1Notre recherche dévoile un nouveau talent du jeune bébé, celui de se montrer un excellent observateur du lien dès le premier mois de sa vie (Cauvin, 2002). Nous mettons en évidence cette remarquable compétence précoce en tant que phénomène émergent de processus de régulation émotionnelle bien connus et décrits à cet âge. Si “ l’affect a soif de représentation ” comme le souligne avec bonheur Pinol-Douriez (1984), nous défendons ici l’intérêt heuristique du maintien de la perspective économique dans la modélisation théorique de la complexité des interactions précoces. À partir d’informations recueillies à l’observation directe “ naturaliste ” des interactions entre de très jeunes bébés (moins de 3 mois) et leur mère (dyades non cliniques), nous étudions les enjeux des partenaires au cours d’échanges saisis au vif de l’expression émotionnelle et de son éventuelle transcription dans le creuset interactif. Une analyse attentive de nos observations longitudinales nous permet d’y surprendre un bébé qui investit de manière créative (au sens du trouvé-créé de Winnicott) les mouvements d’investissement du partenaire à son égard : en situation émotionnellement favorable, quand la mère déplace son investissement – nous disons qu’elle s’éloigne du bébé – le bébé actif le repère et peut à son tour s’éloigner de sa mère.
2Nos dyades ont été observées à domicile, dans le cadre d’un groupe témoin d’une précédente recherche (Myquel et coll., 1990). Nous avions alors été tentés d’accorder à certains comportements actifs des bébés une valeur transitionnelle transitoire. Face aux nombreuses questions soulevées par cette hypothèse de moment de transitionnalité précoce dans les interactions, nous avons décidé de reprendre l’analyse des observations. Un énoncé plus précis de nos hypothèses a alors motivé la construction de nouveaux outils d’analyse, étape méthodologique qui a abouti à l’élaboration du « pare-excitations dyadique observé » ( « paedo » ), outil d’étude des interactions affectives exploitable indépendamment de l’étude de la distance (Cauvin, 2003) et à la détermination de critères d’observation pour apprécier la distance entre les partenaires.
LA PROBLÉMATIQUE DE LA DISTANCE AU REGARD DES CONNAISSANCES ACTUELLES SUR LE BÉBÉ
3L’étude des processus développementaux est aujourd’hui indissociable de celle des interactions, dans la mesure où à chaque instant de son développement, le bébé sera confronté à un complexe associant activités cognitives, mouvements affectifs et relations sociales (Pêcheux, 1994). Comme le souligne Emde (1998, p. 28), la biologie développementale de la fin du XXe siècle s’inscrit en rupture avec la démarche scientifique jusque-là tournée vers une quête de simplicité : la capacité, considérée comme vitale pour l’individu, d’accéder à une « complexité croissante organisée » à partir de ses capacités intrinsèques et/ou en prenant appui sur les ressources extrinsèques de son environnement devient désormais synonyme de créativité. Lebovici, auquel Emde rend hommage dans l’article que nous venons de citer, a défendu une conception du développement s’articulant sur le pivot de la reconnaissance et de l’échange des déterminants émotionnels du lien interpersonnel (Lebovici et Stoleru, 1983 ; Lebovici, 1989). Pour Emde, « le développement de l’enfant ne peut se faire qu’à travers la richesse de ses émotions et de ses affects qui sont déplacés dans le cadre interrelationnel » (1998, p. 20). C’est là toute la question de l’importance capitale pour le bébé, selon Lebovici, de l’existence d’un processus d’empathie permettant aux partenaires de l’interaction précoce une compréhension mutuelle « de l’intérieur » (1998, p. 14) grâce à l’utilisation du vecteur de l’affect comme seul moyen de communication à disposition du jeune bébé pour palier les carences constitutionnelles de ses processus de sémiotisation : l’affect appelant naturellement la représentation, fut-elle partagée et portée par l’interaction comme le soutient Pinol-Douriez (1984 ; 1989 ; 1992).
La question de l’observation du très jeune bébé
4La mise à l’épreuve de notre problématique de la distance dans la relation mère/bébé nous plonge dans le domaine des interactions précoces et de l’interprétation des comportements manifestes. Nous devons distinguer quels fonctionnements individuels et/ou partagés ont pu contribuer à l’expression comportementale. Cette démarche suppose l’intégration de multiples points de vue dans une perspective inévitablement synthétique, sans toutefois verser dans une simplification réductrice de la complexité dont on espère la saisie. Un tel fil conducteur est à notre avis particulièrement visible dans les travaux de D. N. Stern : le ton était donné dans l’ouvrage qui a permis la diffusion de ses hypothèses sur la construction précoce du Self chez le bébé (1985), on en trouvera les prolongements dans l’introduction de son modèle de construction des premières représentations de l’expérience des interactions avec la mère (1993) puis de la nature et des enjeux de l’environnement précoce (1995). Dans un article de vulgarisation sur l’éthologie des interactions précoces, Cyrulnik (1999) insiste sur le rôle de la sensorialité précoce dans l’établissement des premiers liens sociaux, sensorialité dont l’organisation a déjà débuté in utero. Observer des interactions précoces nous amène donc à tenir compte de dimensions aussi éloignées que la mobilisation des défenses psychiques de l’observateur et la construction par épigenèse des structures neurophysiologiques engagées dans les processus maturatifs concernés par l’expression comportementale manifeste. Mais si ce souci d’intégrer dans le modèle sur le développement des données venant de plusieurs disciplines constitue bien une exigence contemporaine dans les travaux sur le développement, on le retrouve déjà dans les modèles de certains grands précurseurs comme Spitz ou Bowlby.
5Le regard du psychologue sur les trois premiers mois de la vie du bébé se disperse aujourd’hui dans le brouillard des résultats pointillistes de la recherche sur les capacités et compétences (Bushnell, 1993), au point que certains y prédisent un nécessaire retour à l’unité salutaire de la modélisation théorique (Lécuyer, 1996). De son côté, le regard du psychanalyste, aveuglé lorsqu’il côtoie les limites de la reconstruction dans l’après-coup, a favorisé la réponse théorique (le narcissisme primaire) qui s’est avérée aussi contraignante sur le plan du respect de la phénoménologie que de l’exigence du maintien de la cohérence interne de la métapsychologie (le débat sur l’attachement en témoigne).
6L’observation d’un bébé en interaction avec sa mère pose le problème du motif des comportements, de l’intérêt des partenaires l’un pour l’autre, de la part active que chacun prend dans l’échange et des conséquences de ces phénomènes sur l’état interne des protagonistes à l’œuvre. Du côté de la mère, il est possible d’obtenir un témoignage après coup sur son expérience des interactions observées et d’en inférer ce qu’elle avait alors en tête, pouvait attendre ou espérer. Mais comment interroger un bébé ? Ce n’est bien sûr qu’indirectement et à travers l’interprétation de ce qu’il nous montre que seront apportées de l’extérieur (observation des comportements, discours maternel) des hypothèses sur ce qui a bien pu se passer à l’intérieur du bébé (aussi bien sur le plan somatique que psychique). Notre revue des travaux récents sur les capacités et compétences du nourrisson rassemble les arguments indirects sur lesquels se basent les différents auteurs pour « faire parler » les bébés (Cauvin, 2002). Dans le quotidien d’une mère avec son tout jeune bébé, cet exercice banal repose sur le repérage et le traitement des informations non verbales qui circulent dans les interactions. Si le bébé possède une tendance innée à la communication (Wallon, 1949 ; Trevarthen et Aitken, 2003), la mère (ou son substitut) lui oppose en écho des dispositions intuitives à se mettre à sa portée (état de préoccupation maternelle primaire décrit par Winnicott, 1956). Cette « compétence communicative » (Cosnier, 1984) ou ce « parentage intuitif » (Papousek et Papousek, 1987) donnent au partenaire du bébé des possibilités inhabituelles, chez cet adulte rompu au langage verbal, d’utiliser d’autres vecteurs de la communication. Ainsi parvient-on à contourner la carence de la fonction sémiotique du bébé. Seront déterminants à ce niveau, le langage des émotions et le phénomène d’empathie qui permettent d’associer aux éléments du socle affectif – le « bain d’affect » (Lebovici et Stoleru, 1983) – propre à toute relation interhumaine, des représentations et donc du sens à ce qui sinon ne peut advenir en tant qu’expérience pour les deux partenaires. On retrouve dans la littérature de nombreuses hypothèses et modèles permettant d’approcher la réalité et de mesurer les enjeux du phénomène affectif au début de la vie.
7Intérêt et motivation sont des notions de psychologie sociale. En ce qui concerne le bébé, la distinction simple de l’intérêt comme aspect externe – traduction manifeste dans les actes – de la composante interne – motivation qui les suscite – se heurte à un problème de méthode : nous n’avons accès au contenu interne du bébé qu’à travers le regard extérieur que peut lui porter l’interprétation discriminée en mots ou implicitement contenue dans la prise en masse d’informations au cours du phénomène d’empathie. Nous tenons pour motivation ou motif du comportement la force de liaison (Paul Diel, 1947), le mouvement qui unit deux états de l’organisme autour d’une modification interne (Lagache, 1965) ; l’intérêt du bébé traduisant au niveau des comportements une motivation, une tendance vers quelque chose que nous considérons comme déterminée par le déplacement d’une quantité d’énergie ou investissement, selon le point de vue économique sur le fonctionnement psychique décrit par Freud. Ce fil d’Ariane permettant de relier du manifeste (l’intérêt) au motif (l’acte) et finalement au processus qui le sous-tend (le déplacement d’investissement) ne nous conduit pas pour autant vers la signification du phénomène observé car il repose sur un brouillard d’informations déjouant toute tentative de raisonnement causaliste. C’est finalement après un travail d’interprétation des comportements, après avoir effectué des choix parmi de nombreuses options interprétatives, que le sens émerge de la complexité, traçant un chemin possible entre la manifestation et un contenu lui donnant une raison d’être. Déroulé dans le temps de la réciprocité de l’interaction, ce chemin dessinera l’enveloppe protonarrative de Stern (1993) et son parcours par les partenaires donnera lieu au phénomène de rêverie maternelle décrit par Bion (1962) ; tandis que, dans la logique de l’observation des interactions, il conduira l’observateur empathique à formuler, sur le matériel, des « interprétations métaphorisantes » (Lebovici et Stoleru, 1983) ouvrant sur les déterminants fantasmatiques de la relation mère/bébé.
Justification et délimitation de la notion de distance entre le bébé et son partenaire
8Golse (1999) nous propose une conception de la vie fantasmatique et symbolique du bébé reposant sur un « trépied théorico-clinique » :
91 / un double ancrage corporel et interactif des symbolisations précoces ;
102 / le concept de traductions successives et stratifiées (messages énigmatiques de Laplanche, 1987 ; pictogramme de Castoriadis-Aulagnier, 1975) ;
113 / un mouvement de décentration et d’inclusion du contenant primordial :
- au début, le psychisme du bébé est contenu dans l’objet primaire, ce qui se traduit par une relation mère/bébé marquée par la présence de cet objet primaire ;
- à la fin, l’enfant est capable d’évoquer symboliquement sa mère absente ; l’objet contenant devenant un objet contenu (intériorisation par le bébé de la fonction contenante de la mère, selon les idées de Bion, 1962) ;
- entre ces deux temps, survient un moment de bascule en référence à la notion d’identifications intracorporelles de G. Haag (1985) au cours desquelles le bébé rejoue dans son corps et sa gestualité des aspects de la fonction maternelle « au moment des creux interactifs, c’est-à-dire en cas de présence physique de la mère, mais avec une distanciation psychique relative de celle-ci » (Golse, 1999, p. 170).
12Notre problématique de la distance dans la relation mère/bébé se situe exactement dans cet espace, non plus dans la chronologie du développement (au début il y avait, à la fin il adviendra), mais dans le temps du déroulement de courtes séquences d’échanges induction/réponse et dans le cadre des interactions précoces mère/bébé accessibles à l’observation macroscopique conduite selon une méthodologie proche de l’observation en milieu naturel.
13Nous abordons dans ce travail le problème posé par de telles situations de « creux interactifs » saisies à l’observation d’interactions entre des mères et de très jeunes bébés au cours du premier trimestre de vie et montrons qu’il est possible de critériser cette « distanciation psychique relative » de la mère pour en tirer des informations sur la manière dont le très jeune bébé s’y prend pour effectuer certaines de ses premières intégrations.
14Nous soumettons à l’analyse de nos observations l’hypothèse que des bébés, dès les premières semaines de la vie, se montrent capables d’expérimenter et de tirer profit de petits mouvements de la distance avec leur partenaire bien avant que se dessine le désormais classique mouvement développemental de séparation-individuation décrit par Mahler (1968). Nous discutons de la nature et des ingrédients de l’expérience ainsi réalisée par le bébé et revenons à nos premières intuitions sur la valeur transitionnelle des comportements, mais en les situant désormais dans une conception de la relation précoce mère/bébé caractérisée par une asymétrie de la dyade (Spitz, 1965) présentant des fluctuations susceptibles d’ajouter aux capacités d’initiative du bébé bien soutenu (en position secure sur le plan de l’attachement) des capacités d’intégration (de protoreprésentation ; Pinol-Douriez, 1984) de qualités de l’objet reposant sur le destin de l’investissement entre les partenaires au cours des interactions.
15Dans l’unité narcissique originaire, des irrégularités dans la coalescence émotionnelle précoce précipitent les conditions d’une intersubjectivité « à géométrie variable » : effet émergent observable de la mise en jeu simultanée des investissements réciproques, la distance entre les partenaires fluctue en permanence. L’environnement du très jeune bébé réunit habituellement des conditions de stabilité suffisantes pour pallier l’immaturité momentanée de sa capacité d’anticipation. De subtiles fluctuations dans le jeu des investissements réciproques pourront ainsi être éprouvées à certains moments privilégiés des échanges, lorsque se calment les turbulences et tempêtes émotionnelles qui orientent l’activité des partenaires de manière plus ou moins exclusive vers des mécanismes dyadiques de régulation économique. La temporalité des échanges est ici concernée : le temps semble se dilater ou se contracter suivant que se dessine ou non un espace entre la mère et son bébé pour accueillir des phénomènes d’investissement réciproque non directement asservis au motif homéostatique.
16Pour mettre en évidence de tels événements relationnels, nous devons critériser l’environnement émotionnel des interactions observées : nous articulons le mouvement d’investissement à l’état émotionnel dyadique, appréciant le caractère d’urgence de la régulation économique considéré comme la manifestation émergente d’un système dyadique, le pare-excitations dyadique. Nous concevons en effet distance et pare-excitations dyadique comme des entités aux destins mêlés, indissociables dans l’interaction affective : la distance se focalise sur les investissements, le pare-excitations dyadique recouvre l’entité partagée qui pallie la défaillance du moi du bébé face à la gestion du phénomène d’excitation, qu’il soit d’origine interne ou externe.
LES OUTILS MÉTHODOLOGIQUES
17Nous disposons de notes personnelles d’observation directe d’interactions mère/bébé réalisées durant le premier trimestre : trois dyades non cliniques observées une fois par quinzaine à domicile selon la méthode papier-crayon (sauf première et sixième qui ont été filmées, puis visionnées en continu pour un relevé papier-crayon), au cours de séquences proches de la vie quotidienne (soit trois observations longitudinales de six observations chacune de quinze jours à trois mois).
18Le texte de ces observations correspond à un relevé de comportements manifestes que nous pouvons considérer comme un ensemble d’interprétations métaphorisantes de comportements, source d’informations sur les interactions affectives et fantasmatiques.
19Disposant de ces observations, nous avons dû créer des outils nous permettant de formuler des hypothèses sur l’état interne du bébé lors des échanges observés, en particulier à l’aube de la relation d’objet, sur les mouvements d’investissement du bébé. Nous avons donc analysé nos observations en vue de la construction puis de la validation de nos outils :
- pour apprécier l’état émotionnel dyadique, nous avons introduit le pare-excitations dyadique observé utilisant le critère de l’anomalie dans la relation mère/bébé ;
- et pour étudier le jeu des investissements réciproques, nous avons utilisé la notion de distance en étudiant la relation mère/bébé selon le critère de proximité/éloignement dans les échanges.
20La construction de ces outils constitue donc une première étape de nos résultats, précédant la mise à l’épreuve de nos hypothèses.
Le pare-excitations dyadique observé (paedo)
21Le paradoxe de la relation précoce – mère qui séduit et appaise à la fois – n’est pas immuable. Durant le premier trimestre, la relation mère/bébé est rythmée par une fonction pare-excitatoire assumée de conserve et de façon asymétrique par les partenaires. Défaillant dans ses fonctions mo ïques, le bébé dispose, à côté de ses propres ressources limitées, d’un environnement marqué par le soutien contingent du partenaire de l’interaction. Nous appelons « pare-excitations dyadique » le système fonctionnel régulateur de la vie émotionnelle dyadique : version dyadique du pare-excitations individuel freudien, il correspond à la mise en commun et à l’exercice plus ou moins conjugué de la fonction pare-excitatoire par les partenaires de l’interaction, suivant les fluctuations de l’asymétrie de la relation.
22Prenons les exemples suivants d’événements pouvant survenir lors des soins observés :
231 / des pleurs intenses interprétés sans ambigu ïté par le partenaire comme un signe de détresse du bébé menacé de débordement émotionnel et aménagé en conséquence et sans tarder par le partenaires (recherche d’une résolution de la cause des pleurs) ;
242 / un mouvement un peu brusque de la mère lors des soins obligeant le bébé à réagir par un comportement d’ajustement pare-excitatoire dans les interactions (par exemple un détournement de la tête ou une augmentation de son activité motrice de base) ;
253 / une initiative interactive de la part d’un des deux partenaires, s’accompagnant d’aménagement relationnel sans caractère pare-excitatoire (ce qui n’exclut pas des conséquences économiques en matière d’investissement réciproque).
26Ces événements observables ont comme point commun de concerner à chaque fois les deux partenaires, d’établir un lien de causalité entre l’apparition de quelque chose de nouveau dans les interactions et autre chose venant également rompre une continuité des échanges (avérée ou supposée). Ce sont enfin et surtout des interprétations métaphorisantes de déroulés interactifs donnant des saynètes comportementales dans lesquelles une trame d’intrigue se dessine du fait de conséquences émotionnelles perceptibles en toile de fond des comportements. Ce qui différencie ces événements est essentiellement d’ordre quantitatif : c’est le niveau de tolérance des partenaires à l’excitation et son mode de gestion dyadique. Il est à chaque fois question de pare-excitations dyadique mais dans des situations que l’on peut qualifier de différence d’état.
27Dans ces trois exemples : 1 / le pare-excitations dyadique est sévèrement perturbé et le partenaire doit trouver au plus vite une solution aux pleurs du bébé ; 2 / le comportement maternel brusque a certes perturbé l’équilibre économique des échanges et un aménagement à visée pare-excitatoire s’impose mais sans présenter le caractère d’urgence de l’exemple précédent, ce qui permet au bébé de résoudre le problème par une initiative motrice ; 3 / dans le troisième cas, on assiste à une situation très particulière où l’événement s’accompagne bien de modifications économiques (l’événement est reconnu et investi puisqu’il s’accompagne d’aménagement) mais sans caractère pare-excitatoire.
28Nous allons montrer sur des fragments d’observations que ces trois situations simples et en apparence anecdotiques illustrent en fait trois situations paradigmatiques de l’état du pare-excitations dyadique : perturbation sévère (exemple 1), perturbation modérée (exemple 2) et intégrité (exemple 3), et nous proposons d’appeler l’événement relationnel caractéristique de chaque situation une « anomalie dans la relation mère/bébé ».
29Le « pare-excitations dyadique observé » (paedo) décline les événements comportementaux faisant saillie dans la continuité des échanges – des « anomalies » au sens de Canguilhem (1943) – suivant le critère du trop-plein d’excitation ou de l’équilibre énergétique : les comportements apparaissent soit comme des « irrégularités » ou « écarts » ne perturbant pas les échanges, soit comme des « turbulences », voire des « menaces de rupture » dans la relation imposant des aménagements pare-excitatoires plus ou moins urgents suivant l’amplitude du débordement émotionnel responsable de la perturbation du pare-excitations dyadique.
Description d’anomalies sur une vignette d’observation (observation no 4 de Vivien)
30Nous présenterons l’observation d’une tétée émaillée d’événements analysés selon les critères suivants : étude des comportements et prise en compte du contre-transfert de l’observateur. Nos commentaires porteront sur les manifestations de l’exercice par les partenaires de la fonction pare-excitatoire dyadique.
31Le bébé est âgé de 61 jours. Premier né d’un couple de jeunes parents équilibrés et actifs, ses deux premiers mois ont été marqués par des problèmes digestifs, à type de colique du premier trimestre (Kreisler, 1989). La mère, aux prises avec son inexpérience de jeune primipare avec de douloureux antécédents de fausses couches et d’avortements, va accueillir péniblement l’expression des manifestations digestives de son bébé jusqu’à leur résolution grâce notamment à l’entrée sur la scène fantasmatique du père de l’enfant (quinze jours plus tôt, observation no 3). L’impression de solitude de la mère face à la détresse du bébé secoué de coliques, sa lutte intérieure pour ne pas se sentir elle-même débordée par l’angoisse (ici notamment l’angoisse de perdre à nouveau un bébé), vont s’éloigner au fil de l’observation longitudinale. Lors de cette quatrième observation, le bébé comme sa mère apparaissent libérés du fardeau des phénomènes douloureux intestinaux : les problèmes digestifs sont maintenant contrôlables, n’altèrent plus la continuité et la sérénité des échanges quotidiens, ils n’occupent plus l’essentiel du temps et de la disponibilité des partenaires ; il en va de même dans le déroulement de l’observation.
32Pour les besoins de l’analyse, chaque observation a été découpée en courtes séquences pour permettre un commentaire détaillé des événements relationnels qui s’y dévoilent. Le choix du découpage repose sur la subjectivité de l’observateur motivé par l’objectif de la mise en évidence du déroulé des variations de la distance. On peut considérer chaque séquence comme une saynète interrompant la continuité mais aussi l’opacité de la complexité des échanges observés pour en distinguer et souligner certaines formes constitutives de sa richesse. La désignation des séquences devait en faciliter l’exploitation pour l’analyse et la synthèse des données. Ainsi, dans la dénomination de la séquence (V, 4 . 1) : « V » corrrespond au bébé Vivien, « 4 » désigne la quatrième observation de l’observation longitudinale qui en comporte six, « 1 » est la première séquence dans le découpage de cette quatrième observation.
33Nous présentons chaque séquence suivie de son analyse sous la forme d’un commentaire détaillé de son contenu, avec les interprétations qu’il suscite.
34Séquence (V, 4 . 1)
35La tétée. Vivien se réveille et pleure beaucoup. La mère est détendue ; elle se prépare pour donner le sein : « Tu as faim ? demande-t-elle, ça y est ! » Vivien au sein jette de nombreux coups d’œil vers sa mère. Cette dernière regarde son visage, sa bouche, le sein, puis se met une serviette sous le sein. Le bébé est bien calé dans les bras de sa mère. Il envoie des coups d’œil à intervalle régulier vers sa mère, puis ses paupières se ferment. La mère, silencieuse, contemple son fils ; le visage maternel est peu expressif mais serein. Puis, les yeux de Vivien accrochent ceux de la mère de façon plus prolongée, au fur et à mesure que la tétée avance. Maintenant, il ne quitte plus sa mère du regard. Aucun des deux ne bouge. On entend au-dehors le bruit d’enfants qui jouent.
36Soumis à une vive tension de besoin (de nourriture mais aussi probablement d’attachement), le bébé pleure appellant sa mère et attendant d’elle la résolution de son problème économique.
37Nous considérons l’événement relationnel constitué par les pleurs du bébé comme une anomalie dans la relation mère/bébé témoignant d’une importante perturbation du pare-excitations dyadique, lequel apparaît menacé dans son intégrité en l’absence d’aménagement pare-excitatoire immédiat. Nous appelons cette anomalie une « menace de rupture dans la relation mère-bébé », même si la situation critique ne dure pas car la mère détendue et sûre d’elle apporte au bébé la présence et les gestes nécessaires pour le calmer. Pour autant, l’appel des pleurs du bébé apparaît impératif aux yeux de l’observateur qui constate que la mère aménage sans tarder la situation, éliminant du même coup l’anomalie : derrière la banalité de cette scène et l’aisance avec laquelle la mère trouve la solution au problème économique du bébé, nous entrevoyons ce dernier, l’espace d’un instant, totalement démuni face au débordement émotionnel. C’est donc le caractère ponctuellement dramatique d’une telle scène que souligne la menace de rupture et non ses conséquences à terme.
38On voit dans cette séquence comment le bébé peut utiliser la présence maternelle à ses côtés : il lui communique son vécu émotionnel par ses pleurs, en même temps qu’il contrôle la présence maternelle d’abord par des coups d’œil dans sa direction, puis grâce à un accrochage visuel permanent. La mère, quant à elle, « contemple » le bébé : elle l’enveloppe du regard, le soutient par sa présence visuelle continue et son attention soutenue, sans que l’observateur ne ressente de tension excessive chez elle.
39Dans cette séquence, à une situation de perturbation sévère du pare-excitations dyadique succède une situation de perturbation moins critique du pare-excitations dyadique : l’urgence est différée pour autant que les actes au cours des échanges demeurent orientés vers l’aménagement pare-excitatoire. Les comportements du bébé à connotation économique ont aussi changé de nature : le bébé recherche toujours le soutien maternel, mais de manière moins impérieuse que lors des pleurs. De tels comportements constituent des anomalies de type « turbulences dans la relation mère/bébé ».
40Le but relationnel recherché est bien entendu d’assurer une tétée dans de bonnes conditions : un bébé bien installé, en mesure de s’alimenter et bien soutenu par la mère qui l’assure de sa fonction pare-excitante tout en lui permettant le maximum d’initiative, compte tenu de ses capacités développementales. Menace de rupture et turbulence signent une perturbation du pare-excitations dyadique : un aménagement pare-excitatoire s’impose au caractère plus ou moins impérieux suivant le cas.
41Suite de l’observation : séquence (V, 4 . 2)
42Le rythme de la tétée se ralentit. Vivien alterne des moments de regard vers sa mère et des moments de « repos » (où il se dégage visuellement de sa mère). La mère incline la tête pour se replacer dans la trajectoire du regard du bébé : une interaction visuelle dure plusieurs secondes ; pendant ce temps, la mère caresse le cou du bébé, lequel ne réagit pas. L’accrochage est intense, puis Vivien baisse les yeux et dirige son regard vers le cou de sa mère ( « repos » ). Le bébé a les yeux grands ouverts, il est très vigilant. Sa mère caresse ses mains. Il baisse les paupières, porte son regard sur le dessous du sein (ou peut-être ne regarde-t-il rien de particulier et focalise-t-il son attention sur la perception tactile de la caresse maternelle).
43Sur fond d’interactions corporelles continues, on assiste à un échange visuel entre les deux partenaires consécutif à un relâchement du contrôle visuel du bébé sur la personne de sa mère. La mère disponible accepte l’interaction visuelle intense puis, lorsque le bébé se désengage, trouve une occupation qui témoigne à nos yeux d’un changement de son investissement pour le bébé : elle lui caresse les mains. On pourrait dire, en forçant le trait, que la mère passe d’un bébé dépendant d’elle et qui recherche la communication avec elle à un bébé plus autonome et moins avide de relation. Notons que la mère, ce faisant, n’a pas interrompu toutes ses activités quand le bébé l’a accrochée visuellement, elle s’est laissée faire mais a aussi caressé le cou du bébé : libérée de l’emprise totale de son bébé, elle jouit d’un espace d’initiative personnelle. Cette atmosphère de liberté dans les échanges, l’absence d’impact critique, sur le plan économique, des mouvements relationnels des deux partenaires (engagement/désengagement ; relâchement de l’attention pour le partenaire ; fluctuations en intensité des échanges) caractérisent un environnement où les comportements des partenaires constituent des anomalies de type « irrégularité dans la relation mère/bébé ». Chaque événement dans l’échange non impliqué dans une activité à visée pare-excitatoire, dans la mesure où il sera éprouvé par les deux partenaires, pourra être considéré comme une irrégularité dans la relation mère/bébé. C’est le cas ici des comportements visuels du bébé (va-et-vient du regard) accueillis par la mère qui laisse faire. Elle leur donne, ce faisant, un sens particulier : il s’agit de comportements du bébé qui ne requièrent pas immédiatement son intervention. De la même manière, lorsque la mère caresse les mains du bébé, elle introduit une irrégularité dans la relation mère/bébé : le bébé aménage cette anomalie en se laissant aller dans le sommeil (diminution de sa vigilance)... à moins que la mère ne se comporte ainsi tout simplement parce qu’elle sent que son bébé est en train de s’endormir ! Quelle que soit l’option interprétative choisie, nous voulons ici souligner l’absence d’urgence pare-excitatoire caractéristique de l’irrégularité dans la relation mère-bébé.
44Suite de l’observation : séquence (V, 4 . 3)
45La tétée s’interrompt par intermittence. Vivien regarde le visage de sa mère qui est en train de regarder et manipuler sa main. Il lâche le mamelon, sourit à sa mère. Elle le tient en face à face, demi assis, puis l’allonge un peu. Il repose sur le dos, appuyé sur le coussin du canapé. Il semble repu. La mère prend le bébé sur son épaule et lui tapote dans le dos. Il fronce les sourcils. Pas de rot. Il bâille.
46Le bébé qui lâche le mamelon pour sourire à sa mère introduit une irrégularité dans la relation à sa mère et « choisit » (est libre sur le plan de l’investissement) d’engager une interaction ludique avec elle en lui souriant.
47La qualité de la réponse maternelle qui accepte le mouvement du bébé mais ne s’engage pas dans l’interaction ludique recherchée mérite un mot d’éclaircissement. Nous doutons que la problématique personnelle dramatique maternelle réactivée naguère par les coliques du bébé soit aussi vite reléguée au rang des mauvais souvenirs. La mère est certes moins anxieuse, et cela se sent dans le récit de l’observation, mais sa sensibilité sur ce point reste exacerbée. Nous ne croyons pas au fait qu’un bébé puisse peu ou prou jouer le rôle de « thérapeute de sa mère » même si le bon développement de l’enfant renforce certainement le sentiment de compétence maternelle et donc vient conforter à coup sûr le narcissisme de la mère. On voit la mère qui manipule machinalement la main du bébé. Elle laisse flotter son attention, poursuivant un mouvement de détente amorcé en début de tétée. La tension de besoin alimentaire est abaissée et le lien d’attachement, un moment « réchauffé » par les pleurs au réveil, est moins investi du fait de la bonne qualité des échanges (bonne qualité sur le plan pare-excitatoire, c’est-à-dire expérience de résolution des problèmes tensionnels et du maintien d’un équilibre énergétique pour les échanges). Le bébé reste présent pour l’échange ludique quand il sourit à sa mère lorsqu’il lâche le mamelon. Comme il s’agit plus ici d’une invitation à l’échange que d’un appel impérieux vers la personne de sa mère, ce comportement du bébé – dans son contexte de survenue – laisse libre la mère dans ses initiatives comportementales et relationnelles (elle choisira de mobiliser le bébé, anticipant la fin de la tétée, puis le mettra en position favorable pour un rot, le bébé se laissant faire à son tour). Par conséquent, l’espace qui s’ouvre entre la mère et le bébé, du fait de l’apaisement de la faim de ce dernier, est utilisé par la mère à des fins de prise d’initiatives concrètes.
Définition de la notion d’anomalie
48Nous appellerons « anomalie dans la relation mère-bébé » la reconstruction à partir de l’observation des comportements d’un événement relationnel concernant l’ajustement interactif des partenaires en fonction de l’équilibre du pare-excitations dyadique.
49L’anomalie rend compte de la perception par l’observateur d’une discontinuité dans le déroulement de la relation mère/bébé. L’accent est mis sur la temporalité dans la relation mère/bébé : l’anomalie concerne un événement ponctuel qui survient au cours des échanges, elle invite à s’interroger sur l’environnement et le devenir de cet événement, sur son déroulement dans l’espace de la relation. En un sens, pour reprendre les idées de Marcelli, l’anomalie inscrit dans les interactions une potentialité de succession entre les événements, une possibilité de dire « après cela il y a autre chose » (1985) ; elle définit également une microsituation et inscrit un microrythme dans l’interaction mère-bébé (un élément de nouveauté) sur fond de macrorythme (la continuité des échanges, la répétition en tant que facteur de stabilité) (1992).
50L’anomalie est le reflet de l’économie de la relation mère/bébé : si elle concerne parfois les modalités de régulation énergétique dyadique, elle est toujours en rapport avec des modifications de l’investissement mutuel des partenaires.
Les différents types d’anomalie
51Nos observations le montrent, l’impact de la survenue d’une anomalie sur la relation et son mode de gestion vont tantôt nous donner une idée de la capacité de la dyade à maintenir ou rétablir un état d’équilibre face à la menace du trop-plein d’excitation, tantôt figurer une modalité de l’échange affectif indépendante de la fonction pare-excitatoire dyadique. Suivant l’orientation donnée aux échanges entre les partenaires nous distinguons :
521 / Une anomalie à potentialité de changement : l’irrégularité dans la relation mère-bébé, support de créativité et acceptée par les deux partenaires. La particularité de cette anomalie est de constituer une irrégularité isolée au cours d’échanges sans danger de débordement par l’excitation ni enjeu pare-excitatoire manifeste : cela n’implique pas forcément l’absence de phénomène d’excitation partagée, mais indique plutôt que ces phénomènes restent au second plan des échanges et ne constituent probablement pas les seuls déterminants de l’expérience faite par les partenaires de tels échanges observés. On est ainsi en présence d’un événement relationnel à la fois susceptible de modifier le cours de la relation et accepté par les deux partenaires.
532 / Une anomalie « récusée » parce que sans avenir relationnel pour la dyade : il importe avant tout de se débarrasser de la charge émotionnelle excessive qui la sous-tend. L’intégrité du pare-excitations dyadique est remise en cause si rien ne se passe pour remettre les choses en ordre (c’est-à-dire si un des deux partenaires ou les deux ne se montre(nt) pas pare-excitant(s)). Nous distinguons, suivant l’appréciation du niveau d’effraction du pare-excitations dyadique :
54a) La « menace de rupture » dans la relation mère-bébé. Précisons que nous ne parlerons pas de rupture avérée du pare-excitations dyadique mais de perturbation sévère de ce dernier. En effet, au regard de la notion psychanalytique de pare-excitations, il ne peut y avoir, stricto sensu, de rupture de l’organe pare-excitations car cela équivaudrait à la destruction du Moi (cf. Freud, 1920, et la métaphore de l’être unicellulaire qui, pour se maintenir en vie, doit rester biologiquement intègre donc s’assurer de l’existence entre un intérieur et un extérieur). En parlant de « menace de rupture » pour l’événement relationnel reconstruit et de perturbation sévère du (fonctionnement du) pare-excitations dyadique, nous restons conforme au modèle d’un moi toujours garant de l’existence de situations de compromis dans les transactions entre le principe de plaisir et le principe de réalité : étant bien entendu que le bébé ne dispose pas encore d’un moi constitué, mais de fonctions mo ïques soutenues, voire entièrement supportées par l’objet primaire dont les caractéristiques extérieures (au sujet) sont alors déterminantes pour le niveau de fonctionnement de ce moi en cours de constitution. Ainsi, nous nous situons dans la perspective freudienne de 1926 avec sa notion de signal d’angoisse à visée informative pour le moi d’événements à potentialité traumatogène : le signal d’angoisse est conçu comme un motif de défense dont dispose le moi pour se mettre à l’abri d’une situation de danger économique, c’est-à-dire d’être débordé par l’afflux des excitations (Laplanche et Pontalis, 1967). Par analogie, et sur un plan moins élaboré (à un stade du développement de l’appareil psychique où les limites entre moi et non-moi ne sont pas encore clairement et/ou durablement établies), on peut considérer la perturbation sévère du pare-excitations dyadique comme un signal d’alerte visant à informer les partenaires qu’un danger imminent de rupture doit être immédiatement paré afin de maintenir le moi (ou du moins ce qui en fait fonction) dans son intégrité.
55b) La « turbulence » dans la relation mère-bébé. La turbulence est plus qu’une irrégularité isolée dans la relation, elle remet en question l’intégrité du pare-excitations dyadique sans toutefois en perturber gravement le fonctionnement. Cette anomale impose une mesure pare-excitatoire sans trop attendre.
Le gradient pare-excitatoire comme variable dans l’anomalie
56L’irrégularité dans la relation mère-bébé émaille des échanges non impliqués dans la résolution de problèmes tensionnels, infléchissant la continuité de la relation sans préjuger de la suite des événements. Sur le plan du pare-excitations dyadique, on peut dire que d’une manière générale l’horizon des possibles diminue au fur et à mesure que l’excitation croît au sein des échanges et que les deux partenaires voient leur attention se focaliser de plus en plus sur des aménagements pare-excitatoires.
Le pare-excitations dyadique observé (paedo)
57Les informations qui circulent dans les interactions sont d’abord comportementales, donc observables. L’exercice de la régulation émotionnelle dyadique dessine des écarts relationnels dont nous repérons la valence manifeste sous la forme d’ « anomalies » dans la relation mère/bébé. Nous proposons de retenir cette notion d’anomalie comme critère d’évaluation du niveau d’excitation dans les échanges et de ses conséquences sur la relation mère/bébé (modalités d’aménagement de la variation énergétique dyadique et temporisation des actes au sein des interactions en fonction de l’état du pare-excitations dyadique).
58Le pare-excitations dyadique observé ou « paedo » est l’outil clinique d’exploration des interactions affectives permettant l’approche, à l’observation directe, du pare-excitations dyadique grâce au repérage des anomalies dans la relation mère-bébé.
59L’anomalie sert de critère pour la détermination de l’état du pare-excitations dyadique dont le paedo constitue le reflet accessible à l’observation par reconstruction après coup des événements dont il vient témoigner. Ainsi nous décrirons un pare-excitations dyadique intègre (repérage d’irrégularités) ou perturbé dans son fonctionnement : perturbation modérée (repérage de turbulences) ou sévère (repérage d’anomalies de type menace de rupture).
Étude de la distance entre les partenaires
Le critère de proximité-éloignement dans les échanges
60Dans nos observations, le pare-excitations dyadique apparaît comme un système fonctionnel très précocément sollicité laissant pourtant apparaître des espaces non directement impliqués dans la gestion des grands équilibres. Nous nous sommes interrogés sur le destin des investissements des partenaires au cours des interactions observées selon l’état du pare-excitations dyadique : devaient-ils s’occuper plus ou moins rapidement des grands équilibres énergétiques un moment perturbés ou parvenaient-ils à s’intéresser à autre chose ?
61La notion de distance dans la relation mère-bébé permet de découper l’observation en séquences correspondant à une succession de mouvements de rapprocher et d’éloignement entre les partenaires, le critère de proximité/éloignement faisant émerger les mouvements d’investissement/désinvestissement mutuels dans les interactions. Un point de vue focalisé sur la distance est obtenu grâce à certains indicateurs comme les modalités sensori-perceptives, la tonalité affective des échanges et la fantasmatisation sur la scène de l’observation. Le mouvement général de la distance est apprécié en référence à des grands paradigmes connus :
- le fantasme d’unité symbiotique sert de référence à la situation de rapprocher ;
- la séparation physique correspond à l’éloignement ;
- l’interaction ludique et le phénomène transitionnel renvoient à deux situations différentes de distance intermédiaire.
62La somme des points de vue focalisés confrontée aux « référents de la distance » permet une appréciation globale et relative de la distance, indépendante du contexte singulier de la dyade observée. Comme nous décrivons la place de chaque partenaire dans une relation, unité symbiotique et séparation physique sont des conditions asymptotiques vers lesquelles on ne peut que tendre sinon nous sortirions du cadre de la relation. C’est en ce sens qu’elles nous servent de référence : il ne s’agit pas de figer la relation dans un quelconque état supposé stable et attendu, mais plutôt de repérer dans le mouvement relationnel des formes qui se succèdent. Indicateurs et référents servent à la reconstruction après-coup du phénomène observé en termes de mouvements de distance : le mouvement de rapprocher équivalant à un apport d’investissement et celui d’éloignement à un retrait d’investissement.
Application sur un fragment d’observation d’un bébé de 15 jours
63Paule est le premier enfant d’un couple de jeunes parents actifs, exerçant tous deux des métiers intellectuels les amenant à côtoyer du monde. Ils aiment la vie en société et pratiquent régulièrement des activités sportives et des loisirs d’extérieur. La naissance du bébé a bouleversé la vie conjugale, ce dont la mère ne paraîtra pas prendre conscience tout de suite. L’observation de cette dyade est marquée du sceau de la lutte contre le changement que la présence de Paule imposera à la mère. Les premières observations se déroulent dans une atmosphère d’excitation et de maladresse maternelle qui a mobilisé d’emblée notre contre-transfert (Devereux, 1967) dans le sens de la construction d’une scène de brutalité lors des soins. Nous y avons ensuite vu l’expression de la détresse d’une mère inexpérimentée supportant difficilement les limitations imposées par la maternité, nouvelle situation ternissant son idéal de jeune femme active et performante. Nous avions interprété son excitation comme une défense maniaque contre un post-partum blues tardant à se résoudre. Le « post-partum blues » étant une entité clinique à réserver pour des réactions de quelques heures à quelques jours après la naissance du bébé (voir la revue d’A. Guedeney et coll., 1993), nous préférons parler aujourd’hui de difficulté de la mère à accepter le mouvement de régression (Gutton, 1996, p. 485) qu’implique l’acceptation de l’état de préoccupation maternelle primaire, ce qui a entraîné chez cette jeune femme à la personnalité névrotique une situation conflictuelle momentanément dépressogène. La relation mère/observateur occupera souvent le devant de la scène. Lors de la prise de notes, nous aurons volontiers tendance à ne voir dans les gestes maternels qu’incompétence ou actes intrusifs et dans les comportements du bébé que malaise ou réactions de protection contre l’excitation engendrée par des soins inadéquats. Toutefois, une autre lecture à distance des événements, aidée par une observation longitudinale rassurante témoignant du bon développement de l’enfant, mettra en évidence des mouvements de la distance dans la relation mère/bébé assez comparables à ceux observés chez les autres dyades de cette recherche.
64Nous choisissons un fragment de la première observation de cette dyade montrant une mère et son tout jeune bébé (15 jours) immergés dans un bain d’affects parfois tumultueux. Nous verrons, dans un tel contexte, ce que nos outils nous apportent dans la compréhension de la qualité de la relation mère/bébé. Le début de la première tétée observée pour cette dyade est marqué par le malaise du couple mère/observateur et la relative bonne adaptation du très jeune bébé à la maladresse maternelle dans les soins. La relation mère/bébé apparaît secouée de turbulences, lesquelles requièrent des aménagements pare-excitatoires aussi bien de la part de la mère (elle fait des efforts de contenance et d’adaptation) que du bébé (on le sent constamment occupé au maintien d’une situation de rapprocher soutenant avec sa mère, par-delà les multiples interruptions de la continuité de la relation introduites par sa mère qui ne tient pas en place). Le texte de l’observation suggère que s’installe entre la mère et l’observateur une relation fantasmatique organisée autour de l’idée d’une mère qui s’occupe mal de son bébé sous les yeux d’un observateur impuissant et complice. L’observateur mal à l’aise se défend en tenant le plus souvent le rôle de l’accusateur.
65Nous prenons l’observation à un moment où les échanges apparaissent satisfaisants pour les partenaires, même si la sérénité de la mère qui commente et investit libidinalement les comportements de son bébé est parfois remise en cause par les initiatives désordonnées de son très jeune bébé.
66Séquence (P, 1 . 15)
67Allongé sur le dos, le bébé tète calmement, tandis que sa mère maintenant plus confortablement installée se recouvre l’autre sein. Elle dit : « Ça y est... ah ! » Le bébé fixe des yeux le sein. « Mais, ça n’est pas maman ! C’est le soutien-gorge ! », fait la mère, surprise de voir Paule tenter de saisir dans sa bouche un coin du soutien-gorge. Puis elle manipule pensive le babygros du bébé et revient au sein, s’assurant que tout va bien pour la tétée. « Assez, alors ? », demande-t-elle, en se retirant légèrement tout en se maintenant le sein d’une main. Le bébé sur le dos s’agite, bouge les bras, gémit et cherche le mamelon. La mère s’en rend compte et dit : « Oui ma puce ! Goulue ! Allez, voilà ! » Le bébé tète de nouveau, toujours dans la même position et toujours à l’aise semble-t-il. La mère se remet à lire.
68Le bébé qui saisit le soutien-gorge introduit une irrégularité que la mère remarque et interprète amusée et attendrie comme de la maladresse et de l’inexpérience. Événement inopiné, non motivé, issu de la rencontre fortuite entre la bouche du bébé et le vêtement maternel, cet acte va pourtant avoir des conséquences notables sur le déroulement de la relation mère/bébé observée. Quand le bébé surprend sa mère en lui agrippant le soutien-gorge, la mère réagit en s’évadant un moment dans la rêverie (elle se met à manipuler pensivement le babygros du bébé). Cela est intéressant car on peut se demander si, ce faisant, le bébé n’a pas aidé sa mère à se mettre momentanément à l’abri du regard inquisiteur et anxiogène de l’observateur, dans un espace de pensée plus serein en rapport avec le bébé, mais à distance du bébé observé. Revenant à lui l’instant suivant, la mère va déclencher une protestation de sa part. Du fait de cette variation de la distance, le bébé vient donc de vivre deux versions de sa mère : 1 / Une mère qui s’éloigne un peu de lui dans une rêverie (nous disons qu’elle s’absente partiellement). 2 / Une mère qui, revenant brusquement de sa rêverie, se rapproche trop vivement du « bébé des soins » dans l’acte de l’écarter du mamelon (malgré les efforts de la mère qui « se retire légèrement ») ; on remarque ici que la distance focale (éloignement physique du mamelon) ne détermine pas le sens de la variation de la distance ; c’est ici le mouvement de séduction qui domine (la mère se rapproche brusquement de son bébé pour l’écarter de son corps) ; l’impact émotionnel de ce mouvement de la distance dessine l’environnement de la turbulence.
69L’observation se poursuit. Le bébé s’endort un moment, se réveille et sa mère remarque que sa tête ballotte quand elle la mobilise (oscillations de la tête). La vigilance du bébé croît et une séquence d’interactions visuelles viendra conclure cette tétée dans une atmosphère de sérénité et de plaisir aux yeux de l’observateur.
70Séquences (P, 1 . 20) (P, 1 . 21)
71• « Allez, on va changer ! », dit la mère. « Es-tu sûre d’avoir déjà fait ? », poursuit-elle. Paule bouge quand sa mère s’écarte d’elle. En position demi assise entre les jambes de sa mère, comme dans un babyrelax, elle bâille. « Oh ! Comme tu es fatiguée ! », s’écrie la mère. En face à face, le bébé garde les yeux fermés, puis les ouvre et accepte une interaction œil à œil un moment, puis détourne le regard. La mère regarde, surprise, dans la direction du détournement. Le regard du bébé est maintenant mobile. Nouvel œil à œil : le bébé soutient un moment le regard maternel puis s’en détourne encore. La mère laisse faire.
72• Enfin elle dit d’un ton décidé : « Bon hop ! », saisit le bébé dans ses bras et le place sur son épaule pour l’emmener dans la salle de bains où va avoir lieu le change. Bref échange entre la mère et l’observateur en arrivant devant la porte de la salle de bains : « Vous pouvez entrer avec la lampe ! » – « ça ira comme ça... mais... n’y a-t-il pas trop de lumière pour elle ? » – « Oh, non ! C’est une grande fille... elle va au soleil et tout ! »
73La mère va et vient maintenant entre des préoccupations concernant la préparation du change et des moments où elle se rend disponible pour entrer en interaction visuelle avec le bébé. Elle alterne donc des moments de rapprocher (elle est tout offerte à son bébé pour communiquer avec lui ; toute son attention et tout son investissement lui sont consacrés pour le temps que durera l’interaction visuelle décrite dans la séquence) et des moments où elle s’éloigne un peu de son bébé sans le perdre de vue (elle déplace son investissement du bébé de la relation vers le bébé des soins, objet de son savoir-faire ; l’acte technique du soin requiert une partie de son attention que la mère retire donc au bébé) : nous disons que la mère qui retire ainsi au bébé une partie de son investissement « s’absente partiellement ».
74Le bébé est actif : il se détourne et ainsi surprend sa mère, introduisant une irrégularité bien acceptée par les deux partenaires de la relation. Plus encore, il semble avoir gagné un degré de liberté dans la relation, lorsque sa mère s’absente partiellement : il s’absente partiellement à son tour. D’autre part, la mère ne s’inquiète pas du détournement visuel du bébé ( « la mère laisse faire » ) : si son bébé s’absente partiellement, il ne la laisse pas tomber pour autant.
75Confiante dans les capacités d’adaptation de son bébé, la mère le délaisse un moment pour organiser avec l’observateur le futur change.
76Séquences (P, 1 . 22) (P, 1 . 23)
77• Paule, sur le matelas à langer, bouge beaucoup, essaie d’attraper une de ses mains, ouvre et ferme la bouche, ouvre et ferme les doigts en éventail. La mère s’affaire en sifflotant, fait du bruit avec les objets qu’elle manipule, ce qui fait réagir à chaque fois le bébé par une modification de ses comportements (brève augmentation de sa tonicité, sursaut, rupture ou interruption dans un mouvement).
78• À un moment donné, le bébé parvient à saisir un doigt avec sa bouche, le garde quelques secondes puis le lâche, yeux ouverts et tête sur le côté. Il garde les poings fermés sur sa poitrine quand sa mère lui enlève la couche, ses yeux sont maintenant grands ouverts, il semble figé, en attente de quelque chose. Il s’anime quand la mère, après s’être éloignée un instant pour saisir un objet, revient vers lui.
79On retrouve les mouvements relationnels décrits plus haut, à la différence que la mère met ici en actes les gestes anticipés tantôt. Le bébé s’agite (tension interne) et semble aussi répondre au mouvement d’éloignement maternel (malgré la proximité corporelle) de l’absence partielle par des mouvements corporels d’ouverture et de fermeture de la bouche et des mains.
80Plus loin, alors que le bébé tente d’apaiser son excitation dans l’auto-érotisme, la mère cette fois trop éloignée dans les gestes du change semble ne pas s’en apercevoir. La séquence (P, 1 . 23) permet de préciser, a contrario, la notion d’absence partielle. Lorsqu’une mère s’absente partiellement, elle garde consciemment en tête le bébé en même temps qu’elle peut penser à autre chose ; d’autre part, elle investit souvent plusieurs canaux de la communication (pas seulement le canal corporel), ce qui suggère qu’elle garde en tête le bébé en perspective sous au moins deux angles différents (aux contacts corporels du change, par exemple, viendront s’ajouter des coups d’œil en direction du regard du bébé ou des échanges vocaux). Or on voit dans cette séquence un bébé qui tente de s’appuyer sur son auto-érotisme et y parvient, tandis qu’il reste en attente du retour de la mère dans l’interaction visuelle pour le soutenir ( « il semble figé, en attente de quelque chose » et « s’anime quand la mère, après s’être éloignée un instant... revient vers lui » ). Nous observons donc, à ce moment-là, un bébé très réceptif à sa mère qui se rapproche le plus possible d’elle dans la relation et non un bébé qui peut s’éloigner d’elle en même temps qu’elle s’éloigne de lui.
81Séquence (P, 1 . 24) (P, 1 . 25) (P, 1 . 26)
82• Il s’anime de nouveau quand la mère lui touche le corps pour la toilette. La mère s’en rend compte et commente : « Là ! Gigote un peu ! » Le bébé jette alors un coup d’œil vers le visage maternel puis reprend sa position, tête et regard sur le côté.
83• La mère mobilise beaucoup Paule qui réagit en gigotant de plus belle. Tête toujours sur le côté, elle ouvre la bouche et bouge sa langue, régurgite un peu en laissant entendre une petite plainte.
84• Elle bouge les bras, ouvre et ferme les mains quand sa mère lui nettoie la vulve avec un morceau de coton humide. « Tu ne vas quand même pas nous faire un petit pipi direct là, toi ! », s’écrie la mère sur le ton de la plaisanterie. Elle poursuit : « Voilà ! Tu as bien gigoté ! Regarde tes jouets là ! », puis, constatant que le bébé ne regarde pas dans la direction qu’elle lui suggère : « Non ! Tu n’as pas envie ! »
85Le bébé tente de se tenir suffisamment éloigné de sa mère pour profiter des bénéfices de l’érotisation maternelle des soins malgré leur caractère toujours excitant : il y parvient un moment, mais l’excitation finit par le déborder. La mère, trop éloignée de lui, tarde à s’en apercevoir jusqu’à ce que le bébé s’éloigne visuellement d’elle : dans une tentative de rapprocher apaisant, elle va alors interpréter ce mouvement de la distance à l’initiative du bébé comme la manifestation d’un désir : « Tu n’as pas envie ! »
86Le change est presque terminé et l’excitation décroît (séquences P, 1 . 27 et P, 1 . 28).
87Séquences (P, 1 . 29) (P, 1 . 30)
88• Le bébé explore les alentours un moment puis fixe le regard maternel. C’est la mère cette fois qui se détourne. Le bébé reste un moment les yeux posés sur le visage maternel. La mère semble avoir beaucoup de choses à faire et tarde à se retrouver disponible pour l’interaction visuelle. Le bébé se détourne alors et se met à fixer un point immobile au loin. La mère lui met ses chaussons. Le bébé reste immobile. Elle lui demande : « hop, ça va ? » en tournant les yeux vers ceux du bébé, lequel jette alors un coup d’œil vers elle et porte de nouveau son regard au loin.
89• « Allez, on part ! », décide-t-elle. Elle embrasse Paule qui regarde maintenant fixement la lumière. La mère voyant son visage lui dit : « C’est la lumière qui te fait loucher ! » Lorsque la mère met sa tête entre la lampe halogène et sa fille, le bébé accepte l’interaction œil à œil, puis se détourne vers les pots colorés sur l’étagère à côté d’elle. La mère surprise par ce comportement suit des yeux et de la tête le détournement du bébé. Ensuite, quelques bruits provenant de l’extérieur de la pièce semblent distraire le bébé qui porte son regard au loin, quittant la contemplation des pots. Placée contre l’épaule maternelle, Paule explore des yeux les alentours, saisit la chemise de sa mère et la caresse des doigts. Le change est terminé, la mère décide de retourner dans le salon pour la suite de l’observation.
90Les variations de la distance observées sont sensiblement différentes des séquences précédentes : 1 / Les initiatives des partenaires prennent le caractère d’irrégularités et le pare-excitations dyadique n’est plus perturbé. 2 / La mère s’absente partiellement. 3 / Le bébé, plutôt libre de ses initiatives, explore son environnement ; il peut ainsi laisser sa mère s’éloigner de lui en la regardant se détourner ( « le bébé reste un moment les yeux fixés sur le visage maternel » ), puis effectuer à son tour le même mouvement d’éloignement progressif et, fixant les fioles colorées sur l’étagère, parvenir à surprendre sa mère comme lors de la séquence (P, 1 . 20). Au décours de ce bref mouvement d’absence partielle mutuelle, les actes visant à changer de situation de soins ne prennent pas le caractère de turbulence habituel : cela est probablement lié à une meilleure capacité des partenaires à ajuster la distance dans ce contexte de plus grande liberté de distribution des investissements mutuels.
ÉTUDE DES VARIATIONS DE LA DISTANCE : LA SITUATION PRIVILÉGIÉE D’ABSENCE PARTIELLE MUTUELLE DANS LA RELATION MÈRE/BÉBÉ
91Dans nos dyades observées, nous avons retrouvé des moments d’absence partielle tantôt initiés par la mère et tantôt à mettre à l’actif du bébé. L’observation longitudinale du bébé Marie est à ce titre exemplaire, avec apparition dès le premier mois de comportements laissant penser que le bébé utilisait les moments d’absence partielle maternelle pour investir un espace d’activités corporelles autonomes ( « les techniques » ). Nous allons étudier quelques fragments de cette observation longitudinale, puis retournerons à l’observation de Paule pour discuter des rapports entre variation de la distance et tiercéité précoce.
Au cours d’un change, observation de la « technique des mains » du bébé Marie (1 mois et demi)
92Marie est le deuxième enfant d’un couple de jeunes parents actifs, ayant tous deux fait des études supérieures et exerçant des professions à leur mesure. Elle a un frère de deux ans son aîné qui alterne des modes de garde variés : halte garderie, nourrice à domicile et grand-mère maternelle, lorsque sa mère, actuellement en congé de maternité, a besoin de « souffler » ou simplement de s’occuper du bébé et de sa maison. L’histoire maternelle présente une particularité intéressante pour notre propos : la mère a été séparée de ses propres parents pendant une période de plusieurs mois, un peu avant l’entrée à l’école primaire, et confiée à ses grands-parents. La séparation était justifiée par des impératifs professionnels, les parents vivant à l’étranger. Lorsque la mère, alors enfant, demandait quand reviendraient ses parents, il lui était à chaque fois répondu : « Papa et maman rentrent demain ! » Un jour, la mère a entendu des pas dans le couloir, elle a levé les yeux et a vu ses parents... Elle raconte ce souvenir avec un mélange d’émotion et de perplexité. Nous ne disposons pas d’élément sur l’histoire paternelle, mais avons rencontré le père vers la fin de l’observation longitudinale : il « passait par la maison » juste au moment où nous y étions. Le frère est un petit garçon vif et bien développé : à la maison lors d’une observation, il s’est alors montré très présent mais pas envahissant malgré l’attention que sa mère et moi portions à sa petite sœur.
93Marie est réveillée par sa mère pour l’observation. La tétée se déroule dans une atmosphère de sérénité troublée toutefois par la culpabilité de la mère et de l’observateur d’avoir dérangé l’enfant dans son sommeil. Ce n’est qu’à l’approche du change que le bébé va recouvrer le niveau de vigilance que nous lui connaissons.
94Séquences (M, 3 . 9) (M, 3 . 10)
95• Marie, contre l’épaule de sa mère, ouvre les yeux et explore du regard les alentours ; elle tient ses poings levés et les approche de ses joues.
96• La mère l’allonge sur la table à langer. S’ensuit une interaction œil à œil avec la mère, durant laquelle cette dernière lui dit : « Tu fais caca ! » Le contact visuel est intense et s’accompagne d’échanges de sourires avec des vocalises chez le bébé qui, de plus, agite les mains et sort la langue. La mère, souriante et satisfaite, déclare : « Ça fait plaisir de voir des petits sourires comme ça ! »
97Le passage de la situation de tétée à celle du change s’accompagne d’une modification de l’investissement maternel du bébé qui réagit en augmentant sa vigilance pour se tourner à la fois vers l’extérieur en explorant sa mère du regard (voire en s’y agrippant) et vers lui-même pour tenter de saisir ses poings dans sa bouche dans un mouvement évoquant une recherche de la satisfaction auto-érotique.
98Une fois la situation de change installée, la mère s’absente partiellement (elle s’active et montre dans ses commentaires qu’elle associe aux comportements du bébé des représentations personnelles) et le bébé saisit chaque occasion de se rapprocher d’elle. Ainsi, la distance présente de subtiles et incessantes variations dans un contexte de pare-excitations dyadique intègre : les va-et-vient de la mère dans la relation sont autant d’irrégularités acceptées par le bébé, toujours disposé à l’attendre pour de brefs moments d’échanges interactifs plurimodaux entre les partenaires (type interaction ludique) que la mère interrompt pour s’absenter partiellement à nouveau.
99Séquences (M, 3 . 11) (M, 3 . 12)
100• Marie contemple ses mains, tandis que la mère, se désengageant de l’interaction ludique, s’affaire maintenant pour le change qu’elle se met à commenter : « Attends ! Attends que je défasse la couche ! »
101• Marie regarde sa mère qui cherche un change neuf. Chaque fois que sa mère est disponible, Marie accroche son regard, puis elle semble relâcher son attention lorsque la mère se désengage pour reprendre son activité de change. L’impression qui se dégage alors est que cela se passe sans à-coup.
102Cette fois, le bébé réagit différemment au mouvement d’absence partielle maternelle. Il s’éloigne également de sa mère, dans un mouvement d’absence partielle caractérisé par un comportement évoquant un déplacement d’une partie de son investissement pour la figure maternelle vers un acte moteur : il déplace son regard vers ses mains. Il demeure en relation corporelle avec sa mère à travers les gestes du change, mais déplace la part d’investissement jusqu’ici dévolue au canal visuel sur une partie de son propre corps non directement concernée par le change et avec laquelle il va entamer une activité qui n’engage pas directement la mère. En référence à la notion d’imitation précoce, nous pouvons décrire les choses de la manière suivante : le bébé vient de quitter le corps en mouvement de sa mère pour retrouver ce mouvement dans l’animation de ses mains devant ses yeux. Pour se représenter le corps en mouvement de la mère, le bébé aurait-il besoin d’abord d’éprouver physiquement (et non simplement visuellement ou auditivement) ce mouvement ? Nous le pensons et croyons également que c’est le désinvestissement partiel de la mère qui a servi de moteur au bébé pour ce faire. Le bébé est ainsi encouragé à retrouver par ses propres moyens sa mère qui vient de s’éloigner.
103Ce double mouvement d’absence partielle des deux partenaires constitue une situation de distance intermédiaire où les deux partenaires peuvent expérimenter l’absence de l’autre en sa présence. Il s’agit d’un moment de grande disponibilité mutuelle et aussi de grande liberté dans le mouvement d’investissement mutuel : la mère et son bébé vont et viennent dans la relation sans que celle-ci s’en trouve affectée dans son caractère de continuité et l’impression d’harmonie que donne son observation. Le pare-excitations dyadique demeure intègre.
104Séquences (M, 3 . 13) (M, 3 . 14)
105• Le bébé regarde maintenant ses mains ; la mère le remarque et lui dit : « Oh ! Cette main ! », regardant à ce moment-là ce que regarde le bébé, c’est-à-dire les mains du bébé. Puis elle reprend son commentaire du change : « On gigote ! On gigote ! Un peu de crème ! » Le bébé, tout occupé par ses mains, répond aux stimulations corporelles du change par des mouvements d’extension et de fléchissement des jambes (que l’observateur interprète alors comme la manifestation chez le bébé de sa manière de gérer l’excitation que provoquent chez lui les stimulations maternelles). Il est à noter, en outre, que ces mouvements ne s’opposent pas à ceux de la mère et ne semblent pas contrarier le projet maternel.
106• La mère remet le babygros. Marie, maintenant allongée sur le ventre, enfouit son visage dans la serviette, puis relève la tête et dégage son visage pour parvenir finalement à agripper la serviette avec les mains, au moment où la mère la soulève pour la replacer sur le dos. Une nouvelle interaction œil à œil entre la mère et le bébé s’accompagne d’un nouvel échange de sourires ; la mère dit alors sur un ton amusé : « Tu as de la pâte à modeler ! C’est Jean... vous avez joué tous les deux ! » Marie répond par un grand sourire et vocalise : « Aheu ! »
107La technique des mains de Marie vient s’ajouter à l’interaction corporelle mère/bébé où l’on assiste à une modalité de gestion de l’excitation provoquée chez le bébé par les soins corporels. On constate au passage l’érotisation maternelle de ces soins : l’intérêt teinté de plaisir de la mère à voir son bébé gigoter, c’est-à-dire à constater combien elle peut être excitante pour lui et combien, en jouant sur cette excitation, elle parvient à lui apporter du plaisir. La mère qui remarque la technique des mains du bébé place de ce fait cet intérêt du bébé dans un lieu distinct du lieu qu’ils occupent chacun dans l’interaction (la mère regarde ce que regarde le bébé). Nous pensons que ce lieu préfigure ce que deviendra bientôt l’espace intermédiaire dont parle Winnicott entre une mère et son bébé.
108Il s’agit aussi d’un moment de tiercéité dans les interactions précoces. Moment certes fugace, comme en témoigne l’apparition de nouvelles turbulences encadrant désormais les échanges dans un registre pare-excitatoire prévalent.
Valeur transitionnelle des techniques du bébé âgé de 2 mois et demi et observateur tiers de la relation mère-bébé observée
109Après un moment de perturbation critique du pare-excitations dyadique résolu par la prise du biberon, la mère s’absente partiellement lorsque la vigilance du bébé calmé et rassasié baisse.
110Séquence (M, 5 . 13)
111Le change. La mère porte Marie contre son épaule puis la maintient un instant debout sur la table à langer. Elle regarde l’observateur, grimace puis esquisse un mouvement de pleur. La mère intervient sur un ton rassurant : « Tu ne le connais pas ce monsieur ? », puis l’embrasse sur la joue à plusieurs reprises en ajoutant : « Il va y avoir un creux sur cette joue ! Je fais toujours sur la même ! Il va y avoir une érosion ! »
112Cette séquence met en évidence l’existence d’un espace imaginaire maintenant relativement stable entre la mère et l’enfant qui permet la construction de scénarios à l’observation.
113L’interaction visuelle entre le bébé et l’observateur co ïncide avec une manifestation de déplaisir de l’enfant qui se met à pleurer. Pour la mère, il ne fait aucun doute que c’est l’apparition d’un étranger qui fait peur à l’enfant. Elle va alors rassurer son bébé en l’embrassant, comme pour lui dire : « Je ne te laisse pas, je suis toujours là et je t’aime toujours autant !... Même si mon amour peut aller jusqu’à te faire un trou dans la joue ! » Sur la scène de l’observation, l’étranger peut incarner la version mauvaise de la mère : ainsi, la mère dit à son bébé, en substance, qu’elle compte bien remplir son rôle entièrement, dans sa totalité bonne et mauvaise à la fois. C’est cette mère (imago maternelle) que l’enfant côtoie quand sa mère (réelle des soins) s’absente partiellement dans la relation. En fait, il apparaît que le bébé pleure au moment où sa mère le change de position et le porte debout : dans cette histoire, l’observateur lui est bien utile car il peut endosser la responsabilité de ce geste inadéquat pour le bébé. Ici, l’anticipation maternelle du bébé qui a peur de l’étranger correspond donc à une problématique complexe où l’on voit le bébé évoluer sur un fond de fantasmes maternels qui le concernent mais sans y prendre activement part.
114Séquences (M, 5 . 14) (M, 5 . 15) (M, 5 . 16) (M, 5 . 17) (M, 5 . 18)
115• Maintenant allongé sur le dos, le bébé regarde sa mère : l’accrochage visuel est aussi intense que tout à l’heure et le bébé réagit de la même manière à la situation en émettant de longues vocalises « heu ! heu ! ».
116• La mère lui dit alors : « Ha ! Gazou, gazou ! Du pipi couche ! » Marie la fixe des yeux un moment quand elle lui parle, puis porte son regard sur son poing droit. Ce regard reste mobile : allant de la mère aux mouvements autour d’elle. Puis elle se met à faire des mouvements de pédalage, liés et sans à-coup.
117• Elle jette soudain un coup d’œil en direction de l’observateur qui se sent surveillé du coin de l’œil par le bébé. À ce moment-là, la mère lui demande : « Que se passe-t-il ? Il écrit le monsieur ! Parfaitement ! » À chaque changement d’attitude ou bruit de l’observateur, le bébé le remarque et dirige ses yeux vers lui.
118• Marie regarde sa mère et lui sourit. « Il y a des bisous dans le nombril ! », commente la mère en embrassant sa fille qui fait alors de longs « heu ! ». S’ensuit une séquence d’interactions ludiques ponctuées de sourires du bébé.
119• Après quoi, Marie regarde attentivement sa mère qui lui nettoie l’ombilic. Lorsque sa mère sort de son regard, Marie regarde son poing. L’observateur s’interroge alors en cours d’observation sur la valeur transitionnelle d’un tel comportement du bébé.
120Après un moment d’interaction ludique, le bébé est serein et le pare-excitations dyadique intègre. La mère s’absente partiellement : elle répond aux vocalises du bébé en même temps qu’elle s’affaire au change. Un moment attentif à sa mère, le bébé s’éloigne d’elle et s’absente à son tour dans sa technique. Dans cette situation relationnelle, il dispose d’une certaine liberté d’initiative : on le voit qui peut alternativement passer de l’intérêt pour son poing à la recherche de l’interaction avec sa mère, sans que n’apparaisse de perturbation du pare-excitations dyadique.
121Dans un second temps, il semble que le bébé choisisse d’initier une technique similaire à sa technique des mains : il se met à pédaler lentement et sans à-coup. Les caractéristiques de ce mouvement de pédalages nous conduisent à lui attribuer un autre sens que celui d’une simple réaction motrice aux stimulations maternelles corporelles du change (qualité que ce comportement possède sans doute aussi). Il nous apparaît que le pédalage, parce qu’il est lié et sans à-coup, reproduit une qualité présente de la relation mère-bébé, sa stabilité.
122La liberté d’initiative du bébé lui permet par ailleurs de repérer un mouvement de l’observateur, ce que la mère remarque et interprète dans le sens d’une situation à trois.
123Les deux partenaires se retrouvent dans l’interaction ludique, puis la mère s’absente partiellement à nouveau. Le bébé s’assure encore de la place occupée par la mère qui s’absente puis s’absente à son tour, pour reprendre son observation de son poing (technique des mains). La répétition de ce type de phénomène dans la relation mère/bébé frappe l’observateur qui, au moment même de la prise de notes, pense aux phénomènes transitionnels décrits par Winnicott (1971) : si l’on tient compte de l’interaction en tant que « matrice de la représentation » (Pinol-Douriez, 1984), ces comportements du bébé possèdent, à ce moment-là, une indéniable valeur transitionnelle, dans la mesure où ils se situent entre une mère vivant la relation à son bébé dans un espace à trois dimensions et un bébé libre de ses initiatives, donc potentiellement créatif au sens de Winnicott.
124Séquences (M, 5 . 19) (M, 5 . 20) (M, 5 . 21)
125• On assiste à une interaction œil à œil ; le bébé se montre maintenant réceptif : il accepte l’interaction visuelle induite par sa mère et accepte également le fait que ce soit elle qui se désengage de l’interaction pour dégrafer le babygros du bébé. La mère joue un peu, paraît un peu excitée. Le bébé paraît sensible au caractère inhabituel de cet état d’esprit maternel et le manifeste en faisant la grimace. De son côté, l’observateur est aussi surpris par ce changement d’attitude chez la mère qui se montre d’ordinaire calme et douce : il lui vient alors à l’esprit qu’elle est une femme et que sa fonction d’observateur ne peut mettre totalement entre parenthèses le fait qu’il est aussi un homme. « Tu es curieuse petite fille ! Toute curieuse ! », s’écrie la mère.
126• Marie, posée sur le ventre, dresse la tête en se soulevant avec difficulté sur les bras, puis proteste, sa tête ayant tendance à s’enfoncer dans la serviette qui recouvre le matelas à langer. « On aime bien tripoter le tissu ! », lui dit sa mère. L’observateur a l’impression que Marie s’agrippe au tissu plus qu’elle ne l’explore ou l’expérimente.
127• Le bébé porte son poing contre son menton, reste attentif à sa mère, mais ne lui sourit pas lorsqu’elle manifeste le désir de jouer à nouveau. Marie semble maintenant s’impatienter. Sa mère lui passe de l’huile d’amande douce sur les cheveux en commentant : « Petit crâne ! » Quand la mère se met à chantonner sur un ton enjoué, Marie paraît surprise et met son poing dans sa bouche. « On se lève ! », déclare la mère qui saisit sa fille par le bras sans ménagement. Le bébé paraît encore surpris. Sa mère lui dit : « Mais tu tiens bien ta tête, dis donc ! » Le bébé regarde son poing.
128La réceptivité du bébé correspond à l’espace qu’il a ouvert pour lui-même, au gain d’autonomie qui en découle et à sa capacité naissante d’attendre et de recevoir de nouvelles expériences. Un tel bébé libère sa mère d’une partie de son attention pour lui. La mère peut utiliser cet investissement pour s’intéresser au « monsieur qui écrit » là. On voit réapparaître l’amante chez la mère (Fain, 1971). Cette modification qualitative de la relation mère/bébé est perçue par l’observateur empathique pour le bébé, mais sans doute aussi défensif face à sa prise de conscience du « retour de l’amante » chez cette femme. La mère lui apparaît alors moins attentionnée, un peu défaillante : le bébé en grimace de déplaisir... La mère, quant à elle, poursuit la voie interprétative du comportement du bébé de tout à l’heure, quand il s’est tourné vers l’observateur, et lui dit : « Tu es curieuse ! » L’absence partielle du bébé déplaçant son intérêt vers l’observateur permet à la mère, qui repère le mouvement, d’attribuer à Marie le désir d’investir un tiers dans leur relation. La situation triangulaire propose de nouvelles solutions pour élaborer la conflictualité de la relation mère/bébé. L’observateur voit alors une mère mal ajustée et se trompant dans ses interprétations des comportements du bébé, lequel lui apparaît ballotté dans un contexte de pare-excitations dyadique perturbé. On peut penser que la construction de cette scène permet à l’observateur, maintenant convié fantasmatiquement aux échanges entre les deux partenaires, de se protéger de l’impact de cette nouvelle situation d’observation en projetant sa propre culpabilité sur la mère.
129Séquences (M, 5 . 22) (M, 5 . 23) (M, 5 . 25) (M, 5 . 26)
130• La séquence de séparation puis retour de la mère auprès du bébé. La mère se met à jouer avec le bébé en lui présentant un jouet, un petit cochon en plastique. Elle lui raconte ce que fait le cochon. Puis elle le pose sur le bord du transat et s’en va en disant : « Je vais faire un petit tour là-bas, puis je reviens »
131• Marie, qui était restée auparavant immobile et attentive à sa mère, la regarde maintenant s’éloigner (M, 5 . 24).
132• Seule, elle regarde maintenant son poing. Puis elle fait tomber involontairement le cochon d’un mouvement mal maîtrisé du coude. Elle se stimule les lèvres avec la langue et presse des doigts de sa main gauche l’étoffe de son babygros, tandis qu’elle ouvre et ferme sa main droite. Elle regarde son poing et quand elle entend du bruit dans la pièce voisine (sa mère qui s’affaire), elle tourne son regard dans cette direction en interrompant ses autres activités. Puis elle se met à tousser.
133• La mère revient en disant : « Oh ! Atchoum ! Atchoum ! Tu as froid, non ? » Elle rapporte deux autres jouets. Marie regarde un instant son poing,
134• puis lève les yeux vers sa mère, saisit maladroitement le jouet que lui tend cette dernière et parvient à le porter en bouche. Dans un premier temps, elle ne fait pas attention à sa mère qui s’écarte un peu d’elle ; mais, l’instant d’après, elle jette un coup d’œil dans sa direction, comme pour s’assurer malgré tout de sa présence. Finalement, en face à face, s’instaure entre la mère et son bébé une nouvelle séquence d’interactions ludiques.
135La mère propose au bébé un objet susceptible d’occuper la place laissée vacante par son départ. Physiquement seul, le bébé réagit de trois manières : 1 / Son activité motricité s’accroît, témoignant d’un niveau d’excitation plus élevé que précédemment. 2 / Il recherche la satisfaction auto-érotique dans le suçotement. 3 / Puis retrouve le comportement d’utilisation du poing expérimenté dans la technique.
136Il va ainsi doublement retrouver sa mère dans la satisfaction auto-érotique mais aussi dans l’investissement du comportement d’utilisation de son poing. Il semble bien réinvestir sa technique du poing cette fois en l’absence physique de la mère. Cette double qualité nous incite à donner une valeur transitionnelle au comportement du bébé qui semble bien rappeler la mère en son absence. Le bébé préfère même un instant la présence maternelle réévoquée dans sa technique à la mère de l’interaction qui l’invite à des retrouvailles joyeuses. Puis on assiste à un jeu autour de petites variations de la distance, un peu comme si les deux partenaires attendaient prudemment que l’orage des retrouvailles passe. Signalons l’apparition d’objets concrets entre la mère et le bébé, à l’initiative de la mère et que le bébé commence à utiliser, comme il utilisa tantôt son poing.
Devenir des variations de la distance et des techniques à la fin du premier trimestre
137Le bébé vient de terminer un biberon lors d’une séquence marquée par des variations de la distance d’amplitude beaucoup plus importantes que lors des précédentes observations, sans que le pare-excitations dyadique s’en trouve perturbé. Le bébé semble de plus en plus enclin à prendre à son compte la fonction pare-excitatoire dyadique. Un moment d’interactions ludiques conclut la prise du biberon.
138Séquence (M, 6 . 11)
139Le bébé se saisit de son bavoir et le manipule en le regardant, se désintéressant ainsi à la fois du biberon et de sa mère qui se met alors à l’embrasser et à le caresser. Marie interrompt cette activité un moment pour régurgiter puis jette un coup d’œil vers l’observateur et reprend sa manipulation attentive du bavoir. Elle s’interrompt quand sa mère la place en face à face et accepte l’interaction ludique ainsi provoquée par cette dernière.
140Cette fois ce n’est pas la mère qui raconte ses fantasmes au bébé mais le bébé qui s’absente partiellement pour investir une technique : la manipulation du bavoir. Dans cette position, le bébé dispose d’une liberté accrue dans sa manière de gérer les modalités de ses investissements : il peut s’interrompre dans son activité pour jeter un coup d’œil vers l’observateur puis accepter l’interaction ludique recherchée par la mère. En se désintéressant du biberon, le bébé a donc refusé le retour à la relation de nourrissage (des séquences précédentes) et, avant de s’engager dans une interaction ludique avec sa mère, s’est octroyé un temps pour lui, grâce à sa capacité de s’absenter partiellement et à l’utilisation d’une technique particulière d’occupation de l’espace ainsi libéré (technique de manipulation du bavoir). Cette activité rappelle la technique des poings décrite dans les précédentes observations mais introduit un élément nouveau : l’utilisation d’un objet concret.
141Une interaction ludique entre les partenaires (séquences [M, 6 . 12] à [M, 6 . 15]) intègre le ruban du bavoir, puis la mère laisse un moment le bébé seul en présence de l’observateur :
142Séquence (M, 6 . 16)
143À son départ, Marie s’agite un peu, tourne la tête, manipule sa serviette. Elle effectue des mouvements de succion, pendant qu’elle regarde le mobile, puis elle reprend sa manipulation de la serviette. Au cours de cette activité qui va l’occuper une bonne partie de la séparation, elle regarde sa main qui bouge et fait bouger la serviette. Puis elle se tourne vers l’observateur, le regarde et reprend sa manipulation. La musique s’arrête, le bébé s’arrête alors de bouger et regarde le jouet, maintenant immobile, dans une attitude d’attente.
144Séparé physiquement de sa mère, la manière dont le bébé gère son intérêt pour un environnement marqué par le mobile musical en action n’est pas sans évoquer son aménagement de la situation d’absence partielle maternelle de la séquence (M, 6 . 11). On le voit passant d’une activité à une autre, allant de l’intérêt pour sa serviette à un moment d’attention pour l’observateur, puis à l’investissement de mouvements des mains et à la recherche de la satisfaction auto-érotique du suçotement. Lorsque la continuité de ce fond musical est interrompue, le bébé interrompt à son tour toutes ses activités et attend. Il semble donc qu’en mettant en action le mobile, la mère ait cherché à atténuer l’impact sur le bébé de la séparation physique. Le bébé a investi cet objet présenté par la mère, trouvant/créant une situation propice à maintenir sa mère à la fois présente et absente. L’arrêt du mobile dissipe l’illusion.
145La mère apporte un jouet, interposant encore un objet concret entre elle et son bébé. Son retour se fait en douceur à l’arrêt du mobile, confirmant la valence maternelle de la présence du mobile en action dans l’environnement du bébé (M, 6 . 17). Puis, après un long moment d’interactions ludiques, la mère installe Marie sur la table à langer. La mère s’absente partiellement et le bébé ne manifeste pas d’initiative tendant à faire varier à son tour la distance (M, 6 . 18).
146Séquence (M, 6 . 19)
147Lorsque la mère est absorbée dans l’activité du change, le bébé saisit son ruban et le manipule, puis va le porter en bouche. Quand la mère se rend à nouveau disponible, Marie accepte l’interaction avec elle mais garde le ruban dans sa main. Maintenant la mère s’approche d’elle, comme à la recherche d’une interaction ludique. Face à cette sollicitation maternelle, le bébé va réagir en fixant des yeux la mère tout en portant d’abord son ruban dans sa bouche puis son poing qu’elle va se mettre à sucer. La mère va faire un commentaire suggérant qu’elle interprète cette séquence comme une tentative réussie du bébé de parvenir à sucer son poing grâce à l’utilisation intermédiaire du suçotement du ruban : « Tu ne trouvais pas la bouche ! Quel goût il a ce ruban ? »
148Cette fois, le bébé s’absente à son tour partiellement et investit la manipulation d’un objet concret, le ruban de sa robe. Cette activité ne le prive pas de répondre favorablement à une initiative d’interaction ludique maternelle. D’autre part, la mère repère, respecte et investit l’activité autonome de son bébé alors qu’elle-même s’absente partiellement dans les gestes du change. Les conditions d’utilisation du ruban donnent à cette activité du bébé en présence de sa mère une valeur transitionnelle.
Absence partielle et technique : une occasion d’entrevoir le tiers entre la mère et le bébé Paule âgé de 1 mois
149Séquences (P, 2 . 17) (P, 2 . 18) (P, 2 . 19) (P, 2 . 20) (P, 2 . 21) (P, 2 . 22)
150• La mère lui lave les fesses, elle réagit au contact du gant froid en sursautant, puis tourne la tête vers une étagère où sont rangées des boîtes de médicaments et plusieurs petites fioles colorées. La mère le remarque : « Ah, tu vas regarder tous les petits produits ! » Le bébé reste un moment en contemplation devant ces objets.
151• La mère se retourne pour prendre de l’eau, tout en gardant un œil sur sa fille : « Hop là ! Attention la zizouille ! T’es dans ton pipi ! », lui dit-elle. Le bébé regarde toujours fixement l’étagère. Sa mère se rapproche d’elle, sa tête très près de celle du bébé (elle est très myope). Puis elle saisit sa tête et la tourne pour mettre le bébé en face à face : on assiste à un contact œil à œil fugace.
152• Le change reprend et la mère s’exclame : « Ah ! C’est papa qui t’a nettoyée ! Tu as plein de trucs blancs dans le pli ! (de la vulve). » Le bébé balaie du regard les alentours, pédale lentement et la mère dit : « Tu feras ce soir ! Hop ! »
153• Le bébé tousse, sa mère reprend en vocalisant sur le même ton « oh ! ». Cet échange soulage l’observateur qui depuis le début de l’observation a du mal à se départir de l’impression pénible qu’il a sous les yeux une mère qui fait souffrir inutilement un bébé. « Allez ! On empaquette tout ça ! Et voilà ! », dit la mère au bébé qui poursuit sa contemplation de l’étagère.
154• Au moment où la mère retourne le bébé, le regard du bébé croise celui de l’observateur, la mère le remarque : « Qu’est-ce que c’est que ça ? Il y a un monsieur ! » Puis elle recherche l’interaction ludique : « Là ! Gros bébé ! » Paule répond en vocalisant et la mère reprend la vocalise sur le même ton.
155• « Voilà, Miss ! C’est fini ! » Le change est terminé. Un moment de recherche de l’interaction ludique. La mère prend Paule dans ses bras, en face à face : interaction œil à œil. Le bébé sourit et sa mère lui répond par un sourire en lui disant : « Petite coquine ! On joue avec le lapin bleu ? Peut-être des fleurs ? » C’est ainsi que la mère annonce à sa fille comme à l’observateur son intention de se conformer au projet initial de l’observation (intercaler un moment de « jeu » avec le bébé, quand elle le souhaite).
156Nous retrouvons la prégnance de l’homéostasie dans l’environnement du tout jeune bébé. La stimulation du gant froid menace de rupture le pare-excitations dyadique et le bébé tente de fuir la situation en détournant la tête pour s’agripper visuellement aux fioles posées sur l’étagère à côté de lui. L’intégrité du pare-excitations dyadique est vite recouvrée et la relation mère/bébé va être marquée par des mouvements de variation de la distance d’une moindre amplitude et d’une tout autre signification pour les partenaires. La mère retrouve dans ce détournement un comportement familier du bébé qui a pris l’habitude de s’occuper à « regarder tous les petits produits » lorsqu’elle s’absente un moment dans les gestes des soins. L’observateur cette fois participe empathiquement à l’illusion anticipatrice maternelle en voyant le bébé « contempler » les objets posés sur l’étagère de la salle de bains.
157Le discours maternel témoigne de l’investissement du corps sexué de son bébé ( « la zizouille » ). Prenant conscience de l’éloignement actif de son bébé dans la relation, lequel se maintient détourné visuellement de sa mère, sans doute en réaction aux stimulations du change, elle tente maladroitement de réduire la distance en forçant l’interaction œil à œil. Puis le change reprend et la mère s’absente partiellement. Son discours indique qu’elle met fantasmatiquement le bébé et le père de l’enfant en relation : l’érotisation de la relation mère/bébé place ici le bébé dans une situation triangulaire. Du même coup, la gestion de la conflictualité devient plus aisée : on sent dans le commentaire maternel un peu de moquerie contenue pour ce père qui n’y connaît finalement pas grand-chose en matière d’intimité féminine. Au fait, qu’en est-il de cet observateur si peu bavard sur lui-même ? En même temps se fait jour une tension nouvelle de désir : cette zone du corps du bébé ainsi exposée acquiert des caractéristiques nouvelles susceptibles d’éveiller l’intérêt... d’un observateur silencieux par exemple. Chacun trouve une place plus assurée sur la scène de l’observation. Dans un contexte de pare-excitations dyadique intègre, le bébé un moment attentif à l’environnement se met à pédaler lentement. Ce comportement moteur évoque une technique mais il n’y a pas de reconnaissance maternelle de cette irrégularité particulière introduite par le bébé dans la relation mère/bébé, c’est pourquoi nous ne lui attribuons pas de valeur transitionnelle.
158La mère qui s’absente partiellement reste disponible pour accueillir empathiquement l’accès de toux du bébé. Puis elle interprète le croisement fortuit des regards du bébé et de l’observateur comme une occasion de rencontre joyeuse pour le bébé avec le tiers de la relation mère/bébé. Toutefois, l’instant suivant elle recherche le rapprocher de l’interaction ludique comme si cette anticipation d’autonomie pour son bébé lui avait trop coûté et qu’elle n’était pas encore prête à se détacher ainsi de lui. Une interaction ludique rassure finalement la mère et lui donne l’occasion d’évoquer l’idée de lui présenter un jouet pour l’occuper durant la future séquence de séparation.
CONCLUSION
159Notre étude de la distance entre les partenaires au cours du premier trimestre du bébé nous a amenés à préciser les contours que prend la distribution des investissements au cours des interactions précoces et le degré de liberté des partenaires dans ce domaine, compte tenu des exigences homéostatiques du très jeune bébé. En définissant la distance comme l’effet émergent observable de la mise en jeu simultanée des investissements réciproques, nous avons proposé une voie d’interprétation des actes des partenaires tenant compte du caractère indissociable de la dimension comportementale des interactions et de leur soubassement affectif.
160Au cours des interactions mère/bébé et dans un environnement pare-excitatoire donné (état du pare-excitations dyadique déterminé à l’aide de l’outil paedo), lorsqu’un partenaire est en mesure de repérer les initiatives et retraits de l’autre dans les interactions, c’est-à-dire des fluctuations du niveau de l’investissement mutuel entre les partenaires, nous appelons les aménagements consécutifs à ces phénomènes économiques, des variations de la distance dans la relation mère/bébé. Ces variations de la distance dans la relation mère/bébé sont accessibles à l’observation en tant que reconstruction de situations relationnelles complexes à partir de l’étude des comportements et du contre-transfert de l’observateur. Elles sont exprimées selon le critère de proximité/éloignement, en termes de mouvements de rapprocher et d’éloignement des partenaires dans la relation selon le pricipe que l’investissement tend à rapprocher les partenaires tandis que le retrait d’investissement les éloigne.
161Dans nos observations, les variations de la distance conditionnent les premières intégrations du très jeune bébé. Très schématiquement :
- trop près trop vite, il y a danger de débordement (c’est la situation de séduction) ;
- trop vite trop loin, c’est la détresse (manque de soutien) ;
- entre les deux, le bébé peut se montrer actif, c’est alors que dans un contexte affectif particulier certains comportements observés prennent à nos yeux valeur d’intégration de l’expérience vécue avec le partenaire ; de tels événements interactifs pourraient correspondre à des moments d’intériorisation de schémas relationnels concernant des fluctuations de l’investissement mutuel des partenaires.
162Parmi les espaces non directement impliqués dans le maintien de l’intégrité du pare-excitations dyadique, nous nous sommes intéressés à certains mouvements d’éloignement des partenaires, comme par exemple lors du change quand la mère s’affaire dans les gestes techniques tout en se rapprochant du bébé de temps en temps par un coup d’œil. Nous avons vu les bébés anticiper par des actes moteurs de tels éloignements maternels puis répéter ces comportements en l’absence physique de la mère, posant alors la question de la valeur transitionnelle de tels moments privilégiés des échanges, malgré le très jeune âge des bébés. Nous avons posé l’hypothèse que le bébé pouvait réaliser là ses premières intégrations à travers sa perception des mouvements d’investissement du partenaire à son égard, dans un contexte d’intégrité du pare-excitations dyadique.
163Nous avons formulé en termes de présence/absence du partenaire toute variation de la distance selon le principe suivant : plus le partenaire est présent et plus il est proche, disponible et secourable ; plus le partenaire est absent et moins il est disponible, éloignement dans la relation qui a pour conséquence de laisser le bébé un peu plus seul face à l’excitation.
164Que se passe-il pour le bébé lorsque sa mère s’absente au cours des interactions ? Nous savions jusqu’alors ce qu’il en était de la présence maternelle dans les interactions : échange plurimodal d’informations, mutualité et réciprocité. Nous savions que le bébé dispose de ressources pour gérer l’absence physique du partenaire de soins : comportements auto-érotiques, moments plus ou moins fugaces de recherche de la satisfaction hallucinatoire du désir en fonction des capacités d’attente, donc de l’autonomie pare-excitatoire. Nous nous doutions bien que le bébé pouvait utiliser les moments de présence du partenaire dans l’interaction pour se préparer et mieux affronter la solitude physique (c’est l’exemple de la séquence de la préparation à la séparation où la mère s’éloigne progressivement du bébé, donnant à ce dernier la possibilité d’en faire de même en anticipant le départ de sa mère) et vice versa (c’est le bébé qui se désengage un moment de l’interaction, puis y revient ; c’est aussi le bébé qui se restaure dans le sommeil après des interactions trop stimulantes). Il est indéniable que l’exercice de ces successions de présence et d’absence du partenaire de l’interaction conduit le bébé à intégrer progressivement des éléments sur le rythme et la nature de ces expériences de relation à l’objet en prenant appui sur la conjugaison des phénomènes affectifs et cognitifs, comme l’a bien montré Spitz dans son modèle de construction de l’objet libidinal, même si ce dernier mérite aujourd’hui d’être révisé à la lumière des connaissances actuelles sur les capacités et compétences du bébé. En isolant des interactions observées certaines situations au cours desquelles le bébé parvient à repérer et à s’aménager les moments où sa mère s’absente partiellement de la relation, c’est-à-dire lui retire une partie de son investissement sans le délaisser totalement (sinon il n’y aurait plus de relation), nous avons apprécié cette fois la capacité du bébé à repérer l’absence de sa mère en sa présence.
165Un tel repérage correspond selon nous à une protoreprésentation de l’objet (mère). L’objet vécu dans la présence est conçu du fait de son absence. Comme l’a montré Monique Pinol-Douriez, cette conception est portée par l’interaction qui correspond ici à un environnement sensible, maintenant ce qui persiste de la présence de l’objet après qu’une partie de ce dernier n’est plus accessible au bébé. Nous apportons dans notre travail une précision sur la nature de cet objet : il s’agit de l’investissement maternel pour le bébé, les premières intégrations portant sur l’intériorisation de la partie absente de l’objet correspondant à la part d’investissement retirée par la mère au bébé lors du mouvement d’éloignement.
166Nos arguments d’observation reposent sur l’observation des « techniques du bébé » en situation d’absence partielle maternelle dans la relation. Ces comportements surviennent dans un contexte relationnel précis correspondant à l’environnement de l’irrégularité dans la relation mère/bébé : 1 / On se trouve en présence d’un facteur de nouveauté dans les échanges, événement singulier faisant saillie sur la continuité des échanges et concernant les deux partenaires. 2 / L’intégrité du pare-excitations dyadique épargne aux partenaires toute préoccupation pare-excitatoire. 3 / Chaque partenaire apparaît libre de ses investissements dans l’échange et le bébé peut se montrer actif sans que ses comportements n’engagent forcément le partenaire dans la spirale induction-réponse.
167Les techniques évoquent la situation intermédiaire de Winnicott en tant que lieu de passage « en douceur » de la dépendance absolue à l’objet à la subjectivité et l’autonomie : la mère est présente et absente à la fois avec cependant possibilité donnée au bébé d’effectuer des premiers repérages de ces aspects contradictoires sans risquer un brusque « désillusionnement » ici figuré par la perturbation du pare-excitations dyadique. Le bébé est alors en mesure de marquer activement la relation d’un mouvement d’éloignement analogue à celui de la mère.
168Nous avons retrouvé dans nos trois dyades observées des variations de la distance avec intégrité du pare-excitations dyadique et, compte tenu des facteurs de variation individuels, c’est au milieu du premier trimestre que ces phénomènes relationnels ont vraiment donné lieu aux situations caractéristiques d’absence partielle mutuelle dans la relation mère-bébé (quand la mère s’éloigne du bébé, le bébé en fait de même activement). Nous avons aussi observé de nombreuses variantes à cette situation exemplaire : un partenaire s’absentant partiellement alors que l’autre n’aménageait pas ce mouvement (restait à la même place dans la relation) ou s’opposait au mouvement d’éloignement en tentant un mouvement compensatoire de rapprocher.
169Nous avons ainsi vu progressivement se dessiner un modèle de processus intégratif de l’expérience relationnelle précoce. À côté de leur statut d’imitation précoce (d’une qualité de l’objet), les techniques des bébés pourraient constituer l’aspect manifeste (peut-être relativement rare en tant que manifestation) d’un processus très fréquent et banal du développement. Ainsi, à chaque fois qu’un événement fait saillie dans le déroulé interactif, sans en compromettre les grands équilibres (anomalie/irrégularité), il se produit une variation de la distance susceptible de donner lieu à la séquence spécifique suivante :
1701 / attirer l’attention du bébé sur le mouvement d’éloignement de la mère puis libérer son attention pour lui permettre de s’éloigner à son tour ;
1712 / attirer l’attention de la mère sur le fait que son bébé est intéressé par autre chose qu’elle-même ou la partie d’elle-même jusqu’ici investie par lui ;
1723 / le mouvement d’éloignement mutuel créant, le temps de la variation de la distance, un espace relationnel nouveau occupé par la part des investissements mobilisée lors de cette variation.
173C’est cette ébauche d’espace intermédiaire entre la mère et son bébé qui, portée par l’interaction, pourrait présider aux premières intégrations du bébé de l’expérience de sa relation avec un partenaire. Il est tout à fait saisissant, dans nos observations, que ces phénomènes co ïncident avec l’apparition fugace de moments de tiercéité dans les interactions précoces.
174Printemps 2003
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Mots-clés éditeurs : Distance mère/bébé, Nourrisson, Protoreprésentation, Pare-excitations dyadique, Observation directe, Investissement précoce, Interaction mère/bébé