Notes
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[1]
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Centre psychothérapeutique de Nancy-Laxou, CMP, 1, avenue Voltaire, 54300 Lunéville.
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[2]
Assistante spécialiste, Intersecteur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de Créteil, CMP, 19 bis, rue des Buissons, 94000 Créteil.
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[3]
Professeur honoraire de pédiatrie néonatale, Maternité régionale et universitaire de Nancy, Maternité régionale et universitaire de Nancy, 10, rue du Dr Heydenreich, BP 4213, 54042 Nancy.
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[4]
Ils représentent désormais en France 0,9 % des naissances vivantes, mais 50 % des enfants mort-nés [7] .
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[5]
La normalité des ETF n’exclut pas bien sûr des lésions cérébrales de taille inférieure aux capacités de repérage de l’appareil d’échographie.
-
[6]
D. Tchénio [59] .
-
[7]
Nous tenons à remercier chaleureusement Mme Rosine Diwo, psychologue, maître de conférences à l’Université Nancy 2, pour l’aide qu’elle nous a apportée dans le choix des tests psychologiques et leur interprétation.
-
[8]
Service de soins et d’éducation spécialisée à domicile.
-
[9]
Centre d’accueil à temps partiel.
DES NOUVEAUX PRÉMATURÉS
1Les politiques de prévention de la prématurité, déclarée en France dans les années 1970 « objectif prioritaire » de Santé publique, ont subi bien des déconvenues : 6 % des naissances sont encore actuellement prématurées ; et il faut presque doubler ce chiffre dans le groupe des grossesses à risques, lui-même en augmentation [10] [40]. Dans leurs prévisions, les experts ont en effet oublié les progrès de la médecine fœtale et de la réanimation néonatale, rendant désormais possibles des extractions de plus en plus précoces d’enfants menacés in utero, ainsi que le développement de l’assistance médicale à la procréation à l’origine d’une augmentation des grossesses multiples ; autant de facteurs nouveaux de naissances prématurées spontanées, mais aussi provoquées, qui ont fait apparaître une population d’enfants particulièrement vulnérables et, du même coup, fait basculer la néonatalogie dans une ère nouvelle : celle des « très-grands-prématurés ». Désignés ainsi selon des critères précis – un âge gestationnel (AG) inférieur à 28 semaines d’aménorrhée (SA) et un poids de naissance compris entre 500 et 1 000 g [4] – ils accumulent contre eux tous les risques de la prématurité, vouant leur destin à toutes les incertitudes : d’abord sur leur viabilité [64], ensuite, pour les survivants, sur l’intégrité de leurs fonctions cérébrales, mais aussi sur la solidité du lien qui unit les générations entre elles, c’est-à-dire leur adoption par leurs parents. Car ces très-grands-prématurés sont souvent aussi des bébés « précieux », enfants de remplacement, d’une dette en suspens ou d’un espoir de rédemption. Et après avoir lutté pour leur survie, ils auront en plus à triompher de l’impossible mission de guérir leurs parents de leur nostalgie du bébé idéal dont ils ont pris la place. Quant à ceux, nombreux, qui garderont à jamais des séquelles neurologiques, ils devront grandir sous les contraintes de rééducations sans fin, subir parfois l’arbitraire de violences sociales, par exemple leur orientation indûment imposée dans les filières de l’enseignement spécialisé.
2Certes, les bébés de cette « ère nouvelle » ne sont pas tous sans promesses d’avenir, et nul n’est prêt à remettre en question la décision de les faire naître. Encore faut-il en assumer les conséquences, en prendre l’exacte mesure, recenser les facteurs de risques mais aussi de protection pour mettre en œuvre des réponses appropriées à leur état et soutenir leur aspiration au développement. Avec ces enfants, culmine la question récurrente des soins pluridisciplinaires avec toutes ses implications pratiques, théoriques, mais aussi éthiques, face à la nécessité, pour des professionnels venus de divers horizons, de conjuguer leurs efforts durablement et sous des formes sans doute encore à inventer.
3Les progrès technologiques ont permis que surgisse à nouveau la question du psychisme [12]. Et les équipes de néonatalogie ont ainsi compris qu’elles devaient consacrer beaucoup d’attention aussi aux parents pour les aider à mieux le devenir, en les informant, en les écoutant, en acceptant de tout entendre d’eux sans les juger : leur déception, leur révolte, leur désespoir, leur haine pour leurs bébés, leur honte de les ha ïr ; en espérant ainsi, qu’en un temps accéléré, ils soient prêts à les accueillir comme des sujets à part entière. Mais les psychiatres d’enfants, de plus en plus souvent sollicités pour apporter leur concours à ce difficile cheminement, se rendent compte par eux-mêmes, pour souvent la subir, de l’ambivalence extrême dont ces bébés restent longtemps l’objet, quand elle n’est pas radicalisée par des interventions précipitées, systématisées et mal préparées. Leur sens, en effet, ne va pas de soi pour des parents traumatisés, sidérés, culpabilisés, sans illusion sur les compétences de leurs bébés, sans conviction sur les leurs, plongés dans une résignation sans espoir pour l’avenir ; celle-là même que ces bébés ensuite reprennent à leur compte en la transmettant à leur tour à ceux qui tentent de les soigner, par leurs conduites répétitives de rupture, leur opposition dans la passivité ou leur appétence à revivre des situations traumatiques douloureuses.
QUELS SOINS ET POUR QUEL AVENIR ?
4À l’évidence, les soins destinés à ces nouveau-venus des services de néonatalogie nous ramènent à un débat ancien, toujours d’actualité et promis à un long avenir sur « l’intérêt de l’enfant » ; un impératif éthique dont tous les professionnels de l’enfance se réclament pour justifier leurs actions, mais sans être en mesure d’en prévoir toutes les conséquences à long terme. Le prix à payer peut être alors parfois très lourd. Ainsi, certaines équipes de néonatalogie annoncent triomphalement leurs intentions de franchir le seuil de viabilité fixé à 24 SA et prendre en charge des nouveau-nés à partir de 22 SA [2] [17] [51], plus tôt même, disent celles qui déjà parient sur l’avenir de l’utérus artificiel [9] ; mais en ouvrant la voie à une compétition dont on peut craindre le pire : transformer ces bébés du désir en objets d’expérimentation et en faire des enfants défigurés de la Science. Certaines études épidémiologiques récentes sont à cet égard inquiétantes, révélant que parmi les enfants atteints d’une insuffisance motrice d’origine cérébrale (IMC), près de la moitié sont maintenant des anciens prématurés nés à moins de 28 SA [29] [37] [43].
5Ces enjeux cliniques et éthiques confrontent les équipes de néonatologie à des décisions difficiles lorsqu’ils ont à choisir entre deux alternatives : ou l’arrêt de la réanimation pour éviter l’acharnement thérapeutique ou sa poursuite au nom du principe sacré du respect de la vie, au risque d’exposer les parents à de douloureuses déceptions et d’imposer aux enfants, malgré tout et malgré eux, une existence avec de très lourdes séquelles [19]. Quant aux bébés qui, plus chanceux, parviennent à franchir indemnes le passage périlleux de la période postnatale, leur avenir commence avec de nouvelles interrogations. Quels effets sur les connections interneuronales et la maturation cérébrale aura leur sortie aussi précoce de l’habitacle utérin ? Quel accueil leur feront ensuite leurs parents après les longues semaines d’attente et d’incertitude des soins intensifs ? Les accueilleront-ils comme des enfants ou des intrus, comme des sources d’émerveillement ou des agents de malheur ? Quels discours subiront-ils ultérieurement dans leur entourage scolaire, social, ou même médical, au nom de leurs éventuels symptômes ou écarts de comportement ? Les regards qu’ils rencontreront seront-ils pires que ceux qui depuis toujours désignent la prématurité comme un inachèvement, une imperfection, voire comme une transgression ou un signe de malédiction en faisant bien souvent de cet événement originaire une destinée ?
6Le pire n’est évidemment jamais sûr. Et il faut compter avec « la résilience » parfois surprenante dont font preuve ces bébés. Encore faut-il savoir l’aider, mais aussi le pouvoir, dans un environnement artificiel qui est loin de rétablir les conditions du milieu intra-utérin. Les rythmes imposés des machines, les sollicitations sensorielles continues, celles imprévisibles et douloureuses des soins sont des contraintes nécessaires pour suppléer aux fonctions vitales défaillantes, mais qui en même temps sont potentiellement des sources désorganisantes d’excitation, d’intrusion ou de déprivation sensorielle [36]. Il faut y ajouter les dysfonctionnements institutionnels que ces situations émotionnellement lourdes mobilisent au sein des équipes elles-mêmes, facteurs de clivage, de projection, d’usure, de refuge dans la technologie, de flottement dans les discours ou les décisions, non sans laisser des traces dommageables pour ces bébés qui grandiront sous les regards perplexes de leurs parents. Ce qui est gagné du côté technologique peut être ainsi rapidement perdu du côté psychologique. Il n’est de toute façon jamais facile d’aider ces parents, de prendre le temps de les écouter, de leur dire des vérités qu’ils ne sont pas toujours prêts à entendre, qui risquent de les égarer dans de faux espoirs ou un faux désespoir. Il est en revanche facile de gâcher une bonne décision par une trop grande hâte à la prendre.
7La gestion de ces situations met ainsi sans cesse à l’épreuve la compétence et la vigilance de ces équipes [52]. Elles sont toujours en recherche d’une conduite à tenir qu’il leur faut réviser à tout moment, avec l’obligation de se fixer à elles-mêmes des limites à leur désir de faire vivre ces bébés, sans jamais savoir jusqu’où ne pas aller trop loin ni quand ce désir devient « obstination déraisonnable » [53]. Ces situations sont assez exemplaires de celles, nombreuses, apportées par les mutations actuelles de la médecine sous l’empire d’une technicité conquérante dont le maître-mot est « l’efficacité ». Aux exigences des moyens, se substituent de plus en plus celles des résultats, sans que pour autant ceux-ci soient clairement définis ni qui, des économistes de la santé, des médecins, des parents ou des enfants, doit avoir le dernier mot. Certes, les médecins en charge de ces « nouveaux » prématurés refusent unanimement leur survie à tout prix au détriment de la qualité de leur vie. Mais ils ne disposent jamais d’indices cliniques et pronostics fiables pour fonder leur décision, ni anticiper ce qu’en feront plus tard les parents lorsqu’ils seront seuls pour l’assumer.
8Ces décisions reposent en fait sur des approches individualisées à discuter au cas par cas, qu’il serait vain sinon dommageable de codifier et d’uniformiser. Sans doute la seule méthode, celle que l’éthique commande, est de suivre attentivement chacun de ces bébés jusqu’à la fin de l’enfance, voire au-delà, en restant à leur écoute comme à celle de leurs parents [3] [24] [66]. Des études pluridisciplinaires régulièrement renouvelées sur le devenir de ces très-grands-prématurés sont à l’évidence nécessaires pour éclairer et mieux encadrer ce champ clinique de l’extrême début de la vie, qui reste une aventure incertaine et un immense défi. Cette évaluation est une responsabilité dont des équipes de néonatalogie ont pris la mesure en organisant une enquête multicentrique encore actuellement en cours dans neuf régions françaises – enquête dite « Épipage » sous l’égide de l’INSERM-U149 et coordonnée par B. Larroque – [7] [38]. Elle porte sur le destin à 5 ans des enfants nés entre 22 et 32 semaines d’âge gestationnel en 1997. C’est avec cette même perspective d’évaluation, mais sur une échelle beaucoup plus modeste et avec des moyens très limités reposant sur des témoignages conjoints d’une dizaine d’enfants âgés de 7 ans et de leurs parents, que nous avons entrepris une enquête sur leur devenir.
DITS ET NON-DITS SUR LE DEVENIR DES TRÈS-GRANDS-PRÉMATURÉS.
Données générales et remarques préliminaires
9Les études longitudinales se sont accumulées depuis plus d’une décennie, en apportant des données nombreuses mais très hétérogènes du fait de la diversité de leurs objectifs et de leurs méthodologies. Toutes s’accordent au moins sur un constat : les taux de mortalité et de morbidité augmentent dans un rapport inverse avec l’âge gestationnel [2] [18] [19] et s’améliorent nettement à partir de 25-26 SA [6]. Ainsi le taux de mortalité en cours d’hospitalisation qui est entre 74 et 98 % à 23 SA n’est plus qu’entre 44 et 57 % à 24 SA et de 23 % à 27 SA. Quatre remarques s’imposent :
101 / Les écarts observés entre les différentes études sur les taux de mortalité et de morbidité sont avant tout le reflet des positions éthiques des équipes obstétrico-pédiatriques. Face à la survenue de lésions cérébrales majeures en période néonatale, toutes, en effet, ne font pas le choix d’arrêter la réanimation, une fois celle-ci engagée [17] [29].
112 / Le concept de « séquelle » généralement appliqué à l’ensemble des pathologies secondaires observées consacre implicitement un postulat dont on peut discuter la validité pour celles de survenue tardive : celui de leur irréversibilité. Cette insistance à les évoquer en termes de manque et de déficit n’occulte-t-elle pas les aptitudes préservées et potentielles dont ces enfants disposent encore pour pallier leurs incapacités et répondre aux sollicitations de leur environnement ? N’empêche-t-elle pas la mise en œuvre de projets de soins appropriés [46] ?
123 / Les études longitudinales, dans leur quête étiologique, n’ont pas l’habitude de prendre en compte les facteurs qui participent de manière décisive à l’environnement de l’enfant, notamment le vécu des parents, celui de l’après-coup, du temps des survivances émotionnelles, des remémorations et des reconstructions [16]. Transmises à l’enfant, elles seront intériorisées comme inscriptions psychiques productrices de sens et de vérités sur lui-même, sur son histoire et son identité. Elles risquent de participer à ses troubles, sinon à leur maintien, si les parents n’ont pu élaborer leur expérience première d’une parentalité déçue et meurtrie, si elle est restée en eux à l’état de traumatisme impensable et de secret innommable.
134 / Enfin, dans leur perspective d’évaluation, ces études recensent exclusivement les manifestations objectivables et mesurables selon les critères médicaux, mais sans y introduire le vécu subjectif de ces enfants, leur image du corps, leurs projections dans l’avenir, ni le vécu ou les fantasmes parentaux tels qu’ils se sont organisés après-coup. De même que l’absence ou la présence de symptômes ne suffit pas à définir la santé mentale, l’absence ou la présence de « séquelles » ne suffit pas à mesurer la qualité de vie de ces enfants et de leur famille.
Deux catégories de « séquelles »
14Les enquêtes internationales ont l’habitude de les classer en deux catégories selon leur gravité et l’âge de survenue :
Les séquelles précoces dites « majeures »
15Elles se révèlent dans la première année et elles sont toujours la conséquence directe de lésions cérébrales précoces. Elles peuvent être de type hémorragique (par hémorragie périventriculaire de grade III ou IV), ou de type ischémique (par leucomalacie périventriculaire, cavitaire ou non) [44]. Elles sont identifiables par l’échographie trans-fontanellaire (ETF) [5] couplée à l’EEG ou par l’IRM, et elles rendent prévisible – mais certainement sans les prédire – la survenue de tableaux neurologiques variés et invalidants selon l’extension et la localisation des lésions. L’IMC en est la figure clinique dominante, parfois aggravée par une déficience intellectuelle, un déficit sensoriel, visuel ou auditif, des dysconnections audio-visuo-spatiales à l’origine d’importantes dysgnosies, dyspraxies, dyslexies auxquelles s’ajoutent les tendances régressives et défensives souvent observées chez ces enfants. On comprend que leurs traitements longs, difficiles, souvent décevants, ne puissent se limiter à une simple rééducation des fonctions atteintes. Ils reposent sur une prise en charge globale incluant l’environnement familial, social, scolaire pour soutenir leur appétence intellectuelle résiduelle, éviter qu’ils y renoncent et encourager leur désir de s’approprier des solutions personnelles, correctrices ou compensatoires.
Les séquelles tardives dites « légères » ou « mineures »
16Elles se greffent parfois sur les précédentes, mais surviennent aussi chez des enfants indemnes de lésions neurologiques cliniques ou seulement visibles à l’imagerie cérébrale. Elles ont été rassemblées sous la dénomination désormais classique de « syndrome tardif de l’ancien prématuré » [5]. J. Bergès a décrit ainsi un ensemble de troubles mal organisés, évolutifs mais non spécifiques, ayant comme base des troubles d’ordre praxique et practognosique. Selon cet auteur, ils impliquent des défauts d’organisation du schéma corporel, du temps et de l’espace. Outre les altérations portant sur les fonctions corporelles de liaison et de communication, dont peuvent témoigner les troubles du sommeil et l’instabilité psychomotrice, c’est l’ensemble de l’expression de la vie émotionnelle et affective qui est ainsi entravée, conjointement aux fonctions cognitives. Ces troubles repérables dès l’entrée à l’école maternelle ont toutes les chances de se compliquer ensuite de difficultés dans les réalisations graphiques, l’apprentissage de la lecture et des mathématiques, selon des désordres en cascade. L’inquiétude des parents sera en effet renforcée, leurs craintes confirmées, en générant un défaitisme éducatif masqué par des contre-attitudes réparatrices qui installeront leurs enfants dans une opposition stérilisante, augmenteront leur sentiment d’insécurité et de non valeur personnelle. Ainsi risquent d’être créées les conditions propres à les décourager dans leur désir d’intégration scolaire, sociale puis professionnelle, à les engager dans des conduites à risques et les mettre en échec malgré de bonnes performances intellectuelles et de bonnes dispositions affectives initiales.
Leur fréquence
17Nous l’évoquerons en citant les résultats d’une récente enquête suédoise particulièrement exemplaire par sa rigueur : celle de K. Stjernqvist et de son équipe [57]. Ces auteurs ont comparé l’évolution à l’âge de 10 ans de 61 anciens grands prématurés d’AG inférieur à 29 semaines avec celle d’un groupe d’enfants témoins nés à terme :
18— Neuf enfants (14,7 %) présentaient des « séquelles majeures », dont cinq avec « un handicap neurologique sévère » et quatre avec « une paralysie cérébrale » associée à des troubles visuels et auditifs. L’étude du développement intellectuel (Wisc) montrait une différence de 16 points entre la moyenne des QI des enfants nés à terme (106 ± 15) et celle constatée chez les prématurés (90 ± 15), sans que des corrélations puissent être établies avec leur poids de naissance, leur âge gestationnel, la survenue d’événements périnataux et la durée de l’hospitalisation.
19— Au niveau scolaire, 30 % des prématurés suivaient un cursus scolaire « spécialisé » contre 1,6 % chez les enfants nés à terme. Et parmi les prématurés inscrits dans un cursus scolaire ordinaire, 38 % avaient des difficultés d’apprentissage, contre 12 % chez les enfants nés à terme.
20— Enfin, le recensement des troubles du comportement (par la Child Behaviour Checklist) montrait que 32 % des prématurés avaient « des troubles importants du comportement », 20 % « des troubles déficitaires de l’attention », contre respectivement 10 % et 8 % chez les témoins nés à terme.
Le travail du temps
Le progrès des connaissances et des techniques de réanimation
21Le devenir de ces prématurés est bien sûr tributaire des progrès des techniques de réanimation et des connaissances sur les spécificités de leur fonctionnent physiologique et psychologique. Les récentes recherches sur la sensorialité fœtale ont ainsi apporté des données nouvelles révélant leur très grande sensibilité aux stimuli sensoriels, en particulier nociceptifs, récusant les conceptions qui depuis toujours avaient fait de ces bébés des êtres trop immatures pour être réceptifs aux « bruits » du monde extérieur et donc pour en être affectés. Les « révolutions » médicales et institutionnelles qui ont marqué les deux dernières décennies ont été ainsi guidées par le souci d’améliorer leur environnement postnatal, en veillant à la fois à leur bien-être et à leurs besoins de sécurité pour leur assurer une meilleure « neuro-protection » [44]. Citons l’apparition, dans les années 1990-1992, de nouveaux modes de ventilation et l’utilisation des surfactants artificiels et, en 1995, du monoxyde d’azote, de la corticothérapie pré et/ou postnatale. Soulignons aussi les initiatives technologiques pour doter les incubateurs de qualités rythmiques, tactiles, olfactives et auditives aussi proches que possible du monde intra-utérin : par exemple, par le tamisage des lumières et le filtrage des bruits, par l’introduction de matelas d’eau, de mini-tétines pour initier ou maintenir une activité de succion, par le recours à des tissus imprégnés de l’odeur de la mère ou à des enregistrements de sa voix [15], puis éventuellement par des séances régulières « de peau à peau » avec la mère, une fois stabilisées les constantes vitales, hémodynamiques, respiratoires et thermiques, permettant en plus un allaitement maternel en direct [1] [39] ; autant d’initiatives qui, prescrites sous des formes individualisées au sein d’un travail d’équipe, semblent avoir fait leur preuve sur l’état cardio-respiratoire et la qualité du sommeil [3] [27], mais aussi sur la qualité des liens d’attachement [39]. Il nous faut aussi évoquer la réorganisation récente des soins périnataux à l’échelle régionale pour faciliter le transfert dans des centres hautement spécialisés des futures mères à risque et réanimer sur place les bébés nés prématurément (nés in-borns) [41]. Les risques de mortalité et de morbidité dus aux handicaps d’origine cérébrale ont été ainsi réduits de manière significative par rapport à ceux observés dans les groupes de grands prématurés transférés avant la naissance (ou nés out-borns) [4] [25] [60] [61]. De plus, à la suite d’enquêtes qui avaient insisté sur le pourcentage élevé d’anciens prématurés chez les enfants victimes de sévices [32], les équipes soignantes des unités de soins intensifs ont pris l’habitude d’accueillir le plus largement possible les parents. Elles savent désormais que l’ancrage des liens d’attachement est d’autant plus sûr que les parents ne sont pas laissés à l’écart et traités comme des intrus, que des informations précises sur l’état du bébé leur sont données régulièrement, que les mères ne sont pas livrées à elles-mêmes, à leur culpabilité ou au vide destructeur de leur sidération initiale. Ainsi ces parents sont-ils sans doute mieux préparés à se sentir parents à part entière de leur enfant, à l’identifier comme étant le leur ; et si malheureusement, comme c’est souvent le cas, l’issue fatale survient, à être mieux armés pour en élaborer le deuil sans que celui-ci fasse le lit d’un processus psychopathologique nouveau et durable.
L’âge des enfants
22Mais l’accompagnement des premières rencontres entre ces bébés « très-grands-prématurés » et leurs parents a évidemment des limites. Il ne peut totalement apaiser la souffrance de ces parents blessés dans leur identité parentale au moment où ils espéraient la voir triompher, ni non plus compter sur le temps pour effacer les traces d’un tel événement généralement subi comme une catastrophe, que l’enfant après en avoir été la cause incarnera longtemps. C’est du moins ce que nous apprend l’expérience clinique. C’est aussi ce que l’on peut déduire d’enquêtes longitudinales : à la différence d’études antérieures faites sur les prématurés « ordinaires », elles n’observent pas ici de rattrapage progressif avec l’âge du retard dans leurs acquisitions, mais une nette tendance à l’augmentation de la fréquence des séquelles dites « légères ». Une enquête récente réalisée par l’équipe de l’Institut de puériculture de Paris en a fait le constat [63] : sur un groupe de 65 grands prématurés d’AG inférieur à 28 semaines observés à l’âge de 2 ans, 8 (12,3 %) présentaient une IMC, 15 (23 %) des troubles mineurs, et 42 (64,6 %) étaient considérés comme « normaux ». Deux ans plus tard, sur les 59 enfants issus de ce même groupe, ils étaient 9 (15,2 %) à présenter des « séquelles majeures », 24 (40,7 %) des troubles mineurs, et seulement 26 (44,1 %) étaient considérés comme « normaux ». D’autres rares études concluent que les risques initiaux, fortement saturés en composantes biologiques, tendent à se fondre, au fil du temps, avec les facteurs sociopsychologiques et les conditions des interactions initiales mère-enfant [28]. Ainsi, l’absence de profession des parents multiplierait par 5,8 le risque d’examen anormal à un an [11]. La prématurité est réputée être un signe de parentalité psychologiquement à risque [43]. Mais dans cette forme extrême de très grande prématurité, celle-ci semble en elle-même être un facteur aggravant, plus encore quand s’y ajoutent d’autres facteurs de risque, comme c’est souvent le cas : familles psychologiquement vulnérables, jeune âge de la mère, dépression maternelle, grossesse non désirée, ou au contraire trop précieuse, surtout lorsque les parents ne bénéficient pas de support social fiable, cohérent et continu.
La place grandissante de l’imagerie cérébrale
23Les séquelles tardives dites « légères » le sont beaucoup moins si on envisage leurs conséquences sur le destin scolaire et social des enfants atteints. Et leur fréquence fait de leur prévention et de leur traitement des questions prioritaires pour l’avenir, nous interrogeant aussi avec insistance sur l’énigme de leurs causes et de leurs mécanismes. Comme toute énigme, elle génère des hypothèses et des discours, éclairant plus les modèles de référence de leurs auteurs que les objets qui la constituent. Et c’est naturellement à partir du modèle lésionnel, le plus familier aux néonatologues et le plus parlant pour les parents, que le terme de « séquelles » a été retenu pour définir ces troubles tardifs avec, comme schéma explicatif, l’existence supposée de lésions ou dysfonctionnements neurologiques « minimes », faute d’indices cliniques et radiologiques probants [35]. Les données de l’imagerie médicale, techniquement de plus en plus performante, sont venues rendre crédibles ces discours et transformer en vérité ce qui n’était qu’hypothèse vraisemblable. Et les néonatologues ne débattent plus sur la validité de leur conception, mais sur les liens entre ces « séquelles légères » et les images de microcavités ou d’hyper-echogénicité vues lors des premières images d’échographie et sur la valeur pronostique, voire prédictive à leur accorder [50]. Quand ces images manquent, est invoquée alors l’insuffisance de leur qualité technique initiale [54] [55]. Quand on les retrouve plus tard dans l’enfance ou l’adolescence sous la forme d’atrophie du corps calleux ou de dilatation ventriculaire modérée, elles sont alors considérées comme des preuves et les causes exclusives de leurs troubles comportementaux et scolaires [58]. En appoint de ces raisonnements, certains insistent maintenant sur le rôle de la dénutrition anténatale et lors des premiers mois postnataux [26] [43], tandis que d’autres invoquent la fréquence des anomalies paroxystiques à l’EEG standard comme témoins de microdestructions hémorragiques des précurseurs des astrocytes régulant l’organisation neuronale des couches externes du cortex [13] [14].
24Mais voir n’est pas suffisant pour expliquer. Et si les progrès technologiques permettent plus facilement de visualiser ces microlésions, ils ne nous disent pas comment elles agissent et déterminent les troubles cognitifs et comportementaux tardifs, ni si ceux-ci sont l’expression d’un déficit permanent au niveau cérébral ou une forme particulière et actuelle de fonctionnement au service de stratégies défensives ou adaptatives mises en œuvre pour faire face à des contraintes internes, relationnelles ou environnementales. À vrai dire, nous manquons encore de cadre conceptuel général pour saisir ensemble tous les déterminants somatiques et psychiques, actuels et passés, de ces troubles tardifs. Et c’est sans doute pour cette raison que nous sommes aussi en difficulté pour imaginer et mettre en œuvre des réponses appropriées et coordonnées face à ceux, toujours singuliers, présentés par ces enfants.
Connaissance et méconnaissance des facteurs psychologiques
25L’hypothèse « organogénétique », lorsqu’elle n’est plus discutée, comme c’est de plus en plus souvent le cas, n’est évidemment pas sans incidences pratiques. Ainsi légitime-t-elle des approches exclusivement rééducatives ou médicamenteuses. Au moins insiste-t-on sur les précautions à prendre en cas de traitements anticomitiaux lorsque des troubles de l’attention dominent et appellent des traitements par des dérivés amphétaminiques [49]. La connaissance, pourtant bien établie, du poids des facteurs psychologiques et socio-économiques dans la survenue de la prématurité ne suffit pas encore à convaincre de les intégrer aussi comme facteurs participant à ces séquelles tardives, bien que les parents en rappellent eux-mêmes avec insistance l’importance [23] [32]. Il est vrai aussi que ces facteurs psychologiques mêlés à des facteurs sociaux ou médicaux exigent du temps pour être investigués et identifiés, pour que leurs mécanismes ainsi que leurs effets – qui sont par nature des hypothèses et des reconstructions – soient intégrés aux éléments singuliers appartenant à l’histoire de chacun de ces enfants. D’autre part, leur mise en évidence et leur évaluation reposent sur des instruments beaucoup moins fiables et peu valorisés par les promoteurs de ces enquêtes longitudinales, tous néonatologues ou neuropédiatres avertis.
Des initiatives nouvelles
26Pourtant, dépassant leurs positions « organogénétiques » affirmées, des équipes de plus en plus nombreuses intègrent à leur dispositif de soin un accompagnement psychologique des enfants et des parents, sensibles au désarroi de ces derniers, à leur peur de l’avenir, à leurs demandes d’être écoutés, rassurés, conseillés, confirmés. Conscients des besoins à cet égard et sans minimiser les dommages possibles de l’extrême prématurité sur l’organisation cérébrale très fragile de ces enfants, ces cliniciens, à l’écoute des parents, ont pris la mesure de la violence des représentations qu’ils projettent sur leurs enfants [9]. Ils ont bien saisi leurs difficultés à les investir, à les comprendre, à les regarder autrement que comme des enfants « survivants », « miraculés », « laissés pour morts » et délaissés par des mères s’enfermant dans une « marternalité blanche » [12]. Ces équipes ont mis à leur disposition des consultations pluridisciplinaires incluant des psychologues ou des psychiatres d’enfants, dont les interventions sont heureusement diversifiées : par des approches familiales ou individuelles, ou encore, si nécessaire, par des visites à domicile. Des « programmes » ont même été l’objet d’évaluation avec des observations renouvelées des enfants depuis la sortie de néonatologie et pendant plusieurs années. Si ces programmes ont été jugés très « onéreux » (sic), les premiers résultats ont pourtant montré qu’ils amélioraient à 3 ans leur développement, mais sans effet durable, semble-t-il, au-delà [42].
La résistance des parents
27Si l’ampleur et la nature des difficultés psychologiques vécues par ces enfants « très-grands-prématurés » restent pour une large part encore méconnues, les parents semblent bien aussi y participer, tant semblent grandes leurs réticences à l’égard de telles investigations comme à l’égard des approches psychothérapeutiques. Ils les ressentent souvent non comme une aide significative, mais comme une menace d’intrusion réveillant d’impensables angoisses, d’indicibles fantasmes infanticides, des sentiments de honte et de culpabilité, enfouis, gelés et toujours douloureux à exhumer ; comme si ces interventions étaient vécues comme une répétition de l’épreuve traumatique initiale plutôt qu’une occasion de l’élaborer. Tout dépend, bien sûr, de la manière avec laquelle cette aide leur est présentée : comme une obligation ou comme une offre dans le cadre d’un contrat qui leur est dû ? Comme un projet légitime ou comme une manœuvre discrète pour mettre un terme à un suivi ?
28Les études psychologiques et psychopathologiques sur le devenir de ces grands-prématurés semblent encore trop lacunaires pour rendre crédible une telle approche à la hauteur de leurs besoins.
HYPOTHÈSE
29Tels sont les éléments cliniques et théoriques qui ont justifié notre travail et inspiré une hypothèse générale sur les troubles tardifs observés chez les très-grands-prématurés : ils seraient, pour nous, le signe de leur très grande insécurité interne face au processus d’individuation et traduiraient, sous une forme différée et prolongée, une pathologie précoce des liens d’attachement induite par les circonstances exceptionnelles de leur naissance.
30Mais il ne s’agit pas ici de remplacer le modèle lésionnel par un autre qui valorisait la dimension psychopathologique en victimisant encore ces enfants, mais autrement. Il s’agit au contraire, de les dégager de l’emprise d’un modèle explicatif linéaire trop facilement invoqué dans un tel contexte, de renoncer à la question du pourquoi qui appelle inévitablement des réponses réductrices, pour aborder ces troubles sous l’angle du comment, autrement dit, en investiguant les processus psychiques à l’œuvre dans leur dimension inter- et intrasubjective ; c’est-à-dire le sens et la fonction de ces troubles dans l’économie psychique de ces enfants, le poids des significations attribuées par leurs parents et leur entourage médical, la méconnaissance de leur monde interne en écho lointain du traumatisme vécu au moment de leur naissance et de ses effets de sidération sur la pensée. Plutôt qu’expliquer les symptômes de ces enfants, il s’agit surtout d’essayer de les comprendre dans leur contexte, de s’identifier à leurs parents, d’entrer en contact avec les zones actives mais tenues à distance de leur mutuelle souffrance sans renforcer, chez les uns comme chez les autres, leur système défensif.
31Nous nous sommes appuyés, dans ce travail, sur des témoignages, certes fragmentaires, tels des instantanés de vie saisis dans un temps limité mais qui, nous l’espérions, étaient susceptibles d’apporter des éclairages sur notre hypothèse, nous permettant d’en déduire des lignes directrices au niveau préventif et thérapeutique. Conscients des difficultés d’une telle étude, nous en savions aussi les limites. Grâce à la collaboration du service de néonatalogie de la maternité de Nancy, nous sommes allés à la rencontre d’un petit groupe d’enfants nés très-grands-prématurés et de leurs parents, sept ans après leur naissance.
MÉTHODOLOGIE
La sélection de notre population
32Elle s’est faite à partir de trois critères :
331 / Un âge gestationnel inférieur ou égal à 28 SA.
342 / Un âge de 7 ans au moment de l’étude (tous ces enfants sont nés en 1990).
353 / Une hospitalisation dans le Service de néonatalogie de la maternité régionale de Nancy (maternité de classe III).
Le recueil des données
36Pour chaque enfant, l’un d’entre nous [6] a fait deux visites à domicile, en suivant pour le recueil des données un protocole précis établi selon trois volets :
371 / L’histoire de l’enfant à travers le récit des parents recueilli lors d’un entretien semi-directif.
382 / Sa personnalité évaluée à travers :
- un entretien libre,
- complété par deux tests : un test d’intelligence, le PM 47, et un test projectif, le test des contes de C. de Tychey et coll. [62] [7] ; ce test, rassemblant des contes que l’enfant doit compléter, n’a été utilisé que partiellement, c’est-à-dire avec cinq des seize contes du test : ceux explorant la capacité de l’enfant à supporter la séparation, son identité narcissique, son image du corps et la dynamique familiale.
393 / Son histoire médicale, reconstituée à partir du dossier médical et du carnet de santé.
40Les données enregistrées puis transcrites sur un document écrit ont été ensuite l’objet d’une discussion commune. Pour qualifier les troubles psychologiques des enfants, nous avons utilisé l’axe I de la Classification française des troubles mentaux des enfants et des adolescents (CFTMEA, dite « classification de R. Misès ») [47].
La population étudiée
41Durant l’année 1990, 36 enfants d’âge gestationnel inférieur ou égal à 28 SA ont été hospitalisés dans le service de néonatalogie de la maternité de Nancy. Parmi eux, 19 sont décédés en cours d’hospitalisation.
42Parmi les 17 enfants restants :
43— Une famille a refusé de participer à l’étude, mettant en avant le « trop jeune âge » de leur enfant pour évoquer devant lui sa naissance prématurée.
44— Six familles n’ont pu être contactées en raison de leur changement de domicile, mais nous avons pu retrouver dans les dossiers les éléments cliniques suivants :
- deux enfants avaient présenté des lésions cérébrales sévères de leucomalacie, faisant craindre un lourd handicap ;
- un enfant d’âge gestationnel de 24 SA et demi avait été suivi jusqu’à l’âge de 6 ans par un SSESD [8] pour « des troubles du caractère et du comportement avec des difficultés relationnelles notoires ». Cet enfant n’avait pas eu de lésions cérébrales à l’ETF ;
45— un enfant avait eu à 3 ans un examen pédiatrique décrivant un « état neurologique et comportemental très satisfaisant ». Il n’avait pas eu de lésions cérébrales à l’ETF ;
- un enfant qui avait eu des lésions porencéphaliques paraventriculaires frontales bilatérales à l’ETF, avait eu à 3 ans une évolution neurologique estimée « normale », bien qu’associée à « un retard psychomoteur ». Le pédiatre avait alors noté dans son courrier : « Cet enfant est très couvé ».
46Notre population étudiée s’est trouvée ainsi réduite à dix enfants seulement, dont deux jumelles, montrant les limites de telles enquêtes longitudinales où, avec le temps, le nombre « des perdus de vue » augmente. Elle comprend cinq garçons et cinq filles, âgés de 6 ans 8 mois à 7 ans 8 mois, nés à un âge gestationnel allant de 25 SA et demi à 28 SA, avec un poids de naissance compris entre 525 g à 870 g. Parmi eux, cinq enfants sont nés à la maternité de Nancy et cinq y ont été transférés pour être réanimés dans l’unité de soins intensifs du service de néonatalogie.
RÉSULTATS
Du côté des enfants
Les enfants présentant des anomalies neurologiques de révélation précoce
47Classification Mises : 1,03 : dysharmonie psychotique ; 5,6 : déficience dysharmonique ; 5,7 : déficience avec polyhandicap sensoriel et/ou moteur ; 3,00 : troubles du comportement pris dans une dysharmonie évolutive.
48Ces cinq enfants, chez lesquels les ETF avaient visualisé des anomalies cérébrales, ont tous présenté des troubles neurologiques dépistés avant l’âge de 2 ans. Chez quatre d’entre eux, ces troubles ont évolué vers une IMC et pour une seule (Pauline) vers un retard psychomoteur avec hypotonie axiale. Ils étaient tous suivis par un service de rééducation fonctionnelle et pris en charge en kinésithérapie. Au moment de l’étude, et en se référant à leurs carnets de santé, quatre présentaient des anomalies à l’examen neurologique :
49— Alix avait une IMC de gravité moyenne, mais avec une bonne évolution sur le plan neuromoteur, tout en gardant un déficit intellectuel moyen (QI de 75). Il était en grande difficulté pour comprendre le sens des phrases qu’il lisait de manière mécanique. Au test des contes, les réponses au conte de l’oisillon, de l’ourson pas pareil et de la fourmi qui explorent respectivement la séparation, l’image de soi et l’image du corps avaient une très mauvaise lisibilité, avec des réponses inadaptées ou incohérentes. Sollicité sur ces différents thèmes qu’il ne pouvait élaborer, Alix s’était laissé emporter dans une vie imaginaire envahissante dominée par une très vive angoisse de séparation.
50— Andy souffrait d’un polyhandicap avec une arriération mentale rendant quasi impossible la passation des tests.
51— Mickaël, chez lequel avait été découvert une diplégie spastique, n’avait pas acquis la marche et se déplaçait en fauteuil roulant. Mais son potentiel intellectuel était quasi normal (QI à 93). Il avait du mal à se détacher de sa mère, retenu par une phobie sociale qui avait rendu l’échange avec lui difficile. Le test des contes avait révélé une très forte angoisse d’abandon, une image du corps troublée par une mauvaise différenciation dedans/dehors.
52– Arnold présentait des troubles psychomoteurs, avec un déficit intellectuel (QI de 70). Enfant très peu autonome, tyrannique au domicile familial et inhibé en classe, sa scolarité en CP était laborieuse. Ses réponses étaient difficilement compréhensibles en raison d’un important retard de parole et de langage. De fait, au test des contes, ses récits ont été peu lisibles, incohérents, témoignant d’une image du corps confuse avec une mauvaise différentiation dedans/dehors.
53— Pauline, qui avait eu une hydrocéphalie dans les premières semaines de vie, avait souffert ensuite d’une épilepsie, stabilisée par un traitement médicamenteux. Son intelligence était légèrement supérieure à la moyenne (QI de 109). Ses parents la décrivaient comme « facile », ne se plaignant jamais, tout en nous donnant l’impression de faire beaucoup d’efforts pour les soutenir et les ménager. Au test des contes, ses réponses sont restées pauvres mais d’une très bonne lisibilité. Ceux explorant la séparation et l’image du corps ont réactivé des angoisses d’abandon saisies dans une thématique dépressive. Elle n’a pu mettre fin à ses récits en nous montrant ses grandes difficultés à se projeter dans l’avenir.
54Au niveau de leur cursus scolaire
55Andy et Mickaël avaient été admis dans des institutions spécialisées, et seul ce dernier commençait l’apprentissage de la lecture. Les trois autres enfants étaient scolarisés à plein temps en CP de classe « ordinaire », y compris Pauline, malgré son épilepsie, actuellement bien équilibrée. Mais tous avaient d’importantes difficultés dans les apprentissages.
56Au point de vue diagnostique
57— Alix et Mickaël présentaient une dysharmonie à versant psychotique.
58— Arnold, une déficience dysharmonique.
59— Pauline, des troubles de la personnalité pris dans une dysharmonie évolutive.
60— Quant à Andy, enfant polyhandicapé, c’était surtout l’état psychologique de sa mère qui nous est apparu inquiétant. Elle était préoccupée par l’interruption prévue de la prise en charge par un ergothérapeute « qui venait à domicile trois fois par semaine et sur lequel elle s’était jusque-là toujours appuyée ».
61Au niveau des soins psychologiques
62Seul Alix bénéficiait d’un suivi psychothérapique. Ce traitement avait débuté dès l’âge de 2 ans, après un bilan pour hypotrophie. Le pédopsychiatre consulté avait alors conclu à une « dépression grave avec des troubles du comportement ». Mickaël avait été suivi pendant trois ans par le psychiatre qui s’était préalablement occupé de la mère. Mais cette prise en charge venait de s’interrompre à sa demande insistante.
Les enfants au développement neurologique précoce normal
63Classification Mises : 3,00 : troubles du comportement pris dans une dysharmonie évolutive ; 2,00 : troubles névrotiques évolutifs à dominante anxieuse ; 9 : variations de la normale.
64— Didier (seul parmi ces cinq enfants à avoir présenté des anomalies cérébrales précoces à l’ETF) était scolarisé en CE1. Il présentait des difficultés scolaires globales avec une instabilité motrice et un déficit de l’attention ; mais son intelligence était supérieure à la moyenne (QI de 120). Au test des contes, l’angoisse de séparation était majeure, provoquant la survenue d’un discours incohérent. Ses réponses étaient parfois crues, infiltrées d’agressivité non élaborable. L’image du corps apparaissait détériorée, avec une confusion marquée entre le dehors et le dedans.
65— Charlotte redoublait son CP. Elle était en grande difficulté dans les apprentissages et ne savait toujours pas lire. Elle présentait une très grande instabilité psychomotrice et était la seule de ce groupe à avoir un QI inférieur à la moyenne (QI de 72). Ses parents la décrivaient « immature, capricieuse, tyrannique » à la maison, mais « inhibée à l’extérieur et ne s’épanouissant que dans les activités sportives ». Au test des contes, ses réponses étaient pauvres, la syntaxe hésitante, les mots déformés tels ceux d’un « parler-bébé ». Le conte explorant l’image du corps avait suscité des éléments dépressifs majeurs et montré une mauvaise différentiation dedans/ dehors.
66— Marion, jumelle d’Olivia, était scolarisée en CE1. Elle avait d’importantes difficultés en calcul. Ses parents, reprenant à leur compte les paroles de son maître, disaient d’elle qu’elle était « immature, opposante », une élève « acceptant difficilement les règles, investissant peu le travail scolaire, ayant beaucoup de mal à se concentrer ». Longtemps inséparable de sa sœur jumelle dont elle était le « leader », elle commençait à s’ouvrir aux autres, en devenant moins coléreuse et moins réactive aux frustrations. Au PM 47, son QI était de 120. Au test des contes, ses réponses avaient une bonne lisibilité. Ceux explorant la séparation et l’image du corps n’étaient pas très troublés, avec, pour ce dernier item, une bonne distinction dehors/dedans. Mais elle évitait de leur donner une fin, comme une manifestation de ses difficultés à se projeter dans l’avenir. Ils révélaient néanmoins des tensions importantes avec les imago parentales, surtout maternelles dont elle se protégeait en se maintenant dans une toute puissance infantile.
67— Olivia, scolarisée elle aussi en CM1, avait des difficultés plus globales, marquées au niveau de l’acquisition de la lecture et des mathématiques. Ses parents avaient souligné sa timidité, sa tendance à se laisser manipuler par sa sœur. Au PM 47, son QI était de 100. Au test des contes, ses réponses avaient une bonne lisibilité. Au conte explorant la séparation, ses réponses était infiltrées de thèmes de mort, et les images parentales n’apparaissaient pas intégrées comme source de sécurité, en particulier l’imago maternelle vécue comme toute-puissante. Le conte explorant l’image du corps avait mobilisé des affects dépressifs et une confusion dehors/ dedans.
68— Audrey, élève de CE1, était la seule indemne de problèmes scolaires. Elle disait même aimer l’école. Ses parents la décrivaient comme une enfant à la fois réservée et volontaire, mais manifestant parfois de manière spectaculaire ses besoins d’autonomie. Son QI était de 109. Au test des contes, ses réponses étaient globalement « normales ».
69Au point de vue diagnostic
70— Didier et Charlotte présentaient « des troubles de la personnalité prise dans une dysharmonie évolutive ».
71— Marion, Olivia et Audrey avaient des personnalités s’inscrivant dans la mouvance névrotique « normale ».
72Sur le plan des soins psychologiques
73Seul Didier était suivi dans un CATTP [9] de secteur où il se rendait une fois par semaine.
74Ces cinq enfants présentaient de grandes difficultés à s’autonomiser, avec des conduites d’évitement dans les relations sociales, peu de prises d’initiatives et de rares investissements extra-scolaires. C’était seulement dans le cadre familial qu’ils libéraient leurs revendications, parfois dans l’outrance, ce que leurs parents, peu préparés à les anticiper, avait du mal à accepter. Ainsi, Didier refusait depuis quelques mois la sollicitude inquiète de sa mère, avec une obstination qui la préoccupait. Elle comprenait mal ses accès de rage qui le poussaient parfois à se rouler par terre et à se mordre lorsqu’elle l’habillait, le lavait ou l’accompagnait dans ses trajets scolaires. Elle admettait mal son intransigeance et ses violences verbales à la maison, en contraste avec une attitude réservée et soumise à l’école. Audrey inquiétait sa mère par son « jusqu’au-boutisme » à la moindre frustration ; au point qu’un jour, dans un moment de colère, elle avait renversé la télévision ! « Elle est si volontaire qu’il faut bien accepter ses fantaisies et la laisser faire... »
75Leur mode d’expression des conflits privilégiait ainsi la voie comportementale, oscillant entre l’inhibition et des décharges auto- ou hétéro-agressives aux moindres frustrations. Mais sans doute, le plus remarquable était, chez eux, l’intensité de leur angoisse de séparation. Elle entravait le processus d’individuation, comme en rendait compte leur fréquente confusion dans les pronoms, le sexe, le leur comme celui de leurs frères ou sœurs, comme le montrait aussi leur incertitude concernant l’image du corps. Et leur très grande réactivité à l’attitude de l’entourage révélait non seulement une gestion difficile de leurs émotions, une carence narcissique et une faillite de leur capacité de symbolisation, mais surtout un fonctionnement mental pris dans une véritable symbiose affective avec leurs objets d’attachement, qui eux-mêmes semblaient avoir perdu toute capacité d’exercer à leur égard une fonction contenante et par-excitante. Difficile à cadrer dans la nosographie traditionnelle, ce tableau correspondait assez bien à celui « de syndrome tardif du grand prématuré » décrit par J. Bergès, à condition de ne pas l’envisager comme entité stable ou comme destin prédit [5].
76De même que leur autonomisation et leur désir d’apprendre, leur curiosité sur les circonstances de leur naissance, éveillée parfois par les cicatrices qui marquaient leur corps, était bien mal encouragée par leurs parents. Ils pensaient que leurs enfants étaient trop jeunes pour comprendre ; comme si pour ces parents cette prématurité extrême restait encore un sujet tabou aussi dangereux à leur dévoiler qu’elle avait été éprouvante à vivre. Certains parents se sont néanmoins servis opportunément de ces entretiens pour commencer à leur en parler : une occasion pour dédramatiser et évacuer la charge émotionnelle nourrie de honte et de culpabilité qui entouraient encore le souvenir dramatique de leur naissance. La mère d’Alix avait ainsi décidé de lui montrer les photographies prises dans le service de néonatalogie. « Elle n’avait encore jamais eu le courage de les lui montrer ». C’est alors qu’Alix lui dit avec assurance qu’ « il les avait découvertes depuis plusieurs mois sans oser le lui dire ! ».
Du côté des parents
77Nous avons été surpris par leur accueil, mais aussi par l’urgence de leur désir de nous faire partager leur expérience, comme pour l’élaborer en mettant à profit le temps très court de ces échanges avec eux. Pour en rendre compte en espérant ne pas les trahir, nous avons choisi de rassembler les contenus de leurs discours selon un ordre qui nous semblait en organiser la trame commune, au-delà des significations propres à chaque histoire.
Le traumatisme d’une naissance trop prématurée
78Au cours des deux entretiens, ces parents, les mères surtout, nous ont donné à voir et à entendre combien les souvenirs de leurs premières rencontres avec leur bébé dans l’unité de soins intensifs étaient restés chargés d’affects ; au point que ces mères ont eu du mal à trouver les mots pour dire ce qu’elles avaient alors vu et vécu : « un cauchemar », « un calvaire », « une catastrophe », « une impression de devenir folle », « un malheur dont je rêve encore la nuit... ». Certaines ont même refusé d’évoquer en présence de leur enfant le bébé qu’il avait été : « une créature, à peine un bébé », « un fœtus écorché vif », « une triste chose informe », « un ET sanguinolent », « un supplicié attaché à une machine » ; autant d’images blessantes à dire pour ces mères encore blessées par cette maternité précipitée, qui les avait laissées désemparées, avec leurs regrets et leurs reproches. Elles n’avaient cessé depuis de ressasser leur culpabilité de jeunes accouchées inconséquentes et dangereuses pour leur bébé, spectatrices inutiles de ce bébé inerte, étrange et étranger à elles-mêmes, n’ayant guère alors osé le regarder pour ne pas voir sa détresse à laquelle elles ne pouvaient répondre. Elles s’étaient efforcées ensuite de « tout oublier », en se réfugiant dans la routine des tâches quotidiennes, le travail, les besoins de l’enfant et ceux des autres à satisfaire, en faisant silence sur cette expérience indicible mais sans cesser d’y penser, « d’en être hantées ». Ainsi, parfois étaient-elles surprises par un défilé d’images qui faisaient effraction en elles avec la fulgurance « d’un film d’horreur », « d’une hallucination », « d’un cauchemar » ; comme si ce bébé fantomatique du passé, sans répit en guise de représailles, revenait les harceler de reproches pour ce qu’elles avaient fait et plus encore pour ce qu’elles n’avaient pas fait pour lui ; comme si, résignées à sa présence comme à celle d’une figure accusatrice, elles préservaient le lien nostalgique avec le bébé imaginaire perdu auquel cette souffrance inaltérable semblait à jamais les unir. Toujours est-il que lors de circonstances impliquant la santé de leur enfant, une maladie infantile, par exemple, c’était avec la même tourmente, la même impression d’impuissance, la même peur de le perdre, les mêmes doutes sur leur capacité à le protéger, le soigner et répondre à ses attentes, la même certitude de faillir à leur devoir de mère consolatrice et protectrice. Mais c’était aussi autant d’occasions saisies par ces enfants pour retenir à eux leur mère, pour exister à leurs yeux par le défi et la provocation, mais en s’y aliénant.
Aperçus sur les avatars des premiers liens d’attachement
79Cette entrée précipitée dans la parentalité n’avait pu à l’évidence être élaborée et transformée en souvenir intégrable appartenant au passé et faisant partie de leur histoire. Au contraire, ce souvenir était resté impensé, figé dans son état initial, maintenant le couple parental sous son emprise. Superposant l’image première du bébé sur l’enfant actuel, ces parents ne l’avaient pas vu grandir, s’y refusant « pour ne pas le voir mourir ». Faute de les avoir anticipés, ils ne s’étaient pas ajustés à ses besoins et ses désirs nouveaux. Ils le maintenaient ainsi sous le carcan d’une relation immuable, hors du temps, avec un dévouement sans limite, sous-tendu par une peur répétitive de mal faire comme de lui faire du mal, avec des intentions éducatives détournées quasi exclusivement vers la réparation. « C’est en guise de dédommagement pour les souffrances subies », « pour compenser ses débuts difficiles dans la vie », disaient-ils pour se justifier. Lucides, ils souffraient de la tyrannie qu’exerçait sur eux leur enfant, de leur complaisance à l’entretenir, de leur impuissance à la contrôler, de lui faire plaisir plutôt que lui faire du bien. Ils souffraient doublement quand c’était en plus au détriment de leur vie familiale et de leurs autres enfants. Ainsi, la mère d’Andy, enfant sévèrement handicapé, nous avait dit « lui consacrer toute son énergie, mais souvent en pleurant de négliger ses aînés ». Si la mère d’Alix avait réussi à renoncer à lui donner des biberons cette année, à l’occasion d’ailleurs de la fête des pères, c’était « parce que jusque-là elle n’avait pu s’en empêcher ». De même, renonçant à son emploi, elle avait décidé de se consacrer entièrement à lui, se justifiant par la nécessité de l’accompagner dans ses diverses prises en charge rééducatives (kinésithérapeute et orthoptiste) « en laissant sa famille se débrouiller sans elle ». La mère de Mickaël qualifiait celui-ci « d’enfant-roi » dont tous les désirs devaient être exaucés avant même d’être exprimés, en rationalisant son attitude : « Si Mickaël pleure, il risque de s’abîmer les poumons ! ». « Didier restera toujours mon préféré », nous avait dit sa mère : « C’est normal, il a tellement souffert petit, il faut compenser ! ». Arnold était toujours considéré comme « le bébé de la famille » par ses parents et ses frères, son père déléguant entièrement son éducation à sa femme.
Des gardiens vigilants du corps de l’enfant
80Ces parents, qui ne savaient plus regarder l’enfant actuel et déniaient ses aspirations à l’autonomie, n’avaient d’attention que pour son corps ; mais un corps perçu comme vulnérable et menacé, à la merci du moindre danger, sur l’intégrité duquel ils se sentaient obligés de veiller sans relâche ; un corps qui était ainsi devenu le seul lieu d’échange avec lui et le seul motif pour lequel « ils étaient prêts à se battre jusqu’au bout s’il le faut ! ». Et leurs angoisses vécues pour l’enfant dans le passé conditionnaient de vives inquiétudes pour sa santé dans l’avenir. Ainsi, la plupart de ces parents ne s’autorisaient pas à s’en éloigner, retenus par une peur incontrôlable de le mettre alors en danger ; tandis que d’autres n’envisageaient aucun arrêt dans les prescriptions médicales, par exemple pour une rééducation engagée depuis de longues années et devenue avec le temps inutile. Malgré la disparition de ses troubles moteurs, Alix continuait ainsi d’être suivi trois fois par semaine par son kinésithérapeute, personnage très investi par sa mère et devenu au fil du temps son Moi ou plutôt son bras auxiliaire, sans pouvoir se résoudre à arrêter les séances. Comme l’avait remarqué d’ailleurs son pédiatre, chaque tentative avait été suivie d’une rapide détérioration de l’état d’Alix... Quant aux mères d’Andy et de Michaël, les deux enfants présentant d’importantes séquelles motrices, elles ne se résignaient pas au pronostic pessimiste des médecins, envisageant même de solliciter d’autres chirurgiens orthopédistes pour les « guérir ». La mère de Mickaël disait dormir d’un sommeil léger : « On ne sait jamais ce qui peut arriver ! ». Les mères d’Audrey et de Charlotte continuaient de se lever régulièrement chaque nuit pour vérifier « si dans leur sommeil, elles n’oubliaient pas de respirer ». C’était le père de Pauline qui avait exigé que sa fille dorme dans la chambre des parents, à l’encontre du désir de sa mère, car trop inquiet d’un arrêt respiratoire. Et parfois c’était l’enfant lui-même qui provoquait les angoisses parentales et la reprise de liens de proximité par d’authentiques conduites à risque, transformant ainsi ses parents en d’indispensables « gardes du corps ». Ainsi, Charlotte, qui avait présenté de graves difficultés digestives au cours de sa réanimation à l’origine de régimes particuliers, avalait souvent des objets ramassés au hasard, comme récemment la clef de cadenas de son vélo. Alix et Arnold présentaient des douleurs abdominales récurrentes qui fréquemment les conduisaient à l’hôpital, où les bilans somatiques se révélaient toujours normaux. Si Alix avait accepté depuis quelques mois de ne plus dormir dans la chambre de ses parents, c’était à la condition que la porte mitoyenne reste grande ouverte, exigence qu’ils s’étaient crus obligés de satisfaire.
« Des enfants de la médecine »
81Ces relations contraignantes ne laissaient guère d’espace au déploiement de la vie psychique de l’enfant, sinon à des voies d’expression comportementale : instabilité psychomotrice avec ou sans troubles de l’attention, explosions motrices ou réactions de retrait lors des frustrations ou des séparations, indiquant l’étendue de leur malaise interne, mais qui du même coup restait méconnu, banalisé, dont les sources psychiques étaient niées. De plus, reprenant à leur compte le vocabulaire médical, la plupart de ces parents décrivaient ces troubles comme des phénomènes irréversibles, des « handicaps », voire des « séquelles » dont ils devaient comme leur enfant s’accommoder ; autrement dit, selon des modalités langagières qui s’interposaient comme écran supplémentaire sur leur vie émotionnelle et affective, en excluant toute idée de traitement possible. Ainsi, tout semblait se liguer contre ces enfants. Ils n’étaient plus reconnus comme sujets auteurs de leurs actes et de leurs pensées ; et leurs conflits, leurs moments de crise, leur souffrance ou leur révolte n’étaient plus pensés comme tels. Ces enfants étaient ainsi davantage représentés par leurs parents comme des « enfants-machines » et leurs troubles comme les signes d’une mécanique défectueuse pour lesquels eux-mêmes ni personne ne pouvaient rien. Nés prématurés d’exception, ils semblaient voués à le rester éternellement, tels des enfants inachevés, vulnérables, devant être mis à l’abri des exigences communes. Mais ces parents condamnés à l’impuissance semblaient dire aussi à leurs enfants qu’ils n’étaient plus vraiment les leurs mais ceux de la médecine, à laquelle, en leur ayant permis de vivre, ils appartenaient désormais. Certains parents se référaient ainsi volontiers à une parole médicale pour justifier leur refus d’aide psychologique ; par exemple les parents des deux jumelles, Marion et Olivia, très attentistes à leur égard, enfermés dans une certitude qui leur faisait dire dans une posture quasi doctorale : « On ne peut pas savoir avant l’âge de 10 ans si elles n’auront pas de séquelles de la prématurité ». Ils étaient préoccupés pour les difficultés scolaires de leurs filles, mais mettaient surtout en cause les compétences des maîtres... Les parents de Pauline avaient, quant à eux, une vision pessimiste de son avenir, la considérant comme « une débile mentale », malgré des potentialités intellectuelles normales. Ils gardaient intacte en mémoire leur angoisse vécue durant les huit longs mois d’hospitalisation de leur fille, qui avaient inauguré leur destin de jeunes parents. Pour échapper à cette angoisse, ils avaient pris la décision, bien avant son arrivée au domicile, de « reprendre leur vie comme avant », en fuyant la situation dans le travail et dans une vie sociale bien remplie mais en fuyant Pauline, en restant sourds et aveugles à ses besoins, ses désirs, ses angoisses, en méconnaissant aussi ses talents.
En arrière-plan, les fantasmes infanticides
82Une analyse des discours, actes et comportements de ces parents, si peu accessibles aux remises en question qu’habituellement les enfants en grandissant imposent à leurs parents, nous a peu à peu fait entrevoir des registres plus obscurs et indicibles dans leurs relations à l’enfant : non pas tant son deuil anticipé et la perte de tout espoir pour lui, mais plutôt un investissement angoissé sous-tendu par des fantasmes infanticides contre lesquels ils luttaient activement par des interdits de le toucher, de s’en approcher affectivement comme de s’en séparer. Ainsi en était-il de leur investissement possessif de leur enfant au point d’en être l’esclave, comme si toute prise de distance risquait de le mettre en danger et de mettre en acte leurs vœux de mort ; mais aussi de leurs conduites opératoires, ritualisées, efficaces sur le plan des soins corporels mais désaffectivées sur le plan des relations ; de même de leurs projections mortifères à l’adresse des divers professionnels qui avaient pris le relais de l’équipe de néonatalogie : pédiatres, rééducateurs, pédagogues, en charge désormais de leur enfant, dont ils acceptaient avec méfiance les initiatives comme si elles étaient potentiellement dangereuses pour lui. Ces fantasmes infanticides semblaient parfois affleurer en pleine conscience, non seulement dans les failles de moments de rage contre l’enfant, face à ses échecs, ses maladresses, ses exigences tyranniques, mais aussi, sous des formes plus déguisées, en se retournant contre eux par d’importantes crises dépressives avec des moments d’épuisement, de découragement, des sentiments de honte et de culpabilité ; un témoignage en creux de leur haine indicible pour cet enfant, si peu gratifiant, si difficile à comprendre, à consoler et éduquer. Ils se traduisaient aussi par leur besoin insistant de consulter les néonatologues, pour lesquels la plupart gardaient une indéfectible admiration : « des médecins dont ils avaient pu pour eux-mêmes apprécier la bonté ». Mais la « très-grande-prématurité » en elle-même avec ses nombreuses contraintes ultérieures ne semblait pas suffisante pour rendre compte de la prégnance de ces fantasmes infanticides. Elle était l’écran masquant, tout en les réactualisant, d’autres événements antérieurs qui avaient rendu la grossesse inopportune et indésirable, ou encore avait fait assimiler le chaos de cette naissance à la perte de tout espoir en un renouveau salvateur, assignant ce bébé au statut de bouc émissaire puis de souffre-douleur. C’est à lui et lui seul que ces parents attribuaient souvent tous leurs maux, en le rendant coupable « de leur avoir fait vivre les pires moments de leur existence ».
La très-grande-prématurité, telle un destin et une faute à payer
83Cette « très-grande-prématurité » s’inscrivait en effet dans la majorité des cas comme l’ultime événement d’une longue série antérieure. Elle venait confirmer un destin, apparaître comme l’instrument d’une fatalité, le prix d’une faute à payer, parfois par le détour d’une erreur médicale. Ces hypothèses explicatives étaient des tentatives pour maîtriser leur désarroi, pour essayer de le rapporter à du connu. Mais elles avaient laissé peu de chance à la conversion de leur désir d’enfant en désir pour l’enfant.
84De fait, dans trois cas, la grossesse précédée par une ou plusieurs fausses couches avait été très désirée :
85— Après deux fausses-couches, dont une tardive au cinquième mois et particulièrement traumatique, la grossesse de Charlotte avait été considérée par ses parents comme celle de « la dernière chance ». Sa mère, déçue par l’arrivée inopinée de cette enfant, n’avait pas fait le deuil de l’enfant imaginaire rédempteur. Et elle avait, peu après l’accouchement, demandé une ligature des trompes, comme pour le sauvegarder en elle
86— La mère d’Audrey avait été confortée par son médecin dans son désir de garder l’enfant et avait dû s’opposer à sa propre mère qui la poussait à avorter. Elle ne cessait de se le reprocher.
87— La grossesse de Mickaël avait été précédée, quatre ans auparavant, d’une fausse-couche consécutive à une éclampsie où sa mère avait failli perdre la vie. Et cette nouvelle grossesse très attendue l’avait conduite à arrêter brutalement un suivi psychothérapique pour une dépression qui s’était à nouveau manifestée au cours de la période postnatale, cristallisée autour d’une haine coupable pour cet enfant « raté ».
88Dans cinq autres cas, la grossesse avait été inattendue, « non désirée », tout au moins explicitement, c’est-à-dire « non programmée », et son interruption avait été même très sérieusement envisagée :
89— La mère d’Alix avait été soignée pour des troubles dépressifs sévères survenus après la naissance d’un premier enfant. Elle n’en souhaitait plus d’autres et regrettait encore d’avoir dû assumer seule la responsabilité du choix de garder cet enfant « qui désormais accaparait son existence ».
90— Les parents d’Arnold avaient décidé de ne plus avoir d’enfant et la grossesse était survenue sur stérilet. Son père continuait de reprocher à l’obstétricien d’avoir insisté pour le maintien de la grossesse : « Il nous a refilé le bébé !... »
91— Les parents de Pauline avaient envisagé d’avoir un enfant, mais cette première grossesse était survenue « trop tôt ». Et ils ne comprenaient toujours pas « pourquoi les médecins leur avaient laissé ce bébé, alors qu’ils connaissaient les risques... ».
92— La mère d’Andy disait avoir été particulièrement fatiguée avant sa grossesse, son mari étant alors au chômage et la famille sous le coup d’importantes difficultés financières. « Avec cet enfant, ils ne pouvaient plus rien espérer... »
93— La grossesse de Didier avait été précédée un an auparavant d’une fausse-couche et survenait au moment où venait d’être suspectée chez son frère aîné une maladie chronique... De plus, le père avait été mis en chômage (il l’était toujours) et la mère avait dû reprendre une activité de femme de ménage, maigrement rétribuée.
Les discontinuités dans les prises en charge
94Des discontinuités dans le dispositif de soins avec des effets de rupture dommageables pour son investissement avait contribué à accroître l’insécurité des parents face à cet enfant insécurisant. C’est un thème qui mérite d’être abordé ici en cette période dite « de restructuration » visant la centralisation à l’échelle régionale des soins périnataux [25] [40] [57]. Car c’est au mouvement inverse, c’est-à-dire à leur « dé-centralisation », que le suivi de ces enfants impose à l’évidence de réfléchir. Une fois passée la période des soins intensifs, ils entrent dans celle dite « d’accompagnement » qui, en effet, requiert une toute autre logique, celle des soins de proximité, avec deux niveaux de difficultés :
95Les contraintes géographiques
96Seulement quatre familles résidaient en région urbaine, les autres habitant dans de lointaines localités rurales, sans moyens de transport, les privant de consultations régulières à un rythme soutenu. Ainsi, les parents d’Andy, de Mickaël, d’Arnold et de Pauline avaient été les seuls à bénéficier d’entretiens réguliers avec la psychologue du service de néonatalogie lors de l’hospitalisation de l’enfant dans l’unité des soins intensifs ; des entretiens très appréciés par la mère d’Arnold, alors particulièrement déprimée, et par les parents d’Andy qui « de toute façon, ne pensaient pas à la mort, tant qu’Andy était à l’hôpital ! ». Quant aux parents de Mickaël et de Pauline, transférés rapidement du fait de l’amélioration de leur état dans un service hospitalier plus proche de leur domicile, ils avaient refusé la reprise du travail psychothérapeutique proposée au sein de cette nouvelle équipe. Les autres parents disaient ne pas avoir reçu de proposition d’aide psychologique au moment de l’hospitalisation de l’enfant en unité de soins intensifs, tout en disant a posteriori « qu’ils auraient été peu intéressés ». « Ce n’était pas à nous que nous pensions, mais exclusivement à l’enfant... ». Les parents de Charlotte et des jumelles disaient « qu’ils ressentaient seulement maintenant le besoin de parler », regrettant « de ne trouver autour d’eux aucun interlocuteur capable d’écouter leur plainte et de la comprendre ». Seuls les parents d’Alix et de Didier avaient pu être aidés dans le cadre du suivi psychologique de leurs enfants.
97L’idéalisation de l’équipe de néonatologie
98L’idéalisation de cette équipe initiale, recouvrant bien des rancœurs, semblait en effet fonctionner comme un facteur supplémentaire de résistance aux remaniements dans leur investissement de leur enfant et leur engagement dans un lieu de soin proche de chez eux. Tout indiquait, en effet, que ces parents avaient bien du mal à se détacher de ces figures tutélaires, à se réapproprier pour eux-mêmes leur fonction salvatrice, à être désormais les parents à part entière de leur enfant. Leurs paroles, disaient-ils, vivaient encore en eux. Elles seules les réconfortaient encore dans les moments difficiles, comme détentrices d’un pouvoir protecteur, mais dont ils se sentaient à jamais privés. Certaines mères avaient ainsi au moins gardé des contacts personnels avec des soignantes auxquelles elles envoyaient encore régulièrement des nouvelles de leur enfant. D’autres revenaient au moindre prétexte en consultation pour être rassurées sur l’état de leur enfant. L’avis du médecin référent de son hospitalisation, son regard sur lui, mais aussi sur elles semblaient suffire à exorciser leurs peurs. L’arrêt du suivi imposé pour des raisons essentiellement administratives (l’absence du remboursement des transports) avait été vécu comme une rupture, laissant longtemps les parents désemparés, convaincus qu’aucun autre médecin ne pouvait s’occuper aussi bien de leur enfant ; tel un objet perdu et idéalisé à la mesure du traumatisme subi et dont l’absence les laissait démunis. Mais il faut ajouter que les enfants, par leurs comportements déroutants, par leurs exigences insatiables et épuisantes, par leurs conduites à risques, ne les avaient pas vraiment aidés à devenir des parents « suffisamment bons », à faire d’eux des mères ou des pères confiants en eux.
DISCUSSION
99Ce groupe d’enfants issus de la très-grande-prématurité est trop restreint pour avancer des généralisations à partir des données qu’ils nous offrent. Au moins peut-on admettre sa représentativité en observant sa composition voisine de celle rapportée dans la littérature la plus récente : le nombre d’enfants présentant des séquelles neurologiques sévères sans autonomisation de la marche est en effet proportionnellement le même, soit 20 % d’entre eux (avec deux enfants concernés, Mickaël et Andy). Cette étude nous a surtout permis de dégager des éléments cliniques et psychopathologiques propres à revisiter la notion de « séquelles tardives » et à reformuler des hypothèses à leur sujet.
100Elles peuvent être abordées, chez ces enfants de 7 ans, par le biais d’un de leurs avatars le plus sensible bien que non spécifique, mais lourd pour l’avenir : les difficultés scolaires. À l’instar de nombreux travaux [13] [29] [30] [31] [33] [48], notre étude en relève la fréquence puisque la presque totalité de notre petit groupe est concernée : neuf enfants sur dix, et notamment quatre enfants sur les cinq sans séquelles neurologiques, malgré un QI normal, voire largement au-dessus de la moyenne. Leurs difficultés scolaires sont soit isolées, soit globales, portant sur l’ensemble des apprentissages élémentaires, de la lecture au calcul en passant par l’écriture.
101La littérature reste encore peu ou mal documentée sur les performances scolaires de ces enfants, les critères variant d’une étude à l’autre, beaucoup ne retenant que le type d’établissement scolaire fréquenté (« spécialisé » ou non). Et quand sont évoquées leurs causes, c’est généralement pour réaffirmer le rôle déterminant sinon exclusif des facteurs cognitifs, mais ancrés dans un statut de handicap neuro-lésionnel, laissant peu d’espoir pour des remaniements futurs. Une large place est ainsi faite au concept d’ « hyperactivité avec déficit de l’attention » en tant que signe « de dysfonctionnement ou de lésions cérébrales minimes » [13] [26] [65]. En donnant la parole à ces enfants et à leurs parents, ces entretiens ont surtout montré l’ampleur et l’actualité de leur souffrance psychique et la nécessité de la prendre en compte. C’est une dimension qui, dans ce contexte hautement médicalisé, n’avait guère eu de lieu pour se faire entendre, ce qui à l’évidence lui a manqué. Elle peut être analysée à travers les trois protagonistes qui la subissent tout en y participant.
Les enfants
102Dans une approche globale de leur fonctionnement mental, un premier constat s’est imposé à nous : seulement trois enfants pouvaient être considérés comme évoluant dans le registre de « la normalité ». Les autres présentaient des troubles de la personnalité selon un large éventail allant de la dysharmonie évolutive pour trois d’entre eux à la dysharmonie psychotique pour deux autres, en passant par une déficience intellectuelle dysharmonique pour les deux restants ; en remarquant des formes plus sévères chez les enfants porteurs d’atteintes neurologiques précoces. Cette catégorisation diagnostique n’est évidemment qu’indicative de leur mode actuel de fonctionnement, plus versé dans un registre comportemental que mentalisé. Elle ne préjuge pas bien sûr de leur avenir, compte tenu de leur âge. Elle vaut surtout comme mesure de leur insécurité interne, dominée par une angoisse de séparation et une dépressivité faisant entrave au processus d’individuation. Par leur intensité, leur fixité et leur association, les symptômes présentés nous semblaient en être des indices suffisamment probants permettant aussi de comprendre l’ampleur de leurs difficultés scolaires, davantage encore chez les enfants ayant un QI normal.
103Par ailleurs, ces symptômes opéraient sur l’environnement familial des dysfonctionnements relationnels qui, en retour, les entretenaient selon une spirale sans fin ; d’autant que les parents, dans leur désarroi, leur attribuaient un sens qui venait en appoint du discours médical leur dénier toute origine psychique. Cette mise en récit donnait au moins à leurs yeux un semblant de cohérence aux difficultés de leurs enfants, mais en privant ceux-ci d’autant d’occasions de se sentir compris. Cette configuration, figée depuis longtemps dans le malentendu, avait creusé un écart grandissant entre eux, avec, d’un côté des parents désemparés et portés par un dévouement sans limite, et de l’autre des enfants inhibés et retenus par un attachement anxieux.
Les parents
104À l’égard de leurs enfants qui depuis toujours semblaient leur échapper, ces parents oscillaient en effet entre rejet et vénération, intolérance et mansuétude, fusion et détachement, l’un appelant l’autre et réciproquement, dans une ambivalence agie et désorganisante entretenue par leurs comportements imprévisibles. Leurs difficultés à s’ajuster aux besoins de leurs enfants, à s’identifier à eux, ne sont certes pas spécifiques des parents de très-grands-prématurés [12]. Elles illustrent le modèle que Solnit a décrit sous le nom de « syndrome de l’enfant vulnérable », repéré chez les parents dont les enfants ont traversé une période critique durant la première année [55]. Sans nier le poids des facteurs neurologiques, cette approche compréhensive insiste sur la pathologie du lien et ses implications au niveau thérapeutique : la nécessité d’aider les parents à assurer dans la continuité leurs tâches éducatives et leur fonction attendue de contenance, à mettre du sens sur le comportement de leurs enfants, à rendre intelligibles leurs intentions et les délivrer de leur sentiment menaçant de solitude. Mais cette approche, ici encore trop peu exploitée faute d’être encore suffisamment explorée, invite aussi à une très grande prudence dans sa mise en œuvre, car elle doit tenir compte aussi de la fragilité narcissique de ces parents. Elle impose un travail préparatoire patient pour que ceux-ci l’acceptent sans la subir comme une intrusion, un désaveu supplémentaire et une menace pour leurs relations trop incertaines avec leur enfant. Les parents que nous avons rencontrés restaient en effet sous le coup du traumatisme de cette naissance inattendue et périlleuse éprouvée encore comme une attaque de leur identité parentale ; comme si cette mise en danger initiale de la vie de leur enfant avait en même temps mis en doute à leurs yeux leur qualité de parents et leur légitimité à le devenir. Nous pouvons parler de production psychique « séquellaire » chez ces parents qui se disaient eux-mêmes « endommagés », « blessés », « démolis », « résignés », « victimes d’une destinée » et pour tout dire d’eux-mêmes, s’isolant dans leur plainte et s’abandonnant à un vécu d’impuissance. Ils avaient, pour s’en défendre et en protéger leurs enfants, surinvesti les soins donnés par les professionnels, non sans projeter sur eux leurs propres craintes en mettant en doute ces compétences extérieures. Et lorsqu’une psychothérapie avait été indiquée, ils l’avaient refusée. Si ces parents s’étaient offerts généreusement à notre regard et notre écoute, c’est aussi parce que notre présence était passagère, qu’elle n’était pas destinée à la remise en question d’un équilibre précaire difficilement acquis.
Les soignants
105Ils participent, à leur insu, mais de manière décisive à cette souffrance dans leur fonction essentielle d’organisateurs du cadre thérapeutique, de donneurs de soins, mais aussi de sens. Presque toujours requis pour soutenir et accompagner le développement de ces enfants, pour corriger une hypotonie, un retard psychomoteur ou du langage, ils s’efforcent de manière plus implicite d’apaiser l’inquiétude des parents, de combler leurs difficultés à le devenir, dans la lignée du projet inauguré en néonatologie de les associer le plus possible aux soins. Mais cette perspective semble avoir fait long feu si on en juge par leur étrange soumission aux soins comme aux soignants, si on en juge aussi par le sens qu’ont pris les rééducations pour ces enfants ; car beaucoup parmi ceux rencontrés ne les utilisaient pas comme des ressources mises à leur disposition pour acquérir plus d’autonomie et recouvrer la liberté de penser. Ils les subissaient plutôt comme des contraintes sans fin à l’ombre des exigences parentales ; comme si ces parents n’avaient pas réussi à prendre ou récupérer leur place spécifique dans ce dispositif, sinon comme garant des rééducations prescrites, dans une fonction de transmission non plus salvatrice mais aliénante.
106G. Fava-Viziello et coll. [22] ont souligné combien « l’envoi en rééducation psychomotrice constitue un point crucial où les fantasmes et les peurs se concrétisent, au point de devenir le centre de polarisation des troubles éventuels de la personnalité des parents ». Parmi ces situations, certaines nous offraient des versions caricaturales de « cette polarisation » lorsque, par exemple, l’enfant, du fait de ses troubles neurologiques, était tributaire de soins rééducatifs prolongés. Il en était ainsi de la mère d’Alix, femme particulièrement dépressive, dont l’histoire personnelle émaillée de ruptures précoces avait compliqué singulièrement le processus de maternalité : elle avait lutté avec acharnement contre la réalité du handicap de son enfant pour tenter de l’effacer mais en déplaçant, paradoxalement, toute son énergie sur la rééducation de la motricité comme pour essayer d’y parvenir. Et malgré l’amélioration des troubles de la marche, elle ne pouvait concevoir l’arrêt des séances de kinésithérapie autrement que comme une démission de sa part. L’histoire de Mickaël, qui présentait d’importants troubles moteurs mais aussi une dysharmonie psychotique, nous parait tout aussi exemplaire. Sa mère qui « avait fait son enfant pour elle », n’avait donné aucune place au père dans la vie de son fils. Elle avait fait de la rééducation une affaire personnelle, valorisante même pour son narcissisme, en agissant son fantasme de mère idéale et toute-puissante sur le dispositif auquel l’enfant adhérait passivement.
107Cette très-grande-prématurité, en interrompant la grossesse très précocement, bouleverse assez radicalement le processus de parentalité et les repères identificatoires chez des parents désemparés, dévorés par la honte et la culpabilité, d’autant plus qu’ils ont eu antérieurement des souhaits d’avortement ou même commis des manœuvres abortives réelles. Les liens à l’enfant imaginaire sont réinvestis dangereusement pour l’enfant actuel, abandonné dans sa réalité de sujet en devenir, d’autant plus que son état précaire à l’avenir incertain convoque en eux des affects indicibles et une nostalgie désespérante pour l’enfant du rêve. Au fond de cette expérience commune d’une horreur partagée, survit un lien puissant qui les retient l’un à l’autre mais dans la contrainte et l’assujettissement à cette souffrance même, au point que tout nouveau pas de l’enfant vers l’autonomie est ressenti par les parents comme la répétition d’une rupture dramatique et une menace de perte d’objet.
CONCLUSION
108Les résultats de cette étude nous invitent bien sûr à affiner les instruments d’évaluation, à l’étendre à une population plus large, à poursuivre cette étude auprès d’enfants plus âgés. Il est certes toujours difficile de distinguer chez ces anciens très-grands-prématurés ce qui relève de troubles neurologiques, de troubles psychologiques, des conditions défavorables du milieu mais aussi de la chaîne de décision qui a mis en œuvre les traitements successifs prescrits pour comprendre leur état, leur passivité, leur révolte et leur difficulté à s’autonomiser. Sans aucun doute, l’importance et la nature des risques vitaux initiaux maintient l’attention rivée sur les seuls facteurs organiques et contribue à éviter la prise en compte des facteurs psychologiques. Si depuis les années 1970, les équipes de néonatalogie sont sensibilisées aux risques psychiques auxquels sont exposés les prématurés, si les services de réanimation se sont considérablement ouverts aux parents, aux psychologues et aux psychiatres d’enfant après l’insistance de quelques pionniers comme A. Carel [12], C. Druon [20] [21] ou C. Mathelin [45] sur l’importance du travail psychologique précoce auprès des parents ainsi que sur la richesse que peut apporter au niveau d’une équipe médicale la collaboration avec un psychanalyste, ces messages semblent n’avoir plus guère de portée au fur et à mesure que ces enfants avancent en âge, que leur destin échappe à l’autorité sinon la présence des équipes de néonatologie. Certes, les indications d’interventions psychothérapiques selon les modalités habituelles auprès de ces parents sont limitées, comme le souligne Fava-Viziello [22]. Mais notre étude incite à réfléchir à nouveau et encore sur les logiques suivies pour leur prise en charge, sur la difficulté de maintenir dans la durée une approche pluridisciplinaire cohérente et individualisée associant pédiatres, pédopsychiatres mais aussi pédagogues. Trop souvent, ce n’est pas la nature des symptômes qui décide des orientations thérapeutiques, mais l’appartenance professionnelle de ceux qui ont été les premiers à les observer [34]. Et trop souvent, dans ces situations difficiles à penser où est intriquée une double dimension somatique et psychologique, l’enjeu essentiel de ces prises en charge semble perdu de vue : celui d’aider les parents à transmettre à leurs enfants des projets porteurs de vie, ou tout au moins d’en rétablir l’espoir.
109Hiver 2002
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Mots-clés éditeurs : Qualité de vie, Troubles précoces de la parentalité, Très-grand-prématuré, Troubles de l'attachement, Réseau périnatal, Prématurité
Mise en ligne 01/10/2006
https://doi.org/10.3917/psye.452.0437Notes
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[1]
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Centre psychothérapeutique de Nancy-Laxou, CMP, 1, avenue Voltaire, 54300 Lunéville.
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[2]
Assistante spécialiste, Intersecteur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de Créteil, CMP, 19 bis, rue des Buissons, 94000 Créteil.
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[3]
Professeur honoraire de pédiatrie néonatale, Maternité régionale et universitaire de Nancy, Maternité régionale et universitaire de Nancy, 10, rue du Dr Heydenreich, BP 4213, 54042 Nancy.
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[4]
Ils représentent désormais en France 0,9 % des naissances vivantes, mais 50 % des enfants mort-nés [7] .
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[5]
La normalité des ETF n’exclut pas bien sûr des lésions cérébrales de taille inférieure aux capacités de repérage de l’appareil d’échographie.
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[6]
D. Tchénio [59] .
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[7]
Nous tenons à remercier chaleureusement Mme Rosine Diwo, psychologue, maître de conférences à l’Université Nancy 2, pour l’aide qu’elle nous a apportée dans le choix des tests psychologiques et leur interprétation.
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[8]
Service de soins et d’éducation spécialisée à domicile.
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[9]
Centre d’accueil à temps partiel.