Couverture de PSYE_531

Article de revue

Adaptation du cadre des psychothérapies parents/bébé aux nouvelles connaissances en psychopathologie périnatale

Pages 115 à 166

Notes

  • [1]
    Psychologue dans le Service de chirurgie viscérale de l’Hôpital Necker-Enfants malades (Paris).
  • [2]
    Pédopsychiatre, Adjoint au Service de pédopsychiatrie de l’Institut de Puériculture de Paris.
  • [3]
    Un bébé tout seul, cela n’existe pas.
  • [4]
    Le système clinique parent/enfant.
  • [5]
    Les objectifs théorétiques.
  • [6]
    Les ports d’entrée.
  • [7]
    Dans le souci de préserver l’anonymat des patients, des transformations de certaines de leurs circonstances de vie ont été faites. Les auteurs ont cherché des pseudonymes restituant les marques signifiantes inconscientes autour des noms et des prénoms des membres de cette famille.

L’évolution du concept de psychothérapie conjointe parents/bébé

1D’une manière générale, le concept de psychothérapie renvoie au soin psychique d’un individu. La psychothérapie conjointe opère donc un déplacement de l’objet du soin de l’individu vers le lien primordial naissant entre le bébé et ses parents. Néanmoins, le bébé demeure le sujet des efforts thérapeutiques et la préservation de son développement, l’objectif princeps de cette modalité d’intervention. Ici, le bébé est l’enfant de moins de deux ans, dont la prématuration, l’intimité somato-psychique avec ses parents et la dynamique développementale imposent un aménagement théorique, clinique et technique de nos outils de soin. Au-delà des divergences d’approches, il est établi que le cadre thérapeutique permet de recevoir le discours parental concernant le quotidien autour du bébé et d’observer, dans l’interaction, la mise en acte des conflits inconscients des adultes ainsi que la participation de l’enfant. Dans un deuxième temps, les perspectives historicisantes et contre-transférentielles du travail des thérapeutes amènent vers la différenciation du passé et du présent et vers la construction d’un nouveau récit de la rencontre entre le bébé et ses parents. Ces grandes lignes résument une trajectoire de quelque soixante années depuis les pionniers des soins précoces jusqu’aux positionnements actuels (Morisseau, 2001).

2Dès avant la controverse entre A. Freud et M. Klein (le petit Hans, le jeu du fort-da), la clinique de l’enfant est venue continuellement questionner la psychanalyse dans son armature théorique et technique. Dans un colloque récent (2009), S. Korff-Sausse et M. Yi évoquent le « renversement effectué par Mélanie Klein qui a rendu possible la psychanalyse de l’enfant en postulant que le jeu de l’enfant est l’équivalent du rêve de l’adulte, ouvrant une autre voie royale, qui pourrait bien devenir un nouveau paradigme de la psychanalyse ». Elles reconnaissent un autre « glissement tout aussi significatif », celui dans lequel nous entraîne D.-W. Winnicott lorsqu’il postule que la psychanalyse est une modalité particulière du jeu : « C’est dire qu’au-delà de l’aménagement de la technique de la talking cure en playing cure, la psychanalyse de l’enfant implique bien des bouleversements dans les principes fondateurs du processus analytique » (Korff-Sausse et Yi, 2009). Les lignes qui vont suivre s’inscrivent dans ce creuset, interrogeant la validité d’une nécessaire transformation de nos outils théoriques et techniques par l’émergence d’une éventuelle interactive cure. Voici un bref aperçu de ces mouvements, dans une perspective historique.

L’importance de la relation mère/bébé

3La description de la dépression anaclitique, dans la pensée de R. Spitz, nécessite la double reconnaissance de l’impact de la privation du lien avec la mère sur la construction du self du bébé et des compétences du bébé, convergeant vers la manifestation des « organisateurs » dans une perspective développementale (Spitz, 1968). En outre, ses travaux sur « les maladies psychogènes du bébé » et ses tentatives de classification étiologique « en fonction des attitudes maternelles » (Spitz, 1951), et notamment les moments de « déraillements du dialogue » (Spitz, 1964), font du lien mère/enfant la cible des efforts thérapeutiques.

4Pour J. Bowlby, l’attachement est un besoin biologique, faisant partie des conduites d’autoconservation partagées avec d’autres espèces animales, à l’origine d’un comportement inné dont le but est de maintenir la proximité du bébé avec la figure d’attachement, pour en retirer un vécu interne de sécurité (Pierrehumbert, 2003). Lorsque le bébé fait l’expérience d’une inadéquation coutumière de l’attitude des adultes face à ses besoins d’attachement, son développement risque d’être marqué par un éprouvé de détresse massif et durable, dont l’organisation pathologique serait une atteinte à la construction de sa personne (Bader et Pierrehumbert, 2003). Certains modèles thérapeutiques inspirés de la théorie de l’attachement visent à susciter d’autres patterns interactifs et à modifier le type d’attachement (Lieberman, Weston, Pawl, 1991). Pour sa part, S.-C. McDonough (2005) propose les guidances interactives ou développementales ayant recours à la vidéoscopie des séquences interactives, qui sont visionnées par les parents et le thérapeute.

5Pour M. Mahler (1975), « l’unité duelle de la symbiose » entre la mère et le bébé fournit à ce dernier les expériences déterminantes des débuts de sa vie psychique, éprouvés qui aboutiront au processus de séparation/individuation. De cette manière, sa théorisation des soins des troubles psychotiques du jeune enfant par le « modèle tripartite », incluant la mère et l’enfant, est de facto une forme de psychothérapie conjointe. Aussi, M. Mahler décrit une sémiologie des comportements relationnels précoces, les reliant à des mouvements intrapsychiques chez la mère et chez l’enfant.

6À la même époque, P. Male et A. Doumic-Girard (1975) conceptualisent la réparation des « temps manqués » de la relation primordiale, en donnant l’opportunité à la mère et à son enfant de jouer librement en présence d’un tiers. Pour ces auteurs, la régression suscitée par cette situation avait valeur thérapeutique, permettant de restaurer les étapes problématiques de la relation précoce. Par la suite, M. David et G. Appell (1966) se sont penchées sur les aléas de la relation mère/enfant, sur les situations de carence et sur l’étude des interactions précoces.
Les travaux de D. Daws (1999), se situant à la suite de ceux de W.-R. Bion à la Tavistock Clinic, considèrent le groupe parents/thérapeutes/enfant comme un appareil psychique collectif, capable d’une certaine rêverie et, de ce fait, susceptible de fournir une contenance et une transformation des éprouvés psychiques inassimilables de l’enfant.

L’importance de la rencontre entre la mère et le bébé

7D.-W. Winnicott affirmait en 1947 que « there is no such thing as a baby » [3], en dehors d’un environnement pourvoyeur d’humanité, de soins et de sens, nous renvoyant à la nature relationnelle de la condition humaine. Ainsi, les concepts de holding et handling (Winnicott, 1969) sont théorisés dans la rencontre du comportement maternel (comme instrument), du fonctionnement psychique de la mère (comme disposition de base) et de l’éprouvé de l’enfant (expériences essentielles à la construction de son psychisme). Dans son travail auprès d’enfants de moins d’un an et de leurs parents, D.-W. Winnicott se proposait, dans le jeu, comme objet transitionnel de la dyade et de la triade, esquissant ainsi une approche du registre fantasmatique à partir d’indices comportementaux par la prise en compte simultanée du fonctionnement psychique parental, des soins donnés au bébé et de la construction du self de ce dernier (Anzieu-Premmereur et Pollak-Cornillot, 2003). Le ressort de sa pratique consistait à ouvrir un espace transitionnel entre le bébé, la mère et le thérapeute, permettant une mise en relation des dynamiques préconscientes et inconscientes et visant une différenciation extrapsychique progressive et respectueuse des besoins de tous (Winnicott, 1971).

8L’apport théorique majeur de S. Fraiberg (1980) au corpus des psychothérapies précoces est incontestablement le fait de considérer le bébé comme un véritable objet de transfert de la part de ses parents, susceptible donc d’être le réceptacle d’identifications projectives pathologiques, dans une perspective transgénérationnelle. Dans ce contexte, les « fantômes dans la chambre d’enfant » sont les objets internes des parents précipités sur la rencontre avec le bébé. Sur cette base, S Fraiberg (1989) propose trois dispositifs thérapeutiques : les interventions brèves de crise, les thérapies de soutien et de guidance et les psychothérapies intensives, souvent à domicile. Pour cet auteur, la rapidité des effets thérapeutiques met en relief le rôle crucial du bébé dans l’espace thérapeutique, dont la présence est une véritable « force catalysatrice ».

9Il n’est pas question ici de faire une présentation des auteurs dits interactionnistes (R. Emde, T. Brazelton, E. Tronick, D. Stern, S. Lebovici, M. Soulé), mais de souligner leur attention à la fabrication continue de communication et de sens que tissent les acteurs de la rencontre parents/bébés. De cette manière, les indices comportementaux observés acquièrent une profondeur fantasmatique, porteuse, d’une part, de sexualité adulte et de fragments de la névrose infantile des parents et, d’autre part, des identifications et contre-identifications de l’enfant au matériel inconscient parental véhiculé par l’interaction.
Sur le plan théorique, S. Lebovici (1997) attribuait aux mandats transgénérationnels inconscients des parents un rôle déterminant dans leur rencontre avec l’enfant, aussi bien dans les situations normales que pathologiques. De même, il accordait au bébé une capacité très précoce de transfert sur le thérapeute, positionnement qui, sur le plan technique, l’amenait à proposer à l’enfant des mises en lien, des mises en sens et des interprétations. Nous trouvons ici le principal motif de la riche « controverse » qu’il a entretenue avec B. Cramer et F. Palacio-Espasa (1994). À la fin de sa vie, il a fait appel à la notion d’« énaction », conçue comme une mise en corps des émotions partagées, du fait d’une perception empathique de la rencontre clinique. Ainsi, le ressort de sa pratique auprès des enfants de moins de deux ans reposait sur le concept d’« empathie métaphorisante », déployée notamment au cours de trois ou quatre séances relativement longues visant à mettre au jour les mandats transgénérationnels inconscients parentaux pesant sur le développement de l’enfant (Lebovici, 2002).

10Quant à D. Stern (1995), il décrit un « parent-infant clinical system » [4], à l’intérieur duquel le clinicien identifie « the theoretical targets » [5], éléments pathologiques du système parent/bébé que la prise en charge vise à modifier. Il s’agit du « réseau de significations mutuellement construites dans la relation parent/bébé ». Ainsi, le travail psychothérapeutique de la première année de la vie se doit d’analyser ce réseau de significations afin de trouver « the ports of entry » [6], véritables voies d’entrée les plus économiques (Lieberman et al., 2005). Celles-ci sont les éléments symptomatiques du système parent/bébé devenant manifestes lors de la rencontre clinique. Les différentes voies d’entrée possibles sont :

  • Le comportement de l’enfant : la cible étant la construction d’une nouvelle signification qui tienne compte de l’expérience du bébé ;
  • L’interaction parent/enfant : en cas de grandes distorsions interactives, la stratégie thérapeutique est la guidance développementale ;
  • Les représentations de l’enfant : la restitution aux parents des représentations du bébé les concernant peut être un puissant levier thérapeutique ;
  • Les représentations du parent : la mise au jour de réseaux de représentations se projetant sur l’enfant permet de différencier le quotidien avec le bébé de la réactualisation des conflits du passé ;
  • L’intrication des représentations de l’enfant et du parent ;
  • La relation parent/thérapeute : le travail sur le transfert.
Enfin, les travaux de M. Bydlowski (1997) sur la crise maturative qu’est la grossesse et ceux de D.-W. Winnicott (1956) sur la préoccupation maternelle primaire donnent un aperçu du régime psychique de la mère lors de la rencontre avec son bébé. Cette dynamique psychique est celle d’un profond remaniement narcissique et d’un retour des principales thématiques de la névrose infantile, phénomènes qui viennent affecter le bébé par le biais de l’identification projective et de l’identification régressive. S’esquisse ici un gradient qui amène progressivement le lien mère/bébé d’une polarité majoritairement narcissique, en période périnatale, vers une polarité plus objectale, lorsque le bébé s’érige en tant que sujet de la rencontre avec ses parents.

La clinique psychosomatique

11La sémiologie, la psychopathologie et la nosologie de l’âge précoce ont été décrites par les travaux princeps de L. Kreisler, M. Fain et M. Soulé (1974) autour de la grande complexité et diversité de cette clinique, dont le processus pathologique conduit au désordre psychosomatique pendant les premiers mois de la vie. À son tour, R. Debray (1987) propose un cadre psychanalytique parents/bébé aux situations où le défaut de pare-excitation parental s’accompagne d’une issue psychosomatique chez le bébé. Cette auteure considère le travail de psychothérapie conjointe sur un triple registre : permettre au bébé de se constituer un pare-excitation, réaménager les défenses parentales et susciter un travail psychanalytique individuel chez les parents, seul garant d’une transformation durable du fonctionnement psychique familial (Debray et Belot, 2008).

Les scénarios narcissiques de la parentalité et les thérapies brèves

12Les travaux de J. Manzano, F. Palacio-Espasa et N. Zilkha (1999), autour des scénarios narcissiques de la parentalité, pourraient constituer le commun dénominateur d’un grand nombre de situations à risque :

  • Le quotidien avec un enfant impose à l’adulte l’exigence d’incarner la fonction parentale, réactualisant les scénarios signifiants de la fondation du narcissisme. Ces scénarios inconscients viennent infiltrer l’interaction sous forme d’identification projective ou régressive, dans les situations normales (projections annexantes) et pathologiques (projections aliénantes).
  • L’enfant, par sa singularité, donnera un nouvel agencement à ces projections, les suscitant, les confirmant ou les infirmant. Ce travail de transformation des contenus parentaux inconscients sera à son tour l’objet d’un nouveau mouvement identificatoire des adultes, comportant dans les situations pathologiques un terme de plus dans la réactualisation du scénario traumatique. Est définie ainsi la « séquence interactive symptomatique », mettant en scène cette conflictualité inconsciente et partagée (Cramer et Palacio-Espasa, 1993).
Ainsi, l’école genevoise postule une interpénétration entre le psychisme de l’enfant et des parents, faisant de la déflexion et réduction des projections, introjections et identifications régressives qui interfèrent avec le processus d’individuation des parents et de l’enfant, l’objectif de la psychothérapie parents/bébé. En découle une technique de psychothérapie brève, entre six et dix séances, s’accompagnant de modifications profondes, non seulement des symptômes de l’enfant, mais aussi de la nature de l’interaction et des investissements que les parents font de l’enfant et vice-versa. Cette modalité thérapeutique s’adresse aux dyades et triades dont la conflictualité intrapsychique dominante est d’allure névrotique ou dépressive, excluant de ce fait les situations de grande pathologie mentale parentale. Enfin, les cas cliniques présentés par ces auteurs concernent des enfants au-delà de la deuxième année.

Les approches thérapeutiques en binôme

13Parmi les modèles de psychothérapie conjointe, une technique semble faire consensus sur le plan théorique et sur le plan clinique, proposant l’accueil des dyades et triades par deux cliniciens : un thérapeute plus disponible pour l’observation et les échanges avec l’adulte, et un cothérapeute, dans une sollicitude davantage formulée à l’enfant (Alvarez et Golse, 2008). En particulier, A. Le Nestour (2007) propose un dispositif au sein duquel le cothérapeute (en général une éducatrice ou une puéricultrice), s’inspirant de l’observation directe d’E. Bick, accorde au bébé une attention empathique, faisant appel à la capacité négative. Du fait de cette identification, il se met en phase avec le registre perceptif et émotionnel du bébé, soutenant l’expression et l’évocation de ses éprouvés. Cette attention se révèle thérapeutique et porteuse de changement à plus d’un titre :

  • Vis-à-vis de l’enfant, le cothérapeute garantit la continuité psychique et permet que l’accordage affectif se restaure entre le bébé et sa mère, notamment lorsque celle-ci est aux prises avec la réviviscence des scénarios traumatiques de son passé.
  • Vis-à-vis de la mère, le cothérapeute reconnaît, puis retraduit, par un travail de métaphorisation, voire de psychodramatisation, les éprouvés corporels du bébé. Il suscite ainsi une identification du parent à son processus d’attention.
  • Vis-à-vis de la relation mère/enfant, le cothérapeute est mobilisé dans une attitude anticipatrice, visant à susciter une spirale interactive positive.
Enfin, A. Le Nestour considère que la solidité de ce cadre et la fréquence rapprochée des séances permettent volontiers l’accueil, très précocement dans le postpartum, des mères souffrant des troubles psychiques importants, notamment des pathologies état-limite. Dans ce contexte, l’engagement de longue haleine de ces prises en charge rend possible l’accompagnement des aléas de la parentalité et des étapes cruciales du développement de l’enfant.

L’approche épistémologique de la clinique du bébé

Le bébé comme sujet de la rencontre clinique

14La rencontre entre le bébé et ses parents constitue ce que J. Laplanche (1994) a défini comme « la situation originaire » : « confrontation du nouveau-né, de l’enfant au sens étymologique du terme, celui qui ne parle pas encore, au monde adulte ». Ce lien naissant et premier serait plus ancré dans le corporel, dans le pulsionnel et dans la projection des scénarios de la névrose infantile des adultes, que dans la configuration œdipienne classique. Pour J. Laplanche (2006), l’asymétrie de cette relation où le bébé est le témoin ou l’acteur des échanges infiltrés par une sexualité adulte, a fortiori inconsciente, à laquelle il ne peut encore opposer aucun travail psychique, ne peut aboutir, universellement, qu’à la séduction de l’enfant, et par ce biais-là, à la fondation de l’originaire dans son appareil psychique. Ces remarques nous conduisent à considérer la vacuité de toute approche du bébé qui ne tienne pas compte des adultes avec lesquels il fonde cette « situation anthropologique fondamentale », qu’ils soient ou non ses parents biologiques.

15Néanmoins, il est abusif d’affirmer que la constatation d’un dysfonctionnement familial ou du psychisme d’un des parents est la cause directe et univoque des difficultés de l’enfant (Alvarez et Golse, 2008). Cette lecture simpliste ne pourrait que confirmer les adultes dans leurs fantasmes de disqualification parentale, ôter au bébé son statut de sujet et compromettre l’alliance thérapeutique. Par ailleurs, l’utilisation de la notion de conflit psychique, telle qu’elle se fait chez l’adulte, paraît hasardeuse en psychiatrie précoce. En clinique périnatale, la notion de conflit se complexifie, pour inclure la dyade et la triade. Ainsi, l’abord de la topique élargie de la situation originaire (Perez-Sanchez et Abello, 1981) doit tenir compte d’au moins deux dimensions :

  • La dimension intrapsychique pour chacun des acteurs de la rencontre : du côté du bébé, on pourrait faire l’hypothèse de l’existence d’un conflit entre pulsions sexuelles de vie et de mort, entre autoconservation et sexualité, entre les besoins de l’attachement et le désir d’explorer l’environnement. Quant à l’adulte, il est aux prises avec la réviviscence des scénarios narcissiques de sa névrose d’enfant.
  • La dimension relationnelle et interactive : à l’échelle de la dyade et de la triade, nous pouvons évoquer, d’une part, la rencontre conflictuelle entre l’enfant réel et les enfants fantasmatique et imaginaire et, d’autre part, la réactualisation des scénarios narcissiques parentaux, impliquant une identification projective des adultes et une contre-identification de l’enfant.

Le corps du bébé dans la clinique précoce

16Les compétences remarquables dont dispose le bébé n’ont d’autre sens, du point de vue de la phylogenèse et de l’ontogenèse, que de l’orienter vers l’adulte humain, dont la rencontre assure la survie de son être somato-psychique face à la précarité de son existence. L’indifférenciation, l’inorganisation de ses éprouvés sensoriels, le besoin, le pauvre secours qu’il peut tirer de ses ébauches de symbolisation et le narcissisme illimité font de son corps un équivalent de sa psyché naissante (Golse, 1999). Ainsi, le fonctionnement de l’organisme du bébé peut s’appréhender comme une production de son activité psychique, de manière en partie semblable à la parole des grands ou aux dessins des enfants (Kreisler, Cramer, 1999).

17En outre, ce petit corps est à la fois l’objet et le reflet des investissements et des projections des adultes, dans le développement normal et dévié. Ainsi, la manière dont il sera mis en scène pourrait nous renseigner quant à la place qu’il occupe dans le psychisme parental. Enfin, lorsque nous postulons l’hypothèse qu’un bébé en détresse puisse avoir recours à l’issue psychosomatique, nous y reconnaissons moins la mise en corps d’un symbolisme précoce appartenant à l’enfant, que la précipitation sur son être somato-psychique de scénarios fantasmatiques parentaux pourvus de contenus symboliques. Ce corps, attrayant et précaire, dépourvu de parole, renvoyant aux arcanes de l’espèce, suscite les pensées, engage les identifications, provoque les projections et convoque les affects de l’adulte et de l’enfant que l’adulte pense avoir été (Alvarez et Golse, 2008).

Lecture psychopathologique des indices observés dans la rencontre clinique

18L’analyse psychopathologique du fait psychique du premier âge s’initie par la prise en compte du récit des parents et par l’observation directe du comportement du bébé, dans son expression spontanée, dans les interactions qu’il engage avec ses parents et les cliniciens, et dans ses rapports aux objets de la consultation (Kreisler et Cramer, 1999). Les travaux d’E. Bick (1998a, 1998b) ont fondé les bases de cette observation, faite d’une grande finesse sémiologique, capable d’accueillir la grande complexité du bébé seul, de la dyade et de la triade (Siksou et Golse, 1997). Toutefois, la démarche des cliniciens ne doit pas se réduire à la seule observation des indices comportementaux, position réductrice qui ferait de la disparition des comportements gênants pour l’adulte, la raison d’être de la thérapeutique précoce. Ce qui est observé, dans une perspective psychopathologique, s’enrichit par la découverte de l’épaisseur fantasmatique qui colore le quotidien d’un bébé et de ses parents, mettant en relief la complexité que recèlent les comportements des uns et des autres. Ces réflexions épistémologiques situent l’observé comme une coconstruction dyadique et triadique et le champ de l’observation comme un espace transitionnel. Insistons sur la nécessité de prendre en compte le contre-transfert pour permettre aux cliniciens d’aller au-delà de la seule perception, et sur l’utilité de recourir à la psychopathologie et à la métapsychologie pour rendre compte de la participation d’une vie inconsciente et fantasmatique dans le fait psychique du premier âge (Alvarez et Golse, 2008).

L’approche clinique du premier âge

19L’approche clinique du premier âge est issue de la démarche épistémologique qui préserve la complexité du développement d’un bébé humain, qui lui garantit son statut de sujet, y compris de sujet de sa souffrance, et qui situe le symptôme dans la rencontre de la singularité du bébé et de celle de ses parents (Alvarez et Golse, 2008).

20L’approche clinique du bébé se fonde sur l’observation : celle-ci commence dès l’accueil au secrétariat et à la salle d’attente, où notre attention est sollicitée par la manière dont le bébé et ses parents vont se mettre en scène devant un personnel non médical et les autres familles et enfants.

21L’approche clinique du bébé est interactive : l’étude des interactions ne peut pas se limiter à celles que les cliniciens observent, mais doit s’élargir à celles qu’ils engagent avec le bébé et les parents. Si le clinicien demeure un observateur immobile, immuable aux tentatives de questionnement et d’établissement de contact, il risque de devenir un personnage inquiétant pour l’enfant. L’engagement dans un jeu avec l’enfant et ses parents peut contribuer à la mise en scène et à l’élaboration de leur vie fantasmatique, permettant ainsi la coconstruction d’un cadre de consultation où l’intime pourrait se partager et où le lien thérapeutique pourrait se tisser.

22L’approche clinique du bébé tient compte du contre-transfert : nous n’utilisons pas ici la notion de contre-transfert telle qu’elle est conçue à l’intérieur de la cure psychanalytique, puisque notre démarche fait appel à un cadre épistémologique élargi. Néanmoins, le contre-transfert, dans ses registres de contre-attitudes, de partage d’émotions, voire d’empathie, apporte une foule d’informations sur ce que peut être le ressenti du bébé, éprouvé qu’il ne peut pas encore mettre en mots.

23L’approche clinique du bébé est situationnelle : nous retrouvons ici tous les aspects de la situation originaire, faisant appel à la richesse et à la complexité de l’avènement d’un enfant. Ainsi, le clinicien accueille tant l’intégralité de la réalité actuelle, y compris biologique et sociale, de l’enfant, de sa fratrie, de ses parents et de sa famille, que l’intégralité des événements, si minimes qu’ils soient, qui auraient pu jouer un rôle dans l’apparition, l’évolution, l’aggravation ou la disparition des signes et symptômes du tableau clinique allégué.
L’approche clinique du bébé est historicisante : le bébé advient, ontologiquement, anthropologiquement, à l’intérieur d’un tissu d’humanité qui, ayant précédé sa conception, fournira le substrat relationnel à la construction de son être somato-psychique. De cette manière, nous devons nous soucier de la rencontre de l’histoire de l’enfant, si courte qu’elle puisse être, avec l’histoire de ses parents, dans un travail de mise en récit d’une histoire neuve, qui intègre, élabore, différencie et donne du sens aux scénarios du passé et aux événements du présent.

La construction du cadre

Le réseau périnatal

24Les psychothérapies parents/bébé font partie des outils de soins dont dispose la psychiatrie précoce et, de ce fait, elles s’inscrivent dans le maillage d’un réseau périnatal (Le Nestour et al., 2007). Ce regard pluriel rend possible une approche globale de l’enfant et de ses parents, respectant l’intrication entre le corps et la psyché, et entre l’intrapsychique et l’interpersonnel (Alvarez et Golse, 2008). D-W. Winnicott (1969) affirmait que la prévention dans le domaine de la psychopathologie de l’enfant concerne les somaticiens. En effet, ces derniers sont en contact immédiat et étroit avec les petits et leurs parents, et leur position dans notre système de santé et les liens qui les unissent aux familles font d’eux les principaux référents des parents et des enfants dans le domaine sanitaire. Ce rôle de référent leur permet aisément d’assumer la prévention et le dépistage des troubles du développement et des pathologies pédopsychiatriques. Ainsi, les patients en demande d’aide ont déjà parcouru un chemin considérable dans l’élaboration de leurs difficultés avec le référent somatique, véritable artisan construisant la passerelle vers des soins psychiques (Alvarez et Golse, 2008). Cette articulation peut être considérée comme une forme de pré-transfert, facilitant l’entrée dans le processus thérapeutique.

La formulation du cadre

25L’accueil du bébé et de ses parents commence par la formulation du cadre en binôme. En effet, la rencontre avec deux thérapeutes doit susciter un questionnement quant aux positionnements des adultes et des enfants face à un couple thérapeutique assumant la bisexualité psychique, situation favorisant l’actualisation des mouvements transférentiels (Houzel, 1997). Dans le souci de coconstruire le cadre, les thérapeutes adaptent sa formulation au matériel clinique mis en scène d’emblée par les dyades et les triades. Ainsi, le décalage interactif, l’excitation débordante, l’inquiétude, l’étrangeté, la persécution, la rivalité, sont accueillis par la présentation d’un cadre thérapeutique qui pourra, d’emblée, leur proposer une contenance, une mise en sens et une élaboration.

26Le positionnement des soignants vise à installer chaque personnage de la dyade et de la triade à sa place. Dès son entrée dans la consultation, les thérapeutes mettent en mots l’état neuro-physio-psychologique du bébé, récit qui permet aux parents de s’apercevoir de la qualité de leur attention vis-à-vis de l’enfant. Par ce biais, les thérapeutes suggèrent un mouvement d’identification à l’égard du bébé, véritable fondement de la fonction parentale et de la fonction soignante. De même, les thérapeutes se présentent comme des soignants de la parentalité et du bébé, lui accordent un statut de sujet humain en devenir et de sujet du dispositif thérapeutique. En fonction du niveau de développement de l’enfant, ils soulignent leur disponibilité affirmée à accueillir ses émotions, ses initiatives, son jeu libre, ses engagements interactifs. Ils font également le pari de restituer leurs éprouvés contre-transférentiels d’une manière assimilable pour les parents et pertinente pour la compréhension des difficultés et l’engagement dans un processus thérapeutique.

27Les parents entendent que le désir soignant des thérapeutes est celui d’œuvrer pour que la rencontre entre le bébé et ses parents soit la plus constructive possible pour les uns et pour les autres. De ce fait, les thérapeutes différencient le cadre en binôme de celui d’une psychothérapie pour adultes et signifient leur disponibilité à accueillir l’intimité psychique parentale au nom du bébé et de leur devenir parents, dans le respect de la sexualité de l’enfant et de leur intimité. Ainsi, l’intégration de la castration et le remaniement de la règle de l’abstinence à la complexité de la rencontre avec le bébé et ses parents deviennent des composantes limitantes du cadre thérapeutique en binôme. Ces impératifs techniques permettent aux thérapeutes, d’une part, de ne pas être en collusion avec une demande parentale de faire disparaitre les seuls comportements gênants du bébé et, d’autre part, d’être le réceptacle de mouvements transférentiels à leur place de soignants du bébé. Lorsque le transfert parental est trop massif, trop idéalisé, porteur de scénarios de rivalité, d’intrusion, d’abandon, les thérapeutes peuvent être amenés à rappeler le cadre et à se servir de cet appel à une castration qui apaise et structure pour permettre l’accueil de contenus psychiques agis et l’élaboration du matériel inconscient sous-jacent.

Les thérapeutes : figuration d’un couple grand-parental thérapeutique

28Partageant un socle théorique et clinique commun, les cliniciens qui animent l’accueil parents/bébé fonctionnent comme un couple grand-parental thérapeutique, assumant la bisexualité psychique, constitué d’un thérapeute et d’un cothérapeute. La proximité du couple thérapeutique de la position grand-parentale s’explique par l’éloignement des enjeux narcissiques de l’immédiateté de la rencontre parents/bébé et par la tiercéité qu’ils apportent aux dyades et aux triades. Ainsi, les thérapeutes incarnent des rôles différents et articulés qui structurent le cadre psychothérapeutique en binôme. Ces fonctions font des emprunts aux cadres de la thérapie familiale, de l’observation directe du bébé, de la consultation pédopsychiatrique classique et de la cure psychanalytique. L’un d’eux assume le rôle de thérapeute principal et, de ce fait, conduit la rencontre avec les dyades et les triades. Ainsi, le thérapeute devient le garant du cadre qu’il présente, qu’il coconstruit, avec les dyades, les triades et le cothérapeute, veillant à son respect, tout en faisant preuve de malléabilité pour lui permettre de suivre l’évolution du processus thérapeutique. Les exigences de la clinique précoce demandent au thérapeute, qu’il soit pédopsychiatre, psychologue ou psychanalyste, une connaissance certaine du développement et de la sémiologie pédopsychiatrique du premier âge, ainsi qu’une expérience suffisante du maniement du transfert. Dans cette logique, le thérapeute mène l’anamnèse et amorce le travail psychothérapique.
Le rôle dévolu initialement au cothérapeute est celui qui donne au cadre psychothérapique en binôme toute son originalité et le différencie du cadre de la thérapie familiale. Son apport à la construction du cadre et au parcours du processus thérapeutique nécessite une connaissance certaine du développement de l’enfant et une familiarité avec l’approche du corps du bébé et avec les échanges interactifs. Dans ce sens, ce rôle semble pertinent pour la formation des futurs thérapeutes et peut aussi être rempli par des éducateurs de jeunes enfants et des psychomotriciens habitués au tout-petit. De cette manière, nous reconnaissons au cothérapeute au moins trois fonctions :

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  • Le cothérapeute signifie à la dyade et à la triade que son attention est volontiers disponible pour le bébé, l’instaurant dans son statut de sujet, suscitant des mouvements identificatoires des adultes sur l’enfant, garantissant l’étayage du bébé et veillant sur la continuité de ses éprouvés.
  • Le cothérapeute fournit un rôle de tiers qui observe les interactions des dyades et des triades, s’identifiant tantôt au vécu du bébé, tantôt au vécu des parents. De ce fait, il peut proposer des mises en récit du matériel clinique, alliant des fragments d’interaction, des éléments de son observation du bébé et des aspects de la fantasmatique parentale agie, de la fantasmatique naissante de l’enfant et de son contre-transfert.
  • Enfin, le cothérapeute est en phase avec le thérapeute et suit le déroulement du processus thérapeutique, l’éclairant, l’étayant et lui apportant une aide technique en fonction de la présentation clinique.
Ce positionnement permet aux thérapeutes de se soucier de la manière dont la fonction parentale est assumée au sein de la dyade et de la triade. Ce n’est qu’après avoir fondé suffisamment son narcissisme, stabilisé l’intersubjectivité, parcouru la subjectivation, organisé la problématique œdipienne, intégré la castration et la différence de sexes et de générations, qu’un adulte peut assumer la fonction parentale vis-à-vis des enfants (Konicheckis, 2003 et 2006). Dans le quotidien, cette fonction parentale est véhiculée par les identifications projectives et régressives normales de l’adulte vis-à-vis de la prématuration de l’enfant. Par extension, l’adulte thérapeute peut incarner ce rôle vis-à-vis du bébé réel et des enfants que ses parents ont pu être. Ce mouvement identificatoire de l’adulte vers l’enfant permet de :

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  • Se mettre à la portée des besoins des enfants en ajournant les siens propres.
  • Garantir la continuité physique et psychique de l’expérience de tous les instants de l’enfant.
  • Prêter à l’enfant son appareil psychique pour penser et assimiler ses éprouvés.
  • Allier à chaque instant de manière adaptée la fonction maternelle et la fonction paternelle.
  • Résister à l’ambivalence et contribuer à sa stabilisation en n’étant pas détruit par la haine et morcelé par le clivage.
  • Proposer à l’enfant une rêverie parentale, véhiculée notamment par l’accordage affectif et les interactions fantasmatiques, structurante et organisatrice de la filiation, véritable support du déploiement d’une activité fantasmatique infantile normalement intense, massive et ambivalente.
Le souci des thérapeutes de veiller sur les fonctions parentales les rend attentifs, d’une part, à ne pas supplanter les parents auprès de l’enfant et, d’autre part, à ne pas fournir un modèle parental idéalisé à imiter et à haïr. En revanche, les thérapeutes résonnent volontiers avec les compétences parentales réelles, quelles qu’elles soient, les reconnaissant et les soutenant, afin de susciter leur déploiement et de les restaurer. Dans ce sens, ils sont perçus comme un couple grand-parental non clivable à l’intérieur duquel chaque clinicien peut faire l’objet d’investissements de nature diverse, assume des fonctions différenciées, mais aussi accepte d’être désinvesti, de céder sa place à son collègue et de se mettre en retrait provisoirement au nom des besoins du bébé et des parents, élaborant ainsi la rivalité. De ce fait, les thérapeutes font preuve d’une malléabilité (Milner, 1990) essentielle à l’accueil de la complexité des dyades et des triades.

Des objets et des espaces pour se rencontrer

31L’agencement des objets et de l’espace de la psychothérapie en binôme suggère au bébé la disponibilité affirmée des thérapeutes, qui prennent soin d’aménager l’endroit à ses besoins et à son niveau de développement, tout en laissant une place aux parents. De manière générale, une certaine sobriété dans la sollicitation sensorielle de l’enfant doit être de mise, notamment en ce qui concerne l’intensité lumineuse, le niveau sonore, la qualité contenante et limitante des objets qui accueillent son corps (tapis, coussins, petite table et petite chaise). Le souci des cliniciens est celui de ne pas apporter d’excitations qui faussent la rencontre et d’éviter des effets de séduction. Aussi, les jouets sont volontiers simples, mous, doux, colorés, faciles à saisir et malléables. Servant à la mise en scène des indices comportementaux de l’enfant et des interactions enfant/adultes, ces objets doivent faciliter l’expression des problématiques prévalentes du premier âge.

Pendant le premier semestre

32Le tapis, véritable aire transitionnelle entre les bras de l’adulte et la solitude de l’enfant (Winnicott, 1975), permet au tout-petit et à ses parents de parcourir les différentes possibilités de la distance interactive. Abandonner la chaise de l’adulte pour se rendre sur le tapis de l’enfant suggère aux parents un mouvement identificatoire et régressif à l’endroit de la prématuration du bébé, éprouvé extrêmement utile dans la démarche diagnostique et dans le processus thérapeutique, renseignant autant sur les liens tissés avec l’enfant réel que sur leurs propres expériences premières. De même, des coussins sont à la portée des parents, qui peuvent les utiliser en fonction de leur perception des besoins de réajustement postural du bébé, qu’il soit dans leur bras, lors de l’allaitement ou en interaction à distance. Ainsi, la manière dont parents et enfants se mettent en scène avec les objets de l’accueil en binôme apporte une foule de signes sémiologiques renvoyant aux agencements fantasmatiques, aux virtualités interactives et aux scénarios symptomatiques de leur vie commune.
L’utilisation que fait le bébé des objets molletonnés (cubes, balles, petits coussins) peut révéler sa dynamique de construction intrapsychique, son parcours de différenciation interpersonnelle et sa qualité d’accès à l’intersubjectivité :

  • Au niveau intrapsychique, il est possible d’observer la mise en place des coordinations transmodales (Bullinger, 2004), des premières tentatives de figurations de liens, ainsi que les ébauches de symbolisation et l’avènement de la représentation psychique (Haag, 1997 et 1985) : intérêt pour les objets, exploration transmodale, articulation œil-mains-bouche, articulation entre les deux hémicorps (élaboration du clivage vertical), ébauche de figuration de la présence et de l’absence, représentation de la fonction maternelle (identifications intracorporelles). De même, ces objets peuvent participer de la mise en scène des situations inquiétantes, à l’instar de l’accrochage sensoriel unimodal, de l’agrippement autour de la zone orale, de la pauvreté de l’exploration, d’une éventuelle déficience sensorielle.
  • Au niveau relationnel, il est possible d’observer les capacités de communication interactive, la régulation de la distance et les invites à l’échange : alternance de jeu individuel et interactif, intérêt pour les objets présentés par l’adulte, type d’objets proposés par les parents…

Pendant le deuxième semestre

33Le deuxième semestre de la vie étant marqué par le passage de l’attachement indifférencié à l’attachement différencié (Fonagy, 2004), par la constitution des représentations d’interaction généralisées (Stern, 1989) et par la stabilisation de l’intersubjectivité (Golse, 2006), les objets de la consultation permettent au bébé de questionner toutes ces problématiques. L’enfant qui se sert de la balle et de la petite voiture, dans le jeu individuel et interactif, se rend l’acteur d’expériences essentielles de son développement : dialectique séparation/retrouvailles, régulation de la distance interactive, invites à la tiercéité, mais aussi manipulations stéréotypées et sans volonté communicationnelle, agissement du clivage et d’une toute-puissance dévastatrice…

Pendant la deuxième année

34Les acquisitions psychomotrices, grâce auxquelles l’enfant oppose le mouvement et les déplacements au flux gravitaire, lui permettent de s’ériger aussi en acteur de son espace environnant. En paraphrasant Neil Armstrong, la marche est un petit pas pour l’humanité, mais un grand pas pour le bébé. Cette conquête amène les thérapeutes à ôter le tapis, libérant le centre du bureau, pour proposer à l’enfant un lieu excentré où sont disposés une petite table, une petite chaise, des feutres et des feuilles, un bac à jouets où les personnages et les objets de la vie quotidienne paraissent. La décentration spatiale du lieu dédié au bébé pourrait être le pendant du lien davantage objectal que les adultes peuvent nouer avec un enfant à ce stade de développement. Ces jouets sollicitent les capacités de symbolisation de l’enfant et sont l’instrument de ses capacités narratives.

Transferts et contre-transferts

35Si le concept de transfert chez le bébé ne fait pas l’unanimité (Cramer et Palacio Espasa, 1994), il est indéniable que la rencontre avec un bébé suscite un contre-transfert chez le clinicien. Un des aspects les plus problématiques à ce propos demeure la position du bébé vis-à-vis de la théorie de l’après-coup, pierre angulaire du concept de transfert. Un certain nombre d’auteurs (Golse, 2007, Houzel, 2007, Soulé et Soubieux, 2007) font remarquer que le bébé se situe, de manières diverses, dans l’après-coup, qu’il s’agisse d’une contraction de l’après-coup liée à ses expériences précoces de la vie postnatale, voire précocissimes de la vie prénatale, ou qu’il s’agisse d’une dilatation de l’après-coup du fait de sa place dans les processus de transmission trans- et intergénérationnelle. En conséquence, la notion de transfert chez le bébé paraît davantage malaisée du fait de sa prématuration. Ainsi, le bébé semble capable de diverses formes d’investissement (Golse, 2006) des personnes qu’il rencontre, mouvements d’une autre nature et d’une autre portée que les différentes formes de transfert observées chez l’adulte, car ils suivent les avatars du narcissisme primaire (Lebovici, 1997) et de la précarité ontologique du petit d’homme.

Le transfert principal

36Dans le contexte de la psychothérapie parents/bébé, le transfert principal est constitué par les investissements des parents vers le bébé, à l’intérieur de la dyade et la triade (Pollak-Cornillot, 2003). Le régime psychique de la crise maturative de la fin de la grossesse, de l’accouchement et de la rencontre avec le bébé, revisitant les moments fondateurs de la névrose infantile des parents sous les effets d’un essor du narcissisme secondaire, favorise grandement leur précipitation sur l’être somatopsychique neuf qu’est l’enfant (Bydlowski, 1997). Pour sa part, le mouvement qui s’esquisse du bébé vers les parents semble initialement soutenu par les exigences de ses besoins d’attachement, pour s’étayer ensuite sur un jeu d’érotisations, d’identifications et de contre-identifications des expériences interactives et des éprouvés tonico-émotionnels, avant de se sophistiquer par le parcours de la dynamique développementale. Cette asymétrie se reflète dans la différence conceptuelle anglo-saxonne entre le bonding, qui se noue des parents vers l’enfant et l’attachement, qui se joue de l’enfant vers les parents.

37Cette forme de transfert, essentielle à l’humanisation du bébé du fait de son inscription dans une filiation, et nécessaire au processus de parentalisation des adultes, reste active la vie durant (Bydlowski, 1997). Le transfert des parents sur le bébé est souvent complexe, composite, ambivalent, clivé, diffracté, se laissant apercevoir de manière fragmentaire à travers la mise en récit qu’ils font du quotidien et par la prise en compte de l’épaisseur fantasmatique des interactions. Il est ici question de la projection sur l’enfant, d’une part, des aspects infantiles abandonniques, carencés ou idéalisés du narcissisme parental et, d’autre part, de leurs imagos parentales endommagées, idéalisées, persécutrices ou intrusives (Manzano, Palacio-Espasa et Zilkha, 1999).
Les travaux de C. et S. Botella (2001) sur la figurabilité psychique éclairent la nature de ce transfert dans nombre de situations pathologiques en différenciant le « transfert de substitution » du « transfert ordinaire de déplacement ». Dans le transfert de substitution, l’objet interne non instauré dans la psyché parentale demeure irreprésentable et de ce fait, « l’état psychique antérieur », rendant compte de la trace de cet « objet perdu », ne peut pas être reproduit sous forme de « copie », mécanisme prévalent du transfert de déplacement. Néanmoins, ces états psychiques antérieurs imposent « leur réalité », par le truchement de la « régression matérielle ou régrédiante », en investissent la perception et l’affect comme substituts du contenu psychique irreprésentable. Pour ces auteurs, « le transfert de substitution aurait la fonction d’être gardien d’une mémoire sans contenu représentationnel » et dans ce contexte, la régression régrédiante « fait émerger l’événement qui a constitué le sexuel primordial ». Dans le climat de la crise psychique qui est celui de la rencontre parents/bébé, la prématuration de l’enfant, les exigences de la fonction parentale, le recours à l’identification régressive et les modifications des sources somatiques de la pulsion (du fait de l’expérience somatique et endosomatique de la grossesse) créent les conditions propices pour que s’opèrent, sur l’être somatopsychique du bébé, des substitutions avec les objets internes parentaux non inscrits, rattachés à des événements traumatiques irreprésentables. Ainsi, une part essentielle du processus thérapeutique consiste à accompagner le bébé et ses parents à remanier ce transfert en les rendant des acteurs plus libres de leur histoire commune.

Le transfert secondaire

38Dans le contexte de la psychothérapie parents/bébé en binôme, le transfert principal se déploie des parents vers l’enfant, en présence des thérapeutes figurant un couple thérapeutique invitant à la tiercéité et à la transitionnalité. De ce fait, un transfert secondaire prend les thérapeutes pour objet de l’investissement des parents. Ce transfert secondaire serait, dans nombre de cas, d’allure grand-parentale. En conséquence, le couple thérapeutique dans son intégralité, ainsi que chacun des thérapeutes, peuvent fournir aux parents un espace transitionnel, décentré vis-à-vis des enjeux transférentiels majeurs de la dyade et de la triade, offrant des nouvelles virtualités aux scénarios réactualisés et voués à la répétition.
Le fonctionnement du binôme fournit l’expérience d’un nouvel agencement dans les scénarios narcissiques mis au jour, véritable interprétation agie qui pourrait permettre aux parents de s’engager dans la voie associative et dans le processus thérapeutique. Une attention particulière doit être accordée aux situations comportant un transfert négatif, véhiculant souvent la rivalité, l’envie, la haine, l’intrusion, l’abandon et le vécu d’insécurité d’une époque révolue de l’histoire parentale. De plus, l’investissement des thérapeutes par ce transfert secondaire permet à l’enfant d’être dégagé des identifications projectives, dont il est habituellement le réceptacle, le temps de la séance, et plus durablement en vertu du processus thérapeutique. Ainsi, l’enfant peut ressentir qu’au cours de la séance, ses parents peuvent fonctionner différemment avec les thérapeutes et avec lui, situation favorisant d’autres motions transférentielles et l’engagement dans le processus thérapeutique.

Les modalités d’investissement de l’espace thérapeutique par le bébé

39Le bébé construit rapidement, dans la rencontre avec ses parents, un pattern interactif sur la base duquel se fonderont les différentes modalités d’être ensemble dans le quotidien. En conséquence, il cherche à retrouver avec les adultes qu’il rencontre, la réactualisation de ces invariants interactifs (Golse, 2006). L’investissement de l’espace thérapeutique par le bébé utilise l’attachement comme base biologique, l’accordage affectif comme système d’organisation et de repérage, l’intersubjectivité comme truchement vers l’autre et le pattern interactif comme contenant. De cette manière, la rencontre du bébé avec les thérapeutes suscite cette quête de familier, porteur des aléas relationnels et interactifs, dyadiques et triadiques. De plus, ces investissements sont véhiculés par la fluctuation de ses états neuro-physio-psychologiques, de même que par les modalités interactives qu’il est en mesure de susciter, par le degré d’organisation de l’attachement, par le degré de stabilisation de l’intersubjectivité et par ses capacités naissantes de représentation, de symbolisation et de narrativité. À leur tour, les thérapeutes peuvent proposer des nouveaux agencements aux investissements dont ils font l’objet, ouvrant le champ des possibles, permettant aux problématiques scénarisées par le bébé de trouver une nouvelle virtualité. Ainsi, les interactions entre le bébé et les cliniciens viennent susciter deux réaménagements thérapeutiques majeurs :

  • D’une part, le bébé, encore aux prises avec ses découvertes relationnelles, peut scénariser avec les thérapeutes d’autres aspects de son intimité psychique, partageant de la sorte un matériel précieux pour l’analyse psychopathologique et l’engagement dans un processus thérapeutique.
  • D’autre part, le parent devient le spectateur de cette nouvelle interaction bébé/thérapeutes qui, dans le cadre de la psychothérapie en binôme parents/bébé, prend valeur d’une interprétation agie. De ce fait, il peut associer avec d’autres scénarios de son intimité psychique, qui éclairent d’une autre lumière les fantasmes sous-tendant son transfert sur le bébé. Un phénomène analogue peut avoir lieu également à l’intérieur de la triade, lorsque l’un des parents observe l’interaction entre son conjoint, le bébé et les thérapeutes.

Les contre-transferts

40Il est de bon aloi que chaque thérapeute éprouve une modalité contre-transférentielle propre, constat qui renvoie aux positionnements différenciés qu’ils occupent à l’intérieur du cadre en binôme et qui constitue une de ses grandes richesses. En revanche, les vécus contre-transférentiels peuvent parfois diverger, voire s’opposer, situation qui atteste d’une différence dans les rôles qui sont attribués aux thérapeutes, qui témoigne de l’existence de lignes de clivage du moi parental ou qui suggère l’inorganisation et la discontinuité pathologiques du fonctionnement psychique du bébé. Dans ce cas, le positionnement des thérapeutes est d’autant plus délicat qu’ils n’ont pas encore eu l’occasion de se concerter, notamment dans le se faisant d’une séance. Souvent, leur connaissance mutuelle et l’habitude du travail commun sont à l’origine d’une compréhension réciproque, implicite, et leurs interventions s’articulent dans une réponse cohérente, intégrant ces éléments divergents, en les conflictualisant, pour limiter la production de confusion ou de paradoxe.
Dans le contexte de la psychothérapie parents/bébé en binôme, différents types de contre-transfert s’intriquent dans le vécu des thérapeutes :

  • Le contre-transfert vis-à-vis du bébé est ressenti davantage à travers les éprouvés, les perceptions, les rythmes et les affects qu’à travers des scénarios fantasmatiques ou des productions idéo-verbales (Le Nestour et al., 2007). Il est question ici d’un des destins de l’attention empathique et du mouvement identificatoire des thérapeutes envers l’enfant.
  • Le contre-transfert vis-à-vis des parents éclaire les thérapeutes quant à la nature des fantasmes agis et des scénarios réactualisés, rassemblant ainsi les différentes formes de transfert en jeu à l’intérieur de l’espace thérapeutique. L’incorporation de l’analyse de ce contre-transfert au processus thérapeutique a valeur de véritable mise en lien et de mise en sens, permettant d’intégrer les aspects endommagés, diffractés et clivés du moi parental. Enfin, si le cadre en binôme permet aux thérapeutes d’accueillir aisément un transfert particulièrement hostile, massif et ambivalent, la prise en compte de leurs éprouvés les rend plus tolérants à la rencontre clinique, renfonce leur position empathique et prévient la survenue des passages à l’acte.
  • Le contre-transfert en regard de l’interaction émerge chez les thérapeutes lorsqu’ils sont témoins des échanges au sein de la dyade et de la triade. L’analyse de cette modalité du contre-transfert aide les thérapeutes à ne pas disqualifier les parents, à ne pas instrumentaliser le bébé, à maintenir leur fonction soignante et à préserver le processus thérapeutique. Cet effort favorise la mise en relief des compétences parentales brouillées ou en jachère et suggère la proposition d’une nouvelle issue à l’interaction, plus respectueuse des besoins de l’enfant et des fragilités parentales.

Transferts et contre-transferts entre les thérapeutes

41L’alliance entre les thérapeutes est le socle sur lequel se fonde le cadre de la psychothérapie parents/bébé en binôme. Les mouvements transféro-contre-transférentiels émergeant entre les thérapeutes ne sont qu’un aspect, essentiel, de l’étendue de cette alliance. Celle-ci se tisse aussi à partir d’un partage théorique, clinique et éthique et de leur connaissance réciproque. En revanche, le jeu transféro-contre-transférentiel permet aux thérapeutes de porter ensemble les aspects techniques du cadre en binôme et le processus thérapeutique, résonnant l’un avec l’autre et pouvant se suivre mutuellement en direction d’un objectif commun. Ainsi, un certain nombre de points méritent d’être soulignés à propos de la prise en compte de ces mouvements :

  • Elle permet aux thérapeutes de s’ériger en tant que couple parental thérapeutique non clivable.
  • Sa valeur contextualisante pour chacun des thérapeutes est ressentie comme un gage de sécurité à opposer à la tentation/menace du clivage.
  • Elle permet de porter l’incertitude suscitée par les aspects insécurisants, transgressifs, voire hostiles de la rencontre clinique.
  • Elle facilite l’ajustement réciproque des thérapeutes aux besoins du bébé et des parents.

La temporalité du processus thérapeutique

Le temps de la rencontre

42L’engagement d’une psychothérapie parents/bébé en binôme nécessite une phase initiale d’évaluation et d’explicitation du cadre, de manière en partie semblable aux rencontres préliminaires d’une cure psychanalytique classique. Le plus souvent, les familles sont orientées par un somaticien et n’ont que très peu de familiarité avec une démarche de soins psychiques précoces. De ce fait, la phase d’évaluation possède un double objectif : l’accueil de la complexité inhérente à la clinique du premier âge et le tissage d’une alliance thérapeutique. Dans ce sens, au moins trois rendez-vous initiaux sont proposés, dont au moins un en présence des deux parents, suivis d’un entretien de restitution. Parallèlement à la présentation du cadre et à l’explicitation de la portée du dispositif, cette phase d’évaluation renseigne quant aux éléments cliniques indispensables à l’analyse psychopathologique et à la structuration de la psychothérapie. Ce premier temps comporte :

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  • La conduite d’une anamnèse concernant les signes d’alerte en provenance du bébé et de ses parents.
  • L’évaluation de la dynamique développementale de l’enfant.
  • L’évaluation de la dynamique psychique parentale prévalente.
  • L’évaluation des modalités interactives et relationnelles de la dyade et la triade.
La grande souplesse de cette phase initiale permet aux parents de partager leurs fantasmes de disqualification parentale et leur idéalisation du couple thérapeutique. Aussi, elle fournit aux thérapeutes l’occasion de signifier, du fait de leur renoncement à l’omniscience et à la toute-puissance, la nécessité de dimensionner le cadre de soins en fonction de la situation de l’enfant. Restaurés ainsi dans leur position par le tissage de l’alliance thérapeutique, les parents sont alors en mesure de co-construire un cadre psychothérapique unique pour chaque famille. Ces lignes décrivent ce qui peut être considéré comme une véritable élaboration du pré-transfert parental, prémices de l’engagement dans un processus thérapeutique.
Enfin, l’évaluation permet de définir les situations où la psychothérapie parents/bébé, en ambulatoire, n’est pas indiquée, notamment lorsque la désorganisation psychosomatique de l’enfant impose son hospitalisation et lorsque la massivité de la pathologie mentale parentale fait appel à d’autres dispositifs sanitaires et sociaux.

Le temps de la psychothérapie

44L’engagement dans une démarche psychothérapique doit être considéré comme un acte fort de l’être-parents, impliquant une remise en question des conditions de la rencontre avec le bébé. De ce fait, les séances de psychothérapie parents/bébé en binôme sont des expériences intenses qui sollicitent grandement le bébé, les parents et les cliniciens. C’est ainsi que leur durée est déterminée en fonction du niveau de développement et des besoins de l’enfant, n’excédant que très rarement une heure.

45La fréquence des séances est établie sur la base des éléments mis au jour lors de l’évaluation. Les situations de plus grande détresse nécessitent des séances rapprochées, d’une à deux fois par semaine, notamment lorsque le développement de l’enfant est atteint, lorsqu’il court le risque d’une désorganisation psychosomatique ou lorsque le malaise dans le postpartum, souvent dès la sortie de la maternité, entrave le déploiement des capacités parentales. Pour ces situations alarmantes, la psychothérapie parents/bébé doit faire partie d’une stratégie institutionnelle plus globale, comportant d’autres modalités et temps de soins, ainsi qu’un travail de réseau avec les autres acteurs sanitaires et sociaux de la petite enfance.

46Les thérapeutes s’autorisent à recevoir les parents en absence du bébé, séparément ou en couple, dans deux circonstances. D’une part, lorsque sont mis au jour des éléments particulièrement traumatiques de l’intimité psychique parentale, ayant brouillé la rencontre avec l’enfant et dont l’évocation désorganise le bébé du fait de la désorganisation parentale. D’autre part, lorsque la détresse de l’enfant est telle que tout discours en sa présence est voué à la circularité autour de son malaise. À ce propos, les thérapeutes font appel aux qualités de malléabilité de leur cadre en binôme (Milner, 1990).

47Enfin, l’intensité du processus thérapeutique, la relative rapidité de la disparition des symptômes, avant l’avènement des véritables transformations intrapsychiques et interrelationnelles, et l’ampleur des phénomènes transféro-contre-transférentiels, font que la durée de la phase de psychothérapie est en général d’au moins un an.

Le temps de la séparation

48Lors de la phase initiale de la psychothérapie, l’amélioration des symptômes portés par l’enfant opère un déplacement des projections, dont il commence à ne plus être le réceptacle, amorçant le passage vers un investissement plus objectal. Ainsi, le renvoi des projections vers leurs sources dans le narcissisme des adultes peut être à l’origine d’un mouvement dépressif chez les parents, mais également d’une exacerbation de la conflictualité au sein du couple et envers leurs ascendants. Ce sont autant de motifs susceptibles de provoquer une interruption prématurée des soins. De même, vers les 24 mois, l’accès de l’enfant aux contenus symboliques du langage parlé rend iatrogène son exposition au discours véhiculant la sexualité parentale, motivant de ce fait l’orientation vers d’autres dispositifs de soin.

49En revanche, lorsque le processus thérapeutique amène l’enfant à s’installer dans une dynamique développementale constructive, continue et durable, indice d’une transformation intrapsychique et interrelationnelle stable, les cliniciens peuvent estimer que le cadre psychothérapeutique en binôme n’est plus d’utilité aux parents et au bébé. À ce point, les thérapeutes veillent à ce qu’ils soient autant les acteurs de la fin de la prise en charge qu’ils l’ont été pour sa mise en place. À l’occasion de ce parcours de séparation, les parents expriment parfois un vécu d’abandon et d’hostilité qui, par le fait d’une nouvelle élaboration, peut s’inscrire dans un processus de séparation/individuation constructif. Parallèlement, les enfants peuvent parfois récapituler les grandes lignes de la psychothérapie, y compris par un retour temporaire, atténué et limité des symptômes, préalable à l’accession à une position dépressive de bon aloi.

50De cette manière, le processus de séparation s’étaye sur la restauration de la fonction parentale du fait de la rencontre avec un couple thérapeutique non clivable. La séparation s’impose comme une des issues du processus thérapeutique, permettant la co-construction d’un récit non traumatique de la précipitation des scénarios narcissiques sur l’enfant, récit qui différencie le passé du présent et permet l’avènement des nouvelles virtualités. Étant restés à leur place de cliniciens de l’enfant, le couple thérapeutique n’entreprend pas l’élaboration de ces scénarios et accompagne les parents à construire une demande de soins auprès d’un thérapeute pour adultes, s’ils en éprouvent le besoin.
Pendant ce parcours, le couple thérapeutique fait éprouver au bébé et aux parents que se quitter peut ne pas être un arrachement ou une amputation, que la séparation peut ne pas être dommageable ou une forme d’abandon et que l’absence peut ne pas être une trahison. Il est signifié également que les symptômes n’étaient pas érotisés par les thérapeutes, qui renoncent de la sorte à toute jouissance sadique, protégeant ainsi les patients de se sentir dans une dévaluation masochiste. Concrètement, la fin des soins s’envisage progressivement, par un espacement des séances qui permet de s’essayer à l’autonomie tout en ressentant encore l’étayage du dispositif. Une fois prononcée la fin des soins, les parents et le bébé entendent qu’ils peuvent faire appel aux thérapeutes en cas de besoin ou s’ils désirent donner des nouvelles. Il s’agit ici, enfin, d’intégrer la réversibilité de la séparation/retrouvailles entre sujets libres.

Les aspects techniques

51À la différence du modèle de la cure classique, la part des résistances paraît moindre dans le cadre de la psychothérapie parents/bébé en binôme. En effet, le régime de la crise psychique parentale, propre à cette époque de la vie, implique une levée partielle du refoulement et une réactualisation des thématiques de la névrose infantile. Une autre différence importante est le fait que le phénomène transférentiel principal se noue des parents envers l’enfant, n’investissant les thérapeutes que de manière secondaire. Ces constats invitent à réfléchir à la place et à la forme de l’interprétation, dans son acception classique, dans l’attirail technique des thérapeutes. En revanche, le fonctionnement des thérapeutes comme un couple grand-parental non clivable, assumant la bisexualité et la tiercéité peut fournir, dans le cadre de psychothérapie parents-bébé, une forme d’interprétation latente.

52Dans ce contexte, les thérapeutes deviennent les garants d’un cadre qui, en organisant la rencontre, permet à chaque protagoniste de trouver sa place. S’ouvre ainsi un espace thérapeutique au sein duquel s’intriquent le discours parental autour du quotidien, le jeu libre du bébé et la capacité d’accueil et de contenance des cliniciens. Contrairement à la répétition des séquences interactives symptomatiques dans le quotidien, leur apparition à l’intérieur du cadre permet aux thérapeutes de les observer et de les mettre en relief. Pour ce faire, ils se servent de la restitution contre-transférentielle du vécu de l’enfant et d’une mise en lien et en sens qui autorise une mise en récit, alliant des parcelles du discours, des éléments de l’histoire et des fragments d’interaction. À ce point, il semble utile de différencier ces outils techniques, s’apparentant à la verbalisation, de l’interprétation classique.
Parfois, les cliniciens font appel à la psychodramatisation afin de susciter la compréhension par les affects. En général, le bébé se montre particulièrement réceptif à cette suspension de la répétition et propose, par la modification de son jeu et par des sollicitations interactives, un nouvel agencement ayant valeur de véritable interprétation agie. Le terme d’interprétation prend ici toute sa portée théorique, puisque ce qui est interprété par l’agir du bébé est bien le transfert dont il est l’objet. Se produit alors un effet de surprise chez les parents, accompagné d’une forte participation affective du fait de la prise de conscience de la part secrète d’eux-mêmes qu’ils étaient en train d’actualiser dans l’interaction. À l’instar du modèle de la cure, l’interprétation agie se suit d’une activité associative parentale, venant enrichir les aspects manquants du scénario fantasmatique mis en scène. Enfin, rares sont les cas où les thérapeutes se permettent d’interpréter le transfert secondaire dont ils sont l’objet.

Le processus thérapeutique

53L’objectif du processus thérapeutique dans le cadre de la psychothérapie parents/bébé en binôme est double. Il s’agit, d’une part, de l’amorce d’une dynamique développementale constructive, durable et continue pour le bébé et, d’autre part, de la restauration de la parentalité. Ces deux parcours ne sont pas synchrones, s’étayant, se désorganisant et se réajustant réciproquement tout au long de la psychothérapie. À l’instar du processus thérapeutique dans le modèle de la cure classique, celui de la psychothérapie en binôme n’est pas un phénomène linéaire d’une progression constante. Aussi, nécessite-t-il une temporalité et une durée suffisantes, que le régime de la crise psychique refuse parfois.

54Mutatis mutandis, les mécanismes du processus thérapeutique à l’âge précoce diffèrent peu de ceux de la cure psychanalytique. Pour les parents, le cadre thérapeutique suscite la remémoration des souvenirs signifiants, permet l’interprétation de résistances et amène vers la perlaboration des fantasmes. Ces phénomènes convergent vers la co-construction d’un nouveau récit non traumatique, intégrant des éléments inconscients des scénarios infantiles parentaux. Si l’objectif de la psychothérapie est donc la préservation d’une dynamique développementale constructive à l’échelle du bébé, l’un de ses effets est également de fournir aux parents « un environnement suffisamment sécurisant pour permettre de déconstruire leur propre histoire » (Zigante, Borghini et Golse, 2009) et de la reconstruire sous une forme plus cohérente, en y intégrant des éléments conflictuels, traumatiques, irreprésentables et en leur accordant des nouvelles significations. Les aspects spécifiques apportés par le cadre de la psychothérapie parents/bébé concernent le fait que la co-construction de ces récits se tisse aussi par l’interaction et, en même temps, qu’il existe une participation de l’enfant à la répétition des scénarios fantasmatiques, situation qui comporte une déculpabilisation pour les parents. À son tour, l’enfant est soulagé par la déflexion des projections parentales dont il était l’objet, par la suspension de la répétition des scénarios pathologiques, par la rencontre plus fluide avec les affects des parents, par l’expérimentation des nouvelles virtualités relationnelles et par la restauration des fonctions parentales.
Enfin, lorsque les parents investissent l’enfant d’un transfert de substitution, les travaux sur la figurabilité psychique de C. et S. Botella (2001) sont d’un grand secours pour les cliniciens. Ainsi, quand l’enfant devient le substitut matériel des objets internes parentaux non inscrits, rattachés à des événements traumatiques irreprésentables, les thérapeutes pourront susciter une représentabilité différenciatrice en acceptant d’éprouver dans leur contre-transfert le parcours de la régression matérielle (à opposer à la régression formelle), menant vers la figurabilité psychique. Cette voie de la régression est suggérée aux cliniciens plus volontiers par les affects, les perceptions, les déplacements des corps et les rythmes de ce qui est mis en scène dans l’espace thérapeutique par les dyades et les triades que par les contenus idéo-verbaux formulés à l’intérieur des séances (Diatkine, 2001).

Un cas clinique

55Les lignes qui ont précédé différencient les espaces, les temps, les rôles et les objets de la rencontre des parents, des bébés et des thérapeutes dans le cadre de la psychothérapie conjointe. Nous avons accordé au cothérapeute trois fonctions bien précises – tiercéité, identification au bébé et soutien du thérapeute – qui donnent toute l’originalité au cadre en binôme. Celle-ci est la raison pour laquelle le récit clinique qui suit est formulé du point de vue du cothérapeute.

Première séance : Mme Vicaire et son bébé Elia

56Au début du mois de mai, Mme Vicaire [7] et sa fille sont reçues dans le cadre de l’accueil parents/bébé que nous animons sur le site ipp-Necker. Elle a demandé un entretien suite aux conseils de l’obstétricienne avec laquelle elle avait partagé ses inquiétudes concernant son bébé. Mme Vicaire arrive au premier entretien avec la poussette, où Elia, née mi-février, dort paisiblement. Sous ses paupières, ses yeux décrivent un nystagmus horizontal de basse fréquence, témoin de son passage par un état de sommeil léger ou stade II de Brazelton (Brazelton T. B. et al., 1987) ; le Dr. A. signifie à Elia : « Tiens ! Tu rêves ! »

57Mme Vicaire se fait tout de suite remarquer par son aspect négligé : elle fait sale, porte des vêtements « sans forme » et des tennis sans lacets, donnant l’impression d’un anachronisme vestimentaire et d’une occultation de sa féminité. Elle renvoie l’image de l’anorexie et semble angoissée. Elle parle vite, dans un discours confus où se mélangent ses inquiétudes autour d’Elia, des éléments de son histoire et son sentiment d’incompétence maternelle.

58Nous nous présentons en précisant nos rôles respectifs, et le Dr. A. explique rapidement le cadre, où les thérapeutes sont les soignants des enfants et de la parentalité et œuvrent pour que la rencontre entre les bébés et les parents soit la plus constructive. Ainsi, les sujets de cette rencontre sont les parents d’Elia et Elia, sous des formes différentes. Il invite ensuite Mme Vicaire à parler de la raison de sa demande : elle explique qu’elle craint que sa fille ne souffre d’un reflux gastro-œsophagien. Cette peur existe depuis toujours et avait concerné aussi son fils aîné, Ouriel, âgé aujourd’hui de 3 ans. Soudain, Elia éclate en sanglots de façon abrupte, et sa mère se précipite sur elle : « Vous voyez » dit-elle, « ça doit être le reflux ». Elle esquisse le geste de la redresser pour lui porter secours.
Avant qu’elle n’accomplisse ce geste, le Dr. A. l’aide à réfléchir à ce qui vient de se passer, en la questionnant sur les différentes façons dont les bébés se réveillent et pleurent. Souvent, ils commencent à grimacer et à émettre des gémissements légers, alors que les vrais pleurs arrivent seulement après, petit à petit. Ceci arrive lorsque leur sommeil est dérangé par une sensation désagréable, comme la faim. En revanche, dans ce cas, les cris sont arrivés tout d’un coup, avec force. Nous poursuivons le travail de mise en récit de notre perception contre-transférentielle de la réalité du bébé en rappelant à sa mère que quelques instants auparavant, les yeux d’Elia décrivaient un mouvement pouvant traduire une activité onirique chez elle. Le Dr. A. ponctue : « Nous pouvons imaginer qu’elle a fait un simple cauchemar… ». Mme Vicaire peut alors caresser Elia sur le ventre, lui remettre sa tétine, et la petite peut replonger dans son sommeil.

La pire mère du monde trouve un accueil

59Le Dr. A. commente : « Vous voyez, Madame, vous avez fait trois fois rien, et ceci a été suffisant pour qu’Elia soit rassurée sur votre présence et se rendorme ». Après-coup, nous avons l’impression que cet échange précis, partagé à quatre, a été déterminant pour la construction d’une alliance thérapeutique et d’un jeu transféro-contre-transférentiel supportant le processus thérapeutique. Mme Vicaire semble comprendre cette nouvelle forme de communication avec Elia que les thérapeutes lui suggèrent, mais continue à évoquer ses angoisses qui concernent le corps en général, la possibilité que ses enfants contractent des maladies, jusqu’à l’extrémité de la « mort subite du nourrisson… ».

60Elle précise qu’elle a déjà rencontré des « psy » à plusieurs reprises dans sa vie, en particulier à l’âge de 19 ans, pour un épisode d’anorexie qui a suivi une mononucléose. Le Dr. A., contre-transferentiellement, a l’impression que Mme Vicaire est en train de nous conduire vers l’impasse de son anorexie en nous éloignant du corps d’Elia et de ses liens avec elle. Il ponctue, pour resexualiser le discours : « C’est la maladie du baiser ». L’effet interprétatif de ce commentaire amène Mme Vicaire vers d’autres associations : « La seule chose qui est ressortie » de ces prises en charge multiples concerne sa grand-mère maternelle, qui négligeait sa fille (mère de Mme Vicaire) pour s’occuper de son frère aîné, à qui « elle donnait son œuf ». À l’époque, la poule de la famille ne donnait qu’un seul œuf par jour, qui était donc très précieux. Je ponctue : « Il doit être horrible pour une mère de se sentir obligée de choisir auquel de ses enfants elle donne son seul œuf ». Nous nous interrogeons quant à ce qui nous est présenté comme un absolu : « cet œuf ne peut donc pas se partager, et il ne peut être donné qu’à l’un des enfants… » Mme Vicaire associe avec la configuration de sa propre famille et nous dit qu’elle a aussi un frère aîné, d’un an plus âgé. Je fais remarquer qu’Elia aussi est une « sœur cadette », et Mme Vicaire fait le lien entre le rôle difficile des deuxièmes-nées dans sa famille et sa difficulté à tomber enceinte d’Elia.

61Nous avons l’impression que, chaque fois que nous reprenons notre souffle, Mme Vicaire évoque obstinément le sujet qui l’angoisse et recherche auprès de nous des réponses ou des confirmations à toutes ses questions. La communication massive de ses angoisses nous fait éprouver dans notre contre-transfert la nécessité à la fois de la conforter dans son rôle maternel et à la fois de faire cesser son flot de paroles. Nous avons le sentiment que nous sommes conduits vers une surenchère où toute réponse partielle à une question complexe amène invariablement à une nouvelle question porteuse d’angoisse, véhiculant les identifications projectives massives pathologiques de la mère sur le corps du bébé, réduit à une supposée fragilité biologique. Ayant l’habitude du cadre en binôme, nous amenons la tiercéité et l’espace transitionnel du cadre psychodramatique, en commentant entre nous la position rigidifiée et absolue de la mère : « Mme Vicaire veut nous faire croire qu’elle est une mauvaise mère ! » Les positionnements de Mme Vicaire nous conduiront à faire appel fréquemment à cette approche psychodramatique, dont la valeur interprétative et métaphorisante rend possible la restitution de notre contre-transfert : « Nous avons vu un bébé capable d’appeler sa mère en cas de besoin et une mère qui, malgré ses angoisses, a été en mesure d’apporter une réponse adaptée à ses besoins. »

62Mme Vicaire associe alors avec la naissance de son fils Ouriel : à ce moment, ses angoisses étaient encore plus fortes, au point que pour elle, il était insupportable de passer une journée entière « seule » avec lui. La grand-mère maternelle était alors constamment présente et le gardait toujours dans ses bras, sauf au moment des repas. Mme Vicaire nous dit qu’elle s’est toujours sentie comme « la personne la plus inadéquate » pour s’occuper de ses enfants et pour elle, ce serait un énorme soulagement que quelqu’un d’autre puisse s’en occuper à sa place.

63Vers la fin de l’entretien, Elia pleure de nouveau, mais cette fois c’est différent, « c’est du petit à petit », manifestations qui s’accompagnent d’un suçotement qui ne trompe pas. La mère, ayant constaté que Elia refuse la tétine, se demande si elle n’a pas faim et essaie de l’allaiter. Elle a l’air très tendue. Elle se sent regardée et ponctue : « Tu te sens observée, Elia, hein ! ». Le bras qui soutient la petite est rigide. Nous lui proposons un coussin pour s’appuyer, mais la tension ne disparaît pas. Elle nous partage son impression d’avoir trop de lait et que celui-ci « gicle » de son sein avec trop de force. Après un petit moment, Elia arrête de téter et met son pouce dans sa bouche. Sa mère s’exclame : « Vous voyez ! Pourquoi préfère-t-elle son pouce à mon sein ? ». Je lui signifie que ce geste est moins un refus qu’un signal qu’Elia renvoie à sa mère, témoin du besoin qu’elle peut avoir de marquer une pause dans sa tétée. Il est donc possible d’accueillir les signaux en provenance d’Elia et, par ce biais, de se mettre à sa place et de percevoir ses besoins.
La séance arrivant à sa fin, le Dr. A. restitue à Mme Vicaire quelques éléments de réflexion, en particulier le fait que la présence des angoisses de maladie et de mort pollue la relation mère/bébé et rend difficile pour la mère de faire appel à ses compétences, qui existent et que nous avons observées, pour comprendre les besoins de sa fille et lui répondre de manière adaptée. Il rappelle ensuite les fondements du dispositif thérapeutique et son objectif de rendre la rencontre entre les parents et leurs enfants la plus constructive. Nous proposons trois rendez-vous et invitons le père à être présent à au moins l’un d’eux. L’ampleur des angoisses maternelles et des projections sur le bébé nous amène à proposer des rendez-vous rapprochés à une semaine d’écart.

Deuxième séance : la folie de mères en filles

64M. et Mme Vicaire entrent dans le bureau, tandis qu’Elia, dans sa poussette, est bien éveillée. Elle regarde attentivement autour d’elle et, en particulier, s’appuie beaucoup sur le regard de son père, qui semble l’apaiser. Elle va s’endormir et ne se réveillera pas au cours de toute la séance, mais elle nous montrera une hypersensibilité aux bruits, à la lumière, aux moindres changements du ton et à la modulation des affects de la voix de ses parents, qui la feront sursauter.

65M. Vicaire a l’air un peu enfantin, efféminé. Il nous semble plus rassuré et rassurant, malgré une voix chevrotante et hésitante, traduisant une certaine anxiété. Son discours est assez confus, il ne sait pas trop quoi dire. Il donne l’impression de se sentir jugé dans sa compétence parentale et dans son rôle de conjoint. Il nous érige en figures parentales intrusives et toutes-puissantes vis-à-vis desquelles il plaide sa cause. Cependant, en présence du père, la triade fait preuve d’un accordage affectif de bonne qualité et d’une dynamique plus fluide.

66M. Vicaire évoque quelques éléments de sa propre histoire, en sous-entendant la crainte que certains schémas de fonctionnement puissent se reproduire. Nous apprenons qu’il est l’aîné de sa famille et que sa mère l’a toujours préféré à sa sœur cadette, qui était ainsi négligée. Mme Vicaire intervient sur ce point déjà évoqué et nous parle de son propre frère, lui aussi préféré par sa mère, qu’elle définit comme « folle, délirante… ». Elle a peur de répéter les mêmes scénarios avec ses enfants, surtout maintenant qu’elle a une petite fille. M. Vicaire s’adresse à sa femme en l’appelant par son prénom, Ariel, et nous nous rendons compte de la ressemblance avec ceux de ses enfants, en particulier Ouriel. Je le lui fais donc remarquer, et elle admet avoir recherché cet effet, comme pour exprimer une appartenance. Même le prénom d’Elia se prêtait à ce jeu.
Le Dr. A. exprime l’impression d’une peur que la folie puisse se transmettre par voie féminine. Mme Vicaire sourit et explique que, en effet, même sa grand-mère maternelle était « folle ». Ensuite, elle revient sur ses inquiétudes, qui concernent aujourd’hui l’idée toute-puissante « d’être la chose la plus néfaste qui pouvait arriver à [ses] enfants ». À ce point de l’échange, nous décidons de signifier aux parents qu’Elia est en bonne santé physique et psychique et que cela est le témoin de capacités parentales suffisantes que ses parents peuvent lui proposer. Mme Vicaire exprime cependant une claire demande d’aide. Nous partageons le souci d’éviter que l’ombre de la maladie, de la malédiction ou de la folie se porte sur Elia et ressentons que sa mère a besoin que nous nous montrions comme des objets malléables, figuration d’un couple thérapeutique capable d’ajustement et d’accordage. Ces raisons nous conduisent à nous adresser à Elia, toujours endormie dans sa poussette, pour lui proposer de recevoir sa mère seule une fois, puis de les recevoir de nouveau, tous ensemble, pour la restitution. Il s’agit ici du premier réajustement du cadre que nous serons amenés à apporter, en réponse aux besoins de la mère et de son bébé.

Troisième séance : une terre pour deux, un œuf pour deux, une folie pour deux

67Les parents de Mme Vicaire, d’origine israélienne, sont venus vivre en France pour y poursuivre leurs études, mais aussi « pour ne pas faire naître des enfants dans un pays en guerre ». Cette thématique sera souvent présente, relevant d’une grande importance pour Mme Vicaire, qui arborait la conviction que l’histoire tragique de l’humanité, et notamment celle du peuple juif, avait un écho symétrique avec son histoire familiale et personnelle. Son frère aîné, Ethan, d’un an son aîné, est décrit comme « un angoissé », souffrant d’autres aspects de la relation « pathologique » proposée par leur mère. À l’instar de l’œuf unique qu’une mère ne peut donner qu’à l’un de ses enfants, la mère de Mme Vicaire aurait fait le choix de surinvestir son fils aîné, perçu comme plus fragile, au détriment de sa fille cadette, déjà appelée à renoncer à ses besoins.

68Mme Vicaire nous parle de la « folie » de sa grand-mère, puis de sa mère qui « entendait des voix ». La première d’une longue série d’hospitalisations avait eu lieu lorsque Mme Vicaire avait seulement 6 ans, à l’occasion d’un mouvement érotomane sur la personne de leur médecin généraliste. Elle arrive difficilement à parler des émotions liées à son enfance. Elle évoque des souvenirs désaffectivés dont la portée traumatique ne s’infère que par la déstructuration de son discours. Parfois, elle décrit ce qu’elle « suppose » avoir ressenti, faisant preuve d’une grande méfiance à se laisser traverser par ses sentiments. Il s’agit donc de souvenirs reconstruits défensivement ou en tout cas peu authentiques. Elle se décrit, enfant, tour à tour comme un « boute-en-train », à qui son père demandait de faire rire sa mère pour la guérir de sa folie, et comme une petite fille sage et bonne élève. Elle se souvient d’avoir souvent souffert de maux de ventre, pour lesquels le pédiatre avait conseillé à sa mère de la prendre souvent dans ses bras : « J’ai passé mon enfance dans les bras de ma mère », dit-elle, mais ce portage était dépourvu d’affect et de rêverie.

69L’image du père est aussi très floue : quand je lui demande de parler de son rapport avec lui, elle se dit incapable de le décrire. Dans un registre qui emprunte une apparence névrotico-œdipienne, elle explique qu’elle a toujours pensé que son père était homosexuel, d’après plusieurs « indices » repérés à la maison. Un seul épisode le concernant revient à la surface, encore une fois sous forme de souvenir traumatique. Lorsqu’elle avait 10 ans, un matin, elle s’était réveillée tôt et était allée vers la cuisine, où elle avait surpris son père urinant dans l’évier. Ils n’en avaient pas parlé par la suite, mais à partir de ce jour, elle n’avait plus jamais pris son petit déjeuner à la maison. Il s’agissait, explique-t-elle, d’une façon de punir ses parents, puisqu’on connait leur satisfaction lorsque leurs enfants acceptent et introjectent leurs soins sous forme de nourriture. Je lui demande alors dans quelles circonstances son anorexie était apparue. Mme Vicaire répond que son « père n’a jamais rien mangé » et explique que pour elle, le fait de manger beaucoup et terminer ce qu’il y a dans l’assiette est un signe de virilité. Un jour, le père s’était servi une portion très réduite lors d’un repas, et elle lui avait dit : « Tu verras que je suis capable de manger même moins que toi ». Dès lors, elle avait commencé à refuser la nourriture.
À la fin de la séance, Mme Vicaire est déjà sur le seuil de la porte, et elle évoque sa prochaine reprise de travail, qui impliquera un probable changement dans les horaires des rendez-vous : « J’ai eu un congé de maternité très long » ; elle ajoute : « à cause d’une fausse couche que j’ai eue à 22 semaines, avant Ouriel. Je ne vous en avais pas parlé ? » Et elle nous quitte ainsi. Nous avons pu éprouver probablement ce qu’Ouriel et Elia éprouvent lorsque des scénarios traumatiques de leur mère se réactualisent dans le quotidien.

Quatrième séance : le cauchemar

70Alors que nous l’attendons accompagnée de sa fille, Mme Vicaire se présente seule en expliquant qu’elle a « terminé d’allaiter Elia » et qu’elle l’a laissée à la maison avec sa grand-mère pour ne pas « altérer ses rythmes ». Je questionne son expression « j’ai fini d’allaiter » : « était-ce un travail technique, long et difficile ? » Mme Vicaire confirme cette impression et partage le vécu de l’allaitement comme une contrainte mécanique et angoissante, dont elle attendait avec impatience la fin des trois mois protocolaires. Le sevrage est également une mesure purement technique, visant à cacher l’hostilité importante que Mme Vicaire éprouvait à l’égard de son bébé.

71Elle raconte ensuite qu’elle a fait un cauchemar : elle était dans un lieu non identifié, « entre un hôpital et une boucherie ». Sur une table de travail, il y avait un lapin, qui se transformait ensuite en nouveau-né et était dépecé par un inconnu. Elle associe avec la fausse couche évoquée à la fin de la dernière séance. Il s’agissait de sa première grossesse, survenue à peu près il y a six ans. Vers la 22e semaine d’aménorrhée, Mme Vicaire avait eu des fortes douleurs abdominales, qu’elle avait interprétées comme une gastro-entérite. Il s’agissait en réalité d’une menace d’accouchement prématuré, mais elle ne l’avait compris que quelques heures après, en voyant qu’elle perdait du sang, et elle était allée aux urgences.

72À partir de ce moment, son souvenir ressemble à celui d’une petite fille, qui se retrouve dans un lieu inconnu et ne comprend pas ce qui se passe. Elle nous raconte qu’on l’avait déplacée d’une « pièce à l’autre », tandis qu’autour d’elle, le personnel médical prenait des décisions qu’elle ne comprenait pas et auxquelles elle ne pouvait pas participer. Le lendemain, les médecins avaient décidé de la faire accoucher d’un bébé qui ne serait pas viable, Samuel. Avec difficulté, Mme Vicaire peut parler de ses sentiments de colère vis-à-vis des médecins et nous lui suggérons un lien avec le boucher de son rêve. Nous extrayons un certain nombre d’invariantes transférentielles : les accoucheurs, le boucher du rêve, le portrait qu’elle dresse de sa mère (qui avait eu recours à plusieurs ivg dans sa vie) et la place qu’elle accorde parfois aux thérapeutes renvoient à des imagos parentales toutes-puissantes, menaçantes, abusives et sadiques. La portée traumatique de ces contenus psychiques, la fragilité de Mme Vicaire et l’approche de son ambivalence vis-à-vis de sa première grossesse nous invitent à être précautionneux.
Le Dr. A. interroge donc Mme Vicaire sur son interprétation erronée de ses douleurs abdominales, qui, normalement ne trompent pas une femme enceinte. Elle peut ainsi s’approcher progressivement de ses sentiments ambivalents par rapport à l’avènement de cet enfant et parler de sa difficulté même à le concevoir : « fallait-il mettre au monde un enfant juif aujourd’hui ? » Le Dr. A. souligne que cette perte périnatale a eu lieu au moment de la deuxième intifada, réactualisation d’un conflit que ses parents ont cherché à fuir en s’installant en France. Est-ce donc elle qui prend la place du boucher du rêve en ce moment ? En même temps, elle est aussi à la place du lapin-bébé qui a échappé à ce destin, lorsqu’elle parle des ivg de sa mère, qui devient boucher à son tour. Finalement, d’une certaine façon, nous sommes aussi des bouchers lorsque nous l’écoutons et « dépeçons sa manière d’être mère ».
Toutes les associations suscitées par ce rêve nous renvoient à un autre lien mystérieux. Celui entre la psyché et le corps. C’est un lien très solide, mais par moments, il est l’objet d’une dissociation qui permet d’être moins démuni face à l’angoisse. Est-ce peut-être l’explication de ce qu’elle a vécu lorsqu’elle avait mal au ventre pendant cette grossesse si angoissante ? J’ajoute que les maux de ventre ont été les grands protagonistes de son histoire d’enfant, associés justement à l’angoisse, comme elle nous l’a raconté. Nous reprenons le rythme hebdomadaire des rendez-vous et nous invitons Elia au suivant.

Cinquième et sixième séances : le naufrage partagé

73Témoignant d’un probable mouvement de restauration des enveloppes psychiques, Mme Vicaire se présente à la séance portant des chaussures munies de lacets. Elle explique que les choses vont mieux à la maison, même si elle trouve toujours très pénible de passer une journée « seule » avec ses enfants. Elle nous parle de cette « solitude », où elle vit dans l’attente « de l’étape suivante » ; « le moment où Elia va enfin s’endormir, où elle va se réveiller à nouveau, où il faudra aller chercher Ouriel à l’école… » Ces moments représentent autant de « bouées » auxquelles elle s’agrippe dans sa journée. Néanmoins, ces points de repère n’ont pas valeur de soulagement. Ils scandent une chute infinie, où indépendamment de l’état d’Elia, Mme Vicaire demeure dans l’angoisse et l’incertitude. Elle dit que parfois, elle joue avec Elia, mais cet échange constitue un effort. Elle peut ainsi nous parler de l’éprouvé de sa dépression du post-partum après avoir pu esquisser un investissement d’elle-même.

74Mme Vicaire installe Elia sur le tapis, allongée sur le dos : dans cette position, la petite n’est pas à l’aise, elle ne se sent pas contenue comme lorsqu’elle est dans sa poussette et ne peut pas explorer les jouets. Mme Vicaire décide de la placer sur le ventre. Elia observe les objets que sa mère met devant elle, mais dans cette position, elle est vite fatiguée, car elle doit soutenir sa tête. La mère semble ne pas réussir à lui proposer des solutions, alors, elle la reprend dans ses bras dans une position qui n’est pas confortable, du fait de l’absence de dialogue tonique. L’inconfort d’Elia et la désorganisation du comportement maternel font de nous les témoins d’une scène où Elia et sa mère se cherchent, se repoussent, changent de position, s’intrusent et se lâchent. Elia commence à pleurer, et Mme Vicaire est vite envahie par l’angoisse et la honte, ne comprend pas ce qui se passe et ce qu’elle doit faire. Vers la fin de cet échange, le Dr. A. signifie à la mère que, le bébé étant un sujet complexe, l’adulte ne peut pas tout comprendre, tout apaiser et tout soulager, situation qui ne lui ôte pas ses capacités parentales. Cette défaite partagée déculpabilise Mme Vicaire et lui permet d’élaborer les aspects idéalisés du transfert. Nous ponctuons : « À la semaine prochaine », garantissant la continuité de nos soins en dépit de cet échange difficile, signifiant à Mme Vicaire qu’elle pourra retrouver la continuité du lien avec Elia en dépit des moments de non-rencontre.
La séance qui suit se répète d’abord comme la précédente. Elia est installée sur le tapis, mais cette fois entourée de coussins qui la contiennent et la soutiennent. Mme Vicaire exprime un désir de dévitalisation et de mécanisation de ses enfants, ce qui lui permettrait d’être soulagée de son anxiété : « des enfants robots… précis comme une montre suisse… ». Ainsi, lorsqu’Elia commence à pleurer, Mme Vicaire hésite à lui préparer le biberon, de peur de sortir de son rigide schéma horaire. Le Dr. A l’invite alors à faire appel à sa capacité à comprendre les besoins de sa fille et à y répondre d’une façon plus libre. Mme Vicaire prépare donc le biberon et pour la première fois, nous assistons à une interaction harmonieuse et constructive, dans un climat de rencontre vraie. À la fin de l’entretien, Mme Vicaire doit ramasser toutes ses affaires et enjamber le tapis pour rejoindre la poussette, près de la porte. Pour pouvoir le faire, elle demande au Dr. A : « Je peux vous la confier un instant ? ». Après un moment d’hésitation, son contre-transfert le pousse à accepter cette « infraction » et à étayer Mme Vicaire dans le holding.

Septième, huitième et neuvième séances : le cadre malléable comme asile du corps

75En écho avec la séance précédente, où le Dr. A. a « transgressé le cadre », Mme Vicaire commence par une transgression. Elle arrive seule et nous informe qu’Elia est à la crèche. Nous constatons qu’à chaque fois que Mme Vicaire se rend aux séances en absence d’Elia, elle évoque d’autres enfants importants dans son histoire : l’enfant qu’elle a été, l’enfant qu’elle a perdu et son autre enfant, Ouriel, à cette septième rencontre. Elle nous parle de ses colères, si difficiles pour elle à comprendre et à contenir.

76Son fil associatif la porte à nous livrer ses théories sexuelles infantiles. Elle évoque la conviction exprimée par sa mère « qu’elle avait fait ses enfants toute seule », fantasme de parthénogenèse, qui aurait également cours pour ses propres enfants. Elle associe à nouveau brièvement avec sa « fausse couche », explication, pour elle, de son incapacité à contenir Samuel dans son ventre. Elle peut faire des liens avec des souvenirs du passé. D’abord avec les « maux de ventre » qui ont caractérisé son enfance et qui, d’après elle, « se sont déplacés » vers la poitrine à son adolescence. Elle nous partage ainsi des pistes associatives pour approcher sa crainte du féminin, de la féminité, de son corps de femme, de la sexualité, de la conception, du portage et de l’accouchement des enfants, ainsi que de l’allaitement.

77Mme Vicaire se présente seule également à l’entretien suivant et commence d’emblée à parler d’elle, en nous exprimant tout son besoin d’être écoutée et comprise. Elle est ramenée à nouveau dans le passé, aux maux de ventre qui la « pliaient en deux » quand elle n’était qu’une fillette et qui se sont déplacés dans la poitrine à l’adolescence. Ces douleurs se sont transformées en « gastro et nausées » au moment de la conception, du portage et de la naissance de ses enfants. Malgré la dimension symbolique sexuelle évidente de ces symptômes, Mme Vicaire continue à hésiter entre différentes interprétations, en nous montrant encore une fois la limite très floue entre le corps et la psyché. En nous rendant compte qu’elle essaie de transformer notre cadre en celui d’une thérapie individuelle, nous lui proposons un dernier entretien individuel avant de rencontrer à nouveau toute la famille pour une restitution et une proposition de réaménagement de la prise en charge. Lors de ce dernier entretien individuel, Mme Vicaire, pour la première, fois reconnaît le sentiment qu’elle peut effectivement donner quelque chose de positif à Elia.

Dixième séance : les ténèbres se dissipent

78Nous préparons le tapis dans le bureau pour accueillir Elia avec ses parents. Nous sommes surpris de rencontrer un grand bébé de 7 mois et demi, bien éveillé et qui a beaucoup changé depuis la dernière fois. Elle est installée sur le tapis en position assise et nous montre toutes ses compétences : elle est en mesure d’assumer une station assise tout à fait dynamique, avec constitution du tripode fesses-genoux, véritable socle de l’axe parfaitement constitué, avec une élaboration du clivage vertical, des interactions œil-main-bouche des deux hémicorps de très bonne qualité, d’autant plus qu’elle peut se pencher et faire tourner son buste pour la poursuite des jeux et des objets. Les ceintures scapulaire et pelvienne sont dessoudées, et la bouche est très peu sollicitée comme lieu d’un traitement consensuel et transmodal des différents objets à sa portée. En même temps, elle « garde un œil sur nous », en se tournant de temps en temps vers ses parents, en particulier vers son père. Nous nous adressons à Elia pour lui signifier que nous nous réjouissons de la revoir et que nous remarquons qu’elle a beaucoup grandi.

79M. Vicaire prend la parole pour dire que sa femme « a peur que vous l’abandonniez », « à la fin de chaque séance, elle s’attend toujours à un ‘mais’… ». Par ailleurs, il dit avoir réfléchi depuis notre dernière rencontre à l’importance que les enfants « ne portent pas le poids des histoires de leurs parents ». En accord avec nous, il constate qu’Elia grandit convenablement et nous partage son sentiment que « les choses se passent beaucoup mieux à la maison… ». Mme Vicaire est visiblement plus sereine en présence de son mari et peut être en bonne interaction avec Elia, s’approchant d’elle lorsqu’elle en a besoin et la réclame.

80Le Dr. A. partage avec la famille le constat qu’Elia a un développement parfaitement normal pour son âge, comme nous avions déjà pu l’observer lors des séances précédentes. Cependant, il souligne l’utilité de nos entretiens et communique notre idée qu’il serait important de continuer à accompagner la famille dans les moments de difficulté qu’ils rencontrent en tant que triade. Nous répétons que dans nos séances, les « sujets » sont les bébés, et les parents sont des alliés. Nous ne pouvons donc pas être leurs thérapeutes individuels. Nous sommes conscients que Mme Vicaire est en difficulté dans son quotidien, et nous voyons effectivement une indication pour un parcours individuel. Nous l’invitons à réfléchir à cela, et nous nous engageons à lui donner les coordonnées d’une personne à qui elle pourrait s’adresser, si elle nous le demande.
Puisque les parents répètent qu’ils sont inquiets pour Ouriel et qu’ils se demandent souvent « s’il est normal », nous confirmons notre disponibilité à le rencontrer, mais nous invitons d’abord les parents à venir seuls une fois pour nous parler un peu de lui. Cette invitation nous semble marquer un tournant dans cette prise en charge, où le travail entrepris a permis à Elia de se dégager partiellement des identifications projectives pathologiques maternelles dont elle était l’objet et qui a autorisé ses parents à questionner la situation d’Ouriel, source d’inquiétude depuis les premières rencontres. Cette modification du cadre, ne faisant plus de nos rencontres des séances de psychothérapie parents, nous a permis de continuer à accompagner, de loin en loin, l’évolution de cette famille. Ouriel a pu engager une psychothérapie dont un des premiers effets a été l’amorce d’un véritable mouvement de séparation/individuation. Elia, à 2 ans, n’abandonne pas la dynamique développementale constructive que nous lui avons toujours connue. Mme Vicaire n’a pas pu engager une psychothérapie en dépit de la rencontre avec quelques thérapeutes d’adultes. Le fonctionnement du couple parental est plus harmonieux, chacun pouvant assumer tour à tour la fonction maternelle et la fonction paternelle selon les besoins des enfants. Enfin, les contenus psychiques traumatiques maternels projetés sur Elia à sa naissance semblent s’être « enkystés », lorsque le régime de la crise psychique a laissé la place au retour du refoulement, et leur réapparition par moments est démentie par le bon développement des enfants et par la tiercéité garantie par le père.

Conclusion

81L’originalité du cadre de psychothérapique parents/bébé en binôme rend possible l’accueil d’une clinique complexe où s’intriquent le corps et la psyché, les processus de parentalisation et la dynamique développementale des enfants. Ce dispositif possède ainsi une double visée, thérapeutique et préventive, qui l’inscrit comme un des outils à la portée des cliniciens du premier âge.

82Sur un plan épistémologique, la clinique précoce vient interroger la psychanalyse dans certains de ses postulats théoriques et lui imposer des remaniements techniques nécessaires à l’accueil de la complexité de la rencontre entre le bébé et ses parents. Le corps du bébé et l’interaction deviennent des voies incontournables à cette époque de la vie. Cette double exigence vise à prévenir les thérapeutes de deux tentations autour de la clinique du premier âge. Premièrement, celle de la fascination pour les arcanes du fonctionnement psychique du bébé, confinant dyades, triades et thérapeutes à la circularité d’une séduction en miroir. Puis celle qui néglige le transfert des parents vers l’enfant, le considérant comme un transfert sur les thérapeutes, transformant ainsi la rencontre en pseudothérapie de l’adulte en présence d’enfant.

83Enfin, malgré le parcours considérable accompli en matière de soins précoces, il reste encore des zones inconnues quant à l’instauration du psychisme du bébé et de ses avatars, constat qui fait appel à la modestie des thérapeutes et qui constitue un véritable moteur pour la recherche et le renouvellement de nos dispositifs de soin.
Printemps 2009

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : psychothérapie parents/bébé, transfert, contre-transfert, cadre, psychopathologie périnatale

Date de mise en ligne : 03/06/2010.

https://doi.org/10.3917/psye.531.0115

Notes

  • [1]
    Psychologue dans le Service de chirurgie viscérale de l’Hôpital Necker-Enfants malades (Paris).
  • [2]
    Pédopsychiatre, Adjoint au Service de pédopsychiatrie de l’Institut de Puériculture de Paris.
  • [3]
    Un bébé tout seul, cela n’existe pas.
  • [4]
    Le système clinique parent/enfant.
  • [5]
    Les objectifs théorétiques.
  • [6]
    Les ports d’entrée.
  • [7]
    Dans le souci de préserver l’anonymat des patients, des transformations de certaines de leurs circonstances de vie ont été faites. Les auteurs ont cherché des pseudonymes restituant les marques signifiantes inconscientes autour des noms et des prénoms des membres de cette famille.
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