Couverture de PSYE_542

Article de revue

À quelques lieues de l'or pur. Entre jeu et réalité, le travail clinique auprès d'enfants victimes de maltraitance

Pages 491 à 507

Notes

  • [1]
    Psychiatre-Psychanalyste.
  • [2]
    J.W. Grimm, Contes, Paris, Folio, 1976.
  • [3]
    H.C. Andersen, Contes, Paris, Folio.
  • [4]
    L. Caroll (1865), Les aventures d’Alice au pays des merveilles, trad. E. Riot, ill. A. Grandin, Rue du Monde, 2006.
« Si on allait mourir, tu me le dirais ? (demande l’enfant).
– Je n’en sais rien, on ne va pas mourir »
(C. M.C. Carthy, 2008)

1« J’ai pris au début l’étiologie de manière trop stricte ; la part qu’a la fantaisie est plus grande que je ne le pensais au départ » (lettre à Fliess du 27 avril 1898). Nous sommes en 1898, Freud fait ici allusion dans une lettre à Fliess à sa récente découverte, « Je ne crois plus à ma neurotica » datant de 1897 (lettre à Fliess du 21 septembre 1887). Cette avancée dans la pensée de Freud va permettre de délimiter de façon plus précise et plus spécifique le champ de la psychanalyse. Celui-ci se définit à la fois à distance du modèle « médical » et à distance de la réalité matérielle. Ces délimitations précisent la pensée psychanalytique tout en complexifiant considérablement son accès.

2Ce « réel » fait sans cesse retour dans les débats ultérieurs (Brette et al. 1988). On pense notamment aux divergences Freud/Ferenczi ou aux avancées théorico-cliniques ultérieures des auteurs post-freudiens comme Winnicott. À cet endroit, la théorie s’approche ou s’éloigne tour à tour de la question du réel, de sa prise en compte, un peu comme dans un mouvement de fort-da. Pour le psychanalyste, il ne s’agit pas de repousser la réalité matérielle mais plutôt de ne se laisser ni aveugler, ni même éblouir, par l’impact d’un « réel » trop bruyant. Ce qui pourrait avoir pour effet de laisser pour compte la réalité psychique. Force est de constater dans le quotidien du travail institutionnel, dans les situations « hors divan », le retour incessant de ce « réel ». L’institution dans laquelle ce travail clinique se déroule est une Maison d’enfant à caractère social (mecs) dans laquelle j’interviens en tant que psychiatre-psychanalyste.

3Après avoir situé dans les grandes lignes le contexte du placement d’un enfant en mecs, je me consacrerai à examiner quelques séquences cliniques d’un groupe thérapeutique autour du conte permettant de repérer plus précisément les dommages au niveau de l’aire de l’illusion et l’intérêt de l’écoute analytique dans un tel environnement.

Un enfant est placé

4Un enfant est en danger. Il est question de violence sous toutes ses formes, de négligence, de carence, de lâchage, d’agression, d’abandon, d’abus, de séduction… La maltraitance est avérée, exhibée, dénoncée. L’usage de l’adjectif « sexuel », surqualifiant parfois le péril, vient aussi renforcer la dénonciation. Il s’agit de situations de « faillite » avérées (au sens de Winnicott : failure) où le climat est celui de l’effraction, du traumatisme, de la violence fondamentale, telle que Bergeret (1984) l’a magistralement décrite.

5Devant l’inquiétude de l’entourage ou de l’école, devant des suspicions grandissantes sur le contexte de maltraitance, une enquête sociale est sollicitée. La protection du mineur en danger est, en France, encadrée par la loi de protection de l’enfance, réformée en 2007. Une mesure éducative est demandée, celle-ci présente des limites. Elle est alors reconduite et la situation peut parfois se transformer en impasse. Assez souvent, ce n’est qu’après ces échecs qu’une mesure de placement (sur décision de justice le plus souvent) dans une famille d’accueil parfois ou une Maison d’enfant à caractère social (mecs) se décide. La défaillance parentale est mise en exergue, parfois même brandie comme une accusation. Il n’est pas possible ici de développer les enjeux au niveau des positions parentales, je rappelle simplement les risques de stigmatisation qui peuvent donner au placement l’allure d’un agir.

6Une mecs est un foyer, et non un lieu de soin à proprement parler. La mecs devient le lieu de vie attitré de l’enfant le temps du placement. L’enfant arrive souvent très longtemps après que la situation de danger a été repérée. Dans bien des cas, il vit le placement comme un nouvel acte de maltraitance. Il faut parfois beaucoup de temps pour qu’il parvienne à trouver appui sur la dimension d’étayage, de protection, qu’une telle mesure constitue. La mesure de placement implique une situation où le tiers agit sur la réalité de l’enfant. L’accès à la triangulation, quelle que soit sa forme, constitue une visée qui peut s’avérer illusoire. Sommes-nous pour autant, dans de tels contextes existentiels, si loin de l’histoire de ce bébé victime de maltraitance, d’abandon, de vœux infanticides, recueilli par des bergers et prénommé… Œdipe ?

7L’enfant placé est en fait déplacé. La scène se déplace. Le lieu de l’intime, du privé change de décor parfois brutalement. La réalité de la maltraitance effective, reconnue, annule-t-elle pour autant la dimension fantasmatique ? Dans un tel climat, on pourrait avancer que les scénarios fantasmatiques « Un enfant est battu » (Freud, 1919) et son corollaire « On tue un enfant » (Leclaire, 1975) surgissent au dehors, dans ce « réel » qui réclame des actes. On assiste ainsi à une sorte d’expropriation de la scène fantasmatique pour l’enfant, mais pas seulement. Les décisions de placement pourraient alors revêtir les formes d’une réponse à une actualisation aberrante de fantasmes surgis de l’inconscient. La nécessité de trouver une solution dans l’acte, par l’acte, comme pour couper court. Dans le même temps, il apparaît très souvent que la place du tiers peine à s’inscrire. En effet, il ne suffit pas de le désigner pour que la situation devienne triangulaire, c’est-à-dire dans une tridimensionnalité effective. On le constate très souvent, ce tiers, quelle que soit sa position (éducateur, travailleur social, juge, médecin…), peut régulièrement se trouver lui aussi pris en écho tour à tour dans des positions d’intrus ou dans des positions d’abus potentiel. Spectateur de la scène de fustigation, il peut de ce fait se trouver dans des positions fantasmatiques qui pourraient évoquer la première phase du fantasme « Un enfant est battu » (Freud, 1919) où la culpabilité est exacerbée lorsque la situation réclamerait plutôt une certaine neutralité.

8Parfois, ce tiers sollicité par la réalité de la maltraitance n’a que le rôle d’un observateur impuissant devant le drame qui se déroule sous ses yeux, le destin d’une triangulation qui échoue, qui reste inaccessible… Il pourrait bien être question d’un tiers qui s’inscrit en faux. La qualité de la triangulation ne serait pas forcément garantie par l’énonciation du tiers. L’accès difficile pour l’enfant à des mesures de protection efficaces pourrait bien en être le reflet. Les travaux de Berger (2004) insistent sur les effets hasardeux parfois de la mesure de protection, notamment autour des questions de restitution parentale trop précoce.

9L’enfant victime de maltraitance présente assez régulièrement les manifestations relatives à la fragilité du pare-excitations (Laplanche et Pontalis, 1967), quelle que soit l’expression psychopathologique de ses symptômes. La souffrance est souvent déniée. C’est une des raisons pour laquelle l’accès au soin psychique s’avère relativement difficile (Mounier 2009).

10Ces contextes « chargés » pourraient faire penser à ce que Ogden (2008) appelle les expériences « inrêvables ». Le lieu du psychique devenant un lieu à déserter pour cause de trop grand danger. Green (2002) a décrit la position phobique centrale en se référant à une expérience analytique avec des patients adultes. On peut penser, au risque de se trouver dans des considérations étiologiques peut-être trop abruptes, que ces destinées psychiques tardives, dans lesquelles certains accès sont devenus impossibles, pourraient bien survenir dans des après-coups de traumas précoces comme cela peut être le cas dans la clinique de la maltraitance. De tels vécus traumatiques ont aussi pour effet de raccourcir la période de latence et d’entraîner une précipitation dans une sexualisation des enjeux venant réalimenter la fragilité du pare-excitations tout en faisant le lit de la répétition. Dans bien des cas, on constate chez ces enfants l’attrait pour les conduites agies, parfois responsable de nouveaux vécus traumatiques entraînant ainsi une fuite dans la réalité « du dehors ». Le refoulement ne suffit plus. Ce mode de défense ne se montre pas très accessible dans ces contextes où les recours plus radicaux sont tentants. L’actuel serait en quelque sorte un envahisseur pour l’enfant, un envahisseur qui se manifeste pour barrer la route au fantasme. Route barrée, accès bloqué, sidération… Au-delà de tout l’attrait que comporte le concept de résilience (Cyrulnik 1999), il y a lieu d’être particulièrement attentif à toute la part d’annihilation psychique que ce phénomène d’adaptation peut comporter.

Une histoire !

11

« Ce que l’on appelle présence de l’analyste n’est pas autre chose que pouvoir de métaphore »
(P. Fedida, 1978)

12Les espaces de médiation s’avèrent indispensables pour répondre à la fois à la souffrance des enfants et à un besoin institutionnel plus qu’à une réelle demande, c’est-à-dire un besoin de différer un peu, de se garder de répondre par l’agir, et de se dégager d’une menace toujours présente de répétitions infernales, notamment dans les escalades de violence. Bien évidemment, il s’agit aussi par la médiation d’introduire un tiers, et par là même de faire exister le groupe autrement que dans des enjeux deux à deux qui pourraient se multiplier ou s’exacerber à l’infini : « œil pour œil » … « toi ou moi », etc. De même que le tiers peine à s’inscrire, comme nous l’avons envisagé plus haut, la dimension groupale se trouve assez régulièrement en souffrance dans ces contextes particuliers. C’est aussi l’un des objectifs de ce type de travail que celui de trouver/retrouver, c’est-à-dire trouver/créer la fonctionnalité du groupe. Le groupe-conte est coanimé par deux éducateurs(trices) et moi-même. La médiation, c’est d’abord le groupe lui-même, puis l’histoire et ensuite le jeu qui suit (il peut s’agir de jeux de rôle, de dessin, de peinture collective, ou de pâte à modeler…). L’intérêt de se pencher sur une autre histoire n’est pas à démontrer, en l’occurrence le conte, et de nombreux auteurs, à commencer par Freud, ont développé l’intérêt du conte en psychanalyse (Bettelheim, 1976 ; Bolin, 1988 ; Freud, 1913 ; Gutfriend, 2002 ; Kaës et al., 1984 ; Lafforgue, 1995 ; Lechevallier et al., 2001 ; Picard, 2002 ; Xanthakou, 2001). C’est une histoire partagée qui se transmet de génération en génération, une histoire proposant des issues aux conflits et aux difficultés que rencontre chaque être humain au cours de son développement.

13L’objectif est de permettre, grâce à cette médiation, de se remettre sur la voie de la restauration des capacités de symbolisation. La facilité avec laquelle certains enfants peuvent se sentir mobilisés par le conte contraste avec leur difficulté à aborder leur propre histoire. La réserve interprétative est indispensable pour préserver la rêverie qui s’installe peu à peu. Ce groupe, proposé à cinq ou six enfants de 6 à 12 ans, a lieu chaque semaine en dehors des périodes de congé scolaire. Une éducatrice (il s’agit de la même éducatrice à chaque séance du groupe) raconte l’histoire, le plus souvent un conte. Dans ce groupe, nous avons choisi d’utiliser des contes assez connus (supports partagés) en utilisant de préférence des albums illustrés. Le temps de la lecture est le plus souvent un moment assez paisible, certains enfants viennent parfois se blottir auprès de la lectrice. Au moment de la lecture, il n’est pas exigé des enfants une écoute attentive, seulement une présence calme. Pendant le temps qui suit la lecture, les éducateurs(trices) se mettent dans une disposition de jeu. Je me trouve dans une position un peu différente, à l’écoute de ce qui se passe dans le groupe, j’interviens pour lancer des propositions ou pour soutenir certaines ébauches de jeu, un peu comme dans un squiggle (Winnicott, 1971 b), en proposant par exemple des issues qui favorisent la dimension groupale. La visée est la coconstruction, la perspective de faire ensemble plutôt que côte à côte. Les indications pour chaque enfant sont discutées en équipe, une proposition est faite à l’enfant qui peut alors choisir ou non de participer à ce temps thérapeutique. Il est signifié à l’enfant, lorsqu’il est d’accord pour participer, qu’il doit s’engager sur l’année scolaire dans la mesure où la décision de placement le permet.

14Voilà plus de trois ans que ce groupe a lieu avec des moments plus ou moins faciles : les capacités à contenir sont extrêmement sollicitées par une mise à l’épreuve de cet espace de soin ténu et fragile. Nous avons très vite repéré la grande difficulté de faire semblant chez la plupart des enfants participant au groupe-conte. L’accès au jeu, au play au sens de Winnicott, c’est l’objectif à atteindre. Cependant, prendre le risque de se laisser aller dans l’aire de l’illusion, c’est risquer de nouvelles menaces. La sidération est présente si le contenu de l’histoire est trop proche du réel traumatique. Le loup et les sept chevreaux [2] a par exemple suscité chez Boris (8 ans) une fin de non-recevoir. La menace pour lui de se trouver devant une figure maternelle changeante (une chèvre qui pourrait se déguiser en loup ou un loup véritable aux habits de chèvre) venait toucher de trop près l’histoire traumatique. Sa mère présente des accès de folie intempestive en dehors desquels son allure est celle d’une mère attentive, Boris ainsi que toute la fratrie sont de ce fait soumis depuis de nombreuses années à ces bouleversements de régime imprévisibles. Zelda (9 ans) a souffert de négligence éducative grave, devenant l’enfant délaissée. Pendant plusieurs séances, Zelda a manipulé de la pâte à modeler dans une sorte de repli qui a pu nous préoccuper tant elle semblait indifférente à l’histoire et au groupe. Nous respections cette position sans l’exclure, en nommant ce qui se passait. Nos interventions la rendaient présente. Peu à peu, la confiance s’est restaurée et Zelda s’est risquée à jouer, à jouer avec plaisir, à jouer avec les autres enfants, nous surprenant par une capacité jusque-là tenue à distance. À un moment donné, Chiara (7 ans) a eu l’idée, dans le jeu qui a suivi la lecture de l’histoire, d’établir un code : il s’agissait alors d’écrire des mots à l’envers, pour se protéger d’une menace intrusive, se protéger d’un accès trop direct. Ce codage nous était aussi sans doute adressé pour nous mettre en garde contre une trop grande proximité. On repère assez régulièrement dans ces situations un effet attracteur du persécuteur, du parent maltraitant, confirmant la difficulté non seulement à se protéger mais aussi à se dégager. Se précipiter sur la bête féroce constitue une solution. L’identification à l’agresseur, telle que Ferenczi (1927) l’a décrite, laisse suggérer une difficulté avec les identifications qui pourraient être adhésives, immédiates, comme s’il s’agissait de trouver une solution dans l’urgence par rapport aux menaces qui pèsent sur le moi de l’enfant. Dans le groupe, les moments de régression sont assez fréquents, viennent souvent après des temps où l’excitation a atteint un certain niveau. Les adultes pouvant alors devenir dans le jeu des mères débordées face à des cris incessants, face à des enfants en permanence insatisfaits.

15Les trois séquences cliniques qui vont suivre tentent d’apporter un éclairage plus précis autour de la fonction du jeu dans un tel contexte. Nous allons voir que le conte utilisé comme médiation permet l’accès au jeu et, en même temps, facilite l’accès à une dimension groupale dans laquelle le tiers s’inscrit peu à peu. Il est question avant tout de favoriser la relance, la reprise précédant l’évolution ultérieure.

Au feu !

16Une éducatrice manque ce jour-là, le groupe-conte en est encore à ses débuts. L’histoire racontée est L’inébranlable soldat de plomb d’Andersen [3]. La scène de l’histoire a lieu, je le rappelle rapidement, dans la maison endormie. Les jouets se mettent à s’agiter, à sortir de leur boîte, à jouer, avant que le soldat de plomb à qui il manque une jambe disparaisse dans l’estomac d’un poisson et réapparaisse sur l’étale du poissonnier, pour revenir dans la maison, de jour cette fois-ci. En apercevant la petite danseuse, l’enfant capricieux jette le soldat dans la cheminée, la danseuse l’y rejoint emportée par le vent. Ils finissent tous deux dans l’embrasement.

17Les enfants, après le récit, se mettent d’accord pour dessiner sur une grande feuille déroulée par terre. Il s’agit principalement des personnages de l’histoire : les jouets. Tout à coup, l’excitation monte sous l’impulsion de Tim, enfant leader à ce moment-là dans le groupe, et tout se passe comme si le dessin prenait réellement feu. Il est suivi par les autres enfants, les coups de crayons-feutres (coups de feu) arrachent presque la feuille. Les couleurs rouge orange sont utilisées exclusivement par les enfants qui semblent tous d’accord pour l’embrasement, malgré les sollicitations proposées pour imaginer une autre issue à ce moment-là. Tim se montre extrêmement réactif et se plaint assez régulièrement de la nullité des jeux « pour semblant », du fait sans doute d’un accrochage à un réel traumatique qui jusque-là ne lui a laissé que peu de répit. Le contexte du placement de cet enfant est en lien avec une délimitation plutôt ténue des espaces de chacun dans la famille et, en particulier, Tim s’est trouvé à de nombreuses reprises spectateur de la violence et des ébats de ses parents ou d’adultes présents. Le collapsus topique décrit par Janin (1996) rend bien compte de ce qui peut se passer lorsque le trauma submerge le moi en fragilisant ses limites.

18Il est question, dans ce conte, de délimitations des espaces pouvant s’avérer fragiles, c’est-à-dire un contenant qui pourrait faire défaut. Le couple formé par le petit soldat et la danseuse finit dans l’embrasement. Le jeu ne parvient pas à faire disparaître la menace d’une actualisation du fantasme de scène primitive. Le contenant fait défaut, les objets brûlent.

19Au moment de la fin du groupe, je ramasse la feuille avec le sentiment qu’elle a brûlé. La scène traumatique est trop présente, les conditions ne sont pas réunies pour que la trace graphique prenne sa valeur intégrative (Chouvier et al., 2003). Le crayon n’est pas comme le pénis, c’est le pénis, l’excitation est à son comble. C’est trop tôt ! Le contenant est défaillant (une éducatrice manque ce jour-là). Autant d’indications dans le jeu qui devient alors répétition de scènes vécues indicibles.

Un éléphant ça trompe énormément !

20Lors de cette séance qui a lieu juste avant les vacances de Noël, l’histoire de Cendrillon est racontée. Après ce récit, Cindy (6 ans) vient me trouver, me demandant de lui confectionner une trompe. La demande est très précise, un peu déroutante, sans lien apparent avec l’histoire. Je m’exécute en utilisant une simple feuille de papier et du ruban adhésif, tout en m’interrogeant, un peu embarrassée, sur le lien avec l’histoire.

21Une fois que Cindy a pu installer son nouvel attribut sur son visage à la manière d’un masque, les autres enfants viennent me solliciter dans le même sens. Tout se passe comme si le jeu redevenait possible. Cindy décide ensuite de préparer un festin avec de la pâte à modeler, un festin avant l’absence prochaine, un jeu de partage où les enfants montrent un certain plaisir au jeu.

22La polysémie du mot « trompe » nous conduit bien sûr en premier lieu vers l’attribut phallique, détenir ou pas le pouvoir…, mais tromper c’est aussi masquer : pouvoir se montrer tout en se cachant grâce au masque-artifice.

23Le plaisir éprouvé à jouer fait partie de la catégorie que Parson (2000, p. 142) nomme play en le distinguant de game. La différence fondamentale pour le play réside dans la liberté de l’issue, ce qui en confirme tout l’intérêt thérapeutique.

24Qui décide de la finalité du jeu ? Que fait l’adulte qui se trouve dans une position d’abus par rapport à l’enfant ? Ne s’agit-il pas d’un jeu pipé ? D’une triche ? D’une tromperie ?

25Par sa demande, Cindy vient questionner les subtiles différences entre le mythe et le mensonge, le jeu et la réalité, le conte et le rêve (Xanthakakou, 2001). Cindy, dans son jeu, est sans doute aussi venue vérifier le caractère authentiquement illusoire de l’aire de jeu. Cindy, dont le motif du placement n’est pas étranger à la question de la suspicion d’abus de la part de son beau-père. À ce moment-là, elle se trouve la seule de la fratrie placée : celle qui n’a pas le même traitement que ses sœurs…

Une drôle de maison

26Lors de cette séance, qui a lieu plusieurs mois après les précédentes, l’histoire racontée est celle des Trois petits cochons. Cette histoire a déjà plusieurs fois été racontée, chaque fois traitée de manière différente ; les enfants y trouvant un grand intérêt, elle se prête assez facilement au jeu. Il est question de se mettre à l’abri. Dans la pièce où nous nous trouvions alors, l’espace manque un peu. Les enfants circulent de part et d’autre en s’agitant beaucoup. Voyant que le refuge est difficile d’accès, je propose de construire la maison en brique avec une grande feuille de papier assez légère. Brian (7 ans) est enthousiasmé par cette proposition, le reste du groupe se joint rapidement à nous pour cette réalisation aussi fragile qu’éphémère : une coconstruction. À ce moment, nous avons conscience que tout peut voler en éclat dans un instant d’excitation importante. Tenir bon est la règle sur laquelle nous nous appuyons dans de tels instants. Dès que la maison-feuille-en-brique est installée, le jeu se poursuit et les rôles sont distribués entre les cochons et le loup.

27Brian, pendant ce temps de groupe, se trouve le leader. L’histoire est jouée plusieurs fois, les enfants se trouvant tour à tour dans des positions assez différentes. Contre toute attente, le loup ne parvient pas à pénétrer dans la maison-feuille-en-brique. Après toutes les tentatives, il finira par la cheminée.

28On observe ici que les enfants ont pu s’approprier l’image du contenant-protecteur proposé par l’histoire et par l’espace du groupe. Je pense alors aux habitations de l’île de la Réunion : plus elles sont légères et mieux elles résistent aux phénomènes climatiques extrêmes, comme les cyclones, présentant une meilleure adaptation.

29La maison-feuille-en-brique devient la représentation d’une transition entre la réalité du dehors et la réalité psychique. Elle a tenu bon, l’espace de l’illusion a tenu bon. L’abri, bien qu’éphémère, tient le coup. « Ce n’est pas l’objet qui est transitionnel, nous dit Winnicott (1971 a, p. 26), c’est l’objet qui représente la transition. » Le contraste est alors saisissant entre ce moment groupal de coconstruction et la destructivité à l’œuvre, bien souvent banalisée, dans le quotidien de l’institution. Le symptôme agitation, pathognomonique de ces destins de l’enfance (Bonneville 2010), signant la plupart du temps les attaques de la pensée.

30Bien que l’histoire personnelle de chaque enfant ne soit pas abordée dans le groupe, il est possible bien sûr de repérer dans un après-coup les liens qui peu à peu se dessinent du côté de la possible figuration. Brian est dans le groupe celui pour qui le placement est le plus ancien. Orphelin de père, sa mère souffre d’une dépendance à l’alcool aggravée ces derniers temps. La situation actuelle ne permet donc pas d’envisager pour lui un retour en famille prochainement. Placé avec son frère, ils ont été assez fréquemment livrés à eux-mêmes face à cette mère imprévisible, les rôles se renversant : appeler les secours pour leur mère a fait partie de leur quotidien…

31La maison-feuille-en-brique pourrait bien aussi se trouver là comme un révélateur de la position contre-transférentielle dans laquelle j’ai pu me trouver, dans ce travail, soulignant la précarité de la position d’analyste dans ces contrées lointaines que représente la clinique « hors divan ».

Discussion : la fonction du pare-excitations dans sa dimension de protection vis-à-vis d’une figure maternelle terrifiante

32Ces trois séquences permettent de repérer que peu à peu une consistance prend forme au niveau de l’aire de l’illusion. Cette évolution a sans doute été permise par le groupe, c’est-à-dire une fonction groupale progressivement mieux définie et plus contenante. Examinons maintenant la fonction du jeu dans son rapport au pare-excitations. L’espace de l’illusion se trouve collapsé dans la première séquence évoquée. Tant que le pare-excitations reste défaillant, les enjeux archaïques et œdipiens se trouvent sans cesse en interférence et font du lieu psychique un lieu de chaos perpétuel. « Dans un tel contexte, les fantasmes originaires (séduction, castration, scène primitive) ne s’imposent plus comme des matrices fantasmatiques mais comme des violences agies réellement, des scènes déroulées par l’environnement devant le sujet. » M. Edrosa (2005, p. 221) évoque cet environnement impitoyable responsable de l’accès barré à l’aire de jeu et de la créativité psychique.

33Peu à peu, dans ce groupe, un espace prend forme, ce qui constitue un préalable à la démarche de soin, un prélude. Brian s’est depuis peu engagé dans un travail psychothérapique individuel qu’il investit au Centre médico-psychologique du secteur, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas au début de son placement. Sans doute cela peut-il constituer pour lui les prémices d’une évolution plus favorable. C’est le jeu qui a permis cette évolution ; le jeu, comme le souligne Roussillon (2004), devient l’autre modèle à côté de celui du rêve. Le jeu a valeur d’exploration et de restauration. Ce modèle-là est celui qu’utilise le psychanalyste dans tous les champs cliniques « hors divan ». Il est question de restauration d’un espace contenant, une peau pour les pensées (Anzieu, 1985). Cette restauration permet du coup l’accès à la fonction du pare-excitations. F. Pasche (1988) rappelle très précisément la fonction pare-excitations en faisant référence au mythe de Persée. Le bouclier, enveloppe et miroir, vient mettre à l’abri de la menace d’une immobilisation pétrifiante. Se protéger de la figure de Méduse nécessite bien sûr un affrontement, mais ce combat ne peut aboutir favorablement que s’il a lieu par la ruse, le truchement de la réalité : c’est-à-dire dans l’aire intermédiaire d’expérience telle que Winnicott la définit (1971 b). L’écoute analytique devient ce bouclier, se présentant alors comme une alternative aux cascades de l’agir. Dans ces contextes, on repère une sorte de contamination incessante des enjeux œdipiens par des assauts venus de l’archaïque, de l’ante œdipien. L’écoute analytique assure en même temps une décontamination, une détoxication qui s’apparente à la fonction alpha décrite par Bion (1962).

34Ce n’est qu’une fois la tête coupée que les serpents font leur apparition sur la terre, les gouttes de sang de la tête de Méduse se transformant en serpent en tombant sur le sol. Le triomphe de Persée devient ainsi la condition préalable aux élaborations ultérieures, les voies de symbolisation ne pouvant survenir que dans l’après-coup de la restauration du contenant psychique.

35Dans le monde fantasmatique de l’enfant victime de maltraitance, la terreur règne. La figure maternelle se présente comme une menace. Ces figures maternelles n’ont rien à voir avec un personnage réel, ce que nous rappelle Green (1980). Cependant, ces figures maternelles terrifiantes occupent la réalité psychique de l’enfant, empiétant les possibilités identificatoires. Au-delà des aspects de sidération que nous avons envisagés plus haut, la conséquence est aussi celle de barrer l’accès au père, au tiers.

36Ainsi, la mise en forme par le jeu, grâce au groupe, permet à la fois une inscription du côté de la trace, de la figuration et en même temps la restauration d’un espace triangulaire, celui-là même qui jusque-là a souvent fait défaut.

37« Parlez doucement à votre enfant et s’il éternue : cognez ! Il veut faire l’intéressant et vous casser les pieds ! » Lors d’une séance plus récente, en entendant cette comptine issue de la lecture d’Alice au pays des merveilles[4], Sam réclame à nouveau la lecture chantée de ce passage. Le jeu s’installe dans le groupe grâce au chant et les enfants proposent à l’issue de la lecture de continuer l’écriture de cette chanson en se l’appropriant. On peut alors considérer que la médiation que propose le groupe, quelle que soit sa forme, permet alors, un instant, une possible alternative devant la spirale infernale de la répétition qui réclame si fort de s’imposer lorsque le vécu traumatique a laissé son empreinte.

Bibliographie

Références

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  • Caroll L. (1865), Alice’s Adventures in Wonderland, London, Penguin Book, 1998.
  • Berger M. (2004), L’Échec de la protection de l’enfance, Paris, Dunod.
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  • Bettelheim B. (1976), Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont.
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Mots-clés éditeurs : conte, groupe thérapeutique, médiation, jeu, écoute analytique, triangulation, maltraitance, pare-excitations, transitionnel

Date de mise en ligne : 28/12/2011.

https://doi.org/10.3917/psye.542.0491

Notes

  • [1]
    Psychiatre-Psychanalyste.
  • [2]
    J.W. Grimm, Contes, Paris, Folio, 1976.
  • [3]
    H.C. Andersen, Contes, Paris, Folio.
  • [4]
    L. Caroll (1865), Les aventures d’Alice au pays des merveilles, trad. E. Riot, ill. A. Grandin, Rue du Monde, 2006.
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