dont elle ne se souvient pas consciemment semble se répéter (Freud, 1914).
24Deux ans plus tard, elle rencontra son mari avec qui elle a eu deux enfants. Tout au long de sa vie, elle souligne les hésitations et les doutes?: «?Un peu toute ma vie, ça a été comme ça. Je ne savais pas quelle route choisir. Donc, je voulais partir après l’université, je voulais voyager, je me sentais nomade et pas attachée à ce pays.?» Dans son récit, elle parvient à mettre en lien sa difficulté de choix avec la crainte de trahir ses parents?: «?Pour moi, c’était toujours la question?: mes vrais parents, comment ils auraient réagi?? Du fait de ne pas oser transgresser, du fait de se marier avec quelqu’un qui n’est pas juif. Je me disais?: “Si je ne me marie pas avec un juif, est-ce que je trahis mes parents??” Et comme je ne pouvais leur poser la question, j’écoutais la famille où j’étais. Mais souvent, je me suis demandée?: Mais eux?? Je me suis souvent demandé quelle éducation j’aurais eue si j’avais été différente. C’était peut-être ça, que je ne savais pas bien choisir. Comment j’aurais été en fait???»
25L’idée de se stabiliser, de se marier et d’avoir des enfants lui faisait peur («?J’avais peur de la vie. Je ne voulais pas en avoir. Je trouvais que ce monde était trop terrible?», «?Je ne savais pas quoi faire, je ne voulais pas me marier?»). Vers la fin des années 1980, un de ses enfants quitta la maison à l’âge de 14 ans. Nous constatons que les relations mère-enfant sont compliquées, ce qui est le cas de nombreux enfants juifs cachés. Par ailleurs, chez les orphelins devenus adultes, nous constatons souvent une crainte d’avoir des enfants, comme le souligne Madame G.?: «?Je ne me sentais pas de taille de donner une éducation. Ça me dépassait, cette responsabilité. Et puis, aussi, on a l’impression qu’on ne sera plus libre. Qu’on est complètement enchaîné. C’est compliqué. J’avais peur de faire vivre des enfants dans un monde que je n’acceptais pas bien.?» Pour elle, la vie implique la perte et la mort. Dès lors, comment donner la vie à des enfants dans un monde insensé qui a permis à la Shoah d’exister?? Dans son histoire, les relations intimes sont difficiles à vivre. La création d’un lien à l’autre implique aussi le risque potentiel de perte du lien. Un souvenir d’enfance lui revient alors au cours de son récit lorsqu’elle aborde le thème des relations?: «?J’étais quelqu’un d’ouvert et de très sociable mais, dans les relations intimes, c’était difficile de m’approcher. Et je me souviens quand je suis arrivée chez ma tante et mon oncle, je ne supportais pas qu’on me touche. On ne pouvait pas m’habiller, on ne pouvait pas me donner à manger, on ne pouvait pas me toucher. Et c’est resté très longtemps.?» Suite à la séparation d’avec ses parents et sa famille d’accueil, le phénomène d’après-coup a fait en sorte que les relations de proximité sont devenues difficiles.
26Nous constatons que l’effondrement et les ruptures tendent à se répéter dans sa vie. Elle semble poussée par une «?force actuellement agissante?» (Freud, 1914) qui l’amène à reproduire, à l’âge adulte, des expériences traumatiques vécues dans l’enfance en raison d’un défaut de symbolisation. Au début des années 1980, son mariage se termina par un divorce. Dans son fonctionnement, rien ne laissait transparaître sa détresse?: «?J’ai eu une dépression et un chagrin terrible, mais extérieurement, je fonctionne, on ne le voit pas. Donc je continuais à travailler, mais j’étais dans un état… Et j’ai l’impression qu’étant enfant, j’ai vécu ça.?» Nous observons également que sa souffrance ne pouvait pas s’exprimer verbalement?: «?Quand j’allais chez le psy, je passais des heures à pleurer, sans pouvoir parler du problème qui m’agitait, sans arriver à aborder le nœud du problème. Donc je l’ai quitté sans avoir jamais parlé du nœud [rire]. Et je vois un parallélisme, quand j’ai cette émotion, je ne peux pas parler de ça, comme ça devient un tabou ou si je prononce, je vais m’anéantir. Et c’était la même chose [que quand elle était enfant]. Et donc je fonctionnais bien extérieurement mais intérieurement, je croyais que je n’allais pas tenir, que j’allais m’écrouler. Je n’avais même plus envie de continuer. C’est une fracture entre ce qu’on fait réellement et ce qu’on ressent intérieurement.?» Par la suite, elle rencontra un homme dont elle tomba éperdument amoureuse, mais dont elle se sépara quelques années plus tard. Elle a le sentiment d’avoir mené «?une double vie?» en tentant de s’occuper d’un côté de ses enfants et de l’autre, de son compagnon. Dans son récit, elle dira cette fois?: «?Je me suis presque effondrée [rire].?» Bien que les processus secondaires soient toujours infiltrés par un processus primaire, elle semble vivre les séparations avec plus de maîtrise et le sentiment d’effondrement semble moins fort. Actuellement, Madame G. est en couple depuis une dizaine d’années et semble plus sereine. Elle s’est également rapprochée du judaïsme qu’elle avait maintenu à distance pendant de nombreuses années.
Conclusion
27À partir d’un récit de vie, nous avons montré que la séparation d’avec les parents représente le premier temps d’un traumatisme qui ne se révéla que dans l’après-coup chez un ancien enfant juif caché. Âgé d’un peu plus d’un an, le jeune enfant a subi cette séparation pour survivre à la Shoah. Nous avons également montré que la séparation du milieu d’accueil à la fin de la guerre représente le deuxième temps d’un traumatisme en après-coup. Le cas de Madame G. confirme les résultats de nos études précédentes (Fohn & Heenen-Wolff, 2011?; Heenen-Wolff, 2009). Ce n’est que dans l’après-coup que les vécus d’anéantissement et d’effondrement, jusque-là enregistrés sous la forme d’une trace, déploieront (ou non) une signification mortifère. Alors que la première séparation était dépourvue de sens, nous constatons que c’est lors de la seconde séparation que les événements ont été «?re-signifiés?» psychiquement et qu’une issue traumatique fut observée. Le deuxième «?coup?» entraîne la reviviscence de la première scène. Il s’agit bien d’un traumatisme psychique en deux temps. À partir de ce moment-là, toute séparation ultérieure est devenue intolérable pour le sujet.
28Nous avons également montré que la mort des parents représente un «?coup?» supplémentaire dans l’expérience subjective de l’ancien enfant juif caché. Si l’enfant a survécu à la Shoah, la survie sans l’objet primaire fut extrêmement douloureuse. Ce cas clinique s’est révélé particulièrement éclairant pour mettre en évidence les répercussions de séparations multiples très précoces faites de «?coups?» et d’«?après-coups?» liés à la Shoah [8]. Nous avons vu que la perte des parents à la fin de la guerre est venue réactiver la trace d’un vécu infantile précoce faisant particulièrement intervenir le registre du sensoriel chez le nourrisson. La séparation de la famille d’accueil et la perte des parents sont venues amplifier la souffrance de l’enfant, en réveillant la trace psychique laissée par la première séparation. Ce cas se révèle extrêmement intéressant de par la richesse des descriptions sensorielles, permettant de mettre en lumière l’expérience d’un vécu infantile précoce, un vécu subjectif d’effondrement, de liquéfaction et de dissolution (Winnicott, 1958?; Anzieu, 1985).
29Nous pensons que le phénomène d’après-coup, de par la réactivation de cette trace et le remaniement psychique qui s’est opéré, permet d’expliquer la présence et la disponibilité actuelle d’une inscription précoce, observable chez Madame G. jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire soixante-cinq ans plus tard. Nous observons que, chez les orphelins, la séparation et les pertes vécues (perte d’objet, perte de holding, perte de contenance, perte du moi précoce) n’ont pas pu trouver de réparation possible en raison de la disparition de l’objet d’amour. Nous avons également montré que les séparations ultérieures ont souvent constitué de nouvelles menaces d’anéantissement et de fragilisation. De plus, nous avons vu que le silence des adultes a amené l’enfant à chercher par lui-même une réponse quant au destin tragique des parents. Madame G. fut confrontée à une réalité terrifiante qu’elle était incapable de partager avec un autre. L’absence de possibilité d’élaboration du traumatisme et l’absence d’un tiers capable d’écouter sa souffrance ont favorisé la mise en place et le maintien de mécanismes de défense (évitement des souvenirs, sentiment d’irréalité, fuite dans l’imaginaire). Cependant, depuis toute petite, Madame G. avait trouvé une solution créative à travers la narrativité. Ne pouvant pas parler avec les adultes de la perte de ses parents, et devant garder le secret de sa terrible découverte, elle avait peu à peu commencé à mettre sa souffrance en mots avec un bébé. Nous osons croire que le récit de vie, à travers la mise en place d’un dispositif favorisant la narrativité, une relation de confiance et une écoute attentive, a permis la relance des processus de pensée et de symbolisation ainsi qu’une fonction de «?contenant?» du vécu traumatique.
30Lorsque nous l’avons rencontrée en 2011 lors d’un entretien individuel, nous avons remarqué que la sensorialité débordante des traces (sensations de liquéfaction, de chute, d’envahissement et d’étranglement) n’était plus apparente dans son récit et qu’elle était davantage capable de parler de la perte de ses parents. Nous mettons ce changement en lien avec une transformation psychique chez le sujet, qui a eu lieu entre les deux temps de la narration (2007 et 2011). Cette observation laisse à penser que certaines traces mnésiques ont pu être intégrées psychiquement et rattachées à l’histoire du sujet. Il est possible que le récit l’ait aidée à intégrer davantage les contenus traumatiques de son enfance. En ce sens, nous observons un quatrième «?après-coup?», déclenché par notre travail de recherche, qui ouvre cette fois-ci vers un remaniement psychique ainsi qu’une élaboration représentative de la première trace permettant une re-signification rétroactive.
31Printemps 2011
Bibliographie
Références
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Mots-clés éditeurs : enfants cachés, shoah, enfants juifs, traumatisme, après-coup
Mise en ligne 20/09/2013
https://doi.org/10.3917/psye.561.0245Notes
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[1]
Psychologue clinicienne et Docteur en psychologie, Institut de Recherche en Sciences Psychologiques (IPSY), Université catholique de Louvain (UCL), Belgique.
-
[2]
Psychanalyste (IPA). Professeur de Psychologie Clinique. Institut de Recherche en Sciences Psychologiques (IPSY), Université catholique de Louvain (UCL), Belgique.
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[3]
Dans la traduction de Strachey, nous lisons «?deferred action?», mais ce terme ne rend pas suffisamment compte du mouvement rétro-et proactif de l’après-coup (voir Laplanche 2006).
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[4]
Généralement, la théorie de l’après-coup met en évidence que le second traumatisme permet l’élaboration du premier car il le met en représentation et lui donne une nouvelle signification (Freud, 1895). Dans le prolongement des travaux freudiens, Jean-Luc Donnet (2006) a montré que plusieurs après-coup peuvent avoir lieu. Selon cet auteur, le premier après-coup est lié à «?un travail inconscient avec son issue traumatique?», tandis que le deuxième après-coup permet quant à lui «?un travail du pré-conscient/conscient et son issue intégratrice?» (p. 720). Nos travaux rejoignent la théorie de Jean-Luc Donnet (2006).
-
[5]
Cette recherche, soutenue par les Fonds Spéciaux de Recherche de l’Université catholique de Louvain (UCL), a donné lieu à la publication d’une thèse de doctorat?: Fohn A. (2011), «?Traumatismes, souvenirs et après-coup?: l’expérience des enfants juifs cachés en Belgique?», thèse de doctorat en sciences psychologiques, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique.
-
[6]
Les Juifs qui avaient la nationalité belge ont été «?protégés?» pendant un certain temps suite aux pressions nationales et à l’action de la Reine Elisabeth. Les nazis ont d’abord déporté les Juifs apatrides, avant de déporter les Juifs belges. Une grande rafle a eu lieu à Bruxelles dans la nuit du 3 au 4 septembre 1943 (Teitelbaum-Hirsch 1994).
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[7]
À ne pas confondre avec le terme de signifiants (ou messages) énigmatiques dans le sens laplanchien selon lequel les parents adressent inconsciemment au bébé des messages d’ordre sexuel.
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[8]
Il est possible que de telles répercussions soient présentes dans d’autres contextes de violences extrêmes.