Pôle Sud 2022/2 n° 57

Couverture de PSUD_057

Article de revue

Bis repetita : la réélection de Sergio Mattarella à la présidence de la république italienne

Pages 75 à 84

Notes

  • [1]
    Les listes présentées par le PD, incluant d’autres forces de centre-gauche, l’emportent dans 4 des 7 régions, avec des victoires en Toscane, Campanie, Pouilles et Val d’Aoste (avec l’Union Valdôtaine), et des défaites en Ligurie, Marches et Vénétie.
  • [2]
    Initialement prévus au printemps 2020, le référendum et les régionales (dans sept régions) ont été reportés pour cause de pandémie et se déroulent les mêmes jours.
  • [3]
    Tests covid à l’entrée, pas plus 50 présences simultanées dans l’hémicycle, 200 maximum lors du dépouillement, cabines aménagées à l’extérieur pour les positifs, une seule votation par jour.
  • [4]
    Je me permets de renvoyer à mon article sur la théorie de la décision interdépendante chez Thomas Schelling (Rayner, 2019b).
  • [5]
    Il venait de répéter lors d’une réunion léguiste : « nous n’accepterons jamais un Matterella-bis ».

1 L’élection présidentielle constitue une séquence saillante du jeu politique italien bien que les pouvoirs conférés au chef de l’État par la Constitution de 1948 soient relativement limités dans un régime foncièrement parlementaire. Garant des institutions républicaines et représentant de l’unité nationale, le Président exerce une « intermédiation politique » (Bindi, Perini, 2015, p. 50) en particulier durant les phases de dissolution du Parlement et de formation du gouvernement. Au-delà de ces prérogatives constitutionnelles, l’étendue du son pouvoir s’avère inversement proportionnelle à la force des principaux partis et s’accroît en cas de crise (Breda, 2022). Un millier de grands électeurs participent à cette élection, restriction du corps électoral qui lui confère une forme d’autonomie spécifique, renforcée par le secret du vote. 630 députés, 321 sénateurs (dont six nommés à vie), 58 représentants des 20 régions et nombre de commentateurs tentent d’en orienter le cours : un exercice compliqué puisque le contexte, dont cette compétition est à la fois le produit et le transformateur, peut très rapidement évoluer. La dimension symbolique de ces interdépendances est cruciale : chacun s’efforce d’influencer les autres en pesant sur leurs anticipations. Dans ces jeux spéculaires faits d’autosuggestions collectives, il est fréquent que les cotes des prétendants varient du tout au tout en l’espace de quelques heures, ce qui les expose à une grande incertitude et les fait redoubler de prudence. L’élection forge sa propre temporalité, sa durée (le nombre de tours) n’étant pas fixée à l’avance. Deux Présidents ont ainsi obtenu une majorité dès le premier tour quand deux autres ont dû patienter plus de vingt tours. Le 31 janvier 2015, le juge constitutionnel et ancien ministre démocrate-chrétien Sergio Mattarella l’avait emporté au quatrième tour avec 665 voix. Un court moment contesté par le Mouvement 5 étoiles (M5S), loué à gauche, mais aussi à droite, durant son septennat, jouissant d’une cote de popularité considérable, le chef de l’Etat âgé de 80 ans a plusieurs fois déclaré qu’il comptait se retirer de la vie publique au terme de son mandat, en janvier 2022. A l’approche de l’échéance, les jeux restaient ouverts, mais le président du Conseil alors en charge, Mario Draghi, faisait figure de favori. Pour comprendre les ressorts de cette élection, mieux vaut l’insérer dans une périodisation plus large. Aussi reviendrai-je sur la formation du gouvernement Draghi, souvent qualifié de « gouvernement du Président » ; puis sur la façon dont une série de vétos croisés a neutralisé les velléités des uns et des autres ; enfin j’analyserai comment, pour sortir de cette impasse, la plupart en sont venus à se convaincre qu’une réélection de Mattarella pouvait faire office de solution.

Mario Draghi premier ministre : le « gouvernement du président »

2 En août 2019, la démission du ministre de l’Intérieur et vice-président du Conseil Matteo Salvini (Lega Salvini Premier) entraîne celle du gouvernement présidé par Giuseppe Conte (M5S). Culminant à 34 % des voix aux élections européennes, la Ligue, l’un des deux partis de cette majorité inédite, a brusquement fait défection et contraint le M5S à improviser une nouvelle majorité (Rayner, 2019a), cette fois-ci positionnée au centre-gauche, avec le Partito Democratico (PD). Formé en septembre 2019, le gouvernement Conte II affronte dès mars 2020 la pandémie de Covid-19 qui sévit particulièrement en Lombardie, région la plus riche et la plus peuplée. Très vite, hôpitaux et morgues sont débordés. La Bourse de Milan enregistre la plus forte chute de son histoire (17% le 12 mars) et le PIB recule de 13% au deuxième trimestre. A la surprise générale, la gestion pour le moins ardue de cette crise sanitaire et socio-économique n’entame pas la popularité du président du Conseil. Les élections régionales partielles de septembre 2020 ont d’ailleurs plutôt conforté la nouvelle majorité, mais là où le PD tend se reprendre [1], le M5S s’effondre. Après une défaite traumatisante à l’élection régionale en Ombrie (gouvernée par la gauche depuis 1970) le 28 octobre 2019, le PD doit une partie de son sursaut aux mobilisations des « Sardines », un mouvement anti-souverainiste impulsé à Bologne en novembre 2019 par quatre jeunes diplômés insérés dans les milieux associatifs dont l’appel à manifester contre Salvini (afin d’empêcher que la Ligue gouverne la région Émilie-Romagne) rencontre un écho inattendu lors du premier rassemblement, suivi d’une série de cortèges dans le Nord du pays, dont un pic à Bologne avec 35 000 participants, et facilite la victoire du président sortant Stefano Bonaccini (PD) le 26 janvier 2020.

3 En revanche, la très mauvaise passe du M5S s’aggrave. Aux élections municipales partielles de septembre-octobre 2020, il ne parvient à conserver aucune des quatre communes conquises en 2016, Matera constitue sa seule victoire sans l’appui du PD. Les très faibles scores de ses listes ravivent les luttes intestines, en particulier entre l’aile ministérielle, incarnée par le titulaire des Affaires étrangères Luigi Di Maio, et l’aile des parlementaires fustigeant des compromissions contraires à l’identité du M5S, dont le statut interdit les alliances électorales Après deux ans au gouvernement, Di Maio a largement apaisé son registre : alors qu’il réclamait la destitution du Président Mattarella en mai 2018, après le véto présidentiel à la nomination d’un eurosceptique au poste de ministre, il se livre à un mea culpa et rallie le camp des zélateurs du chef de l’Etat. Indice du déclin du M5S, la concrétisation de l’un de ses chevaux de bataille, une forte diminution des effectifs parlementaires, ne suffit pas à enrayer ces dissensions. Son groupe était parvenu à rallier tant la Ligue que le PD pour faire approuver le 8 octobre 2019 par les députés une réduction du nombre de sièges de 630 à 400 à la Chambre et de 315 à 200 au Sénat. Le référendum constitutionnel du 20-21 septembre 2020 voit le « oui » l’emporter avec 70% des voix et un taux de participation de 51%. Éclipsée par les régionales [2], cette réforme pour le moins conséquente ne fait pas les unes des médias et n’est guère mise au crédit de ses initiateurs.

4 A droite, ces élections régionales et locales partielles confirment dans l’ensemble combien l’ascension de Fratelli d’Italia (FdI, parti nationaliste, sorte de refondation du post-fasciste Alleanza nazionale, mené par Giorgia Meloni) s’opère au détriment de la Ligue. Le rapport de force paraît sur le point de s’inverser : nombre de journalistes s’attardent sur une compétition entre Meloni et Salvini pour le leadership de la coalition. Depuis sa tentative d’accéder à la présidence du Conseil en pleine saison estivale, ce dernier tergiverse sur le plan tactique, tiraillé entre un recentrage de ses positions, sous l’impulsion de « l’aile modérée » incarnée par le vice-secrétaire Giancarlo Giorgetti, proche des milieux patronaux, et le président de la Vénétie Luca Zaia, triomphalement réélu pour un troisième mandat, et la poursuite de la radicalisation nationaliste entamée depuis 2013, notamment sous l’influence du Kremlin. À la tête de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni conforte sa politique d’opposition souverainiste, ce qui lui permet d’attirer une partie de l’électorat léguiste désorienté par les atermoiements de Salvini. Au sein des trois principales formations de la droite, la compétition ne se limite pas à la course aux voix, elle s’étend aux élus via des transferts inter-partisans. Forza Italia perd des parlementaires au profit de la Ligue, de FdI ou même d’Italia Viva (IV) nouveau parti centriste de l’ancien président du Conseil Matteo Renzi (28 députés, 17 sénateurs), mais son fondateur Silvio Berlusconi rejette les relances de Salvini en vue d’une fusion avec la Ligue au sein d’une fédération conservatrice, un projet d’emblée refusé par FdI.

5 À partir de novembre 2020, la majorité de centre-gauche devient très précaire au Sénat du fait notamment de la menace constamment agitée par Italia Viva (née d’une scission du PD) de retirer son soutien. En outre, après neuf mois de pandémie et de restrictions, les sondages se révèlent moins favorables à Conte. Renzi y voit une opportunité : piloter, sans passer par les urnes, une crise gouvernementale débouchant sur un nouveau président du Conseil et une nouvelle majorité. La crise se concrétise le 13 janvier 2021 lors du conseil des ministres où les représentants d’IV s’abstiennent lors du vote sur le « Plan national de relance et de résilience » (PNRR) de 223 milliards de fonds européens censé relancer l’économie et les infrastructures. La gestion de cette manne stratégique, sous la surveillance de Bruxelles, sert d’argument aux tenants d’un changement de majorité, dont les calculs convergent vers l’ex-gouverneur de la Banque Centrale Européenne Mario Draghi, un point focal qui fragilise le président du Conseil Conte. La troisième vague pandémique (500 décès par jour), une crise économique d’une gravité sans précédents en temps de paix et la faible aptitude de l’Italie à dépenser les fonds européens jouent en défaveur de Conte, qui démissionne le 26 janvier, ouvrant la troisième crise gouvernementale de la législature. Le 2 février, après l’échec de la mission exploratoire confiée au président de la Chambre Roberto Fico (M5S), le chef de l’Etat convoque Draghi au palais du Quirinal. Le 3, celui-ci accepte la requête présidentielle de former et diriger un gouvernement « de haut profil ». Les 17 et 18, le gouvernement Draghi, appuyé par les principaux groupes, à l’exception de FdI, obtient le vote de confiance au Sénat (262 voix) puis à la Chambre (535 voix, presque autant que le gouvernement Monti en 2011).

6 Avec l’expression « gouvernement du Président », la plupart des commentateurs entendent signifier combien l’accord entre le chef de l’État et l’ancien banquier atténue l’emprise partisane sur la composition du nouvel exécutif. « Pour la première fois dans l’histoire républicaine, personne – ni un politicien, ni un journaliste, ni un mandarin de l’administration – n’était au courant des noms, des programmes, des raisons, des combinaisons, des équilibres ou des objectifs pour lesquels le président en charge avait choisi celui-ci ou celui-là » (Ceccarelli, 2021, p. 13). Parmi les 23 ministres (15 hommes et 8 femmes), 9 proviennent du gouvernement sortant, 18 du Nord du pays et 8 sont qualifiés de « techniciens ». Le poids des partis a néanmoins été pris en compte : le M5S obtient 4 portefeuilles, le PD, FI et la Ligue 3 chacun. L’unanimisme n’est qu’apparent ; les composantes de cette ample majorité ont du mal à se projeter, d’autant que l’élection présidentielle constitue en soi un enjeu susceptible de changer la donne gouvernementale. « Le gouvernement Draghi est appelé pour faire revenir à la normalité une Italie marquée par l’épidémie du coronavirus et pour ne pas manquer l’opportunité des fonds européens. Au sein de ces deux colonnes d’Hercule, on devine toutefois une évolution qui semble échapper au contrôle et aux prévisions de qui devra accompagner la nouvelle phase et en être protagoniste » (Franco, 2021, p. 4). La fragilisation des principaux partis de la majorité participe de cette imprévisibilité. Forza Italia et le M5S continuent de perdre des élus, les divisions au sein de la Ligue s’accentuent avec les discours antivax de Salvini et le PD ne parvient pas à juguler les rivalités internes. Après deux ans à la tête du PD, le secrétaire national Nicola Zingaretti démissionne le 5 mars et exprime son amertume : « aucun des big ne m’a défendu, ils ne pensent qu’aux listes, aux postes, à leurs affaires » (cité in Meli, 2021). Il est remplacé par l’ancien président du Conseil Enrico Letta, qui interrompt son exil parisien (et la direction de l’École des affaires internationales de Sciences Po) pour ce qui ressemble à une mission de sauvetage d’un parti lacéré par le poids des courants et des ambitions personnelles. Son succès aux élections municipales d’octobre 2021 (victoire dès le premier tour à Milan, Bologne et Naples, après le ballottage à Rome et Turin) doit surtout à la composition d’une part croissante de son électorat, les classes moyennes supérieures très diplômées, surreprésentées au centre des métropoles. Si des politologues lisent dans la nouvelle déconvenue du M5S l’amorce d’un retour à un jeu politique bipolaire (D’Alimonte, Mammarella, 2022, p. 213), les revers de fortune essuyés par le M5S puis la Ligue, les deux formations qui, de loin, investissent le plus en temps et en argent dans les réseaux sociaux, invitent à questionner la vulgate faisant des manipulations numériques un nouveau deus ex machina politique (da Empoli, 2019), une thèse d’abord défendue par des conseillers en communication intéressés à faire croire en (et vendre) leur pouvoir.

7 Mené au nom de l’unité nationale, le gouvernement Draghi rassure les partenaires européens et les marchés financiers, il met en œuvre un programme axé sur la campagne de vaccination et la planification du PNRR. Fin 2021, à l’approche de la fin du mandat présidentiel, alors que Mattarella réitère son indisponibilité pour un deuxième mandat, Draghi passe pour le favori de « la course au Quirinal ».

Vétos croisés et francs-tireurs : l’impasse

8 Pour la plupart des impétrants, il est de coutume dans les semaines précédant cette compétition sibylline de ne pas annoncer leur candidature, l’officialisation survenant souvent en cours de scrutin, notamment après les trois premiers tours nécessitant une majorité des 2/3 (673 voix), une simple majorité absolue (505) devenant la règle à partir du quatrième tour. La tripolarisation du jeu parlementaire en place depuis 2013 et le rôle de favori endossé par Draghi ne peuvent qu’inhiber les autres prétendants, y compris Berlusconi. L’ancien chef du gouvernement n’a certes pas abandonné son rêve d’accéder au Quirinal, une ambition qu’il couve de très longue date et que ses partenaires de la coalition de droite se devaient d’appuyer publiquement un an avant le vote (Pipitone, 2021) tout en émettant des doutes en privé. Sur le papier, s’il peut tabler sur les 451 voix de la droite, il lui faut néanmoins rallier une soixantaine d’autres grands électeurs, une opération de persuasion (« campagne d’acquisitions » selon ses propres termes) discrète que révèle à la presse un élu du M5S prétendant avoir reçu des promesses sonnantes et trébuchantes. Son plan consiste d’abord à faire barrage à une candidature de Draghi, ce qu’il fait ouvertement en affirmant le 10 janvier 2022 que celui-ci doit rester président du Conseil, sans quoi FI quitterait la majorité pour provoquer des élections anticipées, des propos condamnés par le leader du PD Letta, un des soutiens de Draghi, s’opposant à la candidature du magnat au motif qu’il « divise l’opinion » et ne correspond pas au profil « super partes » et « institutionnel » requis (la plupart des Chefs de l’Etat ont présidé l’une des deux Chambres). Des grands partis, le M5S est alors le seul à pencher pour une réélection de Mattarella, un engagement qui en dit long sur sa mutation. Le 14, une réunion de l’ensemble des dirigeants de la droite au domicile romain de Berlusconi lance sa candidature, manière de sonder l’ampleur des soutiens. A 48 heures du scrutin, le leader de FI, hospitalisé, abandonne et précise dans un communiqué : « je renonce, mais c’est au centre-droit de proposer un nom » (cité in Bravetti, 2022). Il est fort à parier que dans son camp, nombre de francs-tireurs lui auraient fait faux bond dans le secret de l’isoloir. L’élection présidentielle expose en effet les leaders à l’indiscipline partisane, au risque d’y perdre la face. Le PD ne s’est d’ailleurs par totalement remis de la déloyauté d’une centaine des siens plombant la candidature de l’ancien chef du gouvernement Romano Prodi le 19 avril 2013 lors du quatrième tour, un échec qui avait poussé le secrétaire national Pier Luigi Bersani à démissionner sur le champ.

9 Convoqués en séance commune à Montecitorio (nom du palais de la Chambre) lundi 24 janvier 2022, les 1009 électeurs doivent respecter des règles inédites dues à la pandémie [3]. En l’absence d’accord transversal, du 24 au 26, les trois premiers tours sont dominés sans surprise par les bulletins blancs et nuls, les autres voix se portant sur une trentaine de noms, parfois fantaisistes. Le 4e tour, à partir duquel une majorité absolue suffit, place le non-candidat Mattarella en tête, avec seulement 166 voix alors que les abstentions se montent à 441, le candidat de FdI Guido Crosetto arrivant en deuxième position avec 114 voix. Parallèlement, la Ligue et FI font obstacle à la candidature de Draghi en arguant de la difficulté d’un changement à la tête du gouvernement dans une situation si délicate et en brandissant la menace d‘une dissolution, une perspective que la plupart des parlementaires redoutent. Conte et une grande partie du M5S font aussi partie des opposants à l’élection de l’ancien gouverneur de la Banque d’Italie, dont deux prédécesseurs accédèrent au Quirinal, Luigi Einaudi en 1948 et Carlo Azeglio Ciampi en 1999. Pour beaucoup d’élus, en particulier parmi ceux qui ont patiemment gravi les échelons de leur parti, Draghi symbolise la figure honnie du « technicien » usurpant les « politiciens ».

10 Après le retrait de Berlusconi, Salvini a pris les devants pour miser sur la présidente du Sénat, Maria Elisabetta Alberti Casellati (FI), une avocate proche de Berlusconi. Dans une veine cryptologique typique d’une configuration caractérisée par le secret du vote, il a été décidé, afin de rendre les votes lisibles et de dissuader les défections, que les effectifs de chacune des composantes de la coalition conservatrice devaient écrire sur le bulletin les deux noms et les deux prénoms de la candidate dans un ordre différent, un coup annihilé, le président de la Chambre Fico assurant qu’il ne lira pas les prénoms à haute voix lors du décompte. Le 28, marqué par une forte abstention (406), le 5e tour voit l’échec de la candidate Casellati, plafonnant à 382 voix. Ce revers défait l’unité toute relative de sa coalition. Jamais une femme n’avait obtenu autant de suffrages à la présidentielle mais, au moins 71 voix de son camp manquant à l’appel, elle renonce à se représenter.

11 Tenus de décoder les messages de leurs pairs, les grands électeurs doivent constamment réviser leurs tactiques selon les variations des rapports de force que sanctionne chaque scrutin et que laissent présager les informations, rumeurs et autres extrapolations, elles-mêmes très changeantes, colportées aux abords de Montecitorio. Les trois camps principaux (droite, M5S, PD) se neutralisent par vétos croisés tandis que les francs-tireurs paralysent toute tentative, mettant à rude épreuve leurs dirigeants, qui se perdent en tractations à la recherche d’une candidature crédible. Pour la première fois lors de cette élection, ce 6e tour prend place le même jour, une décision censée accélérer l’issue, et débouche encore sur une abstention massive (444) alors que 336 bulletins se portent sur Mattarella, ce que les rédactions favorables à sa réélection, La Repubblica en tête, interprètent comme une émancipation des votants « de la base » vis-à-vis des états-majors.

12 La pression médiatique se fait plus forte à mesure que les tours se succèdent sans conclusion positive, poussant certains leaders dans leurs retranchements. Le 28 en soirée, à l’issue d’une réunion entre Letta, Conte et Salvini, ces deux derniers font savoir qu’ils ont trouvé un accord en la personne d’Elisabetta Belloni, jeune directrice du Département des informations pour la sécurité (DIS, services secrets italiens), une proposition appuyée par FdI mais nettement rejetée par le PD, IV (dénonçant une basse manœuvre, Letta et Renzi soulignent l’incandidabilité d’une dirigeante du Renseignement) et même FI, et qui divise le M5S, Di Maio critiquant vertement un choix non concerté avec Conte. Dépité, cible dans la presse de nombreux griefs pointant son inconsistance, Salvini prétend avoir avancé à ses alliés 22 noms depuis le premier tour, un aveu d’impuissance. Le matin du samedi 29, le 7e tour est encore celui d’une fumée noire (380 abstentions, 60 bulletins blancs, 387 voix pour Mattarella, le reste se répartissant entre 15 autres noms), pour reprendre l’analogie souvent de mise chez les commentateurs comparant la présidentielle au conclave élisant le Pape, deux compétitions ritualisées et codées se déroulant dans les palais romains, scandées par les négociations à portes fermées, intrigues et coups de théâtre.

13 A propos des « 1009 conclavistes de Montecitorio », le directeur de L’Espresso Marco Damilano fustige un « système en ruine » (Damilano, 2022, p. 12), une tonalité partagée par sa collègue Susanna Turco : « Les forces politiques sur le terrain sont presque les mêmes qu’en début de législature : pourtant, les quatre années qui se sont écoulées ont rendu ces mêmes forces conformes, incertaines, effrayées, en un mot, prêtes à tout, capables de rien » (Turco, 2022, p. 21). D’autres journalistes déplorent l’impréparation des chefs de parti, leur dilettantisme et leur faible culture institutionnelle, à l’origine d’un « spectacle inconvenant » : « Il aura fallu six scrutins, cinq jours, et l’empalement du deuxième personnage de l’État pour dissoudre le paradoxe d’un parlement (étymologiquement : lieu où l’on parle) incapable de se parler » (Massini, 2022). Draghi, qui n’est toujours pas officiellement candidat, reste bloqué, il est vrai qu’il n’y a pas de précédent d’un chef de gouvernement directement élu chef de l’État. Quoique non-décisif, le ralliement de deux de ses principaux soutiens, Letta et Renzi, en faveur de Mattarella contribue à faire de celui-ci un attracteur dans ce jeu modulaire (le vote agrégé des 1009 rétroagit sur ses auteurs et vice-versa) mêlant stratégies explicites et coordinations tacites, dimensions agonistiques et coopératives [4].

Réélire faute de mieux

14 Sommés dans les médias de « sortir de l’impasse » (ce dernier terme, stallo, domine les cadrages médiatique et politique) alors que leurs desseins ont été ballotés et que leurs options se restreignent, les grands électeurs cherchent des « candidables » non encore déclarés. Pour certains, en particulier parmi les centristes, l’ancien président démocrate-chrétien de la Chambre basse Pier Ferdinando Casini fait figure de présidentiable. Or, le 29 en matinée, celui-ci se désiste et appelle ses fidèles à reporter leur suffrage sur le Président sortant, auquel une délégation des chefs de groupe de la majorité, une délégation des présidents de Région et Draghi rendent visite pour lui demander d’accepter un second mandat au nom de la stabilité, ce que l’intéressé concède. Ces ralliements en cascade et l’acquiescement du Président peuvent difficilement ne pas affecter, certes différemment, les calculs de l’ensemble des protagonistes, ils entraînent une dynamique de moins en moins réversible faisant de Mattarella une porte de sortie honorable dans ce qui est perçu comme un cul-de-sac. Ce processus de convergence des attentes exerce une forme de coercition en ce qu’il oblige nombre d’acteurs à révoquer, parfois de manière surprenante, leur position.

15 C’est donc faute de mieux, voire contraints, que certains se résolvent à opter pour le Président sortant. Ainsi en va-t-il de la « conversion » du leader léguiste, énième revirement [5] raillé par Meloni sur Facebook à 11h41 : « Salvini propose à tous d’aller prier Mattarella de faire un autre mandat de Président de la République. Je ne veux pas y croire ? » (cité in Forgnone, 2022). Cet alignement apparaît d’autant plus tentant qu’il y a un précédent notoire avec la réélection de Giorgio Napolitano en 2013, une première dans l’histoire présidentielle qui avait également mis fin à ce qui semblait une voie sans issue après une succession de candidatures avortées. Là aussi, un Président octogénaire avait au préalable fermement repoussé toute idée de second mandat, une possibilité que la Constitution n’exclut pas, mais qui jusque-là n’avait jamais été explorée. L’attrait pour une répétition (bis repetita placent), qui consiste à confirmer le sortant en procédant comme en 2013, pourrait libérer les acteurs soucieux d’en finir avec ce qui passe de plus en plus comme une irrésolution coupable.

16 Le huitième tour, dans l’après-midi du 29, élit Mattarella avec 759 voix, devant l’ancien magistrat Carlo Nordio (90 voix) soutenu par FdI. Contraint de surseoir à sa décision de partir en retraite, le troisième Président le mieux élu depuis 1948 précise dans sa première déclaration : « Je l’accepte par sens des responsabilités, qui prime sur les perspectives personnelles (…) Les jours difficiles passés pour l’élection de la présidence de la République pendant la grande urgence que nous traversons encore sur les plans sanitaire, économique et social appellent au sens des responsabilités et au respect des décisions du Parlement » (cité in Palmerini, 2022). Une élection au huitième tour – la moyenne se situe à neuf – qui en soulage beaucoup tant dans le champ politique que dans le champ économique. Pour l’éditorialiste du quotidien de la confédération patronale, « au final, des urnes est sortie la meilleure solution » (Tamburini, 2022). Chez la plupart des commentateurs, c’est une lecture en termes de défaite des partis et des coalitions qui prévaut. Cette réélection serait symptomatique de la crise des directions partisanes, jugées incapables d’écouter leur base parlementaire qui, en retour, les aurait dépossédées (Castigliani, 2022). Selon le politologue Roberto D’Alimonte, cette élection « s’est terminée par une décision qui est le fruit de l’incapacité à décider » (D’Alimonte, 2022). Un constitutionnaliste s’interroge sur la portée de ce bis repetita : « La réélection de deux Présidents coup sur coup risque en fait d’instaurer une pratique selon laquelle la confirmation manquée du prochain président équivaudrait à un jugement négatif sur son mandat » (Pertici, 2022, p. 221). Lors de son allocution à la Chambre le 3 février, après avoir prêté serment, le Président enjoint les parlementaires à « construire l’Italie de l’après-urgence », un appel très applaudi mais qui, à l’instar de l’admonestation de son prédécesseur Napolitano en 2013 en faveur des réformes institutionnelles, ne portera pas à conséquence.

17 Cette treizième élection présidentielle a ainsi perpétué la difficile institutionnalisation des acteurs et pratiques de la Deuxième République (Rayner, 2013). La fragilisation des partis, qui peinent à concevoir des programmes et, davantage encore, à les traduire en politiques publiques, et le spectre de l’ingouvernabilité en demeurent des traits saillants. Il y a là comme un cercle vicieux : pour remédier à l’instabilité chronique, le gouvernement et le Parlement s’engagent depuis plusieurs décennies dans des réformes institutionnelles qui, de projets de loi en Commissions bicamérales, échouent régulièrement. Rivés sur ce qu’ils estiment être leurs intérêts, promoteurs et opposants de ces tentatives n’envisagent que rarement des politiques de longue haleine en réponse aux enjeux de première importance, des inégalités socio-territoriales à la crise environnementale. Significativement, alors que la pollution atmosphérique tue chaque année plus de quatre-vingt mille habitants sans être pour autant construite en problème public, les parlementaires achoppent depuis deux législatures sur un énième mode de scrutin (pour l’heure arrêtée au « Rosatellum » en 2017), les deux précédentes lois électorales ayant été jugées inconstitutionnelles. Des obstacles internes au jeu politique empêchent les gouvernants de relever les défis sociétaux, une incurie qui augmente la défiance envers les institutions politiques, chaque nouvelle élection se concluant désormais par un record d’abstention.

Références/References

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Date de mise en ligne : 21/12/2022

https://doi.org/10.3917/psud.057.0075

Notes

  • [1]
    Les listes présentées par le PD, incluant d’autres forces de centre-gauche, l’emportent dans 4 des 7 régions, avec des victoires en Toscane, Campanie, Pouilles et Val d’Aoste (avec l’Union Valdôtaine), et des défaites en Ligurie, Marches et Vénétie.
  • [2]
    Initialement prévus au printemps 2020, le référendum et les régionales (dans sept régions) ont été reportés pour cause de pandémie et se déroulent les mêmes jours.
  • [3]
    Tests covid à l’entrée, pas plus 50 présences simultanées dans l’hémicycle, 200 maximum lors du dépouillement, cabines aménagées à l’extérieur pour les positifs, une seule votation par jour.
  • [4]
    Je me permets de renvoyer à mon article sur la théorie de la décision interdépendante chez Thomas Schelling (Rayner, 2019b).
  • [5]
    Il venait de répéter lors d’une réunion léguiste : « nous n’accepterons jamais un Matterella-bis ».

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