Couverture de PSYE_442

Article de revue

Le fonctionnement obsessionnel chez l'enfant psychotique.

Latence et traitement psychique

Pages 485 à 501

Notes

  • [1]
    Maître de conférences en Sciences humaines cliniques, membre du Laboratoire de psychopathologie fondamentale et psychanalyse, Université Paris VII - Denis Diderot.
  • [2]
    Latence vient du latin lateo qui veut dire cacher.
English version

LES PREMIERS TEMPS CLINIQUES

1« Mais la terre, ça ralentit le temps », m’explique l’enfant que je rencontre pour la première fois.

2Fabrice a interrompu sa scolarité, dès le primaire, pour suivre un parcours d’hôpital de jour où il a acquis des connaissances éparses et dont il fait peu état. Son dossier institutionnel le présente comme un cas de psychose infantile, un enfant très clivé, au faciès de « petit vieux » disposant de rituels à la limite du délirant.

3Il se trouve que j’ai vu d’abord Fabrice seul. À 12 ans et sept mois, l’enfant connaît bien la psychiatrie. Il n’en est pas à sa première consultation. Et s’il est inquiet de me rencontrer, il a sûrement préparé ce qu’il allait dire. Mais Fabrice ne supporte pas les silences, et ça ne vient pas tout seul de raconter à une étrangère comment ça ne va pas à la maison, à l’école, enfin ses problèmes. Il a déjà raconté beaucoup de choses à son précédent consultant. Est-ce qu’il faut qu’il recommence tout ? Est-ce qu’il faut vraiment qu’il répète toutes ces choses dont il ne veut plus parler, comme de son « coin clochard » qu’il s’était aménagé à la maison, dans la pièce commune qu’il partage avec ses parents, ou son jeu favori de ces dernières années : être un PDG qui dirige de pauvres délinquants, un rôle qu’il affectionnait d’attribuer à ses parents. Raconter son histoire, il n’y tient guère. Il a peur que ça le rende fou à nouveau. Alors, il ne sait pas quoi dire, et ça l’angoisse beaucoup. Il dit pourtant ce qui l’intéresse, avec la conviction que ce n’est pas ça qu’il doit dire, et que ça ne doit pas m’intéresser.

4Au cours de ce premier entretien, Fabrice ne parlera pas de sa famille, il parle des étoiles, il ne parlera pas de ses problèmes, il parle des nuages. L’atmosphère, la distance des planètes, le temps qui se calcule en années-lumière pour aller sur Mars et sur d’autres planètes, une vie n’y suffit pas. Ce temps qui s’avance en avant le fascine et l’angoisse. Le temps va trop vite alors, confronté au temps dont l’espace n’est pas euclidien. Ce temps-là lui donne à penser qu’il y a de la vie sur d’autres planètes, parce qu’il faut bien se donner une représentation tout de même. Ou peut-être plus simplement, parce que le temps en avant des années-lumière est, pour Fabrice, la pulsionnalité de la vie dans ce qu’elle a de vivant, de sexuel, de rapide et d’effrayant, comme les années-lumière d’un irreprésentable espace d’éloignement entre deux planètes, sans cesse en voyage, en transfert. Mais la distance du temps, c’est angoissant. Ça va si vite et c’est si loin que la vie d’un homme n’y suffit pas, dit-il. Et de reculer alors jusqu’aux époques de la préhistoire. Là du moins, Fabrice retrouve des traces dans la terre, de ces marques qu’ont laissé les hommes derrière leur vie, si longtemps avant lui.

5Le temps s’en va des deux sens, réfléchit Fabrice. Mais il circule dans la séance, vivant, mortel. La terre, Fabrice y revient. Car lorsque les étoiles sont masquées par les nuages, ou bien lorsque l’angoisse de la vie le terrasse, l’enfant se retourne vers le sous-sol de la terre et son lieu de fixation. Le creusement du métropolitain n’a plus de secret pour lui, il m’en explique les ramifications, le détournement des cours d’eau, les déblaiements qu’il a dû falloir entreprendre et les divers problèmes qui se sont posés. Ce qui est caché sous la terre rassure Fabrice. Il en va ainsi du métro, comme des découvertes archéologiques, comme des morts... « Mais la terre, ça ralentit le temps », me dit-il avec un évident soulagement.

6Ce n’est qu’après avoir fait connaissance de Fabrice que je rencontrerai ses parents. Sa mère est une femme intrusive, paradoxale, dépressive et dans le double-lien avec son fils unique. Elle a eu une grave maladie somatique. Le père, effacé, vit de clichés de mariage, d’identité et de naissance. Il se plaint des rituels de son fils, alors qu’eux n’ont aucune habitude. Si peu de repères, devrait-on dire. Ils vivent tous les trois dans une seule pièce, attenante au laboratoire photographique. La mère de Fabrice se plaint que dans si peu d’espace, son fils envahisse tout. À l’âge qu’il a, elle lui noue toujours ses lacets de souliers. Elle le mentionne en s’en plaignant, mais si elle ne le faisait pas, il ne les nouerait pas. Un peu plus tard, lorsque Fabrice n’admettra plus que sa mère lui lasse ses chaussures, elle dira que son fils a changé. Et d’ailleurs, désormais, s’il est en retard le matin, elle le met sur le paillasson en chemise, car son logis est trop petit et qu’elle a à faire.

7À côté des rituels, et de l’envahissement d’un espace cloacal où la famille évolue confusément, le principal symptôme dont se plaignent les parents de Fabrice, à son propos, concerne cet absurde intérêt pour des choses insensées, auxquelles ils ne comprennent rien, comme les étoiles, l’astronomie. Ils manifestent une intolérance irritée à ce que l’enfant puisse s’approprier un savoir qui leur est inconnu et dont ils ne peuvent donc évaluer la véracité. Ils préfèrent alors juger ce savoir faux ou folle invention d’un enfant qui ne va pas bien dans sa tête. On oublie que pour trop de parents, avoir un enfant « fou » ou « pauvre d’esprit » est assimilable.

8Or, en voyant Fabrice pour la première fois, j’avais été frappée par son intelligence et l’ignorance où elle était tenue tant par l’institution que par sa famille. Il m’avait immédiatement surpris par la qualité de son appétit cognitif, de réelles compétences intellectuelles qui le faisaient rêver, c’est-à-dire penser et inventer le ciel, les étoiles ou la géologie de la terre. Les connaissances, qu’il avait glanées au gré des dictionnaires et des livres, étaient d’une précision à la fois adaptée et réaliste à la matérialité de leur événement.

LES LIEUX DU TEMPS ET LES RITUELS DE FABRICE

9La première fois où nous nous sommes rencontrés, Fabrice a osé transgresser ce que l’on devait dire dans une consultation. Il n’a pas livré l’histoire de ses parents, leur relation et leurs problèmes, mais la curiosité du temps et les images-écrans qu’il fabrique depuis sa passion du ciel et des sous-sols de Paris. Le temps devant, rapide, lointain, qui excède la vie d’homme, et le temps derrière, ancien, déposé dans la mémoire du sol qui se souvient du temps de la vie des hommes. Au début était le big-bang instable, brûlant. Au début était aussi la préhistoire avec sa mémoire qui demeure. Ce qui est avant est après, l’origine est devant dans les étoiles dont les rayons émettent longtemps après leur mort, et à l’arrière de soi dans l’enceinte de la terre. Toute chose dont le savoir de l’enfant s’inspire pour réfléchir lorsqu’il dit et raconte l’angoisse émerveillée de ses découvertes solitaires.

10Est-ce ainsi que se construisait, pour Fabrice, la possibilité d’un rapport avec la temporalité anachronique de l’inconscient ? (Fédida, 1985). Fabrice nous fournit cette intuition clinique qui fut à l’aune d’une telle hypothèse. Elle guida une méthode analytique d’écoute des pensées associatives de cet enfant.

11Fabrice, à l’âge de la période de latence, nous fait encore aborder la question du temps à travers ce qui semble, à première vue, être à son opposé : des rituels obsessionnels très actifs qui lui font refaire et refaire des plans de métro, par exemple. Ce type de passe-temps, courant chez les enfants disposés à un fonctionnement obsessionnel, où le dessin réalise un labyrinthe, apaise l’angoisse de mort. Là où « tout est bouché », comme le dit l’enfant, il s’agit de découvrir l’issue dans un espace en boucle, secret, caché. Le labyrinthe, ou le plan de métro, offre la maîtrise d’une circulation imaginaire souterraine quand sur terre, l’atmosphère à la maison est noire de nuages, rendue étouffante par des problèmes insolubles dont le couple a besoin pour vivre, au même titre que fonctionne l’espace de cette seule pièce où personne n’a sa place, mais où chacun prend la place de tout le monde. Cela donne à Fabrice cette physionomie de « petit vieux », un visage qu’étreint le poids du monde, qui contraste avec l’appétit du temps et de la vie, que la sagesse de ses paroles « folles » chez un enfant m’évoque lorsqu’il m’explique l’immensité de temps interstellaire, l’angoisse fascinante du vide où bougent les planètes, et la solution qu’il a trouvée devant l’effusion pulsionnelle du monde d’en haut qui plane avec le monde d’en bas, celui de la terre qui ralentit le temps.

12Le fonctionnement obsessionnel protège-t-il de la part psychotique, grâce au secret qu’abritent les pensées de la tête ? En explorant le temps, Fabrice invente la mort et la continuité psychique, qu’il lie d’un même destin par ses investigations onirico-scientifiques, avec pour seul guide l’intrication de sa curiosité intellectuelle et une vivacité d’angoisse.

13L’angoisse de mort, chez Fabrice, n’a pas acquis l’organisation d’une angoisse de castration œdipienne. Elle se présente davantage comme une angoisse de vivre, dirait Winnicott, ou comme une angoisse de séparation selon le modèle de la mélancolie, que nous a évoqué cette rencontre troublante d’un visage d’enfant vieux ayant perdu son âge. D’un registre économique, l’angoisse de mort exprime, certes, le danger de l’archa ïque et du prégénital, une déroute devant la déraison des affects, du sexuel, de tout ce qui s’écoule ou s’épanche et prend le temps de court. Mais nous verrons que le régime de l’angoisse sert la liaison et l’accès à une position dépressive.

LES REPRÉSENTATIONS D’ATTENTE ET LEUR VOIE DE GUÉRISON

14L’épisode que je vais relater se situe un an et demi plus tard. Il précède de quelques mois l’insertion de Fabrice dans un cursus scolaire normal en classe de quatrième.

15Fabrice a un peu plus de 14 ans, il est tombé amoureux. La fille, il l’a aperçue à la sortie du lycée où elle prépare son baccalauréat. Et la perspective qu’elle puisse partir, comme s’éloignent les étoiles, le rend profondément triste. Il n’imagine même pas que leurs différences d’âges, à l’adolescence de leur vie, ne lui laisse pas beaucoup de chance avec elle. Fabrice est seulement installé dans une longue représentation d’attente que le passage journalier devant le lycée, à sa sortie de l’hôpital de jour, suffit à inspirer. Voir la jeune fille où son regard la croise réjouit son visage qui change de ton et devient soudain jeune. Voir la jeune fille suffit à le faire rêver et à alimenter « l’attente croyante » (Freud, 1890) de ses fantasmes. Fabrice est amoureux, et il confie son inquiétude en consultation : « Le cafard, c’est comme les nuages, à cause d’une fille de N. qui est en terminale et qui va bientôt partir... » Il ne sait pas comment il pourra vivre sans la revoir à la rentrée.

16Fabrice a-t-il puisé en l’amour le désir de passer, un jour, à son tour, son baccalauréat ? « L’attente croyante et pleine d’espérance, écrit Freud, est une force agissante avec laquelle nous devons compter, en toute rigueur, dans toutes nos tentatives de traitement et de guérison. » (ibid.).

17À travers ces deux brèves séquences de consultation, celle de l’amour pour une jeune fille inconnue apparaissant au coin du lycée et celle de sa curiosité pour le ciel et la terre, Fabrice a déployé les représentations d’attente et ces restes diurnes qui, empreints de curiosité infantile, ont frayé les voies d’une recherche intellectuelle de l’inconnu et son désir de découverte.

HYPOTHÈSES

18Comment le fonctionnement obsessionnel peut-il concourir à la résolution d’une psychose infantile ? L’enfant de notre cas clinique a utilisé, à la fois, un état de latence qui a masqué ses compétences intellectuelles, et une curiosité vivace recherchant, sous le sceau du secret, comment trouver le temps de la latence. Les temps de latence, que nous préciserons, et les pensées latentes produites par un fonctionnement obsessionnel formeront le nerf théorique de notre démonstration.

19Partant de l’équivalence freudienne entre fonctionnement obsessionnel et état de latence, nous explorerons à quel développement des processus secondaires concourent les pensées latentes. Quel est le rôle des investissements de pensées dans l’évolution des psychoses infantiles, à la fin de l’enfance et à l’adolescence ? Nous réfléchirons sur la fonction mutative des souvenirs de couverture, induits par le fonctionnement obsessionnel que favorise la période de latence, dans le contexte d’une psychose infantile. La disposition d’un matériel préconscient, comme le cas clinique le suggère, génère une potentialité de refoulement et ouvre la disposition intrapsychique d’un inconscient.

20Notre deuxième voie de recherche concerne l’autothérapie du psychisme par lui-même, le rôle de « l’attente croyante » et des représentations d’attente dans le fonctionnement obsessionnel, la corrélation des temps de latence avec l’auto-érotisme face à l’altérité étrangère de l’objet. Nous envisagerons différentes périodes de latence au cours du développement, et en particulier au moment de la castration orale et phallique. L’hypothèse énoncée par Winnicott d’une période de latence correspondant à l’entrée dans la position dépressive kleinienne élargira notre perspective. Ce point de vue psychanalytique, à la fois phylogénétique et développemental, est sollicité par la problématique du devenir de la psychose infantile. En effet, à l’âge de la période de latence pré-adolescente, viennent s’actualiser des angoisses de séparation de l’objet maternel, en même temps que des angoisses phalliques naissantes mais le plus souvent vécues sur le mode primitif d’une angoisse de morcellement. Nous nous attacherons en dernier point, dans un parcours de théorisation freudien, à la fonction de liaison de l’appareil psychique. Avec la notion breuerienne de temps de quiescence, nous démontrerons que les temps de latence, au cours de la vie, sont des temps d’investissement auto-érotique au service de la liaison, provoqués par les angoisses successives de séparation et de castration.

UN ÉTAT DE LATENCE PRODUIT PAR LE FONCTIONNEMENT OBSESSIONNEL

21Le fonctionnement obsessionnel, qui s’instaure chez l’enfant ou chez le jeune adolescent au cours de la période de latence, équivaut à la production d’un état de latence. La notion de schizophrénie latente permet à Bleuler (1911) d’effectuer une distinction pathognomonique entre les processus psychiques de la schizophrénie et l’expression secondaire des symptômes morbides. La schizophrénie peut exister à l’état latent et le demeurer, donnant alors le tableau psychique des troubles qu’il décrit au titre d’une schizophrénie simple. Mais il arrive encore, assez couramment, que la schizophrénie reste à l’état latent jusqu’à l’adolescence où la crise existentielle, liée aux complexes de la sexualité, entraîne les symptômes morbides à se déclarer et à s’organiser sous leur formes secondarisées. On assiste alors à une transformation des symptômes négatifs de la maladie en symptômes positifs.

22Lorsque Freud se réfère à la notion d’état de latence, il met l’accent sur le caractère caché [2], s’inscrivant ainsi dans l’esprit de la tradition médicale et psychiatrique. L’état de latence désigne, dans la théorie freudienne, des processus psychiques de pensées qui échappent au conscient et relèvent d’un matériel de situations et de souvenirs remémorables. Il s’agit des pensées latentes, des souvenirs latents, ou du contenu latent du rêve. Le passage de l’état latent à l’état manifeste fait éclore le symptôme du rêve, comparable à la psychose. Les pensées latentes disposent d’une voie d’accès à la traduction en processus secondaires préconscients. Elles correspondent principalement aux souvenirs de couverture, aux souvenirs d’enfance ainsi qu’aux restes diurnes qui servent à imaginer l’infantile.

23À suivre Freud, seul le contenu latent qui est lié « aux plus anciens événements de notre vie » (1900, p. 193) est susceptible d’interprétation. Il est de nature ambiguë, en position intermédiaire entre l’insondable amnésie d’une absence et les transferts dont il libère les voies de traduction. Le visage peut être le dernier vestige d’une mémoire défunte. Lou Andreas-Salomé le dote de cette même capacité de rayonnement-fossile dont disposent certaines étoiles, longtemps encore après leur mort (1979, p. 71). L’immortalité de la mélancolie (Fédida, 1995), que reflète un visage d’enfant vieux, serait de ce point de vue l’ouvrage du latent, l’impression que prend une amnésie phylogénétique.

24Freud voit dans la dernière période glaciaire, que traversa l’humanité primitive de nos lointains ancêtres, la cause du refoulement et « du développement vers la culture » (1923, p. 248) qu’a dû constituer, alors, l’adaptation psychique par la névrose obsessionnelle. La période de latence retrouve, au niveau du développement individuel, cet héritage phylogénétique. La névrose obsessionnelle et la période de latence, qui utilise partiellement son fonctionnement, sont ainsi susceptibles de développer un haut degré d’adaptation psychique.

25Le fonctionnement obsessionnel, qui s’instaure chez l’enfant au cours de la période de latence, va favoriser la production de souvenirs d’enfance et de pensées latentes. Ce matériel de couverture fait aussi office de tamis préconscient dont dépend la construction de l’inconscient et l’après-coup de l’infantile. Il s’agit de la mémoire qui sera ultérieurement disponible à la remémoration, sur le modèle de la névrose.

26De la sorte, la psychose infantile de Fabrice retourne à l’état latent, grâce au fonctionnement de pensées obsessionnel que se met à développer l’enfant, à l’aide de ses souvenirs de couverture et de sa curiosité infantile, venus secrètement explorer l’origine du monde et la fin de la vie.

27À formuler les choses ainsi, nous ouvrons, dans l’esprit de la tradition psychiatrique, la perspective suivante : le développement de symptômes obsessionnels dans la seconde enfance ou à l’adolescence peut venir désactualiser les symptômes d’une psychose, ce à l’aide des investissements de pensées. Descriptivement, le fonctionnement obsessionnel préserve de l’expression psychotique. Mais on ne peut pas penser, comme on l’entend trop souvent dire en clinique d’adultes ou d’enfants, en termes de défenses obsessionnelles sur une structure psychotique. Il s’agit d’une évolution plus dynamique où ce sont les investissements de pensées, issus du fonctionnement obsessionnel qui, en privilégiant des symptômes d’isolation, de formation réactionnelle, de rituels, configurent le latent et créent la disposition où l’expression positive de la psychose devient latente. Cela pourrait correspondre avec la notion de noyau psychotique bien que celle-ci se présente, dans la littérature, sous une forme statique qui ne nous satisfait pas. Nous ne raisonnons plus alors en termes de défenses obsessionnelles qui s’ajouteraient autour d’une structure psychotique pour en contenir la décompensation, laquelle menacerait de survenir dès lors que l’on toucherait à ces défenses du moi. Mais il est question de pouvoir penser un véritable travail psychique où l’expression psychotique se voit modifiée par le latent issu des investissements de pensées qui peuvent se développer à partir du cadre contraignant des rituels. À la place de l’actualité des symptômes psychotiques, il y a désormais une potentialité de refoulement qui expose nécessairement les symptômes de la psychose à leur négativation.

UN TRAITEMENT PSYCHIQUE AUTOTHÉRAPIQUE

28Cette façon de penser a pour conséquence d’éviter l’écueil de la psychothérapie de soutien du moi, ainsi que la peur d’interpréter le matériau infantile en présence, avec des enfants ayant à leur passif un diagnostic de psychose infantile. Notre deuxième remarque concerne l’autothérapie du psychisme par lui-même que constitue l’accès au registre obsessionnel-mélancolique pour un enfant psychotique, et ce quelque puisse être la gravité des troubles qui se trouvent sollicités.

29Avec le latent, la psychose peut réintégrer le rêve et l’inconscient. L’usage d’un matériel perceptif diurne, l’advenue de pensées latentes ou de souvenirs-écrans donnent « chair et existence » (Merleau-Ponty, 1964) à l’inconscient, tandis que la grille symptomatique des rituels et compulsions secondaires semble dessiner une sorte de topographie de l’inconscient isolé. Le latent et l’infantile cohabitent. Les restes diurnes, comme les impressions de l’enfance ne sont pas l’or de l’inconscient, nous dit Freud en 1899, mais ils acquièrent « de la valeur dans la mémoire » de se trouver « à côté de l’or ». La communauté de lieu lie leurs destins. Et dans la construction (Freud, 1937), c’est cette seule mémoire hallucinatoire qui vient confirmer la vérité psychique.

30Toutefois, la fonction que nous accordons aux productions latentes du fonctionnement obsessionnel sur l’évolution psychopathologique des psychoses ne doit pas être confondue avec ce qui a lieu dans une névrose obsessionnelle. La distinction entre fonctionnement psychique obsessionnel et névrose obsessionnelle (Brusset, Couvreur, 1993) mérite d’être reprise du point de vue d’une fonction de la latence. Le fonctionnement obsessionnel dispose d’un dynamisme évolutif que la fixation d’une névrose obsessionnelle étiole. Le névrosé obsessionnel est installé dans une temporalité de la latence sexuelle infinie dont il ne peut s’extraire. Il existe une psychopathologie spécifique du temps de latence chez l’obsessionnel.

L’ENJEU SEXUEL DE LA PÉRIODE DE LATENCE

31La période de latence désigne l’effet psychologique, propre à l’espèce humaine, de l’ajournement des fonctions de reproduction et l’instauration diphasée de sa vie sexuelle.

32La latence correspondrait, normalement, à la destruction complète du complexe d’œdipe qui ne devrait donc plus nécessiter de contre-investissement. Mais, en fonction des psychopathologies, un simple refoulement, ou même un refoulement incomplet du complexe d’œdipe peut s’être seulement produit. Dans ce dernier cas, apparaissent les symptomatologies spécifiques de la latence, dont la formation réactionnelle est la plus caractéristique (A. Freud, 1949).

33L’entrée dans la période de latence est généralement suscitée par un événement de latence. Celui-ci va nécessiter un détour psychique qui prend le temps de la latence. Le petit garçon éprouve une angoisse de réel face à la menace de castration parce qu’il découvre que la petite fille a un pénis châtré. L’événement de latence, qui conduit les enfants des deux sexes à désinvestir les désirs œdipiens de la phase phallique, c’est l’organe féminin en tant qu’organe sexuel interne. À la phase phallique, estime Freud, « l’organe génital a pris déjà le rôle prépondérant. Mais cet organe génital est seulement l’organe masculin, le pénis, pour le désigner plus précisément, l’organe féminin est resté non découvert » (1924, p. 28).

34Le temps de latence sexuelle est un temps psychique requis pour parvenir par des voies détournées, intellectuelles, cognitives ou sublimés, à la compréhension et à la découverte de l’organe sexuel latent chez la femme : le vagin et l’utérus. Cette découverte psychique n’est rendue possible que si le temps de latence n’est pas entièrement pris par un refoulement défensif. La latence n’a pas le caractère d’une interruption sexuelle qui prendrait le sens d’une répression, mais elle convient pour désigner le processus psychique qui s’accomplit durant ce temps, où temporairement le but de la pulsion sexuelle se suspend au profit d’une activité psychique.

UNE PÉRIODE DE LATENCE PRÉLIMINAIRE

35L’enfant puise les ressources de son évolution dans la contrainte à penser qu’impose la situation extérieure. À propos de la découverte de l’objet, l’incidence d’une période de latence préliminaire est quasiment énoncée chez Freud. Le moment où l’enfant découvre l’objet entier en la personne de la mère et la distingue de l’objet partiel alimentaire qu’elle lui apporte n’est-il pas psychiquement comparable avec cet autre moment, à l’apothéose de la phase phallique et œdipienne, où l’enfant découvre l’objet sexué masculin, et du même temps, admet qu’il peut réellement être châtré ? Au cours de ces deux expériences, l’enfant se heurte à une menace réelle de perte de l’objet de satisfaction de la pulsion. C’est d’abord le sein maternel au moment où l’enfant découvre l’objet entier dans la personne de sa mère et se replie sur l’autoérotisme. C’est ensuite le pénis de la phase phallique. La découverte de l’altérité de l’objet, du caractère étranger de ce qui, jusqu’alors inclus dans sa toute-puissance, lui était tellement familier, le fait régresser sur une position autoérotique qui co ïncide avec une mise en latence de la découverte précédente. Cette mise en latence offre la possibilité à l’enfant de différer la recherche de la satisfaction pulsionnelle.

36Avec l’autoérotisme et la mise en latence provisoire de l’objet mère, le bébé au sein peut développer une compétence hallucinatoire : il produit des contenus psychiques latents, imaginant des investissements d’objets intermédiaires entre le sein et la personne de la mère. L’autoérotisme concourt à produire un temps de latence. L’activité hallucinatoire produit des pensées latentes. Le moi se dote ainsi de l’action psychique d’internalisation de la mère.

37L’enfant de la plus classique période de latence, en fonction du surmoi et des identifications dont il dispose désormais, régresse de nouveau à une position autoérotique. Il investit des activités cognitives, support pour le moi d’explorations et d’impressions latentes. À cette époque de latence, l’après-coup du refoulement a parachevé l’amnésie infantile, et la période de latence est propice aux remaniements des impressions infantiles. La production de souvenirs de couverture et de « représentations d’attente » (Freud, 1890) constitue les activités psychiques qui préparent à la redécouverte de l’objet sexuel de la puberté.

TEMPS DE LATENCE PRÉCOCE ET POSITION DÉPRESSIVE

38L’hypothèse de temps de latence, antérieurs à la période de latence prépubertaire, est corroborée par Winnicott et son approche de la position dépressive qui s’instaure chez un jeune enfant, entre 5 et 18 mois. C’est au cours de la répétition d’expériences satisfaisantes de tétées et de digestions que le bébé, en relation avec la mère, pourra accéder au sevrage et à la position dépressive. Le bébé vit, de façon clivée, une expérience d’excitation liée à la tétée elle-même et à la mère pulsionnelle qui nourrit, et une expérience d’apaisement qui relève de la digestion et de la présence de la mère anaclitique. L’investissement des fonctions digestives, durant la période de satiété en éveil, va permettre au bébé de lier ses deux éprouvés corporels clivés, ainsi que sa double perception clivée de l’objet maternel. Le jeune enfant subit alors l’angoisse d’avoir vidé le corps maternel durant l’activité orale cannibalique et d’avoir ainsi détruit la fonction anaclitique maternelle dont il a besoin pour exister. Si la mère maintient la situation, dit Winnicott (1954-1955), « la digestion physique s’effectue tandis qu’une élaboration correspondante a lieu dans la psyché ». Le bébé peut, de la sorte, introjecter des expériences positives de l’objet et acquérir une plus grande indépendance psychique à son égard.

L’ACTIVITÉ AUTOÉROTIQUE DE LIAISON DES TEMPS DE LATENCE

39La latence fait intervenir « le facteur temps » (Winnicott). La nécessité évolutive des temps de latence, qui pourraient être présents dès le début de la vie, relèvent, pour Freud, de trois facteurs : la prématurité biologique du bébé humain, l’imperfection psychologique de son appareil psychique et la prégnance de l’individuation sur le programme génétique, le mode de transmission phylogénétique d’une hérédité que le moi doit acquérir (Freud, 1925, p. 269-270).

40Freud emprunte à Breuer la notion d’ « investissements quiescents ». Les investissements quiescents caractérisent les pulsions d’autoconservation ; ils précèdent et préparent le principe de plaisir. En 1920, Freud considère qu’ « une des fonctions les plus précoces et les plus importantes de l’appareil animique est de “lier” les motions pulsionnelles qui lui parviennent, de remplacer le processus primaire régnant en elles par le processus secondaire, de transmuer leur énergie d’investissement librement mobile en investissement en majeure partie quiescent (tonique) ». La latence pourrait être un temps de quiescence, un temps où s’effectue des liaisons, peut-être à partir de l’angoisse qui a suscité son advenue et dont la fonction première se trouve servir la liaison. L’angoisse apparaît ici, à Freud, de l’ordre d’un proto-affect plus originaire que le plaisir, et qu’il situe en deçà d’un signal du moi. La liaison pourrait ainsi procéder des temps auto-érotiques de la pulsion sexuelle. Nous ne comprenons pas autrement cette antériorité que Freud peut conférer à la fonction de l’angoisse sur le principe de plaisir lui-même.

41Nous faisons des temps de latence, des temps d’investissements autoérotiques au service de la liaison. Et nous proposons de penser qu’il peut exister un régime quiescent d’investissement sexuel qui soit de nature autoérotique.

42Le temps de la latence, à travers les pensées latentes et leurs rêves, conduit Fabrice à pouvoir lier psychiquement autoérotisme et position dépressive. Depuis cette liaison, et l’angoisse de séparation qu’elle élabore, la curiosité infantile devient disponible à la recherche de l’autre sexe, trouvé sur le passage répétitif d’une jeune fille inaccessible mais que, chaque jour, il pouvait revoir jusqu’à ce que le diplôme du savoir les sépare. C’est ainsi que je fus conduite à proposer à Fabrice de réintégrer une classe de collège où il a repris progressivement une scolarité classique.

LA REPRÉSENTATION DU TEMPS

43Pendant les temps de latence qui se succèdent au cours de la vie, le moi développe une autoperception organique qui correspond à un état de la pulsion quiescent. Les temps de latence servent de liaison à l’investissement de notre représentation du temps qui est une représentation-écran. Cette autoperception surgit à partir d’une expérience affective de rupture où la mort est présente, depuis l’approche par l’angoisse réelle de la perte ou de la disparition de l’objet investi.

44La première castration pour l’enfant n’est pas, comme le pense Jones (1948) avec Rank, une « blessure déformante » liée à la séparation de la naissance. Elle est plus tardive et consécutive à la séparation psychique de la dyade mère-bébé, au moment où le bébé apprend, par la vue, que la personne de sa mère n’est pas lui. Aux yeux du futur obsessionnel, le monde est simplement hostile d’exister, d’échapper à la totalité de soi. La castration sexuelle, chez l’obsessionnel, est avant tout visuelle. Le fantasme autoérotique va alors fonder la dénégation de la séparation psychique, en instaurant l’interdit du toucher dans ses fondements. Cette castration, due au regard qui ne voit pas ce qu’il s’attendait à trouver, crée l’hostilité du monde de l’obsessionnel qu’elle contraint au sadisme comme à l’autosadisme. La latence peut alors devenir l’entreprise de duperie du mouvement évolutif que l’affect d’angoisse réelle avait légué. Elle peut ouvrir sur la mélancolie à perpétuité.

45Toutefois, dans le cas de Fabrice, il accède à cette castration visuelle ainsi qu’à cette phase autoérotique où l’hallucinatoire dote les représentations d’attente d’une toute-puissance magique et animique. Tel est le gain de savoir qui le conduit à rejoindre l’école que, par distraction ou délire, il avait été amené à quitter puisqu’il ne « suivait » pas, puisqu’il était absent à lui-même dans cet avant de la psychose que la contrainte obsessionnelle lui offrit de modifier.

46Automne 2000

Bibliographie

RÉFÉRENCES

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  • Brusset B., Couvreur C. (éd.) (1993), Monographie de la revue française de psychanalyse. La névrose obsessionnelle, Paris, PUF.
  • Fédida P. (1985), Passé anachronique et présent réminiscent. Epos et puissance mémoriale du langage, L’écrit du temps, Paris, Minuit, no 10, p. 23-45.
  • Fédida P. (1995), La mélancolie de l’immortel, Le site de l’étranger, Paris, PUF, p. 1-5.
  • Freud S. (1890), Traitement psychique (traitement d’âme) Résultats, idées, problèmes I, trad. franç., Paris, PUF, 1984, p. 1-21.
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  • Freud S. (1924), La disparition du complexe d’Œdipe, Œuvres complètes, t. XVII, trad. franç., Paris, PUF, 1992.
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  • Jones E. (1948), Le froid, la maladie et la naissance, Théorie et pratique de la psychanalyse, trad. franç., Paris, Payot, 1969, p. 292-296.
  • Merleau-Ponty M. (1964), Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1988.
  • Winnicott D. W., La position dépressive dans le développement affectif normal (1954-1955), De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. franç., Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975, p. 149-167.

Notes

  • [1]
    Maître de conférences en Sciences humaines cliniques, membre du Laboratoire de psychopathologie fondamentale et psychanalyse, Université Paris VII - Denis Diderot.
  • [2]
    Latence vient du latin lateo qui veut dire cacher.
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