Couverture de PSYE_552

Article de revue

Analyse des pratiques en réanimation pédiatrique

Travail d'une psychologue dédiée à l'équipe soignante

Pages 575 à 605

Notes

  • [1]
    Psychologue clinicienne-psychanalyste dans le service de réanimation pédiatrique (Pr Ph. Hubert) et le service de pédopsychiatrie (Pr B. Golse) de l’hôpital Necker-Enfants Malades (AP-HP, Paris).
  • [2]
    Pédiatre-Réanimateur, Chef du service de réanimation pédiatrique et néonatale, Hôpital Necker, AP-HP, Université Paris-Descartes, Sorbonne-Paris Cité (Paris-V).
  • [3]
    Pédopsychiatre-Psychanalyste (Membre de l’Association psychanalytique de France)/Chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-Enfants Malades (Paris)/Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Descartes, Sorbonne-Paris-Cité (Paris-V)/INSERM, U669, Paris, France/Université Paris-Sud et université Paris-Descartes, UMR-S0669, Paris, France/LPCP, EA 4056, Université Paris-Descartes/CRPMS, EA 3522, Université Paris-Diderot/Membre du Conseil supérieur de l’adoption (CSA)/Ancien président du Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP)/Président de l’association Pikler-Lóczy-France/Président de l’Association pour la formation à la psychothérapie psychanalytique de l’enfant et de l’adolescent (AFPPEA).
  • [4]
    «?Family Satisfaction with Family Conferences about End-of-Life Care in Intensive Care Unit: Increased Proportion of Family Speech Is Associated with Increased Satisfaction?» (Satisfaction des familles à propos des entretiens familiaux concernant les fins de vie en réanimation adulte?: la satisfaction des familles augmente corrélativement à leur temps de parole), Équipe de J. Randall Curtis – Seattle, WA, 2004.

1Étymologiquement et culturellement, la ré-animation, en ce qu’elle redonne le souffle, est aussi celle qui redonne la vie. « L’animatio » représente le premier tressaillement de l’enfant dans le ventre de la femme. Avoir un bébé, un enfant en réanimation, c’est avoir un enfant entre la vie et la mort. Le terme de « réanimation » utilisé par les équipes françaises renvoie à des idées de pouvoir quasi divin octroyé à ceux qui y travaillent. Les Anglo-Saxons, avec les termes « Intensive Care Unit », mettent, quant à eux, l’accent sur la notion de soins, sur la technique : divergence sémantique, divergence culturelle. Pour les parents dont l’enfant est hospitalisé, la réanimation est vécue comme un endroit étrange, un espace et un temps décentrés, décalés, hors-norme, comme un sas entre une mort déjà intervenue et une vie non encore assurée. On ne s’étonnera donc pas du deuxième sens du grec anemos (le vent), qui est : « agitation de l’âme, passion tumultueuse ».

2Le service de réanimation médicale pédiatrique accueille des prématurés en détresse respiratoire du fait de l’immaturité pulmonaire, des enfants nés à terme porteurs de différentes pathologies nécessitant une assistance respiratoire, des enfants plus âgés hospitalisés pour des malaises graves, des maladies neurologiques et musculaires, et des syndromes polymalformatifs en attente d’explorations. Quel que soit le motif de l’hospitalisation, il s’agit de relayer les fonctions vitales défaillantes : respiratoire, métabolique, digestive, neurologique. Tout un ensemble de machines vient ainsi se substituer à l’organisme impuissant à assurer les fonctions vitales : respirateur, sonde gastrique ou cathéter central, perfusions médicamenteuses. La surveillance de toutes ces fonctions est assurée par des enregistrements mécaniques : scope pour la fréquence cardiaque, capteurs pour l’oxygénation du sang par la mesure de la saturation transcutanée de l’oxygène, capteurs thermiques. L’environnement d’un service de réanimation apparaît donc, lors d’un premier abord, comme hypertechnicisé, bruyant, « alarmant ». Mais, gage visible et audible de surveillance, ces alarmes acquièrent, dans un second temps, une fonction de réassurance.

3Les sentiments vécus par les parents lors du premier contact visuel sont si forts qu’ils peuvent entraîner une véritable sidération. La petitesse du corps de leur bébé, sa fragilité renforcée par l’importance du matériel technique mis en œuvre pour sa survie leur renvoient une image très éloignée de l’image idéalisée et narcissique de l’enfant construite par eux tout au long de la grossesse. Pour éviter que cette première rencontre avec la réalité soit vécue comme une déflagration brutale, il est alors nécessaire d’aménager un espace-temps pour permettre aux parents d’imaginer et de préparer cette rencontre. Les parents vont en effet devoir effectuer un énorme travail psychique qui ira, selon les cas, de la mort brutale de l’enfant parfait, entame profonde de leur narcissisme, à l’investissement de l’enfant réel, malade ou en danger de mort. Le premier travail psychique est donc la reconnaissance de l’individuation de l’enfant, particulier, unique, s’inscrivant dans la lignée transgénérationnelle qui est la sienne. Toutefois, du fait de son immaturité, ou de sa pathologie, l’enfant ne peut être materné comme il l’aurait été en temps normal.

4Les parents, en particulier la mère, se sentent dépossédés de leur rôle nourricier et protecteur. L’équipe médicale les remplace et leur renvoie du même coup un sentiment d’incapacité ou d’impuissance, en les amenant à projeter sur elle des sentiments de toute-puissance, auxquels s’adjoignent souvent d’intenses projections agressives. Celles-ci correspondent à une extériorisation de l’ambivalence de leurs propres sentiments à l’égard de l’enfant qui les fait si peu parents. L’équipe, par sa discrétion et son attention, se fera le témoin de la boucle interactive entre l’enfant et ses parents : la reconnaissance par les soignants de ces échanges est alors vécue par les parents comme une sorte de réparation narcissique.

5Pour l’enfant en détresse vitale, il convient d’aménager le temps et l’espace afin de diminuer au maximum les stimuli agressifs : c’est ainsi que l’on sera attentif aux premiers signes de douleur, que des traitements antalgiques et sédatifs seront systématiquement mis en place pour les soins douloureux, que l’on veillera à la diminution des stimulations lumineuses et auditives, que l’on regroupera les divers temps de soins, et que l’on respectera autant que possible les temps de repos de l’enfant. Bien au-delà des soins proprement dits, des « techniques » infirmières sont mises en place, après l’observation du comportement de l’enfant : caresses, massages, changements de position, habillage partiel de l’enfant, confection d’un « cocon » de coton autour de lui, mise dans les bras des parents, voire contacts « peau à peau », et ceci même avec des enfants intubés si cela se trouve être médicalement autorisé. C’est autour de ces soins dits de « confort » que se nouent les échanges entre parents et soignants, redonnant à l’enfant un statut d’enfant « normal », malgré son environnement médical si lourd.

6En dépit des progrès constants de la réanimation néonatale, la science ne sera jamais toute-puissante, et parents et soignants sont malheureusement parfois confrontés à la mort d’un enfant : issue redoutable, intolérable. C’est quelque chose d’eux, fait de tous les possibles, qui meurt. C’est le sentiment insupportable de n’avoir pu le sauver. Pour les parents, c’est la perte de l’enfant imaginé qui aurait pu remplir le mandat transgénérationnel projeté sur lui. Pour les soignants, c’est le fantasme de sauvetage d’un enfant, à la source de la plupart des vocations de pédiatres-réanimateurs, qui s’effondre alors. D’après S. Freud (1910), « le motif de sauver a sa signification et son histoire propres, il est rejeton autonome du complexe maternel ou, plus exactement, du complexe parental… La mère a donné la vie à l’enfant, et il n’est pas facile de remplacer ce cadeau unique en son genre par quelque chose d’équivalent ». La mort de l’enfant, pour le réanimateur, c’est l’impossibilité de rendre aux parents un cadeau équivalent à celui qu’il a reçu lui-même de sa propre mère en naissant, l’enfant hospitalisé venant ici représenter son propre « être-bébé » (B. Golse, 2006). Sa mère a réussi à le sauver du danger de mort à la naissance, lui a choisi de passer sa vie à donner, en échange, une autre vie, « celle d’un enfant qui a la plus grande ressemblance avec votre propre soi » (Freud, ibid.). Avec la mort d’un enfant en réanimation, c’est la mort d’un enfant qui ressemble au réanimateur-bébé qui surgit. C’est l’échec du don en retour, à la vie.

7La réanimation néonatale est un lieu extrême : vie et mort se côtoient, les affects y sont actifs, les décisions nécessaires. Mais cette urgence du soin n’exclut pas la nécessité de la réflexion lorsque des décisions de poursuite ou d’arrêt des traitements actifs doivent être prises après un temps de mise en œuvre d’examens cliniques approfondis. Ce temps d’évaluation diagnostique débouche sur un pronostic. Si celui-ci est catastrophique, avec une qualité de vie jugée inacceptable pour l’enfant et sa famille, l’arrêt des traitements de suppléance vitale sera envisagé. Les décisions éthiques, douloureuses pour tous, seront prises avec le maximum de garanties, soit une écoute prolongée des parents, l’appel à des spécialistes extérieurs au service et la nécessaire unanimité de l’équipe soignante en place.

8En réanimation néonatale, parler d’enfant réanimé, c’est donc évoquer le passage d’un enfant et de sa famille dans un lieu hors temps, hors espace : entre utérus et berceau, plus dedans et pas encore dehors. C’est dans cet espace intermédiaire, dans cet entre-deux que vont se nouer les premiers liens interactifs ente le bébé et ses parents, en présence d’une équipe soignante investie fantasmatiquement de tous les pouvoirs. Chacun des participants à ce tissage de liens va, jour après jour, prendre sa place : de plus en plus grande pour les parents, de plus en plus réduite pour les soignants, autour du bébé qui les fera parents, petit à petit, parents à part entière pour les uns et définitivement ex-soignants pour les autres.

Une psychologue dans un service de réanimation pédiatrique

Présentation du service

9Le service de réanimation comporte 18 lits dont 6 de réanimation et 5 de soins intensifs néonatals, 12 autres lits relèvent de la réanimation polyvalente et accueillent des enfants de tous âges. Il dispose de deux secteurs différents où sont pris en charge :

  • d’un côté, en partenariat avec la maternité de niveau 3, les nouveau-nés présentant des malformations et/ou des anomalies génétiques, des cardiopathies sévères, des hernies de coupoles, des malformations digestives ainsi que des bébés prématurés. Il s’agit de pathologies ayant donné lieu, le plus souvent, à un diagnostic anténatal ;
  • de l’autre, les enfants et adolescents âgés de 1 mois à 18 ans nécessitant une prise en charge en réanimation pour des raisons diverses : assistance ventilatoire, monitoring biologique pré- ou postgreffe d’organes multiples, dégradation de l’état de santé entraînant un pronostic vital. Il faut noter que 60 % de ces enfants présentent une défaillance d’un ou plusieurs organes et que celle-ci survient sur des pathologies graves et chroniques (immuno-hématologique, métabolique, respiratoire ou neurologique).
Du fait de son recrutement spécifique, ce service accueille des enfants porteurs de pathologies aiguës, variées et complexes. En 2008, le service a accueilli 815 enfants et leurs familles ; cette même année, nous avons accompagné 106 décès. L’équipe se compose d’une centaine de personnes dont des intervenants ponctuels mais directement attachés au service.

Historique de la mise en place de la fonction de « psy » auprès des soignants de réanimation

10Si la prise en charge des familles dont un enfant est hospitalisé en réanimation est indispensable, l’écoute et l’attention portée au personnel soignant ne le sont pas moins. Progressivement, nous avons été amenée à nous impliquer de plus en plus en tant que psychologue auprès de l’équipe soignante dans le but de soulager la souffrance des soignants, analyser les pratiques, et améliorer la qualité de leurs soins. En septembre 2007, avec le soutien des chefs de service de réanimation et de pédopsychiatrie, la psychologue a donc proposé de consacrer son temps d’intervention (25 % de temps) dans le service de réanimation exclusivement à l’équipe soignante, le travail auprès des familles étant poursuivi par sa collègue psychologue clinicienne.

Les dilemmes éthiques

11La décision de limitation ou d’arrêt des traitements est longue, incertaine, soumise à de longues explorations, discussions et confrontations. La décision, nous l’avons dit, est toujours prise à l’unanimité, au cas par cas, en tenant compte de la complexité de l’ensemble des éléments connus : médicaux, psychologiques, familiaux et environnementaux. La lourdeur de cette décision est palpable dans toute l’équipe, au niveau de chaque intervenant, du chef de service jusqu’à l’aide-soignant. La décision est toujours collégiale. En ce domaine, la certitude et la solitude représenteraient les dangers les plus grands. Le doute et le groupe sont nos plus précieux garde-fous.

12C’est donc l’attitude humble de chacun, alliée à la plus grande conscience possible de ses propres limites, de ses pulsions et de ses interdits, qui permettra de faire, soit un choix nécessaire (continuer ou interrompre les traitements de suppléance vitale), soit le choix le moins mauvais (celui vers lequel penchent le jugement et l’affect de tous). Car en ce domaine, il ne faut jamais être seul, mais toujours pouvoir exprimer et échanger sa conviction profonde avec les divers membres de l’équipe, et ceci en un lieu calme, c’est-à-dire pas forcément lors de la classique « transmission ». Ceci suppose, bien évidemment, une certaine mise à nu des conflits intérieurs et des angoisses de chacun, et donc une exposition de soi-même. C’est là le seul chemin possible pour tenter de parvenir à une véritable décision groupale.

13Soumise à des stress permanents, à des dilemmes éthiques quotidiens, l’équipe soignante supporte une lourde charge psychologique, et le turnover infirmier est relativement important. Au cours des six dernières années, la psychologue a été amenée à rencontrer régulièrement de jeunes infirmiers à l’embauche, et les internes au début de chaque semestre. Elle se rend également disponible pour tout entretien individuel, à la demande de tout soignant, quelle que soit sa fonction. Ces entretiens permettent une verbalisation de situations douloureuses, une mise à distance et une mentalisation de ce qui a pu être vécu de façon traumatique : réanimation éprouvante, soins difficiles, arrêt de traitement et décès. Ils prennent, parfois, la forme de véritables consultations thérapeutiques lorsque la situation vécue à l’hôpital réactive une situation personnelle douloureuse.

14L’écoute des soignants autorise l’émergence de conflits psychiques et leur verbalisation. Les cauchemars prennent une part importante dans la vie des infirmiers, en particulier pour ceux et celles qui débutent dans le service. Parfois, de jeunes infirmiers sont isolés à Paris et ne peuvent que rarement parler de leurs éprouvés. Le conjoint ou les amis ne peuvent servir de réceptacle à l’inquiétude ou à l’angoisse vécues par l’infirmière ou l’aide-soignante.

15De leur côté, les médecins, internes ou seniors, sont peu préparés à la violence des affects exprimés par les familles, ni à celle qu’ils peuvent eux-mêmes ressentir. La difficulté spécifique aux services de réanimation, qui consiste à évaluer les bénéfices d’un soin pour un être humain en danger de mort, conduit à une interrogation et à un doute permanents. La question de la survie au prix d’un handicap insupportable pour le sujet et pour son entourage a pour corollaire la question de l’arrêt des traitements et du décès. Choix de vie et de mort, responsabilité médicale parfois écrasante, alliance indispensable avec les parents, tout ceci fait partie du métier de réanimateur pédiatrique, et comme tel doit être compris et soutenu.

Les entretiens familiaux

16Les deux secteurs du service de réanimation pédiatrique de l’hôpital Necker-Enfants Malades présentent des situations diversifiées. Ils partagent l’obligation faite aux équipes soignantes d’effectuer régulièrement des entretiens avec les familles visant à leur annoncer un pronostic grave. À cela s’ajoutent différentes circonstances qui perturbent, voire déstabilisent les soignants :

  • la situation d’urgence dans laquelle l’enfant vient d’être hospitalisé en réanimation : celui-ci venant d’un autre service, la découverte par les parents d’une nouvelle équipe nécessite l’instauration d’une nouvelle relation de confiance ;
  • l’aggravation brutale de l’état de santé d’un enfant ;
  • la non-compréhension par les parents de la gravité de la situation au vu de l’état clinique de l’enfant.
L’annonce d’un pronostic grave est toujours une étape difficile pour une équipe. Dans notre service, elle est toujours précédée d’un staff qui permet :
  • de faire le point sur l’état de santé de l’enfant ;
  • aux différents intervenants de s’exprimer et de faire part de leur avis ;
  • et, ainsi, d’aboutir à une prise de décision au terme d’une discussion collégiale (arrêt de soins, traitement médical ou chirurgical ultime…).
Les entretiens avec les parents, prévus de façon régulière, associent le médecin référent, l’infirmier (IDE) et aide-soignant (AS) qui s’occupent de l’enfant. Si ces entretiens peuvent parfois être positifs et rassurants, ils sont malheureusement le plus souvent délicats et inquiétants du fait d’annonces médicales alarmantes puisqu’il s’agit parfois de parler du risque vital, voire de la mort possible à court terme.

17L’équipe d’encadrement et la psychologue du service ont été sensibilisées à un grand nombre de situations d’annonces déstabilisantes et mal vécues par les soignants (médecins, IDE, AS). Il est donc apparu indispensable de mener un travail sur l’annonce du pronostic grave. La réflexion a été menée avec toute l’équipe. Elle a porté, à la fois, sur le fond et sur la forme des entretiens parents/soignants. Ce travail a permis de décrire des objectifs de progrès dont le résultat doit permettre de mieux conduire l’entretien, de diminuer le nombre de situations mal vécues par l’équipe soignante, de garantir une meilleure perception de la situation par la famille et, ce faisant, de favoriser l’alliance thérapeutique.

18C’est essentiellement l’amélioration de la communication entre parents et soignants lors de ces entretiens qui est apparue comme l’objectif principal. Cette amélioration porte sur plusieurs points :

  • la préparation de l’entretien ;
  • la présence du médecin référent de l’enfant et de l’infirmière, voire d’autres soignants, en veillant à garder un bon équilibre parents/soignants,
  • le choix du lieu : une pièce calme, dédiée et chaleureuse, à l’extérieur de la réanimation proprement dite ;
  • la durée et le moment de l’entretien ;
  • la progression du message et la compréhension de la situation lors des différents entretiens.
Nous avons donc proposé la mise en place de rencontres hebdomadaires avec la psychologue dédiée à l’équipe soignante et les participants volontaires à un entretien familial précédent, afin d’effectuer des retours d’expériences des situations vécues par le personnel soignant (groupes de type Balint). Les objectifs de ce travail étaient les suivants :
  • permettre au personnel infirmier de mieux comprendre les décisions prises par les médecins ;
  • améliorer la place et le temps de parole des personnels non médicaux ;
  • permettre une meilleure compréhension de la place et du rôle de chacun, de la délicatesse de son intervention (annonces graves, risque vital) ;
  • permettre un échange spontané dans un cadre précis entre les participants.
Ces entretiens dits de « reprise » ont autorisé dans un premier temps chaque soignant concerné par un entretien parents/soignants antérieur à verbaliser les émotions ressenties lors de cet entretien. En favorisant une écoute réciproque, la communication entre infirmiers, aides-soignants et médecins s’en est trouvée améliorée. Un temps de réflexion a pu avoir lieu, et, parfois à l’aide de jeux de rôle, chacun a pu prendre la mesure de la difficulté de l’annonce :
  • les médecins ont une annonce à faire, qui fait suite à de nombreux examens, staffs, consultations de spécialistes, et réunions éthiques d’une extrême délicatesse, et ils sont donc concentrés sur ce qu’ils doivent transmettre aux parents. Ils n’ont pas toujours, pas vraiment, la possibilité d’être en véritable empathie avec les parents, lors de la première partie de l’entretien ;
  • les infirmiers ont souvent plus de recul pour saisir le vécu des parents au cours de l’entretien, car ils se trouvent en position de tiers. Ils sont aussi les porte-parole de l’enfant (douleur, état clinique, réactivité…).
Mais ce temps de « reprise » a aussi permis un échange d’informations restées non partagées, que ce soit du côté des infirmiers ou de celui des médecins (paroles de parents après l’entretien et recueillies par les infirmiers ou résultats d’examens complémentaires reçus par les médecins).

19Au cours de ce travail, il est rapidement apparu que les aides-soignants étaient peu présents lors des entretiens parents/soignants, alors que leur action, résolument « du côté des parents », était légitime et intéressante. Certains aides-soignants proposant aux parents de « préparer » l’entretien en évaluant avec eux leur compréhension et leurs interrogations sur l’enfant, et en s’en faisant les porte-parole si le questionnement ne se trouvait pas formulé par les parents eux-mêmes.

20Au cours de l’année, grâce aux entretiens de « reprise », nous nous sommes aperçu que, si le temps de parole des soignants se répartissait plus équitablement entre médicaux et paramédicaux, c’est le temps de parole des parents qui demeurait très faible, voire inexistant. Certaines études internationales ont pourtant permis de vérifier que le degré de satisfaction des familles dont un membre était hospitalisé en réanimation était directement lié au temps de parole dont la famille bénéficiait lors des entretiens. Un élément déterminant de la satisfaction des familles quant aux entretiens avec les médecins à propos de la prise en charge des fins de vie est en effet le temps de parole accordé aux familles lors de ces entretiens… [4]

21Il a donc été décidé qu’une attention particulière serait donnée à ce temps de parole, parfois prévu, organisé et effectué dans un deuxième temps, au décours des annonces médicales proprement dites. Lorsqu’il a pu être réalisé, ce temps de parole donné aux familles s’est révélé précieux et a permis une alliance accrue entre parents et soignants, rendant les soins ou l’arrêt de traitement ainsi que le contexte familial et psychologique mieux compris par chacun, famille et soignants.

Questionnaire d’évaluation des « reprises »

22Après un an de fonctionnement, nous avons décidé d’évaluer le degré de satisfaction concernant les 40 entretiens de reprise effectués au cours de l’année 2008/2009. Tous les médecins de l’équipe, le quart du personnel infirmier et le tiers des aides-soignants ont participé aux entretiens de reprise. Ils ont tous estimé qu’ils permettaient une meilleure participation des infirmiers, des aides-soignants et des parents lors des entretiens familiaux ultérieurs. Ils ont été également unanimes à estimer que ces entretiens de reprise avaient amélioré les relations entre les différents professionnels (infirmiers, internes, médecins et aides-soignants). Ils sont également très majoritairement d’accord pour estimer que les entretiens de reprise avaient modifié leur pratique concernant les entretiens familiaux.

23Pour les médecins, les éléments principaux concernant la modification de leur pratique sont les suivants : une meilleure participation du personnel paramédical, une meilleure conduite des entretiens, une meilleure compréhension du vécu des parents, et une plus grande empathie à leur égard.

24Pour les infirmiers, les conséquences des entretiens de reprise sont les suivantes : une meilleure communication entre médecins et IDE, plus d’écoute par les médecins, la possibilité de discuter librement de ses ressentis, moins d’a priori négatif sur l’autre, une place plus claire pour chacun, une plus grande implication dans l’entretien, un meilleur partage des informations avec les médecins, une meilleure compréhension du rôle de chacun, en particulier grâce à la reprise de situations au cours de jeux de rôle.

25Pour les aides-soignants, les modifications sur leur pratique se définissent ainsi : une amélioration de la relation avec les parents du fait de la meilleure connaissance de l’état de santé de l’enfant, une possibilité de reprendre avec les parents les éléments entendus lors de l’entretien familial.

26Toute l’équipe a apprécié ce type de travail et, dans sa très grande majorité, a perçu des modifications positives dans sa manière de préparer et de vivre les entretiens parents/soignants.

27Des médecins ont pu dire que leur abord des parents et l’intégration des paramédicaux avaient profondément évolué, et pour les jeunes médecins, ce travail de reprise est apparu comme un soutien nécessaire aussi bien que comme un apprentissage indispensable (et pratiquement absent de la formation médicale).

28Les infirmiers souhaitent participer plus fréquemment aux entretiens de reprise, certains n’ayant jamais pu, du fait de leur emploi du temps et de la charge de travail, se libérer lors de ces réunions. Ceux qui l’ont fait ont apprécié l’authenticité des échanges avec les médecins et la reconnaissance de leur implication auprès des parents. Leur rôle auprès des familles lors des entretiens parents/soignants s’en est trouvé majoré.

29Il semble que ce travail ait pu participer à l’établissement d’une meilleure cohésion au sein de l’équipe dans son entier, le rôle de chacun étant reconnu et valorisé par l’autre. Tous demandent la poursuite de ce type de réflexion et formulent le souhait que d’autres équipes puissent engager une réflexion similaire. Ces actions mises en place depuis octobre 2007 apportent progressivement des résultats probants. Les entretiens ainsi menés deviennent beaucoup plus naturels pour les soignants, et apportent aux parents le sentiment d’être écoutés et intégrés aux actions de soins effectués pour leurs enfants, dans un climat de confiance réciproque. La mise en commun d’éprouvés psychiques, si elle se fait dans un cadre chaleureux et contenant, s’avère rassurante. L’équipe dans son ensemble a estimé que les « reprises » l’avaient soudée et dynamisée. C’est elle qui a souhaité la poursuite d’un travail d’implication grâce aux jeux de rôle. La présence de soignants – y compris celle des médecins seniors – lors de ces jeux de rôle témoigne de l’intérêt que chacun peut y trouver afin d’améliorer sa prise en charge au quotidien. Le caractère totalement interdisciplinaire de ces séances (aides-soignants, médecins, préparatrice en pharmacie, kinésithérapeutes, infirmiers…) permet une reconnaissance du rôle de chacun, une compréhension empathique et « corporelle » des situations et des responsabilités de chacun.

Les jeux de rôle

30À la demande des soignants, et après les « reprises » effectuées en 2008 suivies du questionnaire d’évaluation, nous avons proposé d’organiser de façon formelle et régulière des jeux de rôle en 2009-2010, et ceci en référence aux travaux de J.-L. Moreno et de A.-A. Schützenberger. Le cadre est le suivant : une fois par semaine, le même jour à la même heure, la psychologue se rend disponible dans une pièce calme de la réanimation, et elle accueille tous les soignants qui souhaitent participer à un jeu de rôle, quelle que soit leur fonction. La proposition des jeux de rôle a été expliquée à l’équipe, aussi bien oralement que par la voie d’affiches apposées dans les endroits stratégiques du service.

31Un thème de jeu est proposé, dans la majorité des cas par les soignants eux-mêmes. La psychologue détermine les acteurs, les changements de rôles, les reprises de situations, l’arrêt des jeux. Tous les acteurs sont volontaires et peuvent refuser un rôle, en proposer un autre, ou simplement regarder sans intervenir. Il est demandé à chacun des participants de respecter la confidentialité de la séance de jeu de rôle.

32Les thèmes proposés jusqu’à présent sont soit issus de situations « banales » mais délicates (par exemple : que faire quand un papa anxieux se focalise sur les diverses constantes, machines et alarmes, en « oubliant » son enfant ?), soit issus de situations actuelles très problématiques (annonces d’aggravation, de décès, parents en souffrance psychique). Nous présentons ici une situation de jeu de rôle, assez illustrative de ce que nous pouvons rencontrer :

33

Il a été proposé de jouer l’entretien d’annonce d’une situation médicale grave à des parents chinois ne maîtrisant ni le français ni l’anglais. Un interprète a donc été convié à l’entretien familial. Mais les soignants ont trouvé cet entretien très difficile et ont souhaité le rejouer lors d’une séance avec la psychologue. Il a donc été demandé aux soignants de jouer, qui la mère, qui le père, qui le médecin et qui l’interprète. Bien sûr, tout le monde parlait le français dans le jeu de rôle, car il n’a pas été question de faire semblant de parler chinois. À l’étonnement des personnes qui jouaient les parents (en l’occurrence, il s’agissait de deux internes), celles-ci se sont senties totalement exclues de la discussion (en français rappelons-le) entre l’interprète et le médecin, la trouvant longue et incompréhensible ! De même, l’infirmière qui jouait le rôle du médecin s’est sentie isolée et démunie lorsque le traducteur s’adressait (toujours en français) aux « parents chinois » !

34Le jeu de rôle est une mise en situation psychique permettant une double identification profonde au vécu des parents comme à celui des soignants de différentes professions. La verbalisation des ressentis des acteurs dans un deuxième temps de la séance permet à chacun de s’exprimer et d’expliquer aux autres le vécu de chaque protagoniste. Les prises de conscience sont immédiates et fortes. Pouvoir « jouer » le rôle d’un médecin senior permet aux internes de se familiariser avec ce qu’ils auront à assumer au cours des prochains mois. Nombre d’entre eux seront chefs de clinique à brève échéance. Ces mises en situation permettent d’améliorer leur implication dans les entretiens familiaux. Les internes sont extrêmement assidus à ces jeux de rôle…

35De plus, au sein de l’équipe, ces entretiens permettent d’appréhender la difficulté de l’annonce par les médecins. Les infirmiers prennent conscience de l’importance des mots choisis, des silences respectés… Les médecins jouant le rôle d’infirmiers sont amenés à répondre à des questions très directes des parents, à prendre conscience de leur jargon médical…

36L’importance des moments de silence est relevée, les acteurs ayant tendance, comme dans la situation clinique réelle, à meubler les « temps morts ». Ceux-ci font d’autant plus peur aux soignants qu’ils reflètent l’idée même de la mort de l’enfant. Il arrive également que l’inconscient surgisse brutalement lors de ces jeux de rôle, entraînant rires et parfois émotions vives. Le jeu est alors arrêté, et une reprise de ce qui a ainsi échappé est faite, dans le calme et le respect de chacun. Les lapsus, hésitations et dérapages verbaux sont entendus, compris et élaborés ensuite.

Travail d’écoute, de couloir ou de bureau, de chacun

37Une autre partie du travail de la psychologue, moins « protocolisé », consiste en l’écoute informelle de chacun. La géographie du service (un couloir central autour duquel se répartissent toutes les chambres individuelles des enfants) permet une circulation aisée et une vision globale de l’ensemble du service. Se tenir disponible, repérer les moments de calme ou d’inquiétude, aller au-devant d’un soignant en difficulté représente une part non négligeable du temps de cette psychologue. C’est là l’occasion de discussions informelles, menant souvent à une proposition d’entretien plus personnel, et le cas échéant à une proposition d’aide à l’extérieur, soit par la psychologue de l’hôpital, indépendante des services d’hospitalisation comme de la médecine du travail (qui reçoit tout membre du personnel hospitalier qui en fait la demande), soit par des collègues installés en ville ou en dispensaire. Il va de soi que la psychologue dédiée au personnel soignant de la réanimation ne reçoit pas de façon prolongée (deux ou trois entretiens individuels au maximum) les soignants de son équipe. Les relations cordiales (tutoiement) et le travail d’équipe auquel elle participe excluent bien évidemment toute implication thérapeutique individuelle prolongée.

38Nous avons été étonnée de la fréquence de cauchemars ayant trait au travail en réanimation. De façon empirique, nous avons dans un premier temps été à l’écoute de ceux-ci. Puis, nous avons demandé aux rêveurs de nous faire parvenir par courriel, afin de garder l’exactitude des termes, le récit de leurs rêves. Notre but était de permettre une verbalisation et une mise à distance par le travail d’écriture des affects parfois violents exprimés dans le cauchemar. Ce travail de pensée nous paraissant nécessaire face à l’expression de vécus archaïques dans le rêve. Nous avons demandé aux rêveurs l’autorisation d’utiliser leurs verbatims pour une publication, de manière anonyme.

Rêve de Martha

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C’était donc fin octobre, je m’occupais de Céline depuis déjà trois semaines, et on venait de l’extuber pour voir si elle pouvait respirer sans son tube. Au bout de trois heures, il a fallu la réintuber, et elle a fait un arrêt cardiaque au moment de la réintubation. Nous l’avons réanimée, elle est rapidement repartie. La prochaine étape pour elle était donc la trachéotomie. À cette période-là, on a également mis en place une sédation plus importante, car on trouvait qu’elle avait de plus en plus de mouvements « réflexes ». On ne savait pas vraiment dire si c’était des réactions dues à la douleur ou alors vraiment seulement des mouvements moteurs en réponse à des stimulations nerveuses…
La situation était très désagréable. Le problème aussi, c’est que quand j’ai commencé à m’occuper d’elle, le scanner était passé, et les transmissions infirmières de mes collègues étaient : « son cerveau est grillé, elle va rester dans cet état végétatif sans aucune amélioration possible. Elle ne marchera plus et ne parlera plus, n’aura plus de contact avec les autres ». Je n’ai jamais eu de confirmation de son état par les neurologues ou même les médecins de la réa, ce qui est en général important pour moi afin de me faire une vraie idée de l’état des patients dont je m’occupe. Je commençais à trouver ça difficile de m’occuper de Céline, de la voir bouger toujours le bras gauche dès qu’on lui touchait le visage sans savoir si c’était douloureux pour elle ou bien seulement réflexe. À ce moment-là, les infirmiers se « chamaillaient » d’ailleurs toujours pour ne pas s’en occuper…
J’ai dû faire mon rêve le samedi soir, le lendemain de cet épisode d’arrêt cardiaque. Dans mon rêve, je me vois donc dans la réa sans y être physiquement, je flottais en l’air au-dessus du lit de Céline. Je la vois faire ses mouvements réflexes classiques de d’habitude, elle remontait petit à petit sa main gauche vers son tube jusqu’à finalement réussir par se l’arracher. À ce moment-là, j’arrive dans sa chambre, en tenue d’infirmière, et je me rends compte qu’elle s’est extubée toute seule. J’appelle le médecin sans être paniquée, et c’est M. qui arrive. Je lui dis sur un ton calme : « Tu vois M., pas la peine de stresser elle respire toute seule ! » Je réalisais donc que je m’occupais d’une Céline capable de décider de ce qu’elle voulait, et qui avait fini par se réveiller au contraire de ce que les médecins disaient. Mon réveil a été très désagréable… (Décembre 2009.)

40En effet, Céline est une enfant dont les séquelles neurologiques sont telles qu’aucune autonomie de vie ne sera possible, et que les mouvements observés sont, en fait, purement réflexes. La réalité est donc très difficile à affronter lors du réveil pour cette infirmière.

Rêve de Nicolas

41

Je n’arrive plus à trouver le sommeil. Après les décès, je fais des cauchemars terribles. Le dernier cauchemar, je me vois malade. Atteint d’une gangrène du bras. Mon bras était noir, nécrosé. Je sais que je vais mourir, mon pronostic vital est engagé, il ne me reste que quelques mois à vivre. Ma famille insiste pour que je parte. Ils me demandent de m’en aller, je vois que les membres de ma famille ne sont plus en mesure de tenir, alors ils me demandent de partir : « Tu peux partir Nicolas, ça y est, tu peux partir, va-t’en. »
Je ressens que je suis un fardeau pour mes proches. Mais je ne veux pas. Je tiens à la vie et je veux VIVRE. Je vois que mes proches ne me supportent plus moi et ma maladie, mais je m’accroche à la vie, j’aime la vie et je ne veux pas partir. Je ne veux pas mourir. Toutefois, je sais que la maladie me ronge, et je cherche à passer le maximum de temps avec mes neveux et nièces. Je me vois assis entouré par les enfants de mes frères et sœurs. Je suis heureux d’être entouré des petits qui comptent tellement pour moi. Et rien que pour eux, je ne veux pas partir.
Je me réveille en sursaut. Je suis en larmes, je pleure énormément et je mets quelques minutes à me rendre compte que ce n’est qu’un cauchemar. Mais l’émotion engendrée par ce rêve est telle que j’ai du mal à m’arrêter de pleurer. Je me rends compte que la charge émotionnelle que je vis dans le service où je travaille me submerge. J’ai conscience que je suis efficace dans mon travail au quotidien. Je travaille avec efficacité, humanité, professionnalisme. La relation d’aide que je mets en place avec les familles est riche et aidante pour elles. Mais je sens que plus je suis efficace dans mes prises en soins, plus mes émotions sont accentuées. C’est après avoir vécu tout cela que je décide de rencontrer Sylvie la psychologue du service pour en discuter. (Novembre 2009.)

Rêve de Fanny

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Irhassoi est un petit garçon de quelques mois, suivi pour une maladie hématologique. C’est son deuxième séjour dans notre service et il est dans un état critique. Je ne me suis moi-même occupée de lui que pendant une heure, pour dépanner une collègue, quelques jours auparavant. Je ne connais pas les parents, mais sa maman est très présente et parle bien français. Le papa n’est pas présent.
C’était un dimanche, Bertrand (médecin senior) était de garde avec mon équipe. Des papiers au nom d’Irhassoi traînent dans le poste du rouge, et je demande à Bertrand qu’en faire. Il me répond de les ranger dans son carnet de santé – l’enfant n’étant plus dans le service (sorti ou décédé ?) – dans un placard de la salle de staff (en réalité destiné aux dossiers d’origine des enfants pendant leur hospitalisation dans notre service). En ouvrant le placard, je trouve effectivement son carnet et les range à cet endroit. Sur l’étagère inférieure, je découvre des poupons, comme si les enfants décédés dans le service étaient rangés à cet endroit, poupons au demeurant en très bon état, comme sortis d’une boutique de jouets. J’aperçois parmi eux un poupon-enfant qui bouge, qui respire faiblement. Je le prends et constate qu’il s’agit d’Irhassoi. Calmement, je l’amène près de Bertrand. Il a une sonde gastrique dans la bouche et joue avec sa langue à la faire rentrer et sortir. Je trouve Bertrand et lui dis : « Regarde Bertrand, c’est Irhassoi, on dirait qu’il vit ! » (il était donc mort !). Il le constate aussi et me répond : « OK, il va falloir rappeler ses parents. »
Nous l’installons dans une chambre. Les parents arrivent. Bertrand voit la maman en entretien pendant que le papa reste auprès de son enfant, comme le faisait le papa d’une petite fille, Camélia, dont je me suis longtemps occupée (décédée peu de temps avant dans le service après une hospitalisation de plus d’un mois, dont les parents très discrets ne parlaient que le mandarin et avec qui la communication était difficile). Ce papa se tient debout à côté de l’enfant, le regarde et semble très impuissant. La maman revient alors et me prend la main (comme le faisait la maman de Camélia) et nous dit simplement : « Merci, merci », et tous deux nous font comprendre par ces mots (les seuls qu’ils connaissent en français) qu’ils ne peuvent plus rester, car pour eux leur enfant est mort, et qu’ils ne peuvent plus reconsidérer cette mort. Ils s’en vont. Nous restons Bertrand et moi devant l’enfant, un peu démunis, nous disant que nous allons devoir nous occuper de lui…
Irhassoi est effectivement décédé environ dix jours après mon rêve… Je n’étais pas dans le service ce jour-là et je ne sais pas comment cela s’est passé, et si les parents étaient présents ou non. (Janvier 2010.)

43Les discussions que la psychologue a pu avoir les jours suivants avec ces trois soignants ont permis une mise à distance et une compréhension des affects éprouvés au réveil de leurs rêves, sans qu’il soit question, bien entendu, dans ce cadre hors cure, de faire un quelconque travail d’interprétation.

44Il est manifeste que les dilemmes éthiques prennent une part psychique importante chez les soignants. Le rêve de Nicolas illustre parfaitement le « désir » parfois exprimé par les soignants ou par les parents de mettre fin aux « souffrances » de l’enfant, mais aussi à leurs propres souffrances, fût-ce au prix de la mort de l’enfant. Le rêve de Martha reflète tous les espoirs, parfois fous, en dépit des connaissances médicales et de la clinique, projetés sur un enfant et la faillite de la toute-puissance médicale, vécue comme un échec. Le rêve de Fanny met en scène des vécus d’inquiétante étrangeté (Freud, 1917), où la mort n’est pas plus certaine que la vie et la frontière entre les deux floue. On peut voir combien les parents sont parfois malmenés par les décisions médicales et les conséquences sur leur investissement de l’enfant.

45Il ne s’agit pas d’interpréter les rêves, propres à chaque rêveur et dépendants de son histoire personnelle et unique. Mais la fréquence des thèmes itératifs directement liés à la réanimation et à ce qu’il s’y passe nous a alertés. Ainsi, la notion d’inquiétante étrangeté, la non-différenciation entre animé et inanimé, mais aussi l’identification à l’enfant lors de décisions éthiques, le désir de sauver et de remettre un enfant vivant à la mère, la difficulté de la relation avec les parents, la fragile frontière entre vie et mort en réanimation, etc. sont des vécus émotionnels quotidiens en « réa » et méritent toute notre attention dans l’écoute des soignants.

46La possibilité d’écrire, donc de reconstruire, voire de modifier, le contenu du rêve permet une première mise à distance. Le fait de l’adresser à la psychologue (de l’équipe soignante) et de pouvoir en rediscuter avec elle nous paraît apaisant et permettant une élaboration. Enfin, le fait de constater que d’autres soignants rêvent de situations anxiogènes liées au service autorise, lors des discussions informelles qui surviennent à l’occasion de l’évocation des cauchemars, un décentrement, dédramatise le souvenir du rêve et procure une détente avec des fous rires défensifs certes, mais ô combien salutaires… Le soulagement ressenti par les soignants après la verbalisation de rêves, ou de situations émouvantes ou dramatiques dans les jeux de rôle, permet une élaboration psychique des conflits internes et une prise de conscience plus grande des mécanismes de défense et des mouvements projectifs des uns sur les autres.

Essai d’élaboration théorique

47C’est à l’hôpital Necker-Enfants Malades que se sont développés les travaux historiques de G. Raimbault et de P. Royer (1969) en matière de collaboration entre pédiatres et psychanalystes, dans le champ des néphropathies graves de l’enfance. Ces travaux avaient alors été essentiels sur deux plans : celui de l’étude des représentations de la maladie et de la mort chez les enfants gravement atteints, d’une part ; celui de l’écoute et de la prise en compte des angoisses des pédiatres face à leur travail difficile et douloureux avec les parents d’enfants menacés dans leur survie, d’autre part. Le travail en réanimation pédiatrique présenté ici s’inscrit dans cette continuité clinique et historique.

48Son objectif principal est d’offrir à l’équipe de réanimation un regard sur sa pratique et une prise en compte des bouleversements émotionnels qui s’y attachent afin d’aider les soignants à trouver une juste distance avec les parents. Distance qui permet aux parents d’intégrer et d’élaborer un tant soit peu le traumatisme intense auquel les confrontent la pathologie de leur enfant ainsi que son hospitalisation dans un milieu médical inhabituel, éprouvant et parfois hostile pour eux. C’est un travail en deuxième ligne, un travail chronophage, mais dont l’évaluation est nécessaire. Pour cela, il ne suffit pas de constater les effets d’un dispositif : il faut se demander par où passe son efficacité, quels en sont les relais et les maillons intermédiaires. Nous aimerions alors faire quelques remarques à ce sujet, remarques qui n’ont valeur que de propositions temporaires pour ouvrir diverses pistes de réflexion.

49Il s’agit tout d’abord d’une recherche-action fondamentalement transdisciplinaire. C’est le premier point sur lequel nous insisterons pour faire valoir l’idée d’une « transdisciplinarité émotionnelle ». Par ailleurs, il nous semble plausible d’envisager que les deux axes principaux de réflexion qui ressortent de cette expérience sont, d’une part, la fonction miroir offerte à l’équipe par le biais de l’attention liée au travail psychique de la psychologue dans ce cadre particulier et, d’autre part, une fonction contenante et transformatrice des affects et fantasmes inconscients des soignants, fonction de type bionien et qui ne renvoie en rien à une analyse institutionnelle au sens étroit du terme. À ceci s’ajoute tout le « travail interstitiel » que nous ne détaillerons pas ici, car il est peut-être moins spécifique – même s’il est fort important – dans la mesure où dans toute institution, des « espaces de détoxification » informels sont nécessaires, comme l’a bien montré P. Delion (2006), espaces qui permettent à l’équipe de métaboliser un certain nombre de matériaux psychiques dangereux ou potentiellement délétères grâce à des mécanismes qui renvoient, peu ou prou, à la fonction « sein-toilette » décrite par D. Meltzer (1980).

Recherche-action de type transdisciplinaire

50La transdisciplinarité authentique suppose l’identification de chacun au point de vue de l’autre, sans abandon de ses propres positions. Ceci est possible par le biais de mécanismes empathiques croisés concernant, ici, les différents soignants entre eux et les soignants envers les parents.

51À propos du concept d’empathie, S. Lebovici (1994) soulignait combien il est difficile de trouver une définition précise et rigoureuse du terme d’« empathie ». R. Doron (2011) propose celle-ci : « Intuition de ce qui se passe dans l’autre, sans oublier toutefois qu’on est soi-même, car dans ce cas il s’agirait d’identification. » Cet auteur ajoute que « pour C. Rogers, l’empathie consiste à saisir avec autant d’exactitude que possible, les références internes et les composantes émotionnelles d’une autre personne et à les comprendre comme si on était cette autre personne ». En réalité, il semble qu’aujourd’hui il faille distinguer l’empathie de l’intuition, l’empathie se situant surtout dans le domaine émotionnel, alors que l’intuition se situerait surtout dans le domaine cognitif, renvoyant ainsi, peu ou prou, au concept de théorie de l’esprit (U. Frith, 1992 ; S. Baron-Cohen, 1987, 1992, 1995).

52Historiquement, S. Freud (1921) avait d’abord mis l’accent sur l’identification et l’imitation : « Partant de l’identification, une voie mène, par l’imitation, à l’empathie, c’est-à-dire à la compréhension du mécanisme qui seul nous rend possible une prise de position à l’égard d’une autre vie psychique » et, en particulier, à « ce qu’il y a de plus étranger à notre moi chez d’autres personnes ». Dans cette perspective freudienne, le terme d’empathie correspond à la traduction du terme d’Einfühlung qui s’oppose à celui d’Einsicht (insight en anglais, ou « introspection » en français). Autrement dit, il s’agit d’opposer le « voir-au-dedans » de l’introspection au « sentir-au-dedans » de l’empathie, ce qui réfère bien celle-ci au registre de l’émotionnel.

53S. Ferenczi va être, dans le cadre de son concept de « psychanalyse mutuelle », un vibrant théoricien du « sentir-avec ». Les travaux de K. Kohut ajouteront encore à cette dimension affective. Mais ce sont les travaux de D. Widlöcher, autour du concept de « copensée », qui vont en offrir une illustration francophone féconde. Il y apporte une précision essentielle selon laquelle « le mécanisme [de l’empathie] est l’inverse de celui du contre-transfert dans la mesure où il s’agit, pour le thérapeute, de placer son esprit dans celui du patient, et non pas d’observer comment celui du patient prend possession du sien ». Ajoutons enfin que le concept d’empathie imprègne les travaux de D.W. Winnicott, que ce soit à propos de la métaphore du miroir du regard maternel ou des « moments sacrés » de la consultation thérapeutique.

54Dans le cadre du travail présenté ici, les « reprises » des entretiens familiaux proposées ainsi que les jeux de rôle ont probablement pour fonction principale de permettre aux différents protagonistes de s’identifier empathiquement au point de vue de l’autre, au point de vue des autres, sans pour autant se départir de son vertex personnel. D’où une dynamique groupale qui donne corps, espace et temps à un travail commun à haute valence narcissique pour les uns comme pour les autres. Ce à quoi il importe d’ajouter que, via les jeux de rôle notamment, peuvent survenir des moments « d’enaction » ou d’enactment ayant probablement une possible valeur mutative.

Qu’entend-on par « enaction » ou enactment ?

55S. Lebovici recourait souvent, à la fin de sa vie, aux concepts d’une grande richesse d’« enaction » ou d’enactment. Ils n’ont rien à voir avec la question du passage à l’acte, mais bien plutôt avec celle de la mise en corps de l’émotion comme préalable à la compréhension empathique et intuitive d’une situation clinique. La référence fréquente à la notion « d’empathie métaphorisante » formera le vif de sa conception et de sa pratique des thérapies conjointes. S. Lebocivi (1994) a souvent parlé de ces moments d’« enaction » ou d’enactment comme de moments analogues à ce que D.W. Winnicott décrivait sous le terme de « moments sacrés » au cours des consultations ou des psychothérapies d’enfants. Un moment particulier – et qui se vit au présent comme tel par le clinicien – au cours duquel une action devient possible dans l’instant, car elle a été préparée par toute une maturation émotionnelle intérieure qui la rend adéquate. Un petit peu comme si l’action motrice qui s’impose alors prend valeur de processus métaphorisant de toute l’élaboration interne et des associations qui la sous-tendent, mais sans aucune dimension d’impulsion ou d’impulsivité.

56L’enaction s’accompagne d’un mouvement de reprise réflexive par le clinicien dans l’après-coup immédiat de son intervention. Elle n’est consciemment en rien préméditée, s’impose alors à lui en quelque sorte, avec le double sentiment de son étrangeté et de sa valeur thérapeutique forte. Ces deux aspects renvoient bien entendu au contre-transfert inconscient du clinicien. L’enaction comporte donc, dans sa structure même, une dimension d’après-coup, aussi immédiat soit-il, alors même que cette dimension fait défaut dans l’impulsion qui sert à la décharge beaucoup plus qu’à l’élaboration.

57Ajoutons enfin qu’il n’y a pas d’enaction possible sans une dialectique étroite entre les affects, ou les émotions, et les représentations. C’est le travail des émotions et de l’empathie qui rend possible l’action avec sa charge représentative, laquelle se trouve être consciemment accessible dans un temps second, et source alors d’une émergence d’émotions intenses.

58On voit bien comment les moments de reprise et les jeux de rôle présentés ci-dessus peuvent être l’occasion de mécanismes de ce type, avec, pour l’ensemble des participants, une sorte de convergence psychique partagée qui nous permet de parler de transdisciplinarité émotionnelle, bien évidemment constructive.

Fonction-miroir de la psychologue

59C’est le second axe de notre réflexion, car il est clair qu’il s’agit d’une fonction implicite permanente de tout professionnel du soin psychique. En effet, celui-ci n’est pas seulement un objet d’identification en clinique, mais il est aussi un objet qui renvoie en miroir quelque chose de ceux ou de celles qui se trouvent en relation de travail avec lui. Ceci est bien connu, et certainement à l’œuvre, là aussi, dans le cadre de ce dispositif.

60Il importe de souligner que cette fonction miroir doit être assurée, ici, avec une délicatesse extrême, compte tenu des tornades et des tourmentes pulsionnelles qui sont en jeu dans un service de réanimation. Les pulsions de vie et les pulsions de mort s’y côtoient dans toute leur violence, leur déchaînement et leur risque de débordement. Le but n’est donc en rien de confronter brutalement les soignants pédiatriques à l’ambivalence obligée de leurs vocations professionnelles et à celle, inévitable également, de leur relation avec les enfants et les familles dont ils ont la charge. Ceci ne pourrait être que traumatique, intrusif et violent.

61En revanche, comme dans les groupes Balint, la copensée tacite de cette ambivalence peut faire l’objet d’une connivence implicite qui rend chacun plus attentif à lui-même et à autrui, et qui donne de la profondeur à la dynamique des relations individuelles et groupales. Il va de soi que cette dynamique discrète suppose un respect et une estime partagés entre tous, afin que chacun sente bien qu’il ne sera pas attaqué sur ses divers points de fragilité ou de vulnérabilité narcissique.

62Au-delà de la classique et nécessaire élaboration du trauma par la verbalisation, cette dynamique spéculaire pose la question de ce qui est exprimable, partageable et transmissible au sein des équipes. Et ceci, en référence au triple registre si bien décrit par A. Carel (1997) : le registre public (régi par la transparence et renvoyant à l’interpersonnel), le registre du privé (régi par la discrétion et renvoyant à l’intrasubjectif), le registre enfin de l’intime (régi par le secret et renvoyant à l’intrapsychique).

Fonction contenante et transformatrice

63Face aux bébés et aux enfants, entre la vie et la mort, les équipes pédiatriques se trouvent (re)confrontées à leurs propres angoisses ou dépressions primitives, profondément enfouies chez chacun d’entre nous, mais toujours potentiellement agissantes. Ces problématiques précoces sont à la base, le plus souvent, des vocations professionnelles dans le champ de la périnatalité et de la petite enfance.

64On peut penser, notamment, qu’un enfant pas-encore-mort mais pas-vraiment-vivant réveille quelque chose, chez tout adulte, de « l’inquiétante étrangeté » décrite par S. Freud (1907) à propos du flou entre les catégories animé/non animé, vivant/non vivant ou humain/non humain. Inquiétante étrangeté qui se manifeste, notamment, au sein des rêves des soignants qui ont été rapportés ci-dessus. En tout état de cause, c’est un matériel psychique archaïque, voire protopsychique, qui se trouve réactivé en réanimation tant chez les parents que chez les professionnels. Ce matériel traumatique ne peut généralement pas être traité, c’est-à-dire lié ou élaboré, par des adultes submergés par leurs émois conscients de parents ou de professionnels.

65Le travail psychique de la psychologue s’avère ainsi essentiel, en leur prêtant son « appareil à penser les pensées » (W.R. Bion). Elle reçoit leurs projections inconscientes inutilisables telles quelles par eux (éléments bêta) pour les transformer dans sa psyché, grâce à sa « capacité de rêverie », en éléments alpha qu’elle leur restitue ensuite par le biais d’une projection en retour, mais transformés, détoxiqués. Ce détour par le psychisme de l’autre nous semble tout particulièrement à l’œuvre au cours des reprises des entretiens familiaux, et aussi dans le cadre des séances de jeux de rôle organisées à l’intention des soignants dans le cadre de ce dispositif. La « capacité négative » du professionnel « psy » se trouve ainsi sollicitée activement.

66Le concept de « capacité négative » a été développé par W.R. Bion à partir de l’œuvre du poète romantique J. Keats. Il s’agit de l’aptitude du clinicien à savoir tolérer l’ignorance pendant un certain temps, à ne pas vouloir absolument tout comprendre tout de suite, à se laisser imprégner par la situation clinique, à se laisser toucher profondément au niveau de ses émotions, et finalement à savoir laisser du temps au temps afin que les élaborations, les interprétations et les conclusions n’aient pas valeur de forcing théorisant et défensif. Il est clair que cette aptitude se doit, par essence, d’être celle des soignants de la psyché et non pas celle des soignants du corps. Chaque type de soignants (psy ou somaticien), au sein de l’équipe, se réfère à des modèles théorico-cliniques distincts, et fonctionne selon des tempos différents. Il convient donc de reconnaître les fonctions et les références de chacun, dans le respect mutuel des narcissismes. Le fait que la psychologue qui a mené ce travail soit implantée depuis longtemps en réanimation s’est avéré un élément essentiel pour que puisse s’instaurer un climat de confiance réciproque permettant, précisément, ce type de tolérance croisée.

Conclusion

67Il nous semble que la présentation du travail effectué dans cette équipe de réanimation illustre une aide à la conscientisation de mouvements psychiques plus profonds chez les soignants engagés au quotidien auprès des familles. Cette prise de conscience cherche à éviter au maximum les projections inconscientes agressives sur les parents ou sur les autres professionnels de l’équipe, permettant ainsi un investissement distancié et adéquat dans le soin à l’enfant. La reprise de situations cliniques, que ce soit par le biais des « reprises » d’entretiens familiaux, ou par des jeux de rôle effectuant une analyse des pratiques, ou l’écoute des angoisses et des rêves des soignants, amène l’ensemble de l’équipe à s’interroger sur ses propres mouvements inconscients, à contrôler son discours auprès des parents et à modifier ses pratiques.

68Il nous semble que ce travail initié par la psychologue n’est possible que du fait de son implication entière auprès de l’équipe. C’est sa disponibilité psychique dans son intervention qui la rend effective, alors même que le temps consacré à ce travail reste modeste : 25 % d’équivalent temps plein. En effet, si la psychologue maintient un travail clinique en parallèle avec les familles (ce qu’elle faisait auparavant), elle se sent en permanence en situation culpabilisante : occupée auprès d’une famille en deuil, elle ne peut se dégager pour intervenir auprès d’une équipe en souffrance. À l’inverse, lorsque la situation devient trop critique pour l’équipe, elle reste à ses côtés, négligeant dès lors l’intervention clinique auprès des parents. Double et permanente culpabilité. Par ailleurs également, les soignants du service de réanimation, au cours de discussions concernant ce travail, ont dit être, eux aussi, beaucoup plus libres de faire appel à la psychologue pour l’équipe puisqu’« elle était là pour eux, et que cela ne prenait donc pas sur le temps des parents ».

69À propos des conditions de la mise en place d’un tel travail, nous souhaiterions souligner le fait que cet engagement a été rendu possible par la volonté des deux chefs de service : celui de pédopsychiatrie qui a accepté que la psychologue travaille dans un service autre que le sien, et celui de réanimation pédiatrique qui lui a donné l’autorisation d’intervenir uniquement auprès de l’équipe médicale et paramédicale. Il faut aussi souligner le fait que ce travail n’a pu voir le jour que parce qu’il existe, et ce, depuis des années, un permanent travail de réflexion éthique, de remises en question, de recherches dans le service de réanimation sous l’impulsion de son chef de service, de ses cadres et du pédopsychiatre de liaison. Enfin, la psychologue n’aurait pu se dégager du travail clinique auprès des familles si sa collègue n’assurait au quotidien ces interventions indispensables et éprouvantes.

70Une question reste posée : cette implication de la psychologue, uniquement dédiée à l’équipe soignante, n’est-elle envisageable que parce qu’un lien de confiance réciproque s’était auparavant créé avec les membres de l’équipe ? Autrement dit, le fait d’avoir participé de longues années au travail clinique de première ligne avec les soignants, partagé les émotions d’une réanimation difficile, accompagné des parents en deuil, représente-t-il la condition nécessaire et indispensable à un travail en seconde ligne tel que celui décrit ici ? Nous sommes tentés de le penser.

71Le travail actuel s’apparente à un travail de recherche, et nous cherchons à en évaluer l’impact et les conséquences. Or, comme le dit encore M. Bydlowski (1997) dans La Dette de vie : « Le travail avec les intervenants de première ligne est le préalable à tout projet de recherche. » C’est sans doute parce que la psychologue a été en première ligne pendant des années qu’elle peut, maintenant, effectuer ce travail de seconde ligne. Ce travail en seconde ligne est lui-même efficace, avec des répercussions rapides sur les pratiques, dans la mesure où la psychologue est totalement dégagée du travail clinique auprès des familles.

72La disponibilité psychique de la psychologue est essentielle, et il est clair que la lourdeur du travail pour les psychologues travaillant en réanimation – ainsi, bien sûr, que dans d’autres services « extrêmes » – obère au quotidien la disponibilité pour l’équipe, tant est grande la mobilisation de la clinique du deuil. Toutefois, même si le temps consacré à ce travail en réanimation est relativement réduit (25 %), il est tout de même apparu comme pensable et suffisant… « On ne saurait trop insister sur l’importance de cette disponibilité [des psys] aux équipes et du temps incompressible qu’il faut y consacrer », selon les termes de M. Bydlowski.

73Après vingt ans de travail en réanimation pédiatrique en qualité de psychologue, avec un fonctionnement habituel, ayant donc en charge les familles et confrontée également aux mouvements émotionnels de l’équipe, nous sommes surpris des effets d’une fonction originale, exercée depuis seulement trois ans : celle de psychologue en seconde ligne auprès des soignants, uniquement dédiée à eux, et de ses conséquences effectives sur les pratiques. Cette réflexion permanente permet une mise à plat des fonctionnements de chacun, grâce à l’analyse des vécus émotionnels, et conduit à des changements réels et durables dans les pratiques de l’équipe, dans le respect mutuel des particularités et de l’originalité des différentes disciplines.

74Automne 2010

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : entretiens familiaux, psychologue, analyse des pratiques, soutien à l'équipe soignante, réanimation pédiatrique, communication parents/soignants, dilemmes éthiques

Mise en ligne 02/01/2013

https://doi.org/10.3917/psye.552.0575

Notes

  • [1]
    Psychologue clinicienne-psychanalyste dans le service de réanimation pédiatrique (Pr Ph. Hubert) et le service de pédopsychiatrie (Pr B. Golse) de l’hôpital Necker-Enfants Malades (AP-HP, Paris).
  • [2]
    Pédiatre-Réanimateur, Chef du service de réanimation pédiatrique et néonatale, Hôpital Necker, AP-HP, Université Paris-Descartes, Sorbonne-Paris Cité (Paris-V).
  • [3]
    Pédopsychiatre-Psychanalyste (Membre de l’Association psychanalytique de France)/Chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-Enfants Malades (Paris)/Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Descartes, Sorbonne-Paris-Cité (Paris-V)/INSERM, U669, Paris, France/Université Paris-Sud et université Paris-Descartes, UMR-S0669, Paris, France/LPCP, EA 4056, Université Paris-Descartes/CRPMS, EA 3522, Université Paris-Diderot/Membre du Conseil supérieur de l’adoption (CSA)/Ancien président du Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP)/Président de l’association Pikler-Lóczy-France/Président de l’Association pour la formation à la psychothérapie psychanalytique de l’enfant et de l’adolescent (AFPPEA).
  • [4]
    «?Family Satisfaction with Family Conferences about End-of-Life Care in Intensive Care Unit: Increased Proportion of Family Speech Is Associated with Increased Satisfaction?» (Satisfaction des familles à propos des entretiens familiaux concernant les fins de vie en réanimation adulte?: la satisfaction des familles augmente corrélativement à leur temps de parole), Équipe de J. Randall Curtis – Seattle, WA, 2004.
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