Couverture de PSYE_501

Article de revue

Clinique du contre-transfert dans l'observation d'un nourrisson atteint d'une affection neuropédiatrique grave

Pages 5 à 27

Notes

  • [1]
    J’adresse mes plus vifs remerciements aux parents de Rémi.
  • [2]
    Psychologue clinicienne - Psychanalyste. Maître de conférences de psychologie clinique et de psychopathologie à l’Université de Bourgogne, Dijon (LPCS, EA 3658).
  • [3]
    Thèse de psychologie clinique et de psychopathologie dirigée par les Prs Bernard Golse et Bernard Brusset (2000).
  • [4]
    Conférence à l’Université de Bourgogne (Dijon), organisée par le Groupe Bourgogne - Franche-Comté de la Société Psychanalytique de Paris et le Laboratoire de psychologie clinique et sociale (LPCS) (mars 2006).
« [...] nous remarquons que tout analyste ne peut mener à bien ses traitements qu’autant que ses propres complexes et ses résistances intérieures le lui permettent. C’est pourquoi nous exigeons qu’il commence par subir une analyse et qu’il ne cesse jamais, même lorsqu’il applique lui-même des traitements à autrui, d’approfondir celle-ci. Celui qui ne réussit pas à pratiquer une semblable auto-analyse fera bien de renoncer, sans hésitation, à traiter analytiquement des malades [...] »
Freud, 1910, p. 27.

PRÉAMBULE

1Au cours de l’intervention de Geneviève Haag à la journée WAIMH-Francophone à Paris du 4 février 2004, j’ai été surprise que surgissent en moi, progressivement et non sans émotion, le visage de Rémi, celui de Mme D... sa mère, et le souvenir de nos moments partagés. À l’instant même où Geneviève Haag présente l’observation du bébé avec sa mère comme une épreuve d’ « ébranlement d’identité », je comprends enfin ce que j’ai vécu lors d’un entretien de recherche à domicile, sept ans auparavant. C’est la première fois que j’assimile au mieux cette situation et que les souvenirs qui me reviennent sont supportables, voire agréables. C’est la première fois que je peux me dire que cet entretien n’a pas été inutile et je comprends, plusieurs années après, à quel point j’ai dû faire face à cet ébranlement identitaire, dans ma psyché mais aussi dans mon corps quelque peu tétanisé par cette observation clinique.

2Pour la première fois, je peux construire une narration de cet événement et percevoir la nature différente de mes émotions : j’accepte de constater qu’au cours de cette rencontre j’ai eu envie de fuir cette situation pénible, « aliénante » parfois, situation investie comme menaçante, persécutrice, dangereuse pour moi-même, pour cette mère et pour ce bébé. Il me fallait fuir la « mort » – une mort imaginée, en lien avec des fantasmes de « toute-puissance », mais une mort toutefois bien réelle puisqu’il avait été énoncé que Rémi ne devait pas vivre au-delà de 2 ans.

3Ainsi, lorsque Geneviève Haag rappelle les conditions de la méthode d’Esther Bick (1964), je me dis : « C’est essentiel, mais qu’est-ce que c’est difficile émotionnellement », et ces huit heures passées avec Rémi et sa mère m’accompagnent tout au long de sa présentation. Son discours me renvoie avec force aux affects désagréables ressentis au cours de cette visite à domicile effectuée dans le cadre d’une recherche-action relative à mon travail de thèse de psychologie clinique et de psychopathologie [3] (2000). En l’écoutant, j’ai un sentiment d’incomplétude quant à mon nécessaire travail d’élaboration psychique visant à une meilleure compréhension de ces instants et d’autres à venir.

4Chemin faisant, cette présentation pourrait correspondre à celle du troisième temps, le temps du séminaire qui représente « un lieu psychique » où chacun peut donner sa propre lecture de ce récit. Profiter d’un temps et d’un lieu qui m’auraient été bien nécessaires au début de mon activité de recherche à domicile, même si la réalité de cette situation est différente de la méthode enseignée par Esther Bick. J’ai toutefois eu l’opportunité de montrer ce film à un groupe d’étudiants, à la demande du Pr Serge Lebovici qui avait déjà perçu mes difficultés après cette rencontre. Puis, lorsque me défendant de mes émotions, je lui dis : « Rémi est mort... trois semaines après ma venue », il me rétorque : « C’est vous qui l’avez tué alors ? » Cette remarque qui fuse me laisse sans voix, sidérée parce que je ne comprends pas pourquoi il dit cela – même si je me doute qu’il sait bien évidemment ce qu’il fait – m’amenant ainsi à « y » réfléchir, à « me mettre au travail », ce que je fais aujourd’hui encore en rédigeant ces lignes et en pensant à lui qui m’a tant appris sur les autres et sur moi-même et qui a impulsé mon parcours analytique personnel et professionnel. Je pense toutefois important de souligner que je ne me suis pas sentie du tout blessée par cette remarque parce qu’elle n’était tout simplement pas agressive d’une part et que d’autre part le doute, l’incertitude que pointait cette phrase, fût le point de départ d’un travail autoréflexif.

5Serge Lebovici a bien sûr perçu à ce moment-là mes sentiments de culpabilité, une responsabilité illusoire dans cette mort, mais il a surtout le sentiment d’un échec à empêcher cette mort annoncée, sentiment d’échec mué par « une pensée magique de toute-puissance » et une « illusion de pouvoir » évidentes. À ce moment-là de mon parcours, je connais bien insuffisamment ma propre vie fantasmatique, ce qui m’entrave dans l’élaboration de mes émotions : je n’identifie pas leur origine, ni leur nature. Et c’est toute l’importance de ma propre formation psychanalytique et la découverte de l’enseignement d’Esther Bick – initié par ses soins depuis 1948 à la Tavistock Clinic – que nous transmettent en France entre autres Geneviève et Michel Haag (2002) ou encore Didier Houzel (2002). Je revois d’ailleurs ma surprise en entendant l’injonction, « la prescription médicale » de Serge Lebovici lorsque, me regardant d’un air grave et avec fermeté, il m’annonce que je dois entreprendre une analyse. J’ai bien sûr suivi ce précieux conseil, émue de son attention, mais de toute façon je ne risquais pas « d’y échapper » car un an après, lorsque je présente mon sujet de thèse de Doctorat de psychologie clinique et de psychopathologie au Pr Bernard Golse, d’un air préoccupé et grave, le regard solennel, celui-ci me fait comprendre que je ne peux entreprendre un tel travail sur des nourrissons... en plus atteints par une maladie neuromusculaire à diagnostic létal, sans entreprendre une analyse ! Je repars soulagée de l’avoir déjà commencée, sans avoir pour autant les réponses aux questions que je me posais quant à son inquiétude. À cela, il fallait ajouter les séminaires du Pr Bernard Brusset que j’ai pu suivre dans le cadre de mes études doctorales et qui n’ont fait que renforcer mes convictions de la nécessité d’une formation analytique solide...

PRÉSENTATION DE L’ÉTUDE ET DE SA MÉTHODE

6Mon travail de thèse avait comme objectif une meilleure compréhension de l’acquisition du langage de bébés atteints par une maladie neuromusculaire, l’Amyotrophie Spinale Infantile (ASI) de type II, caractérisée par une dégénérescence des motoneurones des cornes antérieures de la moelle épinière. Cette maladie provoque une paralysie, une hypotonie généralisée laissant subsister quelques mouvements des pieds et des mains. Elle laisse intacte la sensorialité, n’affecte pas le visage ni les muscles faciaux, mais elle atteint le bébé dans le second semestre de la vie et entrave toute activité locomotrice. À la différence des enfants touchés par une ASI de type I qui ne vivent pas au-delà de leur deuxième année, ceux qui sont atteints par une ASI de type II accèdent à l’âge adulte (C. Bénony, 2000).

7Après avoir envoyé dans les services de neuropédiatrie en France ma proposition de recherche auprès de bébés atteints d’une ASI de type II, j’ai eu la possibilité de rencontrer Rémi et sa mère par l’intermédiaire d’un neuropédiatre d’un Centre hospitalier universitaire situé à plus de 350 km de Dijon. Je m’en réjouis, car c’est la première fois depuis la mise en place de ce travail que je peux rencontrer un « jeune bébé » (il a 10 mois) ; à ce moment de l’étude, il m’est impossible de me voir confier par les différents intermédiaires sollicités, des enfants de moins de 25 mois. Je suis très inquiète quant à la faisabilité de mon travail, déçue et agacée de la résistance des professionnels à me faire rencontrer des familles, je n’en étais pas à ma première recherche, j’avais déjà travaillé avec une trentaine de familles dont l’enfant avait plus de 4 ans et il n’y avait eu aucun refus de la part des parents (C. Bénony, H. Bénony, 2005).

8Je défiais donc ces résistances, car pour étudier les précurseurs du langage, il me fallait rencontrer des bébés encore plus jeunes, notre étude en cours montrant que des enfants de 25 mois avaient un niveau de langage supérieur à des enfants tout-venant âgés d’au moins 5 ans. Après un entretien préalable, la méthode de travail consistait à faire l’enregistrement vidéoscopique d’une séquence d’interaction libre entre l’enfant et sa mère, à domicile, et il n’était pas question de filmer « la mort en direct » comme cela m’avait été renvoyé par des professionnels peu informés sur l’étude des relations précoces et peu au courant des demandes des familles.

L’ENTRETIEN

La rencontre

9Je me rends donc à 9 heures du matin au domicile de M. et Mme D... situé dans un tout petit village où je suis reçue par Mme D... qui, avant même de me dire bonjour et avant que je pose mes affaires par terre, me demande : « Alors, il est comme les autres que vous avez déjà vus ? » Dès cet instant, je reste sans voix, je suis déconcertée, je suis très mal à l’aise. Qu’a-t-elle lu sur mon visage ? Aurait-elle posé cette question de toute manière ? En effet, après lui avoir dit bonjour et en attendant qu’elle me réponde, je me souviens avoir lancé un regard furtif vers Rémi gémissant dans son transat posé par terre, et m’être dit qu’il n’avait pas une ASI de type II mais une ASI de type I, la plus sévère et que visiblement, il souffrait et il était probablement déprimé, en tout cas il m’apparaissait en détresse. À la vue de son état de santé, de la sévérité de sa paralysie et de son hypotonie, non seulement je savais que je ne pourrais pas mener le travail que j’avais prévu et dont j’étais dans l’attente, mais il ne fallait pas influencer Mme D... quant au diagnostic de l’enfant et puis surtout je ne suis pas neuropédiatre. Il me faut donc renoncer à la méthodologie prévue et improviser un travail encore inconnu, ce qui suscite déjà en moi une mise en tension.

10Après nous être confortablement installées, sans hésitation, Mme D... accepte de raconter l’histoire de Rémi : la rencontre avec M. D..., une grossesse désirée mais épuisante physiquement (elle est aussi sous anti-dépresseurs), un accouchement trois semaines avant terme par césarienne. Elle me dit que c’est une renaissance, la fin des problèmes, qu’elle est plus mature, que le plus difficile est derrière elle car, si elle n’a pas profité de sa première grossesse ni des deux premières années avec son premier fils à cause d’un état dépressif, elle a la chance de profiter de cette seconde maternité qui lui est « permise », selon ses propres termes. Elle raconte avec un humour défensif sa rencontre amoureuse.

11Je ne sais pas comment réagir devant ce qui me semble être de l’agressivité mêlée à une intense tristesse, à un dépit que je ne perçois pas sur le moment, mais je me rends compte que je suis très tendue, et cela d’autant plus que non loin de moi il y a ce bébé qui a grand-peine à respirer.

12Elle précise qu’à la naissance, l’absence de réflexes n’est pas décelée mais à 4 mois elle s’inquiète de l’hypotonicité de son fils, le médecin émet l’hypothèse d’une maladie soit neuromusculaire, soit neurologique. Il est demandé aux parents de patienter un mois pour avoir la confirmation et faire les examens nécessaires. Mme D..., très émue, précise qu’elle, sa sœur et son mari gardent le secret pendant tout ce temps. C’est une période très douloureuse car les grands-parents paternels et maternels soupçonnent une anomalie et le verbalisent à leurs enfants.

13Un mois après, la confirmation de l’ASI de type I est annoncée à Mme D..., elle ajoute que les médecins lui ont dit qu’il allait mourir et qu’elle a entendu cette phrase : « Qu’est-ce qu’on fait ? » Elle poursuit : « Je ne comprends pas l’incohérence des médecins, j’étais très en colère et j’ai dit d’emblée que j’allais faire de mon mieux : avec eux, soit on sauve, soit on meurt. » Elle affirme que le médecin se trompe et me dit : « On verra bien après... s’il est encore là le jour de son anniversaire, j’enverrai un carton d’invitation à ce cher médecin qui m’a dit qu’il allait mourir » et de poursuivre : « Je vous en enverrai un à vous si vous avez envie de venir. » Je suis véritablement en conflit car je pense au fond de moi-même que cet anniversaire n’aura probablement pas lieu et en même temps il ne faut pas que je me trahisse tout en ayant le sentiment de tromper cette mère dont la profonde authenticité me touche.

14Elle poursuit son récit en me parlant des réactions des uns et des autres dans la famille. Son mari et elle se sont soutenus d’emblée, mais M. D... pleure beaucoup. Les grands-parents n’ont pas bien réagi, les grands-parents paternels n’ont pas supporté, même la mère de Mme D... au début ne voulait pas s’attacher à l’enfant, elle ne voulait pas le voir, mais à force de la voir déprimée Mme D... lui a dit que la première chose à faire pour l’aider c’était de se soigner elle-même. Elle l’envoie chez un psychiatre qui avait déjà vu des ASI de type I et depuis elle peut investir Rémi : elle peut le garder, l’aspirer s’il est encombré et lui rendre visite quand il fait des séjours en service de réanimation. Le beau-père de Mme D... ne cesse de pleurer lors du Téléthon et ce n’est que depuis un mois qu’il peut le prendre dans ses bras, me dit-elle tristement. La grand-mère paternelle pleure à chaque fois qu’elle le voit, Mme D... ajoute que Rémi le ressent et qu’il faut absolument qu’elle le prenne dans ses bras : « Ils ne se rendent pas compte de la charge que c’est d’avoir un enfant comme lui, il n’est pas comme les autres, il peut aller bien et cinq minutes après c’est l’hôpital. » Cette phrase m’envahira durant toute cette rencontre. Elle me dit que si des tests anténataux étaient possibles, s’il y avait eu des antécédents familiaux, peut-être aurait-elle choisi d’avorter mais qu’elle préfère avoir Rémi en le comparant à l’un de ses neveux infirme moteur cérébral. Elle me confie son désir d’un troisième enfant : « Comme ça Luc [son fils aîné âgé de 5 ans] aurait un enfant... non, un frère ou une sœur pas malade, ce serait important pour lui. »

15Cela fait à peine vingt minutes que cet entretien a débuté et je commence déjà à ne plus supporter d’entendre son récit ; en l’écoutant, je me dis que cela suffit et que je ne tiendrai pas le coup, tout en étant effrayée des ressentis que j’éprouve pour la première fois. Je n’ai pas envie de me laisser embarquer dans cette histoire, redoutant un danger...

La difficulté à gérer l’imprévu

16Concernant l’organisation de la matinée et de ma journée, mon inquiétude s’accentue lorsque Mme D... me prévient qu’il n’y a aucun endroit pour me restaurer, même pas un café et que je n’ai qu’à déjeuner avec elle ! Je ne me sens pas prête devant cet imprévu, je me sens vite prise comme dans un piège, je perds ma liberté d’action. Pas moyen de m’échapper à midi, pas moyen de prétexter l’heure du repas pour partir ; comble de tout je ne suis pas motorisée, je dois attendre un collègue parti à 100 km de là pour une de ses recherches ! Je reste donc de 9 heures à 17 heures sans interruption avec Mme D... et Rémi.

17Non seulement cette rencontre ne va pas dans le sens de mes attentes liées à ma recherche, mais d’autres imprévus m’attendent. Lors de l’entretien, je m’inquiète pour Rémi qui respire faiblement, je n’ose le dire à Mme D... pour ne pas la blesser – après tout je ne suis pas la mère – mais il me semble qu’il a du mal à déglutir sa salive. Mme D... repère mon inquiétude et me dit que c’est habituel, il ne faut pas que je m’inquiète. Et puis à un moment donné, les lèvres de Rémi bleuissent et je vois Mme D... bondir de sa chaise, attraper Rémi tout en criant « Meddey, Meddey », courir dans une pièce voisine pour aspirer la salive que Rémi n’avale pas. Plus tard en retranscrivant mes notes, je ne puis m’empêcher d’associer sur sa demande d’aide bien évidente que m’évoquent en français ces mots anglais.

18Mais ce n’est pas fini, il est 11 h 20 et Mme D... m’annonce qu’elle va aller chercher Luc à l’école. Je ne réponds rien, je suis déjà épuisée, Mme D... ne parle pas... du coup je fais vite le tour des possibles et ce que je redoute se produit : Mme D... décide de me laisser Rémi, elle n’en a pas pour longtemps selon elle. Là encore, je n’ai pas le choix, je commence à en avoir assez d’être cet objet passif si loin à ce moment-là de cet « objet malléable » défini par Milner (1990). Je me dis que ce n’est pas possible qu’elle puisse faire cela et laisser son fils à une inconnue ; d’un ton défensif et moralisateur, je me dis que cela ne se fait pas ; en fait, j’ai très peur.

19Non seulement, je ne suis pas d’accord pour rester seule avec lui, mais je sais que je n’aurais aucune fonction calmante pour ce bébé souffreteux qui a manqué de s’étouffer avec sa salive. Dès le départ de sa mère, il gémit et je suis pétrifiée, je lui dis que sa maman va revenir mais mon état d’anxiété manifeste ne le calme pas. Ces minutes (cinq, dix, quinze peut-être) m’ont semblé une éternité, j’avais véritablement peur qu’il meure. Quand Mme D... revient, je suis épuisée, lessivée, et j’espère qu’elle ne s’aperçoit pas de mon malaise : je lui indique juste que lorsqu’elle est partie il a pleuré et que je n’ai pas réussi à le rassurer. Elle lui lance alors : « Ne me dis pas que je t’ai manqué quand même. » Je ne sais pas à ce moment-là qui de la mère ou de la psychologue aide l’autre.

LE REPAS : UN MOMENT CONFUSIONNEL ET DOULOUREUX

20Dans la cuisine, Mme D... s’active pour préparer le repas de Luc qui doit repartir à l’école à 13 h 15 (je garderai Rémi à nouveau). Luc mange seul devant la télé, tandis que Mme D... prépare le repas de Rémi et le mien. Cette position de passivité m’agace sans savoir pourquoi, elle s’excuse de n’avoir pas eu le temps de préparer un bon repas pendant le week-end.

21Elle me présente une « platée de pâtes » : le terme est péjoratif, mais cela montre bien à quel point je ne pouvais plus « ingérer » quoi que ce soit – ses mots, ses émotions confondues avec les miennes, la vision de l’état de Rémi : blême, chétif, inerte ne parlant pas et ne faisant que gémir. Ce qui me met en échec est l’impossibilité, voire l’incapacité à entrer en communication avec lui : comment peut-on faire ? En plus, je suis persuadée que mon anxiété ne fait qu’augmenter la sienne.

22À cela se rajoute un autre imprévu : Mme D... m’annonce qu’elle ne mangera pas avec moi, que Rémi ne supporte pas quand elle mange, ce que je n’observe pas car il est calme, silencieux et regarde sa mère lui préparer le repas. Elle m’invite alors à commencer à manger et je m’exécute ; malgré la prise matinale de mon petit-déjeuner, je n’ai pas du tout faim, j’ai l’appétit coupé. Je ne supporte pas l’idée de manger seule sans savoir pourquoi cette situation m’incommode. Je mange en face de Mme D... assise sur une chaise, penchée vers Rémi assis dans son transat situé par terre. Quel sens mon aversion peut-elle avoir ? Et pourquoi ai-je la nausée ? Je me raccroche alors à ma propre histoire familiale : j’aime manger, ma grand-mère paternelle était restauratrice et nous perpétuons la tradition dès qu’une occasion se présente dans ma famille. En même temps, je me demande pourquoi je vais chercher tout cela. Qu’est-ce que cela signifie de « me faire manger » au même moment où elle donne à manger à son fils ?

23Les échanges entre Mme D... et Rémi sont difficiles, Mme D... en est consciente, il y a un silence pénible, « mortel » pourrait-on dire, et c’est alors que Mme D... a l’heureuse idée de me demander si je veux filmer cette séquence. J’ai alors le sentiment d’avoir commis une erreur – « j’aurais dû y penser », « pourquoi n’y ai-je pas pensé ? ». Et en même temps, c’est encore Mme D... qui dirige la rencontre dont je suis véritablement l’ « objet passif ».

24Je vais être enfin active, je vais pouvoir me réfugier dans ma fonction de psychologue effectuant une recherche, avec l’illusion de pouvoir « cacher mes émotions derrière la caméra ». Je filme la séquence qui m’est douloureuse et je culpabilise de filmer Mme D... en difficulté. Après une dizaine de minutes, j’arrête et je retourne à mes pâtes, je suis silencieuse, je n’en peux plus, j’ai peur que Mme D... le perçoive, je me dis que je n’ai pas le droit d’avoir de tels éprouvés au vu de ce qu’elle vit et de ce qu’éprouve Rémi. Alors, me vient l’idée de lui demander comment elle imaginait son bébé quand elle était enceinte, mais j’appréhende les conséquences de ma question sans savoir pourquoi puisqu’elle correspond au protocole des questions établies avec Serge Lebovici et auquel je m’accrochais à cet instant précis. Je suis très étonnée car elle n’en est pas surprise et tout en me préparant le café, elle me répond calmement que c’est une longue histoire ; il me semble qu’à cet instant, elle et moi nous nous détendons, surtout moi probablement.

25Elle raconte alors un récit déjà bien élaboré qui fait apparaître l’histoire infantile de Mme D... : depuis la mort du grand-père maternel de Rémi, les hommes ne comptent pas et il y a eu de nombreux divorces dans les générations précédentes ce qui était assez rare à l’époque. Mme D... m’apprend que son père est mort d’un cancer quand elle avait 2 ans et demi, elle fait alors et pour la première fois un lien entre les crises d’angoisse de Luc lorsqu’il avait 2 ans et demi et l’âge qu’elle avait quand son père est mort.

26Elle insiste sur le fait que la tradition familiale a été perpétuée dans la mesure où la grand-mère maternelle de Rémi a eu des filles et qu’il lui paraissait tout aussi évident que ses filles accouchent de filles. Seulement, la tante maternelle de Rémi a eu d’un premier mariage deux garçons et d’un second un autre garçon. Mme D... m’annonce donc qu’ayant eu un premier garçon, il était impensable pour sa mère qu’elle en ait un deuxième. D’ailleurs, celle-ci prévient sa fille que ce n’est pas la peine de lui dire le sexe de son enfant si ce n’est pas une fille. Donc, me dit-elle : « Toute la famille attend que je fasse une fille », elle associe m’indiquant : « D’ailleurs depuis la mort de mon père, il n’y a pas eu d’autres filles dans la famille, je suis donc la dernière, c’est pour cela que tout le monde m’a chouchoutée. » Elle relate par ailleurs une présence maternelle trop envahissante : « Il fallait que je ne fasse rien, en fait, j’ai pris le désir de mes parents, ma mère ne voulait pas que je sorte, elle m’avait dit qu’il ne fallait pas que je me marie, pour elle il ne fallait pas que je sois une femme, c’est pour cela que je suis devenue anorexique adolescente, j’ai exclu toute ma féminité. »

27À ce moment-là seulement je me remets à penser, à réfléchir, je peux mettre du sens sur ce que j’ai vécu auparavant, mettre en lien ce malaise avec les propres difficultés affectives de Mme D... et comprendre comment celles-ci influent sur sa relation avec Rémi en devant faire face à la réalité imposée par la maladie. Quand Mme D... raccompagne à l’école Luc qui est resté tout seul devant la télé, je suis moins inquiète et je peux parler à Rémi qui me regarde toujours aussi inquiet.

LE CHANGE, OU LA NAISSANCE D’UN LIEN INTERSUBJECTIF

28Mme D... me propose de l’accompagner dans la petite salle de bains où elle change Rémi, c’est un moment très fort en émotions. Les échanges peau à peau entre Rémi et sa mère, les soins, les caresses de Mme D... sont médiatisés par les éprouvés qu’elle peut évoquer sans réticence et authentiquement. Ainsi, elle dit qu’elle ne peut masser le dos de son fils – « la maigreur première » – tant c’est difficile de masser des os qu’elle n’hésite pas à exhiber. Cependant, je la vois lui caresser le dos du bout des doigts tout en me parlant, ce que Rémi apprécie, absorbe bien volontiers, goulûment, car on le voit froncer les sourcils tant il se fait plaisir. Elle ajoute : « On est fier d’avoir un bébé bien dodu contre soi », et combien il lui est difficile de le porter car elle a le sentiment que cela peut étouffer son fils. Dans cet échange, j’assiste au triomphe que manifeste Mme D... quand je lui dis que lorsqu’elle part de la pièce il gémit : elle n’en revient pas, tout se passe comme si elle prenait conscience qu’elle existe bel et bien pour lui, d’une part et, d’autre part, qu’elle lui est nécessaire et qu’elle n’est pas si mauvaise que cela finalement. À cet instant, Mme D... prend conscience de l’existence de son fils en tant que sujet et non plus seulement en tant qu’objet malade, elle lui dira : « J’y crois pas, tu comprends ce que je dis, t’es fou », au moment où il s’anime émotionnellement et psychiquement, fou peut-être de lui témoigner son attachement, fou de lui indiquer qu’elle existe bel et bien pour lui. Rémi émettra alors des sons avec plus de tonalité et de force, des vocalises tantôt de plaisir, tantôt de mécontentement ; il est plus actif, il interpelle sa mère, et ils entrent tous les deux dans un jeu de vocalises où alternativement ils se répondent mutuellement. Un nouveau lien se crée où mère et bébé jouent ensemble tout en se faisant plaisir. D’ailleurs, au moment où elle lui caresse le dos le téléphone sonne, elle l’entend mais elle ne répond pas, elle poursuit ses caresses accompagnées par sa voix douce et calme s’adressant à Rémi : « C’est sûrement papa, il veut savoir si tout va bien... »

29Quoi qu’il en soit, attitude contre-transférentielle ou non, je vois cet enfant se transformer sous mes yeux, je suis surprise et émue de voir Rémi sourire, me sourire. Malgré son corps si entravé – maigre, hypotonique, paralysé – avec pour seule respiration celle du diaphragme, il répond à mes jeux de coucou dont la fréquence défensive exprime mon soulagement. En effet, après cette matinée assez éprouvante, je suis sûrement rassurée de le voir là bien vivant et souriant, le visage plus rempli. Je suis émue de les voir profiter l’un de l’autre.

30À cet instant riche en émotions – positives – Mme D... n’intervient pas dans mes échanges avec son fils ; contrairement à la situation d’alimentation, elle ne les interdit pas, d’ailleurs les émotions circulent entre nous trois. Et puis je m’aperçois que les échanges de Mme D... avec son fils sont, pour la première fois de la journée, rythmés, une enveloppe sonore et corporelle douce s’est constituée au sein de laquelle Rémi se détend et se laisse bercer.

LA FIN DE LA JOURNÉE... ET LA GESTION DE LA SÉPARATION

31Ces émotions de joie me troublent, je découvre que le corps d’un bébé peut se transformer, je m’interroge sur ma fonction de psychologue et, du coup, je nourris sûrement l’espoir que Rémi va vivre un peu plus longtemps que ce que j’imaginais le matin même. Il me reste encore quelques instants, je m’excuse de ne pas pouvoir partir encore et me vient naturellement alors à l’idée de proposer à Mme D... de regarder le petit film de leurs échanges, ce qu’elle accepte bien volontiers.

32Elle s’installe avec Rémi qu’elle assoit tout contre elle (et sans corset) de manière à ce qu’il puisse regarder en direction de la télévision, ponctuant : « Il faut qu’il se voit quand même..., c’est lui la vedette... », lui prêtant à ce moment-là des compétences qu’il n’a pas mais si nécessaires pour son devenir psychique. Puis après quelques minutes de silence durant lesquelles je m’interroge sur la pertinence de ma proposition et de son impact sur Mme D..., celle-ci captée, fascinée par ce qu’elle voit, me dit qu’elle ne pensait pas qu’il comprenait à ce point-là, qu’elle ne pensait pas qu’il pouvait comprendre ce qu’elle faisait. Elle regarde très émue leurs échanges, elle rit, se moque d’elle-même de ses gestes, de ses mots... on rit ensemble, je suis très émue et elle aussi. Elle est détendue, Rémi est assis sur elle complètement calme, profitant pleinement de ce moment, se ressourçant. Ils sont paisibles tous les deux ensemble, ils sont bien là l’un contre l’autre, sereins, heureux après bien des vicissitudes, notamment celles de la matinée mais aussi de toute cette vie depuis sa naissance.

33Au moment où j’écris ces lignes, je réalise que j’étais triste de devoir les quitter, et je me sentais sûrement coupable de les « laisser » et de repartir, sachant qu’on ne se reverrait pas de sitôt vu la distance géographique qui sépare nos lieux d’habitation. J’étais aussi tout à fait consciente de ce que j’avais déclenché chez cette mère au niveau de ses émotions et j’estimais qu’il serait utile que nous nous rencontrions régulièrement pour assurer une continuité à ce travail initial de recherche.

34Au moment où je m’apprête à ranger mes affaires, Mme D... va enlever de nouveau la couche de Rémi, elle veut voir et je me demande bien pourquoi elle fait cela. Il vient d’être changé ! Je n’en suis pas sûre, mais il me semble que je me suis dit que cette journée n’en finirait pas. Maintenant je prends toute la mesure de l’importance du temps nécessaire avant de nous quitter.

35Je comprends donc qu’elle attend quelque chose dans la couche, visiblement elle y croit et elle a raison – avait-elle tout simplement senti quelques odeurs contrairement à moi ? – car à la vue des fécès, elle s’extasie en triomphant une nouvelle fois : « C’est pas vrai mon bébé, ça c’est super, t’auras pas de lavement ; c’est un beau cadeau mon bébé. » Elle répétera ce comportement encore deux fois avant que s’achève ce moment intense en émotions.

36Mon collègue vient alors me chercher, il sera largement temps de partir et de les laisser tous les deux profiter seuls l’un de l’autre, l’un avec l’autre désormais, mais aussi seuls avec cette histoire que nous venons de nous construire tous les trois.

LA MORT DE RÉMI

37J’apprendrai le décès de Rémi un mois après par le pédiatre. J’ai appelé Mme D... qui me demande alors une copie de la cassette de leurs échanges : « Pour voir les derniers instants où on est ensemble », énonce-t-elle très courageusement. Nous sommes restées en contact téléphonique régulièrement à raison d’une ou deux fois par an, plusieurs fois elle me dira que de se voir avec lui avant sa mort, cela lui fait du bien, qu’elle est soulagée de pouvoir se regarder faire du bien à Rémi et qu’avant sa mort il se soit passé « ça ». Quand je lui demande son assentiment pour présenter cette situation, elle me répond à chaque fois qu’il faut que sa mort serve à quelque chose.

38Pour des raisons éthiques, je ne raconterai pas d’autres événements graves, douloureux survenus depuis la mort de Rémi qui ont ainsi « malmené » le nécessaire travail de deuil de Mme D... ; je ne raconterai pas non plus l’impact de sa mort sur les différents membres de la famille. Seulement dire que nous avons prévu de nous rencontrer très prochainement pour évoquer bien sûr le souvenir de Rémi mais pas seulement, pour évoquer ensemble et soutenir des projets familiaux plus heureux pour cette famille. Est-ce parce qu’il est plus question de vie que de mort que nous pouvons nous rencontrer dix ans après ?

DISCUSSION

39Avant de souligner quelques aspects théoriques en lien avec ce travail clinique, je voudrais préciser qu’il m’a fallu beaucoup de temps pour me décider à publier ce texte, non seulement parce que je m’y expose personnellement mais parce qu’il peut susciter bien des questionnements et bien des critiques quant à la retranscription d’une telle étude de cas. Cependant, le désir de « narrer » cette histoire bien des années après a bien sûr une fonction antitraumatique en lien avec son processus d’activité de liaison.

40À travers cette expérience, je voulais témoigner comment émotionnellement il est difficile de se laisser déverser en soi les émotions, les projections de l’autre sans se perdre soi-même, sans se confondre avec un bébé et sa mère. Montrer comment il est peu confortable de venir avec un tabula rasa, comme le préconise la méthode d’Esther Bick qui doit nous amener à comprendre que nous ne devons pas – cliniciens débutants et non débutants – nous réfugier dans la théorie pour nous défendre de nos émotions même intensément éprouvantes. Comment aider dans cet état confusionnel Mme D... à transformer des éléments impensables en éléments pensables pour qu’elle les restitue à Rémi « détoxifiés », en référence à la fonction Alpha de Bion (1970) définissant ainsi la « capacité de rêverie maternelle ».

41Les écrits de Meltzer (1985) m’ont permis de mieux comprendre le fonctionnement de ce bébé. Il écrit que la bouche devient le premier théâtre où le bébé donne vie aux personnages de la scène psychique interne et que ce théâtre va de pair avec les mouvements que les bébés ont de leurs mains devant leurs yeux. Ils semblent reconstituer avec leurs mains la mobilité d’expression psychique qu’ils ont vue sur le visage de la mère, comme s’ils étaient en train de se représenter un objet en train de parler, de s’animer. Ces niveaux archaïques et originaires du « théâtre de la bouche » dans le cours du développement normal et pathologique du bébé ont été étudiés également par G. Haag (1991) par rapport aux processus d’émergence autistique (Bénony, Golse, 2003).

42Si la bouche est le premier théâtre et les mains les premiers acteurs de scène psychique interne, l’expérience avec des bébés entravés dans leur motricité amène à remarquer ce que j’appelle ce « dialogue tonique visuel », en référence à la notion de dialogue tonique présentée par Wallon (1970), reprise et développée par Ajuriaguerra (1974). Il ne doit pas nous faire oublier que le regard est un puissant moyen de construction psychique, sans minimiser pour autant l’importance des éprouvés sensoriels dont ces bébés ne sont pas privés et qu’ils tendent à réactiver certainement. Sans oublier non plus l’importance du rythme dans les échanges entre une mère et son bébé, ce qui nous avait rassuré quand celui-ci s’était manifesté entre Rémi et sa mère. Il existe un lien étroit entre la rythmicité et la temporalité : la rythmicité est la première intériorisation d’une temporalité qui permet au bébé de prévoir, d’anticiper, de se constituer un objet interne, comme le rappelle Sandri (1998).

43Par ailleurs, cet entretien de recherche-action en psychologie clinique s’est transformé, me semble-t-il, en une « observation psychanalytique » si je reprends les définitions avancées par Houzel (2002). En France, cet auteur œuvre quant à l’application de l’observation des bébés pour la formation, la recherche, la thérapeutique ; il est, en effet, fondamental de favoriser du côté des étudiants en formation leur capacité à observer, à découvrir et à tolérer l’attente. Trop souvent, la théorie est utilisée à des fins défensives et, faute de cette « capacité négative » décrite par Bion (1970), on ne peut être ce penseur dont le bébé est en quête tout au long de la construction de sa vie psychique et qui lui permet, par des effets de rencontre, de s’essayer à faire de son corps un lieu d’expression émotionnelle.

44Comme nous le rappellent Bydlowski et Golse (2005), le vif de l’expérience est bien évidemment lié à la rencontre de l’observateur avec la famille du bébé et avec les niveaux pulsionnels du bébé exprimés par le biais de son langage corporel. Dans un article relatif à ce travail, j’accordais d’ailleurs une place à la primauté de l’ancrage « sensoriel » dans la construction de la communication langagière mère/enfant (Bénony-Viodé, 2001). J’ai développé entre autres choses que la nourriture dont profite pleinement Rémi m’apparaissait être les caresses de sa mère, en faisant référence à la notion de « Moi-Peau » et à ses différentes fonctions définies par Anzieu (1985) et en pensant aussi aux travaux de Bowlby (1969, 1973, 1980) sur l’attachement et la fameuse expérience des Harlow (1974). Je me référais aussi aux travaux de Winnicott (1958) et sa notion de holding qui, avec Anzieu, a contribué à approfondir les rapports entre cadre et processus. Pour penser cette histoire, il me fallait bien des repères théorico-cliniques... à côté de mes questionnements sur ma propre histoire et ce que j’en avais construit à ce moment-là. Autrement dit, un modèle théorique qui puisse accueillir et donner sens à mon expérience émotionnelle et relationnelle.

45D’un point de vue professionnel, c’est une manière de ponctuer plus de quinze années passées à rencontrer des bébés, des enfants atteints dans leur corps, dans leur chair et dans leur psyché et leurs parents en souffrance psychique. Ce témoignage correspond aussi au besoin de communiquer une expérience réelle, vécue au cours de ma pratique clinique, certes ici de recherche, mais qui présente de nombreuses analogies avec d’autres expériences cliniques où ma fonction de psychologue clinicienne et ma fonction thérapeutique ont été aussi sollicitées. Et puis, ce besoin est aussi sous-tendu par le désir de répondre à ces fréquentes remarques et/ou critiques à propos des recherches que peuvent mener des psychologues cliniciens – qui plus est à domicile – dans la mesure où de nombreux professionnels ne cessent d’arguer un clivage entre la recherche et la pratique clinique. Bien sûr que le cadre est différent de même que l’objet d’étude, mais peut-on perdre son identité et sa fonction première pour autant ? Heureusement que non, et comment cela serait-il d’ailleurs possible ? Je rappelle juste, ici, que notre déontologie stipule qu’une partie de notre temps professionnel devrait, entre autres, être voué à la recherche.

46Nous savons à quel point l’observation d’un bébé réactive des « zones » psychiques vulnérables de l’observateur, et à quel point il est difficile de travailler, entre autres, avec des bébés qui vont mourir « bientôt ». Il était donc essentiel de prendre conscience de l’intensité de mon contre-transfert, dans ma psyché et dans mon corps, mais aussi de l’intensité du transfert de Mme D... sur moi-même. Peut-être aussi du transfert de Rémi sur moi-même quand je repense à son sourire au moment même où je le fixais avec la caméra et que je « zoomais » sur son visage en attente d’un signe. Il est indéniable que la rencontre entre l’adulte et le bébé doit être perçue comme « un authentique espace de récit » (Golse, 2005) et, dans ces cas de pathologies graves, on ne peut qu’insister pour souligner que ces bébés ont vraiment besoin que se construise avec et pour eux une histoire relationnelle et pas seulement médicale. D’ailleurs, les gestes qui accompagnaient les mots de Mme D... offraient un nouveau paysage : celui d’un investissement libidinal de Mme D... pour son fils permis probablement par un étayage des identifications maternelles à la fonction d’attention, de contenance et d’observation de l’observateur. Ce qui nous amène à la consultation thérapeutique chère à Winnicott (1971) puis à Lebovici (1997).

CONCLUSION

47L’étude des processus en jeu liés à cette rencontre ne concerne pas uniquement l’instant même où ces échanges se sont déroulés, mais leur élaboration pas moins d’une décennie plus tard de même que la compréhension de mon contre-transfert. Que ce soit du côté de Mme D..., du côté de Rémi, de moi-même ou de M. D..., non présent lors de cette rencontre, ce travail m’a beaucoup questionnée quant à la subjectivation de Rémi au fil de cette journée, quant à la constitution de son Soi, quant à l’instauration d’un Moi différencié de celui de sa mère et quant à l’édification d’un lien intersubjectif, d’un « entre eux deux » en présence du tiers que j’étais. Je me rappelle d’ailleurs une critique d’une étudiante dont la virulence était sans doute liée à la violence qu’a pu renvoyer cette situation à cette personne qui me reprochait d’avoir favorisé un attachement entre Mme D... et son fils alors qu’il allait mourir. Un débat s’ensuivit fort heureusement sur l’intérêt de tout travail psychologique auprès de familles dont le bébé avait « une promesse de mort » annoncée et proche dans le temps. Cette critique m’avait à la fois déstabilisée et agacée, mais je n’ai jamais pensé que Mme D... et Rémi m’aient attendue pour s’attacher l’un à l’autre, pour s’aimer... et puis comment prédire sa mort ! Ce qui m’amène à souligner toutes les projections de toute-puissance auxquelles nous pouvons être soumis, soignants du psychisme, et que nous ne devons en aucun cas renforcer ! Par ailleurs, un de mes souhaits est que ce récit soit une illustration de l’intérêt de comprendre le développement psychique de Rémi à la fois à l’aide de la théorie de l’attachement et à l’aide de la théorie des pulsions, sans entrer dans les polémiques entre ces deux courants. Il m’a ainsi semblé qu’à la fin de cette journée, s’est vraiment créé ce lien entre Mme D... et Rémi : la recherche du plaisir et de l’objet, la recherche de l’objet pour l’établissement et le maintien d’un lien ; le désir du désir de l’autre et le désir de reconnaissance par l’autre (Brusset, 2005).

48Ce travail m’a progressivement amené à élaborer les raisons qui m’ont toujours poussée à ne pas comparer, ni à opposer les pratiques psychanalytiques auprès de bébés et auprès d’adultes puisqu’elles sont de fait différentes. Certains critiqueront peut-être la notion de contre-transfert utilisée dans une situation « hors cure », seulement Freud (1910) nous a appris que le transfert n’est pas l’apanage de la psychanalyse et qu’il se produit dans d’autres circonstances de la vie, même s’il ne peut être élaboré uniquement dans le cadre de l’analyse. Le contre-transfert, pour Freud, est essentiellement l’ensemble des réactions inconscientes que l’analyste ressent « contre » le transfert du patient, d’où le terme de « contre-transfert » (Quinodoz, 2004).

49Guillaumin (2006) lors d’une conférence donnée à Dijon [4], évoquait la question du « tiers analytique » et soulignait l’importance des identifications primaires entre le patient et le thérapeute. Il considère ces identifications mimétiques, intimes, archaïques comme une véritable « empreinte primitive » constituant la base de tout travail thérapeutique, ce qu’il appelle « transfert de base ». À ce propos, à maintes reprises durant cette rencontre unique et dans les moments où je peinais à mettre du sens, des « représentations de mots » sur mes ressentis, je me suis sentie vraiment dans un état de détresse physique et psychique face au corps inerte de Rémi, face à l’absence de ses sourires, face à l’absence d’échanges visuels et face aussi à une vie psychique qui m’apparaissait bien figée comme son corps.

50À travers cette « narration », je souhaitais aussi démontrer comment, tout en travaillant aussi avec des bébés et leurs parents, les repères métapsychologiques m’ont été essentiels pour ce travail.

RÉFÉRENCES

  • AFM (2000), Les Amyotrophies spinales infantiles (2000), Fiche technique de l’AFM, Myoline.
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  • Freud S. (1910), Perspectives d’avenir de la thérapeutique psychanalytique, trad. B. Golse (2005), De l’entrave corporelle à l’urgence de la mise en récit, in B. Golse, S. Missonnier (dir.), Récit, attachement et psychanalyse. Pour une clinique de la narrativité, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 7-18.
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  • Winnicott D. W. (1971), La consultation thérapeutique et l’enfant, tr. fr. C. Monod, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : Amyotrophie spinale infantile (type I), Contre-transfert, Ébranlement identitaire, Observation à domicile

Date de mise en ligne : 06/02/2008

https://doi.org/10.3917/psye.501.0005

Notes

  • [1]
    J’adresse mes plus vifs remerciements aux parents de Rémi.
  • [2]
    Psychologue clinicienne - Psychanalyste. Maître de conférences de psychologie clinique et de psychopathologie à l’Université de Bourgogne, Dijon (LPCS, EA 3658).
  • [3]
    Thèse de psychologie clinique et de psychopathologie dirigée par les Prs Bernard Golse et Bernard Brusset (2000).
  • [4]
    Conférence à l’Université de Bourgogne (Dijon), organisée par le Groupe Bourgogne - Franche-Comté de la Société Psychanalytique de Paris et le Laboratoire de psychologie clinique et sociale (LPCS) (mars 2006).

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