Pôle Sud 2022/2 n° 57

Couverture de PSUD_057

Article de revue

Lectures

Pages 119 à 133

Notes

  • [1]
    Bourdieu (P.), Sayad (A.), Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.
  • [2]
    Cornaton (M.), Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1998 (1er édition 1967).
  • [3]
    Les Douars correspondent à des territoires administratifs qui ont été créés pour substituer à l’organisation en tribus une organisation calquée sur le modèle des communes.
  • [4]
    L’auteur de ces lignes faisait partie du jury devant lequel Fabien Sacriste a soutenu sa thèse, réalisée sous la direction de Guy Pervillé, le 14 novembre 2014, à l’Université de Toulouse Jean Jaurès.
  • [5]
    Lire la parution récente de Dreyfus Françoise, Sociologie de la corruption, Paris, La Découverte, 2022, après le toujours très utile ouvrage, paru il y a quelques années, de Lascoumes Pierre, Nagels Carla, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Paris, Armand Colin, 2014.
  • [6]
    Hoekstra Alain, Kaptein Muel, « The Institutionalization of Integrity in Local Government », Public Integrity, 15 (13), 2012, p. 5-27.
  • [7]
    Heindenheimer Arnold, Political Corruption : Readings in Comparative Analysis, New Brunswick, Transaction Publishers, 1970.
  • [8]
    Lascoumes Pierre, « Des cris au silence médiatique. Les limites de la scandalisation », Éthique publique, 18 (2), 2016, URL : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/2799.
  • [9]
    Lascoumes Pierre, Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts, Paris, Seuil, 2011.
  • [10]
    Comme, par exemple, Lussault Michel, Tours : images de la ville et politique urbaine, Tours, Maison des sciences de la ville, 1993 ; Rousseau Max, « Re-imaging the City Centre for the Middle Classes : Regeneration, Gentrification and Symbolic Policies in ‘Loser Cities’ », International Journal of Urban and Regional Research, 33 (3), 2009, p. 770-788.
  • [11]
    « Les jeunes sont sortis dans la rue, et subitement, tous les partis ont vieilli » (Traduction propre).

Rémi Barbier et Philippe Hamman, LA FABRIQUE CONTEMPORAINE DES TERRITOIRES, Paris, Éditions Le Cavalier Bleu, collection "Idées reçues", 2021, 138 p.

1 Comment déconstruire et reconstruire les sujets envahis par les idées reçues (nom de la collection qui accueille ce petit opus) ? En la matière il y a fort à faire avec le sujet « territoire ». Neuf collègues de divers établissements du Supérieur et laboratoires de recherche du Grand Est s’y sont collés : quatre sociologues, trois géographes, une politiste, un collègue de sciences de l’environnement, tous réunis autour d’une approche par les enjeux écologiques et de la durabilité. Treize brefs chapitres de quelques pages (un par idée reçue) regroupés en trois parties (« Faire territoire », « Administrer et gouverner », « Transformer »), seize petits hors-textes sur des exemples situés, une demi-journée pour une lecture approfondie : le code de l’exercice, défini par la collection, est efficace. La petite fabrique des territoires (NDA : c’est le titre d’un de mes premiers articles, 1995, que je n’ose plus mettre en référence) attendait une synthèse grand public : la voici.

Sur le sens de l’exercice

2 Dans ce genre d’exercice collectif, chacun vient avec son bagage. Ouvrir le débat sur les idées reçues, c’est interroger des positions (connaissances, convictions, croyances…) qui les construisent en les surplombant. Un surplomb peut en cacher un autre. Par exemple en matière d’idées reçues, il faudra que les éditions du Cavalier Bleu songent un jour à commander un opus sur « l’extension du système social néolibéral » (p.22) et « la montée inexorable des inégalités » (p.24) en France. C’est que les idées reçues ne sont pas, contrairement à ce qu’en dit l’éditeur dans la page de présentation, « issues de la tradition et de l’air du temps, mêlant souvent vrai et faux ». Ce sont des produits idéologiques, à forte utilité politique, qui servent toujours une bien-pensance, laquelle se déploie dans toutes les familles politiques, chacune dans son registre, à gauche comme à droite.

3 Or, le territoire est un sujet très intensément politique, chacun des treize chapitres le montre à son tour. Peut-on aller au bout du dévoilement des idées reçues qui l’envahissent sans dire qui les porte et à quelles fins politiques ? Il me semble que c’est ce qui manque un peu trop à ce que proposent nos collègues : on comprend bien leur volonté de faire œuvre pédagogique et de laisser le lecteur construire son propre point de vue critique dans une offre d’approches souvent présentées comme avant tout académiques. Mais les idées reçues ne sont pas des idées floues ou molles qu’il s’agirait de préciser ou nuancer : ce sont des armes, et elles ont leurs petits et grands soldats de tous ordres.

Des choix

4 Dans l’arsenal des idées reçues, les auteurs ont d’abord choisi, pour ce qui est de « Faire territoire », de traiter de son unité dans la diversité, de la proximité qu’il favoriserait, et de l’injonction écologique dont il serait l’objet. Les débats ainsi ouverts ne sont pas sans intérêt, mais pourraient donner l’impression d’éviter le front actif des idées reçues qui travaillent l’opinion publique, en particulier en cette année électorale : sur la ruralité, qui ferait le pays réel ; sur les métropoles, qui, à l’inverse l’assècheraient ; sur la fameuse fracture territoriale, qui est désormais une évidence qu’on ne doit plus contester ; sur l’identité des territoires (et des terroirs), menacée de banalisation, voire de grand remplacement ; sur l’indéfinissable équilibre, que tous les discours territoriaux invoquent à un moment ou à un autre ; sur l’autonomie, comme possibilité de se retirer du système en général, aspiration qui investit fortement le territoire aujourd’hui ; etc. A défaut d’entrer dans la bataille, on risque de servir au lecteur une aimable contribution de plus sur une « notion délicate à définir » (p.13), sa polysémie, son épaisseur, et laisser au jeune lecteur en particulier le sentiment qu’il faut de tout pour faire une science.

5 Parfois, à trop tourner autour du pot, on sème le trouble. Par exemple dans la deuxième partie (« Administrer et gouverner »), qui aborde la fabrique des politiques publiques territoriales : le millefeuille, la bonne échelle, le rapport à l’Etat, la gouvernance, la place du citoyen. C’est la partie la plus complète, mais elle aurait gagné à aller plus directement sur le sens, l’usage et la raison de la récurrence de chacune des idées reçues mises en débat. Il n’y a pas de millefeuille territorial (ou disons pas davantage que de Marble Cake en Angleterre), il y a une complexité à reconnaître et à gouverner (ce dont conviennent les toutes dernières lignes du chapitre), et cela heurte de front le système et la culture politiques. Il n’y a pas d’échelle pertinente, ce qui a déjà été maintes fois montré, mais il y a des agencements pertinents d’échelles, ce qui renvoie au défi précédent. Il n’y a pas de miracle ou de piège de la participation citoyenne en soi, mais des processus de médiation qui sont désormais le cœur de la fabrique des politiques publiques en question. Autant d’analyses et de progrès de compréhension que des prédécesseurs comme Yves Mény, Patrice Duran, Jean-Claude Thoenig, Pierre Muller, Albert Mabileau ont solidement installés il y a maintenant trente ans. Le fait qu’il faille, en 2021, à nouveau se pencher sur des idées reçues qui devraient être ruinées par des décennies d’intelligence collective ne devrait-il pas être le vrai point de départ des contributions aujourd’hui ?

6 Dans la troisième et dernière partie (« Transformer »), les chapitres sur le projet, la prospective, et la question des conflits m’ont personnellement semblé les plus clairs et les plus utiles. A quelques rappels pour mémoire près : l’impact de L’anthropologie du projet de Jean-Pierre Boutinet (1990) ; l’ancienneté de la prospective sur, puis par, les territoires (plutôt une cinquantaine qu’une quinzaine d’années) ; la paternité du mot d’ordre « un territoire, un projet, un contrat » (Jean-Louis Guigou, à partir de 1995). Moins par nostalgie que par souci de la capitalisation : chaque génération découvre les idées reçues comme si elles étaient contemporaines, alors qu’il y a déjà une longue histoire de leur diffusion comme de leur contestation.

Contemporanéité

7 Mais alors au fond, quoi de réellement contemporain dans tout cela ? Lorsqu’en conclusion Rémi Barbier et Philippe Hamman rappellent « la longue série de tensions à la fois fondatrices et motrices dont [le territoire] est le siège » (entre ancrage et liens, entre héritage et projection, entre matérialité et imaginaire, entre intégration et fragmentation, entre développement et préservation), ils n’ignorent pas que ces dialectiques sont vieilles comme les sciences sociales. Si l’on veut saisir leur contemporanéité, il faut peut-être sortir la tête du chaudron territorial où mijote un peu toujours la même cuisine depuis quelques décennies au moins.

8 Les géographes (dont il est tout de même assez peu question dans ce petit livre, mais toutes les épistémologies sont respectables) insèrent généralement la question du territoire dans une approche plus ample des rapports des sociétés aux espaces qu’elles habitent, qu’ils désignent habituellement par le terme de spatialités (cf. notamment les nombreux ouvrages de Michel Lussault et/ou Jacques Lévy sur le sujet). Le territoire est une de ces spatialités. Elle est indissociable de deux autres, dont il est d’ailleurs brièvement question dans quelques chapitres, que sont le réseau et le lieu. Ce qui est réellement contemporain, c’est ce qui est en train de se passer dans nos rapports individuels comme collectifs avec ces trois « métriques » (l’expression est des deux auteurs précédents) combinées. Considérée isolément, la fabrique actuelle des territoires tourne à vide : on rejoue les mêmes scènes, avec les mêmes acteurs, en prenant soin d’oublier ce qui été déjà maintes fois dit, « sauf par nous », selon l’expression bien connue. Mais il y a du neuf, et il arrive de l’extérieur de la fabrique des territoires, par les réseaux et par les lieux, c’est-à-dire par les nouveaux rapports sociaux, économiques et environnementaux dont les réseaux et les lieux sont à la fois les vecteurs et les produits. Deux chapitres de l’opus en sont l’expression : celui sur les chiffres « qui ne parlent pas d’eux-mêmes » (Chirac disait en connaisseur : « les chiffres eux au-moins ne mentent pas »), et celui sur les comportements, les modes de vie et leur changement. Ils ouvrent des questions qui vont très au-delà du rendez-vous territorial et qui réinterrogent profondément ladite fabrique, parce que ce dont il est question déborde alors de beaucoup le sujet « territoire ». Au passage, il y a probablement là un certain malentendu quant à ce que dit Bruno Latour, cité en conclusion, qui pourrait être un peu trop vite digéré par le territorialisme ambiant, alors que sa pensée n’ignore rien des lieux et des liens, donc des réseaux.

9 Ma conviction personnelle est que bon nombre d’idées reçues sur le territoire ont pour fonction fondamentale d’enfermer dans cette unique spatialité qu’est le territoire le rendez-vous politique dont les sociétés ont aujourd’hui besoin. Or, les territoires n’ont jamais eu le monopole du politique. Il y a une très longue histoire politique en dehors d’eux, avant que le fait territorial n’impose sa spatialité en Europe et en France : c’est celle des réseaux, qui ne sont pas résumables aux infrastructures, et dans lesquels on ne peut pas voir uniquement le cheval de Troie de « la rationalité néolibérale contemporaine » (p.89). Quant aux lieux, ils ont, plus que les deux autres métriques, la caractéristique d’être à la fois des portions d’espace et des fractions de temps, des moments, ce que le terme exprime par lui-même. La fabrique de ces moments, de ces instants collectifs de tous ordres qui peuvent prendre aussi une dimension politique, est aujourd’hui sans doute bien plus puissante que la bonne vieille fabrique des territoires. Ce sont ces trois fabriques (territoires, réseaux, lieux) qu’il s’agit de saisir ensemble désormais, en dépit de toutes les résistances dont les idées reçues sur le territoire ne sont que les symptômes.

10 Martin Vanier

11 Ecole d’urbanisme de Paris (Paris-Est Créteil)

Fabien Sacriste, LES CAMPS DE REGROUPEMENT EN ALGÉRIE. UNE HISTOIRE DES DÉPLACEMENTS FORCÉS (1954 – 1962), Paris, Presses de Sciences Po, coll. "Académique", 2022, 336 p.

12 Révélés par le rapport Rocard en 1959, les camps de regroupement ont occasionné le déplacement forcé de près de 2,5 millions de civils pendant la guerre d’Algérie. Pourtant, non seulement la question demeure marginale dans le débat public après l’indépendance algérienne, mais sa méconnaissance historique est proportionnelle à son importance stratégique pendant le conflit : c’est qu’il s’agit de transférer des populations paysannes vers des camps propices à leur surveillance administrative et à leur contrôle social, afin de les soustraire à l’influence politique de l’Armée de Libération Nationale et du Front de Libération Nationale et de priver ces organisations du soutien logistique des paysans algériens. D’où le manque comblé par ce livre, qui vise à restituer la pluralité des significations de ces regroupements, au-delà de l’alternative entre d’une part l’analyse des camps dans le registre du prolongement de la politique de « dépaysannisation » de la société algérienne [1], et d’autre part l’explication priorisant la poursuite des objectifs sécuritaires et militaires dictés par la guerre d’indépendance [2].

13 La première partie de l’ouvrage rend compte de la genèse d’un instrument de pacification, le centre de regroupement. Un instrument dont l’efficacité est d’abord expérimentée dans l’Aurès, massif à relief difficile d’accès et difficile à surveiller, dont l’histoire des populations berbérophones semi-nomades locales est façonnée par des révoltes contre le pouvoir colonial depuis la fin du XIXe siècle. Dès le déclenchement de la guerre d’indépendance, les actions du FLN y sont nombreuses et soutenues par les populations. Dans ces conditions, isoler la population de la répression à venir suppose l’interdiction de demeurer dans les Douars [3], sous peine d’être considéré comme « rebelle ». Même si les premiers effets du regroupement sont rapidement visibles (précarité matérielle de paysans privés d’accès à leurs terres, crise sanitaire, surmortalité), le repli n’est pas remis en cause. Au contraire, il s’agit à la fois de réprimer les combattants de l’indépendance, d’encadrer idéologiquement les populations rurales, et de tenter de « gagner les cœurs » en distribuant des denrées alimentaires, des services médicaux, ou en mettant en place des chantiers destinés à fournir du travail aux paysans éloignés de leurs terres. Pourtant, les moyens manquent cruellement pour « rapprocher l’administration des administrés », selon la formule « officielle » de François Mitterrand. Reste que face à la difficulté de juguler l‘expansion du FLN, l’extension d’une politique de regroupement à toute l’Algérie est validée à partir de 1956. Il s’agit à la fois de bâtir une « Algérie nouvelle » avec les algériens, et de réprimer les forces rebelles. Dès lors, l’armée traque les combattants, multiplie les « zones interdites » et déplace les populations qu’il s’agit, par une intense action psychologique, d’associer à la contre-guérilla. D’où la très forte augmentation des regroupements, identifiés à la guerre contre-révolutionnaire par les autorités militaires, même si les autorités civiles entendent limiter l’aménagement des camps au regard des crédits existants : en moins de 18 mois, entre la fin de l’année 1957 et le début de l’année 1959, ce sont 600 000 algériens qui vont être regroupés.

14 La seconde partie est consacrée à l’analyse des causes, conséquences et fonctions du regroupement. Au-delà des stratégies des acteurs visant à isoler les algériens du FLN, les regroupements sont également dépendants de facteurs, et génèrent des effets sociaux. En effet, les violences extrêmes des militaires (fouilles, interrogatoires, brutalités, tortures, vengeances et expéditions punitives marquées par l’assassinat de civils) constituent le premier facteur de ce que l’armée considère comme des « migrations spontanées ». Ainsi, via la propagande de l’État colonisateur, il est à la fois possible d’infliger une forte contrainte aux populations civiles, et de dépeindre les regroupements comme le produit de l’action volontaire de populations soucieuses de se soustraire à la violence du FLN. Au sein du camp, qui demeure « un lieu aménagé, organisé et encadré par une autorité étatique pour surveiller, contrôler et embrigader une population jugée suspecte » (p. 151), il s’agit de déployer des pratiques « typiques d’un pouvoir pastoral, oscillant entre persuasion et contrainte » (p. 151), car l’enjeu est bien de contrôler une population que le FLN tente également d’encadrer. La logique de la détention protectrice, qui consiste à enfermer des individus exclus pour protéger le corps social, est ici inversée, puisqu’il s’agit au contraire d’inclure dans le périmètre du contrôle de l’État colonial les individus qu’il convient de soustraire à l’influence des rebelles. Comme les responsables des camps sont les officiers des affaires algériennes, que le manque de personnel rend le contrôle des autorités civiles faible, et que les officiers façonnés à l’aune d’un imaginaire colonial estiment que le musulman n’admet et ne respecte que la force, le recours à la contrainte se trouve légitimé dans le quotidien de la vie des camps, où la persuasion sur laquelle est censée reposer la pacification n’exclut pas la coercition. Ainsi la dialectique entre gratification et sanction rapproche les camps de regroupement des institutions disciplinaires, même si les normes y sont moins codifiées et si aucun enfermement absolu n’est imposé (les algériens peuvent en sortir pour obtenir certaines ressources nécessaires à leur survie). Toutefois l’objectif sécuritaire n’efface pas la question sociale. Face à la dégradation des conditions de vie générée par le regroupement de paysans éloignés de leurs terres, le contrôle social des populations regroupées implique la définition, par le pouvoir colonial, d’une économie de la précarité, via l’assistance alimentaire et le salariat. Mais en l’absence de moyens suffisants, les carences alimentaires sont légion, de même que la promiscuité et les mauvaises conditions sanitaires favorisent les épidémies et une surmortalité infantile. Le décalage est grand entre les projections des autorités, qui envisagent de transformer les camps en villages symboles d’une Algérie nouvelle, dotés d’écoles, de bureaux de poste et de dispensaires, et la réalité des camps ou les conditions matérielles d’existence n’ont jamais été conformes aux objectifs affichés ; un décalage d’autant plus important qu’il repose sur un déni, par les autorités coloniales, des causes de la misère subie par les populations regroupées.

15 La troisième partie rend compte de la bataille des regroupements dans les trois dernières années de la guerre d’Algérie. Informée par le rapport Rocard et par une enquête de l’Inspection Générale de l’Administration, l’administration civile tente de reprendre en main la politique des regroupements avec la nomination de Paul Delouvrier au poste de Délégué Général du Gouvernement. Soucieux des réactions au sein de l’armée, il préfère subordonner la création de nouveaux camps à son autorisation que de les interdire, et diligente une opération de collecte des besoins nécessaires au bon fonctionnement des camps. D’où la politique des Mille villages, qui consiste à définir les camps viables et susceptibles d’être pérennisés, pour favoriser le passage d’une société agraire et considérée comme arriérée à une société moderne et civilisée : inscrit dans le sens de l’histoire, ce nouveau référentiel de développement par la modernisation n’empêche pas l’armée de continuer à maîtriser le terrain des camps alors que la guerre se poursuit et que les besoins de regroupement définis par les militaires ne cadrent pas avec les objectifs des autorités civiles. Ainsi, avec la mise en œuvre du plan Challe, du nom du général commandant en chef des forces armées en Algérie, l’intensification des opérations militaires se traduit par de nouvelles augmentations des regroupements : l’administration, qui entend contrôler les conditions de vie dans les camps, reste dépassée par les autorités militaires qui encadrent les populations regroupées selon le strict impératif de terminer la guerre. L’ultime tentative de réorienter la politique des regroupements dans le sens de la pacification date de janvier 1961. Il s’agit alors 1/ de réduire le nombre de camps en supprimant ceux où la subsistance des populations n’est pas assurée, 2/ d’améliorer la situation au sein de ceux où il existe un progrès par rapport à la situation antérieure, et 3/ de limiter la création de nouveaux « centres ruraux », selon la nouvelle dénomination. Le projet des Mille villages est ainsi enterré, tandis que la tentative de dégroupement progressif se solde par un échec, faute de l’accord des militaires et des moyens financiers suffisants, et alors que se profile l’indépendance algérienne.

16 La mise en chantier, par Fabien Sacriste, de l’histoire de cette politique des camps est donc très riche d’enseignements. En effet, la politique des regroupements ne saurait être réduite aux seuls objectifs militaires ou aux prétentions assimilationnistes de l’ancien État colonisateur. Comme politique publique, elle est susceptible de dépendre à la fois des stratégies des acteurs (le volet « intérêts », correspondant à la volonté d’isoler les paysans de l’influence du FLN), mais également de facteurs structurels (le volet « institutions », avec les contraintes exercées par l’armée sur les populations rurales, et la compétition entre institutions civiles et militaires pour la définition des pratiques de regroupement) et de la variable idéologique (le volet « idées », avec l’inscription des regroupements dans le référentiel de la surveillance et de la protection, ou dans celui de la modernisation et du développement). Il reste que dès lors qu’il s’agit moins d’enfermer ou d’extraire du corps social des indésirables, que d’isoler, de contrôler et de protéger une population dont l’État colonisateur cherche le soutien, le camp de regroupement doit être distingué des camps de concentration et des camps d’internement : « La mesure ne concerne donc pas des individus ou des groupes à retrancher du corps social, mais à intégrer au corps social pour augmenter encore les forces de l’État » (p. 305). Mais cela au prix d’une terrible précarisation de la société paysanne algérienne, déjà très affaiblie par la dépossession foncière. Ainsi la politique du regroupement a comme principale conséquence la transformation durable de l’espace algérien : près de 10 ans après l’indépendance, la plupart des camps existaient encore, pour regrouper les populations les plus fragilisées par la déstructuration de l’écosystème agraire, mais également des paysans qui avaient désacralisé leurs anciennes conditions de vie, expérimenté le salariat, et parfois découvert un accès plus rapide à l’eau. Si bien que l’indépendance algérienne ne met pas fin à l’histoire des camps, qui, loin de devoir être interrompue en 1962 (les accords d’Évian prévoyant que les personnes déplacées pourraient rejoindre leurs lieux de résidence habituels), reste pour partie à écrire.

17 Très beau livre, donc, que celui-ci ; et très bel exemple de transformation réussie d’une volumineuse thèse de plus de 1300 pages en un ouvrage clair, et remarquablement écrit, de quelques 300 pages, sans rien perdre de la richesse de l’explication [4].

18 Éric Savarese

19 Université de Montpellier, CEPEL

Nicolas Maisetti, Cesare Mattina (dir.), MAUDIRE LA VILLE. SOCIO-HISTOIRE DES DÉNONCIATIONS DE LA CORRUPTION URBAINE, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, coll. "Espaces politiques", 2021, 284 p.

20 Longtemps marginalisée, voire ignorée par les sciences sociales, la corruption s’est aujourd’hui imposée comme un objet digne d’intérêt scientifique. Elle a même suscité, au cours des dernières décennies, plusieurs riches programmes de recherche ouvrant la porte à des ouvrages de synthèse [5]. S’inscrivant, en partie, dans cette dynamique, l’ouvrage dirigé par Nicolas Maisetti et Cesare Mattina offre une perspective complémentaire particulièrement stimulante : il déplace l’étude de la corruption non seulement vers l’échelle locale, trop rarement explorée, mais aussi vers les processus de dénonciation et de mise en procès. En cela, il prend ses distances avec une analyse objectiviste de la corruption s’attachant à en déceler les facteurs explicatifs selon que l’on insiste sur une dimension individuelle ou structurelle. Il s’éloigne tout autant d’une étude des dispositifs de régulation et de transparence à la base de tout un domaine de réflexion sur l’intégrité [6]. S’ancrant dans une visée constructiviste, l’ouvrage s’intéresse aux critiques et représentations de la corruption localisée. Il entend comprendre comment la corruption est mise en cause, dénoncée et portée à la connaissance d’un public élargi. Il éclaire tout particulièrement les registres rhétoriques associés à l’improbité. Ce parti-pris revient à considérer que la corruption est indissociable de sa (dis-)qualification. Il résonne ainsi, même si le lien n’est pas établi dans l’ouvrage, avec la perspective, certes ancienne, ouverte par Arnold Heindenheimer [7] et reprise par la suite par Pierre Lascoumes [8].

21 En spécialistes de la politique urbaine (urban politics), les deux directeurs de l’ouvrage vont plus loin. Ils lient l’étude des stratégies de dénonciation de la corruption à celle de la fabrication des « mauvaises réputations » urbaines (p. 26). Ils suggèrent de voir comment la corruption – et ses mises en cause, parfois stéréotypées – contribue à façonner l’image d’une ville au point de la qualifier. La confusion va même parfois, dans une veine culturaliste, jusqu’à faire d’« une ville » la responsable de l’improbité. Une sorte d’esprit des lieux, en négatif, inclinerait à la résurgence de faits et pratiques de corruption. C’est là où l’ouvrage est le plus original, quand il entend voir comment se construit ce statut de ville stigmatisée essentialisant des comportements sociaux. La mise en procès finit parfois par s’interposer comme un écran spontané dans la représentation du fonctionnement et des agissements politiques d’un espace urbain. Autrement dit, les imputations de comportements délictueux et corrompus deviennent l’entrée pour parler et juger d’une ville. Pour explorer ces sentiers de recherche, l’ouvrage réunit des politistes, des sociologues et des historiens autour d’un double pari présidant à l’organisation des huit chapitres (bordés par une introduction rédigée par les directeurs et une conclusion de l’historien spécialiste de la corruption François Monnier). D’une part, l’ouvrage adopte une perspective historique remontant le temps de manière continue, de la fin du XIXe siècle à la période la plus contemporaine, pour donner à voir des prévarications et des cycles de critique contrastés. D’autre part, il met en rapport plusieurs villes stigmatisées dans des contextes nationaux différents (Glasgow, Marseille, Montréal, Naples et des villes américaines évoquées de manière moins particulière). Étudiée précédemment par les directeurs, la ville de Marseille, le « coupable idéal » (p. 175), constitue le fil conducteur de l’ouvrage au point que l’on peut légitimement se demander si la problématique n’a pas été principalement conçue par et pour ce cas. Diversifié et riche – mais sans une véritable réflexion méthodologique qui aurait pu être bien utile pour poursuivre le chantier et penser les conditions d’analyse de réputations –, le matériau mobilisé permet ainsi au lecteur de saisir les divers ressorts de la stigmatisation. Il invite à mieux comprendre les raccourcis qui amènent à associer une ville à des pratiques d’improbité. Plutôt que de présenter successivement les différents chapitres qui, comme pour tout livre collectif, sont hétérogènes, focalisons-nous sur quelques pistes de discussion avant de terminer par des regrets.

22 L’un des apports de l’ouvrage est de montrer que les enjeux de la dénonciation de la corruption sont multiples et évolutifs. Si, au XIXe siècle, les machines politiques sont clairement dans le viseur des discours de morale (comme le montre le chapitre d’Alan Lessoff sur les villes américaines), bien d’autres dimensions donnent matière par la suite à une critique. Celle-ci se cristallise tour à tour sur les mœurs sociales et politiques, les dépenses dispendieuses, les abus de pouvoir ou encore le clientélisme. Concrètement, le lecteur est ainsi plongé dans une diversité d’« affaires » ayant trait, par exemple, aux pressions pour l’obtention de concessions de travaux (chapitre 2), à l’incendie des Nouvelles Galeries (chapitre 3), à des faits d’ivresse et de criminalité (chapitre 4), à des dessous de table pour l’acquisition de biens immobiliers (chapitre 5), à des jeux d’influence autour d’une candidature pour l’accueil des jeux olympiques, à la nomination d’un officier (chapitre 6), au versement indu de subventions à des associations (chapitre 7) ou encore au problème de la Camorra (chapitre 8). Ces sujets révèlent les facettes contrastées de ce qui est jugé illégal ou inacceptable. Ils donnent à voir une acception historiquement et socialement variable des normes et de la tolérance. Par exemple, la redistribution clientélaire de biens semble être redevenue, au XXIe siècle, un angle d’attaque privilégié dans les luttes politiques alors qu’elle pouvait être évoquée, au préalable, sous un jour plus positif. Mais cette variété de sujets peut aussi plonger le lecteur dans une certaine perplexité tant la corruption devient une catégorie très englobante : peuton considérer sur un même plan des pratiques aussi hétérogènes ? Doit-on y inclure toutes les illégalités ? Les déviances sociales (comme l’ivresse ou la criminalité) se prêtent-elles aux mêmes accusations que les prévarications ? Ces questionnements rappellent, pour le moins, combien la corruption est protéiforme et ouvre sur ces nombreuses « zones grises » dont parlait Pierre Lascoumes [9]. Finalement, on peut se demander si les auteurs ne s’intéressent pas avant tout aux mécanismes de dénonciation socio-politique à défaut de délimiter la « corruption urbaine ».

23 Un autre apport réside dans la mise en évidence de la pluralité des foyers de dénonciation. Ce registre rhétorique peut être investi par des acteurs aussi divers que des journalistes, des experts et intellectuels, des magistrats. À cet égard, si l’approche historique permet de relativiser la nouveauté, elle révèle une intensification de la dénonciation qui tient à une autonomisation relative des mondes professionnels surveillant le politique. On pense particulièrement à l’évolution des champs médiatique et judiciaire. Par ailleurs, les acteurs politiques sont aussi des vecteurs de la dénonciation. L’ouvrage montre, à plusieurs reprises, comment des opposants politiques peuvent s’en saisir, tout autant que les édiles urbains. Tout en prétendant défendre l’honneur d’une ville, un maire, tel celui de Naples, peut concourir à en façonner une représentation culturaliste que véhicule, par ailleurs, la presse. La défense s’entremêle en ce sens avec l’accusation pour essentialiser une ville érigée au rang de quasi-personnage doté d’attributs sensationnels. En résonnant entre eux, ces différents points de vue assignent une ville à un statut symbolique dévalorisé. Tout ceci peut finir par nourrir une forme de misérabilisme auquel n’échappe pas totalement non plus l’ouvrage en se focalisant sur un petit nombre de cas singuliers : la « légende noire » de ces villes n’est-elle pas autant imaginée qu’objectivée ? Qu’est ce qui permet de retenir telle ou telle ville comme « maudite » ? Quels sont les critères de délimitation des terrains d’investigation d’une sociologue des mauvaises réputations ? Le risque est de s’en tenir à une approche très inductive qui pourrait justifier d’inclure bien d’autres villes. En s’attelant à un objet original et, pour partie, symbolique à travers les discours de dénonciation, les auteurs s’exposaient à de tels défis méthodologiques : qu’est-ce qui caractérise la dénonciation ? Ces questions ouvrent assurément un vaste champ de réflexion et d’enquête sur les différentes formes de dénonciation urbaine. Ce serait là tout l’intérêt d’un programme comparatif plus vaste auquel ne peut qu’inviter cet ouvrage.

24 Un dernier apport, parmi d’autres, de cette lecture est de révéler, de manière ambivalente, les dimensions éminemment politiques de la dénonciation des irrégularités. D’un côté, celle-ci se prête à un discours « transclassiste », comme le montre encore le cas napolitain, où le sujet « ville » permet de dépasser les contradictions sociales. Là, l’essentialisation d’un « esprit local » s’apparente à une ressource pour façonner un « nous » vertueux, fédérer des acteurs et rejeter des catégories associées au déclin. Elle intègre dans une entreprise politico-morale des intérêts sociaux hétérogènes tout en mettant à distance ceux qui seraient responsables de la mauvaise réputation et du retard de la ville. D’un autre côté, la dénonciation semble se cristalliser sur des villes aux traits sociaux singuliers (part relative importante des catégories populaires, violences sociales, espaces urbains dégradés). Dans leurs espaces nationaux respectifs, ces villes se distinguent par une apparente dimension « populaire ». Dans ce contexte, les discours accusatoires esquissent, plus ou moins explicitement, des raccourcis entre la structure sociale et les maux qui seraient censés affecter la ville. Ils sont potentiellement empreints d’une forme de mépris social. Toutefois, l’hypothèse n’est pas forcément abordée de front dans l’ouvrage, alors qu’à la lecture de plusieurs chapitres on s’attendrait à une telle discussion. La dénonciation se concentre-t-elle, seulement ou prioritairement, sur les espaces urbains les plus fragilisés ?

25 On l’aura compris, Maudire la ville constitue une bien belle contribution pour qui s’intéresse aux études urbaines et territoriales, aux élites politiques ou encore aux représentations collectives. Loin de clore une réflexion, il ouvre des perspectives qui ne manqueront pas de trouver, du moins peut-on l’espérer, des volontaires pour les creuser. À ce titre, comme tout ouvrage original, celui-ci suscite des regrets en raison de ses dimensions effleurées ou non approfondies. On pense tout particulièrement à l’utilité qu’aurait pu représenter une réflexion sur les notions d’« image » et de « réputation » urbaine [10]. Car autant que la corruption - qui figure certes dans le titre -, l’ouvrage contribue à éclairer la notoriété (et donc la « mauvaise réputation ») des villes dans des réseaux de plus en plus internationalisés. De même, l’étude des discours accusatoires pourrait plus explicitement nourrir la réflexion sur les mécanismes argumentatifs : comment passe-t-on par exemple d’une critique de pratiques sociales à la dénonciation d’un système ? Cette perspective résonne avec la sociologie pragmatique qui, depuis les travaux de Luc Boltanski, s’est attachée à formaliser les opérations de montée en généralité et de désingularisation. Ce ne sont là que des prolongements auxquels invite la lecture d’un ouvrage riche et stimulant.

26 Stéphane Cadiou

27 Université Lyon 2, UMR Triangle

Monge, C., Bergua, J. Á., Pablo, J. M., & Salas, D. P. (ed.), TRAS LA INDIGNACIÓN. EL 15M : MIRADAS DESDE EL PRESENTE, Barcelone, Gedisa, 2021, 257 p.

28 « Los jóvenes salieron a la calle y súbitamente todos los partidos envejecieron »[11]. Cité dans l’ouvrage, « El Roto », dessinateur du journal El País, n’avait-il pas déjà perçu la portée historique du mouvement des Indignés, dès son irruption en mai 2011 ? Dix ans après le mouvement des Indignés, aussi appelé « 15-M », un collectif dirigé par Cristina Monge, José Ángel Bergua et Jaime Minguijón, et David Pac Salas a rassemblé des spécialistes de sociologie électorale, des mouvements sociaux, des activistes du mouvement. Leur ambition : tenter de faire un bilan du mouvement et des traces qu’il a laissées « après l’indignation ». Cet ouvrage écrit en espagnol explore ainsi les nombreuses études réalisées sur le mouvement lors de la dernière décennie. Pour le collectif, le Mouvement du 15-M, organisé sur la Puerta del Sol de Madrid et dans la plupart des capitales de province entre mai et juin 2011 marque un tournant dans l’histoire de la démocratie espagnole.

29 L’introduction de Cristina Monge résume les conditions d’émergence du mouvement en Espagne, l’un des pays les plus touchés par la crise de 2008 (taux de chômage de près de 20 %, près de 45 % chez les jeunes en 2011 selon l’INE). L’autrice s’interroge donc sur la nature du mouvement. « Premier grand mouvement en réseau » (Castells, 2012), le mouvement émerge au cœur de la crise économique et financière. Il allie des revendications matérialistes (lutte contre les coupes budgétaires et difficultés liées à la crise) et des revendications post-matérialistes (demandes de participation citoyenne). Le 15-M prône une « régénération démocratique » et politise les conditions de vie quotidiennes des victimes de la crise. Le 15-M contribue ainsi à faire augmenter l’intérêt pour la politique lors de la période. Dans le chapitre 1, Quim Brugué montre que son succès immédiat s’explique aussi par la dénonciation de la corruption et des déficiences institutionnelles depuis la Transition (Romanos et al., 2022).

30 Le chapitre 2, rédigé par Galais, Mateos et Anduiza, présente une enquête panel originale pour comprendre l’effet à court, moyen et long terme (12 vagues entre 2010 et 2019) d’un mouvement social sur les comportements politiques au niveau individuel. Selon les auteurs, le mouvement a rassemblé un profil de manifestants assez hétérogène socialement, bien que plus à gauche que la moyenne des citoyens espagnols. Plusieurs travaux qu’ils citent montrent que la participation à ces manifestations n’a pas conduit à une démobilisation dans les urnes de ces citoyens (Anduiza et al., 2013). Le fait d’avoir participer au 15-M fait baisser la probabilité de voter pour les partis traditionnels (PP et PSOE), et augmente celle de voter pour Izquierda Unida, puis pour Podemos dès 2014 (Cordero et Montero, 2015). Les participants au 15-M ont aussi un niveau d’intérêt pour la politique et d’efficacité politique plus élevé que la majorité. Ce résultat confirme la littérature classique, selon laquelle le fait de posséder des ressources civiques augmente la probabilité de manifester (Brady et al., 1995). Pour les auteurs, le 15- M n’a pas eu cependant une capacité de transformation « systémique ». L’irruption du mouvement contribue néanmoins à pousser à faire évoluer le système partisan. Au niveau individuel, le mouvement marque les trajectoires biographiques des manifestants, même si, selon les auteurs, ces effets restent limités.

31 Dans le chapitre 3, l’auteur Borja Barragué démontre que le 15-M a eu un impact marqué sur l’agenda public et les politiques publiques, notamment après 2018 avec l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement du PSOE (en coalition avec Podemos dès fin 2019). Cela se traduit par la mise en place de politiques publiques dans le domaine de la lutte contre les expulsions, certes limitée, l’augmentation du salaire minimum, la mise en place de l’IMV (Revenu Minimum Vital), ou l’abrogation de dispositions des lois travail des gouvernements Zapatero (entrée en vigueur en 2010) et Rajoy (en 2012).

32 La seconde partie de l’ouvrage questionne les nouvelles formes d’organisation du mouvement, de « mobilisations-mouvements », et comment celui-ci se représente lui-même, et est représenté, notamment à travers la place publique comme lieu de manifestation. Le mouvement a su réinventer, selon Pierre Dardot et Christian Laval, les formes de vivre-ensemble et de la citoyenneté, en transformant, nous dit Maribel Casas-Cortés dans le chapitre 6, les places en « communs » de manière temporaire et en « lieux de production de relations et de prise de décisions ».

33 La troisième partie s’intéresse à la genèse, aux succès et aux échecs des « Mairies du changement » depuis 2015. Il s’agit de l’expression consacrée pour désigner les mairies gagnées par des « confluences municipales » rassemblant des participants au 15-M, aux « mareas », des militants d’ONGs, de syndicats, ou de partis politiques existants (Izquierda Unida) ou nouveaux (Podemos) - lors des élections municipales de mai 2015. Le succès de ces « partis-mouvement » dépendent en grande partie de leurs liens avec les groupes sociaux et les organisations préexistantes, nommées « organisations promotrices », et de leur autonomie envers elles (Bolloyer et Bytzek, 2013), nous signalent Muiguijón et Pac dans le chapitre 8. Ils profitent du processus de revitalisation et de politisation du tissu associatif grâce au 15-M et aux « mareas ». Les chapitres 9 et 10 traitant de Cádiz et Barcelone montrent comment l’articulation entre ces acteurs et les politiques élus ont permis, dans un aller-retour vertueux de « tensions créatives », et de « contrôle/surveillance » mutuel, d’appuyer certaines politiques publiques.

34 Dans le chapitre 9, les auteurs pointent plusieurs facteurs pour expliquer les changements incrémentaux des politiques publiques sous Ada Colau, militante pour le droit au logement, élue maire de Barcelone en 2015 : les compétences limitées sur le logement au niveau municipal pour lutter contre les expulsions locatives, les attentes élevées créées lors de la campagne, les règles budgétaires imposées aux mairies dès 2016, ou encore le contexte polarisé sur la question de l’indépendance de la Catalogne. Les changements sont néanmoins substantiels selon les auteurs, avec l’augmentation des dépenses sociales à Madrid, notamment au profit des quartiers populaires du Sud de Madrid (nous dit Jorge Lago dans le chapitre 7), via une politique ambitieuse de construction de logements sociaux (la règle des 30% du bâti neuf dédié aux logements sociaux à Barcelone), ou la remunicipalisation de certains services publics sous-traités. Le changement se fait également dans la manière d’aborder les politiques publiques. Pour ces « radicaux aux mots doux », signalent Corrales et Barroso dans le chapitre 12, la radicalité n’est plus un instrument de mesure des politiques, mais bien un « aiguillon » qui doit conduire leur action : « nous n’oublions pas qui nous sommes, ni pour quoi nous sommes ici. », répètent souvent certains élus.

35 La quatrième partie s’intéresse au rôle des médias d’information et sociaux dans l’émergence du 15-M. Le mouvement est présenté comme une mobilisation organisée et amplifiée sur et par les réseaux sociaux, telle une « plateforme peer-to-peer » dans le chapitre 13 écrit par Rojas et Álvarez Peralta. Cette partie montre comment la figure médiatique de Pablo Iglesias, à travers les « tertulias », émissions « d’info-tainment », a contribué à l’essor de Podemos dès 2014. Cette partie s’inscrit dans la littérature existante, qui a montré que la multiplication des programmes « d’infotainment » (évoquant la révélation de cas de corruption, ou les coupes budgétaires) a contribué à améliorer le niveau d’information politique des citoyens les plus éloignés du politique (Ferrín, Fraile, & García-Albacete, 2019).

36 La dernière partie apporte un point de vue comparatif utile entre le 15-M et Occupy Wall Street. Elle compare, dans le chapitre 14, les conditions de la crise de 2008 en Espagne, et de celle de 2001 en Argentine : sur le plan économique (paupérisation et précarisation des classes moyennes, chômage élevé) et politique (défiance envers les partis traditionnels et demandes de démocratisation politique et économique). Selon les auteurs, les mouvements féministes espagnols et argentins s’inspirent également de la forme d’organisation de ces deux mouvements, 15-M et « 2001 argentin ». Pamela Vaccari Jiménez compare d’un point de vue décolonial dans le chapitre 16 le mouvement du 15-M avec les nombreuses mobilisations sociales, notamment d’octobre 2019 qui ont conduit au processus constituant au Chili.

37 La diversité de formes et des styles d’écriture présente dans l’ouvrage présente certains inconvénients. Elle traduit parfois un manque d’unicité pour répondre à la problématique centrale, certes ambitieuse, de cet ouvrage. Certains chapitres s’apparentent à des mini-chapitres d’ouvrages collectifs dans la première partie (pp. 13 à 81), d’autres à des témoignages ou essais, comme le chapitre 11 de Gutiérrez-Rubí, conseiller politique en communication (pp.176-186), ou le chapitre 15 écrit par Moreno-Caballud et Santa Cecilia (pp.229-240), universitaire et artiste ayant participé à Occupy Wall Street. L’ouvrage s’intéresse également peu aux carrières militantes de nombreux participants au 15-M « multisitués », passés par d’autres « organisations promotrices » ou mouvements sociaux préalables (« V de Vivienda », « No a la Guerra » en 2004, Prestige en 2003, luttes altermondialistes).

38 On aurait également pu attendre d’un ouvrage faisant le bilan d’un mouvement social qu’il éclaire les conséquences du mouvement sur la socialisation politique de ses participants et non-participants, notamment parmi les générations dans leurs années d’impression à ce moment-là. Cet élément est peu abordé, alors que plusieurs études montrent de nombreux indices quant à l’apparition d’une cohorte de la crise « critique » (Benedicto et al., 2018 ; García-Albacete et al., 2021), dont les attentes ont été frustrées pendant la crise de 2008 (projets de vie, précarisation, entrée sur le marché du travail).

39 Cet ouvrage, très riche sur le plan théorique et empirique, est néanmoins réservé aux hispanophones. Il apportera de nombreuses réponses pour tous les sociologues des mouvements sociaux, ainsi qu’à tous les chercheurs ou citoyens intéressés par l’étude du Sud de l’Europe et de l’Espagne. Il permet, dix ans après, de mieux comprendre non pas si le mouvement des Indignés a été un succès, mais bien si ses objectifs ont été atteints.

40 Lucas Ormiere

41 C.E.Durkheim, IEP Bordeaux

Références/References

  • Anduiza, E., Martín, I. & Aracelli, M. (2014), "El 15-M y las elecciones generales de 2011", in Anduiza, E., Bosch, A., Orriols, L., & Rico, G. (eds.), Elecciones Generales 2011, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas.
  • Benedicto, J., & Ramos, M. (2018), "Young People’s Critical Politicization in Spain in the Great Recession : A Generational Reconfiguration ?", Societies, vol. 8, n°89, p. 1-30. https://doi.org/10.3390/soc8030089
  • Bolleyer, N., & Bytzek, E. (2013), "Origins of party formation and new party success in advanced democracies", European Journal of Political Research, vol. 52, n° 6, p. 773-796. https://doi.org/10.1111/1475-6765.12013
  • Brady, H., Verba, S., & Schlozman, K. (1995), "Beyond SES : A Resource Model of Political Participation", The American Political Science Review, vol. 89, n° 8, p. 271-294.
  • Castells, M. (2012), Networks of Outrage and Hope : Social Movements in the Internet Age, Cambridge, Polity.
  • Cordero, G., & Montero, J. R. (2015), "Against Bipartyism, Towards Dealignment ? The 2014 European Election in Spain", South European Society and Politics, vol.20, n° 3, p.357-379. https://doi.org/10.1080/13608746.2015.1053679
  • Ferrín, M., Fraile, M., & García-Albacete, Gema. M. (2019), "Who Learns in Information Rich Contexts ? The Informative Effects of the 2015 Spanish Electoral Campaign", The International Journal of Press/Politics, vol. 24, n° 3, p. 315-340. https://doi.org/10.1177/1940161219832455
  • García-Albacete, G., & Lorente, J. (2021), "Has the Great Recession Shaped a Crisis Generation of Critical Citizens ? Evidence from Southern Europe", South European Society and Politics, vol. 26, n°2, p.181-207. https://doi.org/10.1080/13608746.2021.1949672
  • Romanos, E., Sola, J., & Rendueles, C. (2022), "The political economy of the Spanish Indignados : Political opportunities, social conflicts, and democratizing impacts", Social Movement Studies, p. 1-20. https://doi.org/10.1080/14742837.2022.2061940

Date de mise en ligne : 21/12/2022

https://doi.org/10.3917/psud.057.0119

Notes

  • [1]
    Bourdieu (P.), Sayad (A.), Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.
  • [2]
    Cornaton (M.), Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1998 (1er édition 1967).
  • [3]
    Les Douars correspondent à des territoires administratifs qui ont été créés pour substituer à l’organisation en tribus une organisation calquée sur le modèle des communes.
  • [4]
    L’auteur de ces lignes faisait partie du jury devant lequel Fabien Sacriste a soutenu sa thèse, réalisée sous la direction de Guy Pervillé, le 14 novembre 2014, à l’Université de Toulouse Jean Jaurès.
  • [5]
    Lire la parution récente de Dreyfus Françoise, Sociologie de la corruption, Paris, La Découverte, 2022, après le toujours très utile ouvrage, paru il y a quelques années, de Lascoumes Pierre, Nagels Carla, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Paris, Armand Colin, 2014.
  • [6]
    Hoekstra Alain, Kaptein Muel, « The Institutionalization of Integrity in Local Government », Public Integrity, 15 (13), 2012, p. 5-27.
  • [7]
    Heindenheimer Arnold, Political Corruption : Readings in Comparative Analysis, New Brunswick, Transaction Publishers, 1970.
  • [8]
    Lascoumes Pierre, « Des cris au silence médiatique. Les limites de la scandalisation », Éthique publique, 18 (2), 2016, URL : https://journals.openedition.org/ethiquepublique/2799.
  • [9]
    Lascoumes Pierre, Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts, Paris, Seuil, 2011.
  • [10]
    Comme, par exemple, Lussault Michel, Tours : images de la ville et politique urbaine, Tours, Maison des sciences de la ville, 1993 ; Rousseau Max, « Re-imaging the City Centre for the Middle Classes : Regeneration, Gentrification and Symbolic Policies in ‘Loser Cities’ », International Journal of Urban and Regional Research, 33 (3), 2009, p. 770-788.
  • [11]
    « Les jeunes sont sortis dans la rue, et subitement, tous les partis ont vieilli » (Traduction propre).

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