1Actuellement, l’autisme est considéré comme un « spectre » de conditions entravant le développement de la compréhension interpersonnelle et des actions coopératives (Volkmar & Pauls, 2003). Dans ce travail, on propose que les classiques anomalies autistiques du langage, du développement cognitif et du développement social, comme le retrait sur soi, la persévération et l’autostimulation, représentent les conséquences de difficultés primaires dans l’habileté de s’engager dans des interactions qui impliquent des signaux émotifs, des gestes moteurs et des actions communicatives dirigées vers les autres.
2Bien que considéré initialement (Kanner, 1943) comme trouble inné du contact affectif, les informations sur le fonctionnement autistique précoce sont encore limitées. Par ailleurs, quelques projets de recherche fondés sur l’étude des vidéos familiales enregistrées par les parents avant le diagnostic – pour une revue exhaustive voir Palomo (2006) – et une littérature plus récente sur les enfants à risque autistique (Zwaigenbaum et al., 2005) ont montré que le défaut d’intérêt social constitue le meilleur item de repérage des enfants avec autisme, pendant la première année de vie. Ces recherches, nombreuses, permettent ainsi une théorie de l’autisme qui ne soit pas exclusivement fondée sur la prise en compte des dysfonctionnements secondaires.
3Dans ce travail, j’essaierai de développer une telle théorie en me fondant sur des données personnelles issues de recherches sur des vidéos familiales – pour une revue voir Muratori & Maestro (2007) – ainsi que sur des recherches issues de la littérature (recherches en neurobiologie ou en psychologie cognitive). L’opportunité de ce travail m’a été offerte par le Journal for Dialogical Science où est parue une première version de cet écrit. Ce contact m’a permis de poser le problème de l’autisme à l’intérieur du cadre conceptuel du soi dialogique selon lequel les autres ne seraient pas simplement externes au soi, mais connaîtraient plutôt, dès la première enfance, une double position, à la fois interne et externe (Bertau, 2004 ; Hermans & Dimaggio, 2004).
Théories sur le syndrome autistique
4Au cours des deux dernières décennies, diverses théories ont dominé la littérature sur l’autisme. La théorie de l’esprit (Baron-Cohen et al., 1985 ; Baron-Cohen, 1994) suggère que la cause primaire de l’autisme serait le dysfonctionnement d’un module consacré à la « lecture » des états mentaux, dysfonctionnement donnant lieu à des difficultés extrêmes pour imaginer le contenu de l’esprit d’autrui. Des recherches ultérieures se sont concentrées sur l’identification des anomalies structurales et fonctionnelles de ce qui a été défini comme « le cerveau social », et qui comprend un vaste réseau de circuits cérébraux incluant le lobe frontal et temporal, le système limbique et l’amygdale.
5D’autres théories ont supposé un déficit plus général dans le repérage des informations (Minshew, 1997) ou une diminution de la tendance normale à extraire des informations du contexte – théorie dite de la « cohérence centrale faible » (Frith & Happé, 1994) – ou un déficit au niveau des fonctions exécutives (Ozonoff, Pennington, Rogers, 1991). En cherchant à définir les déficits cognitifs à la base de plusieurs symptômes comportementaux typiques de l’autisme, d’autres recherches ont concentré leur attention sur le déficit au niveau de l’imitation (Rogers, 1991), sur le trouble des relations sociales et affectives (Hobson, 1993) et sur le déficit de l’attention partagée (Mundy, 1995).
6Chacune de ces théories représente sans doute une description utile d’un grand nombre d’aspects du syndrome autistique, mais elles tendent à promouvoir des recherches qui apparaissent très souvent comme « une tapisserie faite par des fragments qui sont liés par des fils isolés et par des modèles théoriques très différents entre eux » (Belmonte et al., 2004). En outre, elles décrivent l’autisme en tant que pattern d’ores et déjà instauré, mais elles sont peu utiles pour la description de l’autisme à des stades plus précoces. Différents auteurs (Dawson et al., 2002 ; Yerys et al., 2006) ont ainsi imaginé que la théorie de l’autisme, fondée sur un déficit primaire des fonctions exécutives, puisse en fait n’être qu’une fausse croyance dérivée de l’étude d’enfants plus âgés, le déficit des fonctions exécutives devant être en réalité, selon eux, considéré comme secondaire à un déficit primaire et plus précoce au niveau de l’attention partagée.
L’autisme comme trouble des connexions cérébrales
7Pouvant compter sur une meilleure description aussi bien des différents déficits présents chez les sujets autistiques plus âgés que des caractéristiques de l’autisme dans les phases les plus précoces de la vie, il est possible actuellement de se demander s’il existe un nucleus originaire commun, et si la nature même de l’autisme ne réclame pas un modèle qui aille au-delà des déficits se situant au niveau de chaque fonction cérébrale, pour inclure l’identification de dynamiques donnant lieu à l’interruption des processus normaux d’élaboration des stimuli sociaux et non sociaux.
8De récentes tentatives pour arriver à une synthèse des théories disponibles se sont focalisées sur les anomalies de la connectivité neuronale et des mécanismes par lesquels l’information émanant du monde externe se trouve ensuite élaborée et intégrée au niveau du cerveau (Frith, 2004). De ces recherches, il n’émerge pas clairement si les anomalies repérées renvoient à un excès (Rubenstein & Merzenich, 2003) ou un défaut (Just, 2004) de connectivité. On a proposé l’hypothèse que dans le cerveau autistique il y ait une haute connectivité locale (entre assemblages circonscrits de neurones) qui se développe de manière intriquée avec une basse connectivité à longue distance entre différentes régions fonctionnelles du cerveau, et ceci, probablement, en tant que conséquence de vastes altérations dans la mort cellulaire programmée, dans la migration des cellules, dans l’élimination/formation des synapses et dans la myélinisation (Courchesne, 2005 c). Le résultat serait la perte d’un juste équilibre entre excitation et inhibition, équilibre qui est un élément essentiel de la réussite des articulations transitoires entre connexions locales et connexions à distance. Ce modèle fondé sur un transfert faussé de l’information comme conséquence d’une hyperconnectivité locale et d’une connectivité à longue distance réduite a été décrit par Belmonte (2004) de cette manière : « Dans un réseau local fait d’un excès de connexions, les inputs sensoriels susciteraient un excès d’activation aussi bien pour les stimuli prévus que pour les stimuli inattendus, en donnant lieu ainsi, à l’intérieur des régions sensorielles, à une augmentation globale de l’activation, mais aussi à une réduction dans la sélectivité de cette activation. La conséquence serait alors l’impossibilité, aux stades ultérieurs du processus perceptif, de différencier de façon adéquate les distracteurs des objectifs. Réciproquement, les régions du cerveau qui président aux fonctions intégratives seraient privées de leurs inputs normaux et, dès lors, manifesteraient une activation réduite et une corrélation fonctionnelle inférieure avec les régions consacrées à la réception des inputs. »
9Une preuve de cette théorie dérive des études tractographiques d’imagerie cérébrale, méthode qui permet de visualiser in vivo la distribution des faisceaux de fibres par lesquels s’établissent des connexions entre régions cérébrales même distantes entre elles (Barnea-Goraly, 2004). En effet, les études les plus récentes qui ont utilisé cette méthode chez des sujets avec autisme ont mis en évidence une connectivité réduite entre les régions frontales et les régions postérieures (DuBray, 2007) ainsi qu’entre cervelet et cortex préfrontal (Catani, 2007). Cet ensemble d’études semble montrer que, dans l’autisme, ce ne sont pas les systèmes consacrés à l’acheminement au cerveau des stimuli du monde externe qui seraient défectueux, mais que ce sont leur élaboration locale et surtout leur activation via les connexions à distance qui dysfonctionnent.
10Le lien entre les troubles de la régulation sensorielle, ainsi conçus et supposés par la théorie connexionniste de l’autisme, et les troubles autistiques a un intérêt particulier, en lien avec les travaux de Casanova (2002) sur la pathologie minicolonnaire spécifique dans les aires préfrontales et temporelles des sujets autistiques. En se fondant sur du matériel d’autopsie cérébrale de patients avec autisme, dans lequel sont présentes des colonnes de cellules plus nombreuses, plus petites et moins denses, Casanova a supposé qu’à l’origine de l’autisme il y aurait un trouble des systèmes cérébraux qui modulent l’arousal. Selon cette théorie, les enfants avec autisme peuvent expérimenter un état chronique de surexcitation, et donc présenter des comportements anormaux dont la fonction est de diminuer l’état de surexcitation. Cette théorie de l’arousal est intéressante parce qu’elle est compatible avec l’hypothèse d’une réduction de l’activité inhibitoire interneuronale qui permet normalement le développement de l’aptitude à discriminer les différents types d’information sensorielle. Plusieurs évidences suggèrent que ce trouble de la connectivité empêcherait le développement des circuits neuronaux au niveau du cortex frontal, temporal et cérébelleux, circuits essentiels pour le développement des fonctions sociales, émotives et cognitives (Courchesne, 2005 a ; Courchesne, 2005 b).
11En particulier, les anomalies au niveau du lobe frontal ont été proposées comme étant celles qui seraient les plus en jeu dans les anomalies sociales, émotionnelles et cognitives typiques de l’autisme (Mundy, 2001). Courchesne & Pierce (2005 b) ont proposé qu’au niveau du lobe frontal, il y aurait une connectivité locale excessive, désorganisée, hypoactive et peu sélective, à côté d’une connectivité réduite, pas synchronisée et peu sensible, soit une connectivité à longue distance cortico-corticale qui entraverait la fonction frontale fondamentale d’intégration des informations en provenance des différents systèmes. L’hypothèse des auteurs est que, dès les premières années de vie, le cortex frontal se « parlerait » seulement à lui-même et serait incapable « d’écouter et de répondre » aux autres systèmes du cerveau. Ainsi, le petit enfant avec autisme doit lutter pour chercher à donner un sens aux stimulations sociales et non sociales complexes, ne pouvant s’appuyer que sur des systèmes d’activation de bas niveau et déconnectés entre eux. Toutefois, on doit savoir que ces circuits de connexion (frontal, temporal et cérébelleux) ont normalement un développement postnatal prolongé et que d’habitude, ils ne fonctionnent pas tout à fait jusqu’à la deuxième année de vie. C’est probablement pourquoi il n’est pas facile de diagnostiquer l’autisme avant la troisième année de vie.
Vers une vision non statique de l’autisme précoce
12Une telle évidence d’une anomalie sous-jacente de la connectivité neurale ne suggère pas une vision statique de l’autisme précoce, puisque les patterns connexionnistes maturent au cours du développement et qu’ils sont à la fois génétiquement déterminés et expérience-dépendants. Les connexions cérébrales croissent rapidement grâce à la neuroplasticité du système nerveux central et grâce aux premières expériences sociales, les interactions précoces ayant sans doute un rôle important dans la formation des connexions cérébrales à longue distance. Cette vision dynamique de l’autisme précoce est bien représentée par l’hypothèse de Mundy (Mundy, 1995 et 1997) selon laquelle l’autisme s’enracinerait dans un processus pathologique initial qui ne donnerait lieu que plus tardivement à des troubles neurologiques secondaires. Le syndrome autistique serait donc l’expression finale d’une dysfonction précoce au niveau du développement d’un réseau complexe de connexions corticales et sous-corticales, réseau partiellement modifiable par le biais d’une intervention précoce.
13L’hypothèse d’un processus initial pathologique, non statique, est également cohérente avec la situation préautistique précoce telle qu’elle ressort des recherches sur des vidéos familiales. En effet, nous-mêmes et d’autres chercheurs avons effectué des recherches en ce domaine, avec des enfants présentant une organisation symptomatique faiblement structurée, autour de déficits fluctuants des habilités intersubjectives (Maestro et al., 1999 et 2001). La vision des vidéos des parents enregistrées, dès les premières années de vie, avec leurs bébés futurs autistes montre en effet des enfants capables de sourire aux autres, capables de se retourner pendant les protoconversations, capables de regarder l’autre dans les yeux et capables enfin d’avoir des interactions affectueuses avec leurs caregivers. Le fait que les nouveau-nés, ultérieurement diagnostiqués comme autistes, montrent de temps en temps pendant la première année de vie de tels comportements sociaux pourrait rendre compte des difficultés considérables pour reconnaître la présence de l’autisme à cet âge soit de la part des parents, soit de la part des cliniciens. En effet, les parents, et souvent les cliniciens plus encore, pensent que la présence de ces comportements sociaux individuels pourrait augmenter en fréquence au fur et à mesure que l’enfant croît, en laissant alors la place à l’apparition d’interactions plus complexes et collaboratives.
14La recherche sur les vidéos familiales a montré, toutefois, que ces comportements sociaux précoces sont moins fréquents que chez les enfants ayant un développement normal, et que leur apparition nécessite un adulte très actif qui cherche à provoquer activement, chez l’enfant, de tels comportements. Ceci signifie que, dès le début de la vie, les enfants avec autisme apparaissent capables de répondre s’ils sont activement stimulés par leurs caregivers pendant les protoconversations, alors qu’ils prennent rarement l’initiative d’aller chercher l’autre pour l’amener à une interaction harmonieuse. Autrement dit, il y aurait un défaut de cette poussée endogène vers les autres qui est typique des enfants normaux capables de comportements actifs de recherche de l’autre, même lorsque l’autre ne le stimule pas. Les recherches sur les vidéos familiales ont montré comment les enfants avec autisme peuvent être impliqués, même dans des séquences à haut contenu émotif et social, mais seulement à partir de l’intentionnalité de l’autre ; de telles recherches font penser que chez ces enfants, il y aurait un défaut très précoce d’initiative dans le partage des expériences, de l’activité et des pensées avec les autres personnes. Nous pourrions affirmer que le manque d’initiative entrave le niveau de fonctionnement des pulsions et du désir de l’autre.
15Un argument pour cette hypothèse nous vient des recherches sur des nouveau-nés conduites par Nagy & Molnar (2004) sur l’élan très précoce à provoquer les autres personnes. Ces auteurs ont montré, par le biais d’une expérience très rigoureusement conduite, que les nouveau-nés ne sont pas seulement capables d’imiter, mais qu’ils sont même capables d’ébaucher une action (comme, par exemple, la protusion de la langue ou le mouvement d’un doigt) pour provoquer une réponse de l’adulte. Dans cette expérience, il est possible d’observer un nouveau-né de quelques jours qui, après avoir imité le mouvement de l’index de l’adulte, répète un tel mouvement de sa propre initiative. Mais la décélération du battement cardiaque, qui est opposée à l’accélération du battement en cours d’imitation, montre à quel point le nouveau-né, au cours de ce deuxième comportement moteur qui pourrait apparaître simplement comme une imitation différée, est en réalité occupé à faire quelque chose qui a pour lui un but. Les auteurs concluent que l’instinct d’entreprendre une action (c’est-à-dire de provocation : « Homo imitans ou Homo provocans » est le titre du travail) existe dès le début de la vie humaine comme une composante essentielle de la subjectivité, des processus motivationnels et des processus maturatifs biologiques. Ce que je voudrais souligner, c’est que l’intentionnalité et les provocations de l’autre sont un item clé pour observer, dès les âges les plus précoces, le développement de l’intersubjectivité et du soi dialogique, qui représentent le substrat motivationnel pour le développement biologique de la connectivité cérébrale. En même temps, un défaut, une pauvreté ou une absence de leur part peut prendre la valeur d’un des plus précoces index cliniques de risque pour l’autisme (Maestro et al., 2005 a ; Iverson & Wozniak, 2007).
16Sur la base de ces considérations, il est possible de supposer que l’autisme classique soit le stade final d’un trouble primaire de l’intersubjectivité et du soi dialogique qui ne permet pas aux comportements sociaux simples, bien que présents de différentes manières même chez le petit enfant avec autisme, de se développer vers des comportements dialogiques plus complexes. N’étant pas intégrés dans des séquences intersubjectives plus complexes, ces comportements sociaux simples tendent, alors, à disparaître ultérieurement. Dans les paragraphes suivants, je chercherai à confronter cette vision dynamique de l’autisme précoce avec d’autres recherches qui peuvent contribuer à comprendre la nature du déficit nucléaire dans les troubles du spectre autistique.
L’hypothèse de la diathèse affective
17Le passage de l’étude de la présence ou l’absence de comportements sociaux simples à l’étude de leur fréquence dans le temps a permis de considérer comme essentiel pour le développement normal non seulement l’apparition de la compétence, mais aussi le nombre de fois que l’enfant l’utilise, et donc le temps que l’enfant lui consacre. Ce point de vue de recherche différent a amélioré la compréhension de la difficulté nucléaire des enfants avec autisme, qui est celle de ne pas utiliser sur un temps suffisant les comportements sociaux simples de sorte que, grâce à leur utilisation répétée dans des contextes différents, ils puissent peu à peu entrer dans une série successive de comportements sociaux plus complexes. Ce passage d’interactions sociales simples vers des comportements plus complexes, qui est sans doute inscrit dans notre matériel génétique, prévoit toutefois, pour sa réalisation, l’effet d’interactions émotionnelles stimulantes qui ne sont pas inscrites dans le cerveau mais qui sont prévues par ce dernier. Selon une perspective épigénétique qui se réfère au contrôle de l’expressivité génétique de la part du milieu naturel – voir Gottlieb (2007) pour une mise au point exhaustive des problèmes liés à ce point de vue sur le développement –, les comportements sociaux simples précoces sont en attente de ce type d’interactions pour pouvoir se développer et évoluer, et les êtres humains intensifient effectivement spontanément et de façon progressive ce type d’interactions émotionnelles pendant la première année de vie et pendant une grande partie de la deuxième.
18Gergely (2004) propose le terme de « marquage » (markedness) pour désigner le mode spécifique que le caregiver a de souligner les émotions pendant les interactions précoces. Ce marquage est typiquement réalisé par le parent avec l’exagération de l’expression émotionnelle réelle et normale, et c’est cette exagération qui va permettre à l’enfant de comprendre que l’expression de l’émotion qui reflète l’affectivité concerne ses propres états affectifs, et non pas ceux de ses parents. Gergely a proposé que les mères soient instinctivement portées à marquer d’une manière exagérée leurs schémas affectifs, pour les rendre perceptibles à l’enfant comme quelque chose de bien spécifique par rapport aux expressions réalistes de leurs mêmes émotions. Il est possible que ce soit vraiment par ces interactions « marquées » d’une manière émotive que l’être humain puisse développer de nouvelles connexions au niveau cérébral et puisse développer des aires cérébrales sociales davantage utilisées par l’expérience. En même temps, l’enfant peut consolider le stimulus reflété marqué comme l’expression de son propre état émotif, et de cette manière, la conscience de lui-même et des autres prend place à l’intérieur du soi dialogique primitif. Cette idée n’est pas éloignée de l’hypothèse d’un espace primitif « nous-centré » proposé par Gallese (2006) en tant qu’espace partagé précédant la constitution d’une autoconscience du sujet. Les excès ou le marquage des affections lui-même sont considérés actuellement comme un aspect critique des interventions précoces dans l’autisme dans lesquelles on conseille l’intensification de l’imitation, des sourires gais et des vocalisations comme moyen de faire émerger, de soutenir, chez le petit enfant avec autisme, des états émotionnels interactifs. Dans quelques vidéos familiales, nous avons effectivement pu observer que c’est vraiment pendant ce type d’interactions « marquées » que l’enfant atteint d’autisme se montre en mesure de pouvoir employer d’une façon correcte ses compétences sociales simples (comme regarder ou sourire), au sein de relations interpersonnelles plus complexes. Entre les tentatives d’explication de l’autisme par un modèle fondé sur des désordres de la connectivité cérébrale et sur la possibilité d’un renforcement même par le développement d’interactions émotionnelles toujours plus complexes, on doit considérer le modèle de traitement « dir » (Greenspan & Wieder, 1998 et 2006), fondé sur le développement (D), les différences individuelles (I) et la relation (R), et dont la technique du floor-time est une application essentielle. C’est un type de traitement qui souligne l’importance d’identifier les différences individuelles entre les modalités d’élaboration des informations sensorielles et motrices, et le type d’interactions que l’enfant établit avec les autres. Le principe de ce traitement est l’augmentation des modalités interactives claires appropriées aux difficultés spécifiques de l’enfant quant au traitement des informations. La théorie qui est à la base de cette idée est que le syndrome autistique dérive de la difficulté spécifique qu’a l’enfant de relier les élans affectifs avec des actions motrices intentionnelles adaptées à un but. On suppose que le déficit au niveau des connexions entre émotions et actions conduit aux symptômes typiques de l’autisme tels que ceux que nous sommes habitués à voir chez les enfants plus grands. Greenspan (1998) a défini cette hypothèse d’un déficit au niveau des connexions entre les émotions, l’élaboration des informations et la planification des séquences motrices, comme l’hypothèse de la diathèse affective. On suppose que ce qui semble d’emblée comme un déficit primaire biologique de l’autisme soit en réalité le résultat d’un processus dynamique psychobiologique dans lequel le manque d’interactions émotives augmente les problèmes précoces de l’élaboration de l’information sensorielle. Donc, on suppose que l’augmentation de ces interactions par une technique spécifique pourrait aider à développer les connexions cérébrales chez ces enfants. On suppose même que les enfants puissent devenir ainsi de plus en plus incitatifs, et faire apparaître une plus grande conscience de soi et de l’autre (ou le sujet et l’objet), au sein de l’espace dialogique initial.
Le deuxième semestre de vie : une période critique pour le développement
19L’âge de 9-12 mois est considéré comme une période cruciale aussi bien pour le développement typique que pour l’organisation du trouble autistique (Baranek, 1999). Avant 6-9 mois, l’enfant est capable de s’engager dans des interactions soit avec les objets, soit avec les personnes. Il est donc capable d’interactions sociales claires et il peut alterner, d’un côté, l’attention vers les personnes (par exemple la mère qui s’approche ou qui lui parle) et, de l’autre, l’attention vers les objets (par exemple le petit papillon sur le berceau), mais les objets ne font pas encore partie intégrante de l’interaction sociale dans cette période précoce de la vie. Autour de 9 mois survient un changement radical, car les objets sont inclus dans des interactions sociales comme objets à partager avec l’autre. À partir de cet instant, les enfants ne sont plus seulement capables d’alterner leur attention vers les objets ou vers les personnes, mais ils deviennent aussi capables de coordonner leur attention entre les objets et les personnes. De cette manière, les enfants passent d’un état où ils disposent de patterns simples d’accrochage social à un état où ils disposent de patterns toujours plus complexes dans lesquels ils deviennent capables de partager l’expérience et de manifester une réciprocité sociale. La réponse à son nom, qui apparaît pendant cette période, est typique de ce passage. En effet, quand cette compétence apparaît, l’enfant concentré sur une action d’exploration avec un objet montre un intérêt pour l’attraction sociale du caregiver en détournant l’attention de l’objet et en se tournant vers l’adulte qui l’appelle, pouvant ensuite choisir, en relation avec l’intensité du stimulus social, entre poursuivre une telle interaction sociale, reporter sa propre attention sur l’objet, ou encore commencer une interaction triadique sujet/objet/adulte.
20Ces interactions dialogiques qui permettent à l’enfant de participer aux échanges émotionnels réciproques sont considérées comme un passage critique pour le développement des actions intentionnelles et de leurs connexions à des états affectifs. Dans des vidéos familiales d’enfants avec autisme, il est possible d’observer des difficultés significatives dans ce passage de patterns sociaux simples aux interactions affectives plus complexes et de type triadique. Même certains enfants, qui se montrent dans les premiers six mois affectueux et qui sont capables de se livrer à des relations sociales précoces, ne se montrent pas, ensuite, toujours capables d’effectuer ce passage vers des échanges sociaux réciproques plus complexes. Cela pourrait être dû à une des caractéristiques plus précoces de ces enfants, c’est-à-dire leur état de nouveau-nés lents, hypoactifs, avec peu de contacts oculaires, hypomobiles, sans initiative (Maestro et al., 2005 a). Ce pattern comportemental semble réduire la possibilité de développer ces capacités sociales de base, que ces enfants possèdent pourtant dans les premiers temps de leur vie. Dans les premiers six mois, il s’agit en effet d’enfants qui peuvent se focaliser sur les objets, qui peuvent avoir des expériences affectueuses et chaleureuses, et qui peuvent même, parfois, participer à des interactions réciproques simples. Nous pouvons supposer que ces capacités de base sont en relation avec des aires cérébrales individuelles et que, pour s’engager dans des modèles de réciprocité plus complexes, il est nécessaire de développer des connexions à distance entre différentes aires du cerveau, dont le défaut, comme nous l’avons vu, semble être la caractéristique principale du système neurobiologique de ces enfants.
21Le deuxième semestre de vie comme période critique pour le développement de ces connexions cérébrales (ou de leur échec dans le cas de l’autisme) est pris en considération dans les recherches de Courchesne (2003 ; 2005 a), recherches dans lesquelles il a été signalé un rythme anormal de croissance du cerveau (par la mesure de la circonférence crânienne) caractérisé par une réduction à la naissance et un brusque et excessif accroissement dans le deuxième semestre de vie. Cette donnée neurobiologique est interprétée par l’auteur comme l’expression d’un trouble qui concerne la maturation du cerveau, et en particulier les mécanismes physiologiques du pruning et d’apoptose. Ces recherches de Courchesne pourraient représenter le substrat biologique aux recherches cliniques sur la première année de vie, dans laquelle on observe une aggravation de la constellation symptomatique faite de retrait – hypoactivité – dépression de l’humeur, pendant le deuxième semestre de vie (Maestro, 2005 a), quand, chez l’enfant avec autisme, ne se vérifie pas le déplacement de comportements sociaux simples vers des comportements sociaux complexes.
22Même Baron-Cohen (2005), dans la version plus récente du système de la théorie de l’esprit, souligne l’importance de la période 9-14 mois étant donné qu’elle est caractérisée par l’apparition du mécanisme d’attention partagée ou sam (shared attention mechanism). Dans le modèle original, le départ de ce mécanisme était conçu comme un biais pour la résolution des représentations dyadiques, déterminées par les deux capacités de base de l’enfant de reconnaître, d’un côté, l’intentionnalité de l’action et, de l’autre, la direction des yeux, soit un biais pour la construction des représentations triadiques. En admettant une omission dans le modèle précédent, dans son nouveau modèle Baron-Cohen propose que, dans la constitution du sam, entre également en jeu la capacité de reconnaissance des émotions comme troisième capacité de base également essentielle au développement du sam, puis au développement de l’empathie, dont les dysfonctions représentent l’aspect central du modèle proposé par Baron-Cohen pour la compréhension de l’autisme.
L’autisme comme déficit primaire de l’intersubjectivité
23Différentes recherches sur les petits enfants avec autisme ont montré que le trouble autistique s’organise autour de déficits fluctuants dans les compétences intersubjectives. Parmi ces compétences, la prévision des intentions de l’autre est significativement pauvre chez les enfants avec autisme pendant les premiers six mois de vie (Maestro et al., 2001). En d’autres termes, ces enfants ont des difficultés très précoces dans la prévision des buts des actions des autres personnes et dans l’anticipation de leurs intentions. C’est probablement là que s’origine le défaut d’intérêt pour les actions avec leur caregiver. Il y a environ trente ans, Colwin Trevarthen a proposé que l’intersubjectivité intentionnelle soit fondamentale pour le développement mental humain (Trevarthen, 1979). Cet auteur a particulièrement décrit l’intersubjectivité primaire, qui est une prédisposition innée vers le contact interpersonnel, et qui rend possible les échanges synchroniques entre nouveau-né et caregiver.
24Dès les âges plus précoces, les enfants et leurs parents montrent en effet des comportements protodialogiques dans lesquels ils synchronisent leur comportement d’une manière coordonnée et bidirectionnelle (Feldman, 2007). Ces interactions synchroniques fournissent à l’enfant différentes opportunités pour comparer ses propres rythmes biologiques avec ceux de l’autre, créant ainsi non seulement des moments relationnels partagés, mais aussi une biologie partagée. À partir de cette coordination synchronique et hautement contingente d’actes visuels, vocaux, affectifs, tactiles… se développe une véritable réciprocité qui ouvre le chemin à l’intersubjectivité secondaire qui se développera dans le deuxième semestre de vie. Autour de la moitié de la première année de vie, il est possible d’observer un intérêt croissant de l’enfant pour les objets, intérêt qui est en compétition avec les intérêts plus précoces pour les jeux protoconversationnels, conduisant pendant la seconde moitié de la première année de vie à une plus grande sophistication des jeux avec les objets. Juste avant la fin de la première année, il y a un développement assez imprévu des intérêts conjoints de la mère et de l’enfant vers ce qui est présent dans le milieu. Un tel développement de l’attention partagée mère/enfant vers des objets extérieurs représente une étape fondamentale dans le développement de l’activité mentale de l’enfant.
25Le développement de telles séquences d’attention partagée est, selon Trevarthen, une des expressions les plus spectaculaires de l’intersubjectivité secondaire (conscience personne/personne, ou personne/objet) et a des conséquences significatives sur la manière dont les adultes agissent et parlent à l’enfant (Trevarthen, 2001). Les interactions contingentes et synchroniques laissent toujours plus de place à des interactions réciproques où il y a vraiment quelqu’un qui donne à côté de quelqu’un qui reçoit. Étant donné qu’un certain type de conscience de l’autre est déjà présent, même dès les premières phases de la vie, c’est toutefois vers la fin de la première année de vie qu’une authentique perception du soi et de l’autre est atteinte. De la même manière, Stern (1985) a décrit le sens du soi émergent comme présent depuis le début de la vie et différent du sens de l’autre, qui se développerait dans la seconde moitié de la première année vers un sens du soi avec l’autre, en permettant ainsi le développement de stades plus complexes de conscience du soi et de l’autre.
26Le trouble au niveau des habiletés intersubjectives dans l’autisme concerne aussi bien l’intersubjectivité primaire que secondaire. Les enfants avec autisme ont, dans les premiers six mois de vie, une réduction spécifique de l’attention pour les stimulations sociales, mais en même temps l’attention vis-à-vis des objets ne permet pas de les distinguer des enfants avec développement typique ; successivement, pendant le deuxième semestre de vie, ce qui caractérise le plus les enfants avec autisme est le développement important de l’attention non sociale vers les objets (Maestro et al., 2005 b). Selon ces observations déduites de l’observation de vidéos familiales, à la fin de la première année de vie les enfants avec autisme sont attirés par les objets d’une manière significativement plus importante par rapport aux enfants avec développement typique.
L’objet du désir
27Nos recherches semblent indiquer que, dans l’autisme précoce, la déviation au niveau du développement de l’intersubjectivité se produit autant à cause d’un défaut d’intérêt social que d’une nette préférence pour les objets physiques. Cette préférence précoce pour les objets comme caractéristique spécifique des sujets avec autisme est bien décrite dans le compte rendu de Tony W., adulte atteint d’autisme : « J’étais fixé avec certaines choses et je jouais à ma façon […]. Je construis des choses avec des détritus ou avec des pacotilles, et je joue avec eux […]. Je préférais franchement les choses par rapport aux personnes, et je ne m’intéressais pas du tout à eux » (Volkmar & Cohen, 1985).
28Cette caractéristique distinctive des sujets avec autisme comporte différentes implications aussi bien cliniques que théoriques. Avant tout, étant donné que les objets physiques se trouvent dénués d’intentions, la préférence de l’enfant pour de tels objets physiques est un obstacle au développement de l’intersubjectivité aussi bien primaire (qui est fondée sur la motivation sociale innée de l’enfant) que secondaire (qui est fondée sur la conscience émergente personne/personne, ou personne/objet). Nous pourrions supposer que les anomalies caractéristiques à la fmri par lesquelles des adultes avec autisme, pendant des épreuves de discrimination de visages, ont une activation des aires du cerveau qui sont utilisées habituellement pour la reconnaissance des objets (Schultz et al., 2000) soient un effet à distance de ce regard préférentiel atypique et précoce pour les objets, que les enfants avec autisme présentent dès les âges plus précoces de leur vie.
29Secondairement, l’intérêt réduit de l’enfant pour le visage humain a un effet dévastateur sur le développement de son cerveau qui est programmé pour admettre le visage (de la mère) comme le plus puissant stimulus visuel capable de mettre en marche les processus neuroévolutifs qui sous-tendent l’intersubjectivité. Les interactions face à face entre mère et enfant peuvent être considérées comme un terrain d’entraînement pour la mise en fonction de l’intersubjectivité primaire et pour la coconstruction d’un espace dialogique (Regina, 2006) à l’intérieur duquel peut se produire ce progressif échange mutuel qui permettra le développement d’une définition conclusive du soi et de l’autre. Schore (1996) a particulièrement souligné l’importance, dans les transactions affectives précoces entre la mère et l’enfant, du contact œil à œil comme moyen pour le développement des processus d’imprinting : les yeux seraient une fenêtre à travers laquelle l’enfant a l’accès direct à l’état affectif de la mère, de même que l’œil de l’enfant a le pouvoir d’émouvoir véritablement la mère. Le contact face à face est donc le terrain idéal pour acquérir un sens dialectique d’union et de discrimination entre le soi et l’autre. Comme dans les lois de la thermodynamique, on démontre que la chaleur augmente la vitesse des processus physiologiques ; de la même manière, les hauts niveaux d’attention que les nouveau-nés coconstruisent avec leurs parents pendant les interactions face à face accélèrent la maturation des compétences relationnelles de l’enfant et fournissent le milieu le plus apte pour une maturation neurobiologique des systèmes de régulation et du cerveau social (Feldman, 2003).
30Si les interactions régulières face à face sont affaiblies, l’aptitude de la dyade à construire des séquences dialogiques est en danger, et le développement de la conscience du soi et de l’autre ne peut pas émerger de l’intersubjectivité primaire. Le dysfonctionnement du système social dyadique précoce semble représenter une caractéristique nucléaire du trouble autistique, et pour cela différents traitements estiment actuellement que renforcer les séquences dialogiques, en impliquant les enfants en interactions face à face accueillantes, claires et chaleureuses, peut avoir un important effet réparateur dans l’autisme. En effet, selon les nouvelles connaissances sur la maturation biologique du cerveau après la naissance, les difficultés dans ces processus ne permettent pas le développement de connexions locales et à longue distance par lesquelles, dans le développement typique, se développent les systèmes neurobiologiques expérience-dépendants. Il faut, en effet, toujours considérer que les systèmes fonctionnels complexes du cerveau ne sont pas immédiatement disponibles à la naissance et n’émergent pas spontanément dans le développement, mais se forment pendant les contacts sociaux entre l’enfant et le caregiver, et entre l’enfant et soi-même (Schore, 1996).
31Troisièmement, la trajectoire anormale évolutive de l’attention sociale et non sociale que nous avons décrite dans nos recherches sur les vidéos familiales empêche l’émergence des comportements corrélés à l’attention partagée, qui devrait donc être considérée non seulement comme un point de départ ayant un rôle de précurseur du développement de la théorie de l’esprit, mais aussi comme un point d’arrivée, c’est-à-dire un « postcurseur » des processus psychologiques et biologiques plus précoces (Tomasello, 1995). Dans le développement normal, les comportements d’attention partagée émergent entre 6 et 12 mois et impliquent la coordination triadique de l’attention, ainsi qu’une capacité continue de déplacement de l’attention de l’enfant de la personne sur un objet ou sur un événement extérieur à la dyade. Le degré de monitorage et de régulation de l’attention entre la personne et l’objet est un bon index de la gravité du déficit autistique. Cela veut dire que ce n’est pas la compromission de l’attention partagée qui cause l’autisme, mais plutôt que les difficultés dans les séquences d’attention partagée sont l’effet de déficits sociaux plus précoces (Charman, 2003). Reconnaître que l’attention partagée n’est pas un point de départ mais seulement une étape importante du développement communicatif (c’est-à-dire un « postcurseur » de processus psychologiques et neurobiologiques plus précoces) amène à focaliser l’attention sur les piliers qui sont à la base du développement des adresses d’attention partagée et sur leurs anomalies de développement dans l’autisme.
32Tomasello (2005) a récemment proposé un chemin ontogénétique de l’attention partagée en trois niveaux d’organisation qui se fondent eux-mêmes sur trois compétences : a) la capacité de compréhension des actions intentionnelles de l’autre ; b) la motivation ; et c) l’initiative du sujet vers l’autre. Dans le premier champ, vers 3 mois, les enfants sont capables de percevoir les autres personnes comme des sujets animés, de partager avec eux des états affectifs et d’interagir d’une manière dyadique. Du point de vue comportemental, les enfants de cet âge observent simplement l’autre (to look at). Dans le deuxième champ, vers 9 mois, les enfants sont capables de comprendre les autres personnes comme sujets qui accomplissent des actions guidées par un but, et ils sont donc capables de partager ces objectifs et d’interagir d’une manière triadique. Du point de vue comportemental, les enfants de cet âge se rendent compte de l’existence de l’autre (to see). Dans le troisième champ, à partir de 14 mois, les enfants sont capables de comprendre les autres personnes comme des sujets intentionnels, et donc de partager avec eux l’intention et l’attention, et d’interagir avec eux d’une manière collaborative. Du point de vue du comportement, les enfants sont attentifs et intéressés à l’autre (to attend to). C’est seulement à ce troisième niveau que se forme la différenciation définitive entre le soi et l’autre, tandis que les niveaux précédents peuvent être conceptualisés comme états dialogiques précurseurs (Hermans & Dimaggio, 2004).
33Dans ce processus vers l’établissement d’actions collaboratives, l’habileté clé est représentée par la motivation déclarative qui porte à partager l’attention avec les autres. Cette motivation sociale typiquement humaine est considérée par Tomasello (2005) comme essentielle pour la transformation des capacités de compréhension des actions intentionnelles, déjà présentes chez le singe, en intentionnalité partagée qui, elle, serait spécifiquement humaine. Cette intention et attention à partager (des pensées, des expériences, des activités), qu’en d’autres termes nous pourrions appeler désir ou pulsion vers l’autre, est ce qui manque précisément chez les singes, et qui est très fragile chez l’enfant avec autisme. L’affaiblissement des capacités de l’enfant à pouvoir entrer dans une interaction triadique motivée amoindrit le développement de l’enfant avec autisme d’une grande quantité d’interactions, considérée comme nécessaire pour la formation de connexions neurales qui sont à la base des processus neuroévolutifs précoces (Mundy & Neal, 2001). Ce passage de l’état affectif dyadique à une possibilité d’interaction triadique est aussi le centre de la révision du système de la théorie de l’esprit proposée par Baron-Cohen (2005), dans laquelle l’attention partagée de type triadique est essentielle pour le développement total du système primaire de reconnaissance des émotions vers l’acquisition du système de l’empathie.
Est-ce que le mamanais peut aider l’enfant à sortir de l’autisme ?
34Nos recherches sur l’autisme dans la première année de vie suggèrent que le processus d’intégration de l’intérêt social et non social doit être considéré comme fondamental pour le développement de l’attention – et de l’intention – partagée, et pour l’apparition de l’accrochage triadique. Elles suggèrent en outre que le déficit d’intégration de l’intérêt social et non social dans l’autisme a ses racines dans une réduction précoce de l’attention vers les stimulations sociales comme le visage humain. On sait que dans le développement habituel, l’intérêt pour le visage humain est associé à un intérêt spécifique créé chez l’enfant par les vocalisations et les verbalisations particulières qu’un adulte produit quand il est en présence d’un nouveau-né. Parmi les comportements parentaux, les sollicitations à l’enfant par les expressions vocales sont très importantes pour l’apprentissage et en particulier pour l’apprentissage du langage (Kuhl, 2007). Dans les vidéos familiales d’enfants avec autisme, nous avons pu observer des séquences où, dans une très brève fraction de temps, dans l’instant où l’adulte augmente sa propre expression vocale en employant le mamanais (motherese des auteurs anglo-saxons), le visage d’un nouveau-né avec autisme qui, l’instant d’avant, était clairement retiré, s’illumine et l’enfant est capable d’avoir une interaction dialogique joyeuse. À partir de ces observations, nous avons commencé à penser que, quand ce type d’interactions s’active, les petits enfants avec autisme peuvent améliorer leur attention sociale avec l’apparition d’habiletés interactives inattendues, activant ainsi un réel protodialogue. Voici un exemple :
« Paolo est un enfant de 5 mois qui ne regarde jamais sa mère, ne se retourne pas à sa voix, parfois il regarde son père quand celui-ci utilise une voix très énergique. Les analyses de la voix de la mère pendant une interaction dans laquelle elle se montre très anxieuse, parce que Paolo ne prête pas attention à son appel, montrent un spectrogramme bas, sans aucun pic prosodique, et sans les longues pauses qui caractérisent le mamanais. Après quelques minutes, la vidéo montre une scène totalement différente où Paolo est dans une interaction face à face et active un dialogue verbal et visuel avec l’adulte. Cette fois, l’analyse de la voix montre toutes les caractéristiques du mamanais et les différences entre les deux spectrogrammes sont très évidentes. »
36Cette séquence, comme celles de beaucoup d’autres enfants (Laznik, 2005), nous a appris que la prosodie typique du mamanais est capable de capter en séquences dialogiques des enfants même très retirés et avec un faible désir pour l’autre. Le mamanais (défini aussi comme « langage enfant-direct », car produit spécifiquement et automatiquement par les adultes quand ils sont en face d’un nouveau-né qui ne parle pas encore, et donc absolument différent du « langage adulte-direct ») a des caractéristiques spécifiques rythmiques, du type « adagio-andante », mélodiques et prosodiques indépendantes de la langue employée (Fernald, 1985 ; Grieser & Kuhl, 1988). Il est organisé en phrases répétées avec des hauts pics, des intonations exagérées, des voyelles hyperarticulées, peu de syllabes dans chaque mot ou phrase, des articulations et ponctuations spécifiques et des pauses plus longues. Il tend à créer des changements lents, cycliques, narratifs d’émotions, et il a été démontré que les mères ont un ton affectif plus haut lorsqu’elles s’adressent à leur enfant à travers le mamanais (Fernald, 1989). La comparaison du langage du parent vers le nouveau-né au sein des différentes langues confirme que ces caractéristiques rythmiques et prosodiques sont universelles (Kuhl, 2007). Fernald a même découvert que si l’enfant écoute l’enregistrement d’un langage maternel dirigé vers un enfant absent, on note l’absence de l’énorme attention et de l’intensification du fait de sucer qui se produit quand la vraie mère parle directement à l’enfant, et il a démontré que la raison pour laquelle les enfants montrent aussi peu d’intérêt pour ce langage maternel enregistré est due au fait que les pics prosodiques typiques ne sont pas présents dans la voix de la mère quand elle n’est pas en présence de l’enfant.
37Il a été aussi remarqué que le mamanais renforce les fonctions complémentaires précoces et favorise chez l’enfant les processus d’apprentissage (Liu, 2003). Même si des études sur des enfants atteints d’autisme ont démontré l’absence d’intérêt spécifique de ces enfants pour le mamanais (Kuhl et al., 2005), la présence d’interactions joyeuses par rapport au mamanais chez des nouveau-nés avec autisme pourrait toutefois suggérer que, dans les phases les plus précoces de la vie, le mamanais peut effectivement avoir pour l’enfant le rôle d’une puissante action s’opposant à sa tendance au retrait autistique. D’autres comportements des parents, bien qu’affectueux et correspondant intuitivement au feedback social réduit d’un enfant qui est en train de développer l’autisme, ne semblent pas non plus capables d’améliorer la tendance au retrait d’un enfant qui ne possède pas les capacités régulatrices pour sortir de son état, et dont les capacités émergentes dialogiques nécessitent un support spécifique fourni par les interactions claires et soutenues qui sont partie intégrante du mamanais. Il est nécessaire de savoir qu’une recherche effectuée à l’université de Sydney (Burnham, 2002) sur la prosodie du mamanais dans les dyades normales a mis en évidence que des réactions positives de l’enfant vers la mère améliorent les pics prosodiques du mamanais de la mère ; de cette recherche, il émerge donc que le mamanais n’est pas seulement un langage que les adultes activent d’une manière spécifique quand ils sont face à un nouveau-né, mais qu’il est même une vraie coconstruction qui se développe à l’intérieur de protodialogues très précoces. Il peut être intéressant de remarquer ici que, dans nos recherches sur l’attention sociale et non sociale, le tracé évolutif dans la première année de vie des deux items spéculaires (« vocaliser à l’endroit des objets » et « vocaliser à l’endroit des personnes ») est significativement différent chez les enfants qui développeront l’autisme par rapport aux enfants avec développement typique : en effet, chez les nouveau-nés avec autisme, il y a un développement moindre des vocalisations sociales et une plus haute présence des vocalisations à l’endroit des objets (Muratori, 2005).
38Sur cette base, il est possible de faire l’hypothèse de la mise en place précoce d’un cercle vicieux dans lequel les parents des enfants avec autisme ne sont pas soutenus par leur enfant dans le développement d’une compétence parentale aussi particulière que le mamanais, et que cette carence réduit à son tour le support extérieur au développement social de l’enfant. À travers le support au développement social, le mamanais joue aussi un rôle important pour le développement des connexions corticales et sous-corticales qui caractérisent le développement précoce du cerveau. Trevarthen & Aitken (2001) ont focalisé leur attention sur les fortes inclinations de l’enfant à l’écoute du mamanais et sur son rôle central pour le développement des circuits neuronaux qui permettent au langage, aux émotions et à l’intersubjectivité d’émerger. Les troubles dans la création de ces circuits neuronaux dans le cerveau autistique ont été confirmés par des études en fmri qui ont mis en évidence la présence d’activations corticales auditives altérées à la réponse aux sons verbaux et non verbaux dans l’autisme (Boddaert et al., 2003 et 2004 ; Gervais et al., 2004).
39Nos observations cliniques et ces recherches neurobiologiques sur la perception de sons complexes ouvrent un nouveau secteur de recherche dans l’autisme, focalisé sur la musicalité du langage (ou de la prosodie) et sur ses relations avec le langage commun verbal. Nous pouvons en effet imaginer que le déplacement de l’attention du mamanais aux mots sans musicalité et au langage commun puisse être compromis chez ces enfants à cause d’une déconnexion, ou d’une non-intégration, entre musicalité et langage. Nous pouvons même supposer que, tandis que la musicalité serait plus en rapport avec le soi dialogique primitif, le langage serait plus en rapport avec le développement de la différenciation entre le soi et l’autre.
Contingence
40L’autisme apparaît dans nos recherches comme un trouble de l’usage de l’intersubjectivité, c’est-à-dire comme une pathologie de l’intersubjectivité secondaire qui trouve ses racines dans une dysfonction de l’intersubjectivité primaire. En accord avec l’idée d’une subjectivité qui serait caractéristique des sujets qui accomplissent des actions (Trevarthen & Aitken, 2001), les petits enfants avec autisme semblent montrer certaines formes de subjectivité. Cependant, elles sont faibles et moins fréquentes, et les enfants avec autisme ne semblent pas capables d’adapter et de faire coïncider ces formes faibles de subjectivité avec les intentions des autres personnes, et dès lors ils ne sont pas capables de développer des habiletés intersubjectives plus complexes. Une telle connexion entre subjectivité et intersubjectivité devient plus évidente vers 9 mois, quand l’enfant avec développement normal devient capable de créer un réseau complexe de réciprocité affective, et passe de l’implication dyadique à l’implication triadique. C’est la raison pour laquelle c’est seulement après cet âge qu’il devient plus facile de soupçonner la présence d’un trouble autistique. Il est donc logique, à ce point de la réflexion, de se demander si le défaut au niveau de l’intersubjectivité secondaire typique de l’autisme n’est pas un phénomène qui se situe en aval des dysfonctions intersubjectives déjà présentes pendant les premiers mois de vie.
41Pour répondre à cette question, Gergely (2001) a proposé que l’autisme puisse être corrélé à un dysfonctionnement du mécanisme de rétablissement de la contingence. Auparavant, Gergely et Watson (1999) avaient souligné comment les enfants avec développement typique, pendant les trois premiers mois de vie, étaient très sensibles à la qualité de la contingence entre leurs activités corporelles propres (comme par exemple le mouvement répété des jambes) et les événements extérieurs (comme par exemple le mouvement d’un objet). On a supposé que ces contingences parfaites, provoquées par des répétitions cycliques d’activités centrées sur le corps, fournissent à l’enfant une source importante d’informations pour le développement de la représentation du schéma corporel et de la différenciation du soi. Toutefois, la pression évolutive pour l’adaptation au milieu extérieur fait en sorte que les enfants avec développement typique se déplacent de la préférence pour ces contingences parfaites centrées sur soi aux contingences imparfaites centrées sur le milieu. En effet, à partir de 3 mois, il y a une adaptation progressive du mécanisme de contingence parfaite vers quelque chose de moins parfait, et l’enfant de 5 mois, contrairement à celui de 3 mois, montre une claire préférence pour les interactions non contingentes (Bahrick & Watson, 1985). Chez les enfants avec autisme, ce déplacement normal ne se réalise pas, déplacement déclenché par l’expérience et par la maturation de l’objectif du mécanisme révélateur de contingence (Gergely, 2001). En effet, dans un setting expérimental (dans lequel des enfants de 2-3 ans sont assis en face de deux appareils de télévision dont l’un montre une image de réponse contingente parfaite du mouvement de la main de l’enfant, et l’autre une réponse contingente mais imparfaite), Gergely a montré que, tandis que les enfants avec un développement typique s’orientaient surtout vers un feed-back imitatif de leurs actions (qui est un feed-back contingent élevé mais imparfait), les enfants avec autisme passaient significativement plus de temps en regardant plus le feed-back parfaitement contingent que le feed-back imitatif.
42Donc, les enfants avec autisme, bien qu’étant capables de repérer les contingences imparfaites imitatives, ont cependant des difficultés à remettre à zéro leur mécanisme révélateur de la contingence. Donc aussi ici, il ne s’agit pas d’une question en tout ou rien, mais plutôt d’une question de degré du dysfonctionnement au niveau du rétablissement du système de la contingence. De là dériverait le défaut de la conscience de soi et de l’autre : en effet, préférer des contingences un peu moins parfaites signifie que l’enfant est en train de développer un sens de l’autre en tant qu’agent indépendant et en interaction avec lui. Au contraire, le fait que les enfants avec autisme continuent à préférer les contingences parfaites est considéré comme un des index les plus précoces d’une vaste gamme de symptômes caractéristiques de l’autisme comme les stéréotypies, les problèmes au niveau des fonctions exécutives, l’aversion pour les stimulations sociales, les manques d’attention vis-à-vis des visages, le défaut de compréhension sociale. Tous ces symptômes sont en effet reliables à la difficulté de s’adapter à une réalité extérieure imparfaite et à des cycles d’interactions imparfaites. En définitive, les difficultés d’abandonner les contingences parfaites pour entrer dans le monde social fait de contingences imparfaites constitueraient, très précocement, un frein vis-à-vis des poussées internes qui font passer l’enfant du registre des interactions dyadiques (fondamentalement contingentes) au registre des interactions triadiques (davantage non contingentes), et ensuite au registre des actions collaboratives.
43L’hypothèse de Gergely est intéressante en ce qu’elle cherche à explorer ces mécanismes mentaux qui seraient défectueux chez l’enfant avec autisme avant l’apparition du déficit de l’intersubjectivité secondaire. Pour cela, l’auteur propose que les difficultés dans le passage de la contingence parfaite à la contingence imparfaite puissent être conçues comme l’un des facteurs entravant l’intersubjectivité primaire et la co-construction du soi dialogique primaire. Le déficit au niveau de l’intersubjectivité secondaire serait, alors, seulement une conséquence de ces dysfonctionnements plus fondamentaux.
L’autisme comme modificateur de l’interaction parent/enfant
44Dans les vidéos familiales d’enfants avec autisme, on observe souvent, dans les premiers mois de vie, des interactions intersubjectives de type joyeux. En général, cependant, elles sont moins fréquentes et plus dépendantes du type d’approche employée par le caregiver (comme par exemple le mamanais dans le cas de l’enfant décrit). On peut se demander si la réduction progressive de ces interactions au cours de la première année de vie est due au fait que l’enfant continue à préférer les relations contingentes, et au fait que les parents n’y sont pas naturellement prédisposés. À ce propos, il faut savoir que le développement des modalités interactives des parents est en rapport avec l’enfant et que les deux pôles d’interaction sont un processus continu de réglage réciproque. Nous avons déjà vu, dans l’expérience de Burnham (2002), comment le pic prosodique du mamanais de la mère se développe du fait d’interactions positives de la part de l’enfant vers la mère même.
45La littérature sur les interactions entre parents et enfants avec autisme n’est pas riche (Siller, 2002). Doussard-Roosevelt (2003) a réalisé une étude séquentielle sur les approches maternelles et les réponses de l’enfant à des telles approches en situation de jeu libre. À travers ce type d’étude, les auteurs ont identifié des approches maternelles spécifiques qui sont particulièrement efficaces pour susciter des réponses présociales chez l’enfant. Ces mêmes auteurs ont montré aussi comment les enfants avec autisme, par rapport aux enfants avec développement typique, montrent peu de réponses correspondant à l’approche maternelle, et comment une telle correspondance est fonction du type d’approche employée par leurs mères. En effet, les réponses étaient plus adéquates et agréables quand l’intensité de l’approche était haute et que les mères employaient, dans les interactions avec leur enfant atteint d’autisme, des comportements non verbaux tels que l’augmentation de la proximité corporelle ou l’usage d’objets en mouvement.
46La modification spécifique de l’interaction parent/enfant dans les cas d’autisme a été décrite dans deux études récentes qui ont utilisé des vidéos familiales de deux sœurs dont l’une a été, plus tard, diagnostiquée comme atteinte d’autisme. Trevarthen & Daniel (2005), par l’étude microanalytique de deux jumeaux de moins de 1 an, ont mis en évidence une désorganisation de la synchronie interactive comme signe précoce d’autisme. Dans ce travail, le père est décrit, dans sa tentative de capter l’attention de sa fille atteinte d’autisme, comme ne recevant aucun renforcement des éléments présociaux et intersubjectifs de son comportement, alors qu’au contraire, il se montre efficace avec le jumeau qui aura, ensuite, un développement normal. L’absence de ces récompenses sociales entame d’une manière tacite les rythmes de l’interaction du père qui, avec la jumelle atteinte d’autisme, devient toujours plus insistant et irrégulier, perd le sens du partage émotionnel, et renonce aux tentatives de régulation des interactions partagées en faveur de périodes fréquentes de stimulation physique. Des tels comportements parentaux, qui ne sont pas présents avec le jumeau sain, sont interprétés par Trevarthen comme une réponse naturelle adaptative, de la part du père, à la réduction des capacités dialogiques de sa fille atteinte d’autisme.
47Dans l’autre étude, Danon-Boileau (2007) a effectué une analyse soigneuse de deux situations parallèles, lorsque la mère donne le bain à sa fille : la première situation est relative au bain d’une petite fille de 5 mois avec autisme, tandis que la seconde situation, qui se déroule deux ans après, est relative au bain de la fille cadette de 3 mois ayant un développement normal. Le bain, qui se déroule d’une manière très semblable et comparable dans les scènes des deux vidéos, est considéré par l’auteur comme un moment particulier d’intimité dans l’interaction au cours de laquelle l’objectif du soin primaire est uni à celui du jeu fondé sur le plaisir et sur les comportements partagés. L’article est focalisé sur le comportement de l’enfant et sur le discours de la mère pendant cette interaction particulière précoce. La position, l’expression faciale et le regard sont très différents chez les deux nouveau-nés : la petite fille au développement typique s’agrippe au regard de la mère, son corps est relaxé et fournit des signes qui peuvent être interprétés par la mère, et par l’observateur, comme des signes de plaisir ; la petite fille qui présentera un développement autistique a un contact oculaire insuffisant, une grande pauvreté de mimique faciale et une étrange position qui la fait apparaître comme agrippée à soi-même sans aucun signal de plaisir dans l’interaction. Ces différences sont acceptées comme une explication du fait que la mère, dont le langage est pourtant généralement marqué par l’ambition universelle à considérer l’enfant comme un vrai partenaire, en réalité n’agit pas et ne parle pas de la même manière aux deux enfants. Avec la petite fille atteinte d’autisme, la mère pense peut-être que quelque chose ne va pas bien, et elle manque de sécurité vis-à-vis de sa fille qu’elle a du mal à ressentir comme un associé potentiel dans le développement d’une pensée commune. En conséquence, par rapport à la fille au développement normal, la mère emploie un type de langage différent : elle parle beaucoup plus, son langage est plein d’éléments ayant une fonction d’avertissement (interjection, questions, allongement des syllabes), l’usage du nom de l’enfant n’a pas une fonction vocative mais au contraire de renforcement pour maintenir le contact, elle emploie plus rarement des surnoms affectueux (comme « mon petit » au lieu du nom réel de l’enfant), la prosodie est assez différente à cause d’une intensité et intonation plus hautes. Au contraire, avec l’autre enfant, la mère peut maintenir le contact sans l’usage du langage et cela lui permet de produire plus de phrases affirmatives, sa prosodie est plus mélodique même si elle connaît des caractéristiques linguistiques plus voisines de celles de la conversation avec un adulte. Cette étude amène donc à penser que le comportement des parents dépend largement de celui des enfants. Si l’enfant est socialement attentif et dialogique, le comportement des parents est plus naturel et nécessite un nombre inférieur de tentatives pour attirer l’enfant par des stimulations physiques et verbales.
48Cette impression générale est confirmée par nos nouvelles études fondées sur les analyses séquentielles de comportements parent/enfant au sein de vidéos familiales d’enfants avec autisme au cours de la première année de vie. Dans ces vidéos, il est en effet très fréquent d’observer des patterns interactifs de parents caractérisés par des comportements très actifs et énergiques. La conséquence est que les enfants avec autisme, par rapport aux enfants avec développement typique, reçoivent significativement plus de sollicitations de la part des parents, sans doute pour soutenir leur état émotionnel et leur niveau d’attention. Toutes ces données semblent montrer que les parents sont « conscients », très précocement, mais avant toute préoccupation réellement consciente, de la qualité interactive anormale de leurs enfants et de leurs capacités sociales réduites, et en définitive de leurs difficultés à être des coconstructeurs de pattern interactifs dialogiques.
L’autisme et le système des neurones à miroir
49Un pas supplémentaire dans la compréhension des difficultés primaires dans l’autisme a été accompli à partir de la découverte du système des neurones miroirs (Mirror Neuron System – mns). Cette découverte a des implications considérables pour la compréhension du soi primitif dialogique et de ses bases neurobiologiques.
50Initialement découverts dans le cortex prémoteur ventral (aire F5) du macaque, les neurones miroirs s’activent aussi bien pendant que le singe effectue les actions dirigées vers un but que lorsqu’il observe ces mêmes actions effectuées par d’autres (Rizzolatti & Craighero, 2004). On pense que ce système unitaire d’observation-exécution est le mécanisme neuronal qui permet la simulation des actions des autres, permettant ainsi une compréhension des émotions et des intentions associées aux actions. Par la suite, l’existence d’un système analogue de neurones miroirs a également été démontrée chez les êtres humains, et il a été proposé que son dysfonctionnement dans les phases les plus précoces du développement puisse être à l’origine d’une cascade d’effets auxquels on pourrait rattacher nombre des caractéristiques cliniques de l’autisme (Iacoboni & Dapretto, 2006 ; Gallese, 2006). Il est important, pour une théorie de l’autisme fondée sur le déficit des neurones miroir, de savoir que ce système peut aussi servir, avec l’activité dans les centres limbiques, de médiateur à notre compréhension des états émotifs des autres.
51Pour examiner les anomalies de mns dans l’autisme, un groupe d’enfants a été soumis à la fmri quand ils imitaient des expressions émotives (Dapretto et al., 2006). Les résultats de cette recherche montrent que, bien que les enfants avec autisme exécutent les tâches d’imitation comme demandé, les stratégies neurologiques adoptées sont assez différentes de celles utilisées par des enfants ayant un développement typique. En effet, tandis que ces derniers peuvent compter sur le système miroir par lequel le sens de l’émotion imitée est directement démontré et donc compris, chez les enfants avec autisme, le système miroir n’est pas impliqué et, de ce fait, les enfants doivent adopter une stratégie alternative d’augmentation de l’attention visuelle et motrice par laquelle le rôle imitatif est exécuté, mais sans que le sens émotionnel de l’expression faciale imitée soit véritablement éprouvé. Le dysfonctionnement du système des neurones miroirs pendant l’imitation de l’expression émotive fournit une importante contribution à l’hypothèse selon laquelle des dysfonctionnements précoces de ce système pourraient être la cause centrale des déficits sociaux observés dans l’autisme.
52D’une manière complémentaire à ces études sur les neurones miroirs et sur ses dysfonctions dans l’autisme, une autre étude d’imagerie fonctionnelle (Kennedy, 2006) a démontré que, chez des patients avec autisme, il n’existe pas la différenciation normale de l’activité entre l’état de repos et celui en cours de tâches cognitives, au niveau de ce réseau cérébral défini comme « état de défaut » (un ensemble d’aires corticales qui montrent une activité métabolique tonique et élevée lorsque l’individu est au repos, et qui réduit typiquement son activité lorsque le sujet est en train d’effectuer des tâches cognitives). On suppose que ce réseau est en relation avec les pensées orientées sur soi et avec l’élaboration des stimulations sociales extérieures. Dans l’état de défaut, le soi et l’autre, comme deux faces de la même médaille (Iacoboni, 2006), sont intriqués d’une manière étroite : par exemple, l’activité du cortex préfrontal antérieur (qui ne réussit pas dans l’autisme à se désactiver pendant une tâche cognitive) est quasi identique quand un sujet est en train de formuler des jugements sur soi-même ou des jugements sur les autres, ce qui suggère que, dans l’instant où nous donnons des jugements sur nos semblables, nous simulons une activité de jugement sur nous-mêmes.
53Les processus de simulation du système de défaut (qui concerne des aspects internes du soi et de l’autre) rappellent les processus de simulation dans le système des neurones miroir (qui est en relation avec des aspects extérieurs de l’autre et du soi). Ainsi, l’étude sur les échecs dans les désamorçages du système de défaut avec les études sur le déficit des neurones miroirs dans l’autisme sont interprétées par Iacoboni (2006) comme évoquant un principe unificateur du déficit social dans l’autisme : ce qui serait défectueux dans une telle situation, ce sont les systèmes neuronaux qui soutiennent les processus relatifs aussi bien aux aspects internes qu’externes du soi et de l’autre. Il s’agirait d’un défaut nucléaire à la base des difficultés dans le développement du soi dialogique, de l’intersubjectivité primaire, et donc dans l’instauration de l’intersubjectivité secondaire.
54Ce dysfonctionnement du système des neurones miroirs pourrait même être à la source des difficultés dans la prévision du but de l’autre qui émerge, de nos recherches sur les vidéos familiales, comme l’un des premiers comportements en mesure de distinguer les enfants typiques des enfants avec autisme déjà à 6 mois. En effet, déjà à cet âge, les enfants avec autisme montrent une difficulté dans la prévision des objectifs des autres personnes et dans l’anticipation des intentions des autres. Le manque d’anticipation du but de l’autre peut être mis en relation avec le défaut de la « syntonisation intentionnelle » qui est considérée par Gallese (2006) comme l’expression la plus précoce du déficit du système des neurones miroirs retrouvé chez les enfants avec autisme. Selon cet auteur, il y a syntonisation intentionnelle quand la comparaison avec le comportement intentionnel de l’autre engendre une qualité particulière de la familiarité avec les autres êtres humains, produite par le collapsus des intentions de l’autre avec celles de l’observateur. Gallese a proposé que la syntonisation intentionnelle ait un rôle central dans le développement de l’intersubjectivité, et que la plupart des déficits sociaux et cognitifs de l’autisme soient attribuables à un défaut de son développement adéquat, vraisemblablement lié à des difficultés dans la connectivité et le fonctionnement du système des neurones miroirs.
55Le soi et l’autre émergent donc de cette récente littérature sur le mns, comme inextricablement unis : l’un ne peut pas exister sans l’autre. Cela signifie que pour observer nous-mêmes, nous devons nous approprier la vision des autres. Le soi et l’autre sont co-construits, et ils sont extrapolés de l’intersubjectivité primaire – qui est d’une certaine manière synonyme de l’engagement dyadique selon Tomasello (2005), ou de l’espace nous-centré selon Gallese (2006), ou du soi dialogique selon Hermans & Dimaggio (2004). Ainsi, le système neuronal qui est à la base des aspects internes et externes du soi peut être considéré comme crucial pour l’inscription de l’intersubjectivité dans le développement précoce du cerveau. Ces idées sont en accord avec le concept de Braten (1998) de « l’autre virtuel » grâce auquel cet auteur soutient l’idée que les enfants naissent avec le concept de l’autre, mais que ce concept (ou préconception) n’est pas une condition suffisante pour l’acquisition de la dialogicité. Pour permettre le plein développement de cette caractéristique, il doit encore exister une partie adverse du milieu. En lien avec cette idée se situe l’affirmation suivante de Tomasello (2005) : « […] Bien que la nature précise de cette relation […] entre la compréhension de l’action intentionnelle par le singe et l’intentionnalité humaine partagée […] ne soit pas complètement claire, notre vision générale est que les enfants commencent à comprendre certains types d’états mentaux et intentionnels chez les autres, seulement après qu’ils ont éprouvé les mêmes états mentaux au niveau de leur propre activité et qu’ils ont utilisé leur propre expérience pour simuler celle des autres […] » (p. 688).
Conclusion
56Dans ce travail, j’ai cherché à explorer la question mystérieuse posée par Courchesne (2005 c) : « Comment le désir pour les relations sociales peut-il ne pas être présent chez un nouveau-né ? » ; ou, encore plus mystérieusement : « Comment le désir de l’autre peut-il d’abord apparaître fortement, et ensuite se réduire lentement, en laissant un étrange vide ? »
57L’autisme est une maladie qui frappe la façon avec laquelle un être qui est en train de grandir apprend à se bouger et à répondre au milieu physique et interpersonnel. La connaissance des stades précoces de cette maladie peut bénéficier d’une théorie scientifique de l’intersubjectivité (Stern, 2004) et de ses mécanismes neurobiologiques. En effet, l’intersubjectivité est l’un des premiers indices en mesure de discriminer les enfants typiques de ceux avec autisme. Tous les autres déficits, qui sont habituellement décrits comme critères pour le diagnostic d’autisme, se développent seulement plus tard, et peuvent être considérés comme la conséquence des difficultés précoces intersubjectives qui permettent de transformer des comportements sociaux simples en comportements complexes, et toujours plus chargés d’affectivité. Cette théorie est fondée sur le fait que l’enfant au développement typique est un enfant doué d’initiative (Nagy & Molnár, 2004), qui recherche l’autre, et qui est porté à approfondir les actions partagées et imparfaites (Gergely, 2001). Dans les différentes théories psychologiques, cet état intersubjectif originaire est décrit comme recrutement dyadique, contingence, espace nous-centré, intersubjectivité primaire, état préalable au mécanisme d’attention partagée, toutes descriptions provenant de différentes références théoriques, mais congruentes avec le concept d’un soi dialogique primitif. Au contraire, les enfants avec autisme ont des difficultés à être conscients de l’existence de l’autre et à moduler leurs propres actions en relation avec sa présence. Ces difficultés détruisent, à sa base, le développement de la dialogicité et de la poussée vers l’autre. L’hypothèse est qu’il existerait dans l’autisme un déficit nucléaire de l’intersubjectivité primaire qui compromettrait le développement de l’enfant, et qui inhiberait en même temps les opportunités des caregivers pour créer des interactions dialogiques avec lui.
58Dans ce travail, il a été proposé que cette difficulté nucléaire n’aurait pas seulement un effet croissant négatif sur l’interaction enfant/parent/enfant, mais qu’elle serait aussi liée d’une manière inextricable au trouble de la maturation biologique du cerveau social. À ce niveau, nous avons pris en considération un déséquilibre entre connexion locale et connexion à longue distance, l’activation de réseaux neuronaux différents de ceux utilisés par les sujets non autistiques à l’égard de différents stimulus socialement importants (parmi lesquels particulièrement importants, le visage et la voix), et le trouble dans le système des neurones miroirs. Tous ces défauts de maturation cérébrale ont un rôle important dans le développement du soi dialogique et de l’équilibre normal dynamique entre la poussée pour les actions soi-directe et la poussée verso l’accrochage avec l’autre. L’hypothèse d’un déficit du système des neurones miroirs dans l’autisme, hypothèse qui a été différentes fois testée, apparaît comme très heuristique quant aux origines de l’autisme, et elle pourrait, dans le futur, ouvrir de nouvelles pistes pour son traitement. Il a été proposé que le trouble du système des neurones miroir ne permette pas l’organisation de la « syntonisation intentionnelle » qui joue un rôle crucial dans le développement de l’intersubjectivité.
59En ce qui concerne l’interaction enfant/parent, nous avons pris en considération différentes études qui démontrent comment les enfants avec autisme ont moins de réponses contingentes envers les actions de leurs parents que les enfants non autistiques, et que les épisodes de contingence dépendent du type d’approche utilisé par l’adulte. En effet, différentes observations suggèrent que les réponses contingentes augmentent quand l’intensité de l’approche du comportement de l’adulte est plus intense, et quand celui-ci utilise des comportements non verbaux comme le voisinage corporel, le mamanais et l’usage d’objets dans l’interaction. Le fait que même des enfants avec autisme (quand on les compare avec le mamanais) puissent actualiser des compétences dialogiques inattendues, nous permet d’imaginer que le mamanais soit en mesure d’aider l’enfant à sortir de l’autisme. D’un autre côté, il est nécessaire de considérer que la création d’interactions dialogiques puisse être l’expression de nouveaux circuits corticaux et subcorticaux qui, sinon, ne pourraient se développer. On a même souligné que le mamanais est une authentique coconstruction entre l’enfant et la mère, et que ceci est cohérent avec la conception du soi dialogique selon laquelle les autres ne sont pas seulement externes, mais possèdent plutôt, depuis la première enfance, une position aussi bien interne qu’externe à l’individu.
60L’unification des différents niveaux d’analyse ici proposée peut également offrir des éléments de réflexion pour une meilleure compréhension du cerveau social, et de nouvelles idées pour la prévention et le traitement des déficits nucléaires de l’autisme. Par exemple, on peut commencer à penser à des traitements qui ne soient pas seulement symptomatiques ou dirigés sur les comportements en aval, mais aussi dirigés sur la reconstruction des circuits et des connexions qui permettent le développement du cerveau social. Nous pouvons donc commencer à imaginer qu’un programme d’intervention précoce, créé dans un contexte relationnel riche en interactions dialogiques et conçu pour offrir des inputs sociaux appropriés à l’enfant, puisse réduire les effets cumulatifs des dysfonctionnements au niveau de l’intersubjectivité primaire, en favorisant ainsi la maturation biologique du cerveau social. Il sera cependant nécessaire de tester cette hypothèse par la formulation et l’application d’approches thérapeutiques envisagées d’une manière spécifique pour accroître la capacité des enfants avec autisme à rester engagés dans de telles interactions dialogiques (par exemple, la prévision du but de l’autre pourrait être considérée comme un comportement clef à utiliser comme un input thérapeutique efficace). En définitive, on peut considérer l’état intersubjectif primitif et le soi dialogique comme des objectifs critiques pour un traitement précoce capable d’augmenter les occasions pour le développement, par l’enfant, de stratégies appropriées de compensation, limitant ainsi les effets consécutifs aux dysfonctionnements intersubjectifs primitifs.
61Automne 2008
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : intersubjectivité, contingence, neurones miroir, autisme
Mise en ligne 31/07/2012
https://doi.org/10.3917/psye.551.0041