Notes
-
[1]
Voir l’introduction de ce dossier.
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[2]
Projet LRTZC, Agglomération de La Rochelle, 2019.
-
[3]
Or ces travaux n’accordent pas toujours une attention suffisante à l’étude empirique du politique (Hughes 2017 ; Le Galès 2020).
-
[4]
Par conditions institutionnelles, il faut entendre ici la variété des normes en vigueur dans une société locale mais aussi la nature des relations entre groupes sociaux telles qu’elles se sont structurées au fil du temps » (Béal, Dormois, Pinson, 2010).
-
[5]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC, 6 avril 2021.
-
[6]
C’est une association d’acteurs regroupés au sein d’un quartier bas carbone, pensé comme un démonstrateur de grande envergure de la filière du bâtiment durable. Il se présente comme un « réseau d’acteurs qui souhaite contribuer au développement économique sur le territoire de l’agglomération.
-
[7]
Le maire de la ville-centre a toujours été le président de l’agglomération. Depuis 1975, le maire a toujours été issu des rangs du PRG ou du PS.
-
[8]
Entretien, salarié.e, membre de l’équipe projet LRTZC, 27 avril 2021.
-
[9]
Idem
-
[10]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC, op.cit
-
[11]
Entretien, salarié.e, membre de l’équipe projet LRTZC, op.cit.
-
[12]
Entretien, chercheur membre de l’équipe projet LRTZC, 2 avril 2021.
-
[13]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC.
-
[14]
Entretien Vice-Président en charge de LRTZC, 15 juin 2021.
-
[15]
Ce 6e Grand Port Maritime français, 1er port français pour l’importation de produits forestiers et de pâtes à papier, 2e port français pour l’exportation des céréales.
-
[16]
Sur les enjeux de la sélection des acteurs dans l’action publique (Le Naour, Massardier 2014)
-
[17]
Projet LRTZC.
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[18]
Entretien, élu communautaire, 9 octobre 2019.
-
[19]
Conseil communautaire, 29 mars 2019.
-
[20]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC, op.cit.
-
[21]
Notes d’observation, séance de travail des membres du COTECH, novembre 2021.
-
[22]
Entretien, vice-président en charge du projet LRTZC, op.cit.
-
[23]
Notes d’observation, novembre 2021.
-
[24]
Sur les difficultés à constituer une coalition anti-croissance (Segas 2021)
-
[25]
Entretien, Vice-Président, communauté d’agglomération, 2014-2020.
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[26]
Sud Ouest, 25 février 2022.
Introduction
1 La neutralité carbone érigé en objectif par les accords de Paris de 2015 constitue le nouvel horizon des villes désireuses de se positionner à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique (Huovila et al. 2022). En France comme ailleurs dans le monde, des villes petites et moyennes comme des métropoles, entendent devenir rapidement des territoires neutres en carbone pour prendre ainsi toute leur part dans les efforts globaux d’atténuation du changement climatique. Ces politiques climatiques locales ont suscité une abondante littérature internationale éclairant les conditions de mobilisation de ces acteurs infra-nationaux ainsi que les facteurs qui façonnent ces politiques climatiques locales [1]. Au sein de cette littérature, une attention toute particulière a été accordée aux villes pionnières prétendument « exemplaires » - Vancouver (Brunet-Jailly 2008), Leuven (Kenis et Lievens 2017), Fribourg (Fastenrath et Preller 2018) etc. Sur ce point, les travaux ont souligné que le volontarisme environnemental et climatique était souvent érigé en stratégie de marque territoriale orientée vers la recherche d’attractivité (Pasotti 2010 ; Gustavsson et Elander 2012 ; Andersson 2016 ; Girault 2016). C’est pourquoi il importe de souligner que l’utilité scientifique de ces monographies ne procède pas de leur représentativité mais de leur exemplarité : c’est parce qu’ils prétendent opérer une transformation profonde du territoire et devenir les modèles pour la transition écologique (Hughes, Yordi, et Besco 2020) qu’ils sont intéressants à étudier. Faire émerger des solutions « réplicables » était d’ailleurs l’objectif explicite de l’appel à projet de l’État intitulé « Territoire d’Innovation de Grande Ambition » et l’ambition du cas que nous proposons d’étudier dans cet article : « Au-delà de l’objectif zéro carbone, La Rochelle veut inspirer, montrer la voie, prouver que c’est possible et donc proposer des outils réplicables par d’autres territoires » [2].
2 À partir de l’étude approfondie du cas de cette ville qui entend devenir le « premier territoire littoral neutre en carbone en 2040 », nous proposons d’alimenter les études sur les politiques climatiques locales encore peu nombreuses en France (Bertrand et Richard 2014 ; 2015 ; Chailleux et Hourcade 2021), en interrogeant les conditions institutionnelles et politiques d’élaboration des politiques climatiques. Le projet « La Rochelle Territoire Zéro Carbone » (LRTZC) qui sera au cœur de cet article est un projet multi-sectoriel, porté par un consortium d’acteurs publics et privés, labelisé par l’État dans le cadre du Programme Investissement d’Avenir. À l’instar des autres projets « exemplaires » évoqués précédemment, ce projet présente les traits caractéristiques « post-politiques » du nouveau régime urbain environnemental » (Swyngedouw 2009) : Growth-oriented, Neo-managerial, Best-practice-driven, Socio-spatially selective, City-centric, Post-democratic (Rosol, Béal, Mosner, 2017). Une telle lecture est suggestive pour penser l’imbrication des enjeux environnementaux et climatiques aux transformations profondes des formes du gouvernement des villes (Béal, Pinson 2015), mais cela implique de se donner les moyens empiriques et théoriques pour appréhender les dimensions politiques de ces régimes urbains recomposés autour des enjeux environnementaux et climatiques [3]. En effet, si l’on admet que la « capacité politique » (Stone, 1993) des villes repose sur « la capacité à mobiliser par les images et les discours, à construire, animer et pérenniser des réseaux d’acteurs, à créer les conditions de l’action collective » (Pinson, 2005), alors, il convient de placer les conditions concrètes du compromis politique au cœur de l’analyse (Nay, Smith 2002). Il ne s’agit pas de conclure à la politisation ou à la dépolitisation de l’enjeu environnemental et climatique dans les régimes urbains mais d’éclairer les configurations dans lesquelles cet enjeu est traité selon un mode politisé ou dépolitisé et les conséquences de ces modalités sur le cadrage des problèmes et la substance des politiques.
3 Pour atteindre cet objectif, nous nous appuierons sur deux séries de travaux. Premièrement, dans la continuité des travaux récents sur les processus et les pratiques de (dé)politisation, dans cet article nous envisagerons la politisation et la dépolitisation comme « des modes de traitement, discursifs et/ou institutionnels, qui visent ou au contraire contournent la mise en débat démocratique comme choix de société » (Robert 2021). L’intérêt d’une telle approche est qu’elle permet de ne pas se limiter à l’analyse des processus (dé)politisation mais d’objectiver le politique à travers la notion de « choix à l’œuvre dans les activités politiques » et des « conséquences qu’elles sont susceptibles d’avoir pour l’ensemble de la société ». Deuxièmement, afin d’analyser les différentes configurations de l’action climatique locale, nous nous appuierons sur les travaux menés sur les instruments « projets » (Pinson 2005) et « appels à projets » (Epstein 2013a ; Breton 2014). Cela nous conduira à mettre en évidence deux configurations successives de l’enjeu climatique : la première celle de la réponse à l’appel à projets dans des espaces confinés, distincts des arènes traditionnelles d’élaboration du « consensus intercommunal » (Desage, Guéranger, 2011), a favorisé la technicisation de l’enjeu climatique, et le contournement du débat démocratique, ce qui a rendu possible la constitution d’une coalition d’acteurs publics et privés autour de l’objectif de le neutralité carbone. Mais les valorisations croisées du « trophée » que constitue la labélisation par l’État de ce projet (Epstein 2013b) notamment lors des élections municipales, ont créé une configuration nouvelle dans laquelle les élites urbaines, et en premier lieu le maire-président, sont désormais exposées à la critique, non seulement des collectifs mobilisés mais également des maires jusqu’alors tenus à distance du projet, ce qui les contraint à justifier les choix opérés. Ainsi, à la lumière de ces deux configurations successives on peut éclairer les conditions de l’action collective en matière climatique, et les effets paradoxaux de sa dépolitisation.
Enquête et matériel empirique
La configuration discrète de la réponse à l’appel à projet comme condition d’une « grande ambition » climatique pour le territoire
4 Le projet étudié ici est à la fois suffisamment ambitieux et robuste pour constituer un « flagship project » au service d’une stratégie d’attractivité territoriale et suffisamment « flou » pour former un accord sur un objectif général indépendamment des éventuels conflits qui pourraient survenir au moment du passage aux règles et instruments (Verdier, 2008). Nous étayons ici l’hypothèse selon laquelle un tel projet n’a pu être élaboré que dans la configuration particulière de la réponse à un appel à projets marquée par la contrainte temporelle, la « discrétion » (Henry, Gilbert, 2012), et la distance avec les arènes politiques traditionnelles. En effet, cette séquence favorise « l’émulation créatrice » car elle ne bride pas la réflexion sur les considérations techniques, réglementaires et opérationnelles mais contraint fortement le temps des discussions, ce qui limite l’expression des désaccords (Breton 2014).
L’émulation créatrice de l’appel à projet. La neutralité carbone, une « grande ambition » pour répondre à l’appel à projet de l’État
5 Le discours local inscrit le projet « La Rochelle Territoire Zéro Carbone » dans le temps long de l’engagement de la ville en faveur de l’environnement. Le dossier de candidature, les supports de communication, les discours des partenaires, énoncent une problématisation locale de l’enjeu climatique que l’on peut le résumer ainsi : forts de leur engagement environnemental ancien, conscients de l’urgence à agir face au changement climatique en raison du traumatisme de la tempête Xynthia de 2010, la ville et ses partenaires ont décidé de s’unir et de se mobiliser pour répondre au défi climatique. Ce récit confère au projet un caractère « d’évidence territoriale » en rapportant la grande ambition climatique du territoire « aux mécanismes à l’origine de son développement » et aux « attributs sociaux, économiques et politiques censés définir et, par là même, distinguer la société locale » (Dormois 2006). Il est vrai que dans cette ville moyenne de la côte atlantique, les conditions institutionnelles étaient favorables à la construction d’un projet ambitieux sur le plan environnemental [4]. D’une part, la dynamique économique du territoire, l’expérience des appels à projets, l’ancienneté et la stabilité des relations entre les acteurs publics et privés au sein du territoire sont autant de conditions de la capacité d’action collective à l’échelle urbaine. D’autre part, depuis les années 1970, la mairie de cette ville moyenne de la côte atlantique française affiche l’image d’une ville verte, à la pointe de l’innovation écologique : ville pionnière pour les vélos en libre-service (Huré et Passalacqua 2017), la mise en place d’un secteur piétonnier, les journées sans voiture (Dauvin, 2014) etc. Cette « évidence territoriale » a contribué au succès dans la réponse à l’appel à projets, mais elle n’explique pas comment, et dans quelles conditions, l’objectif de la neutralité carbone en 2040 a pu fédérer les acteurs locaux. Ce projet ne peut en effet se comprendre que dans la configuration particulière de la réponse à un appel à projets de l’État.
6 Si ce projet est présenté comme global et systémique, il est d’abord un « projet opportuniste » [5] élaboré en réponse à un appel à manifestation d’intérêts (AMI) de l’État. Le travail d’élaboration a ainsi été fortement contraint tant par le cahier des charges que la temporalité de l’appel à projets (Breton 2014). Il s’ancre dans des collaborations entre des chercheurs de l’université et des acteurs, publics et privés, dans le domaine de la performance énergétique des bâtiments institutionnalisées sous la forme d’un quartier bas-carbone et d’un cluster d’innovation [6]. En recherche de financement pour poursuivre les travaux engagés grâce à plusieurs projets nationaux et européens, ils ont identifié cet AMI comme une opportunité. Au même moment, les services de l’agglomération achèvent la rédaction de son projet de territoire, et le bureau d’études qui les accompagne leur signale l’existence de cet AMI mais sans susciter l’adhésion. Les partenaires du projet « quartier bas-carbone » insistent et finissent par contacter le maire-président [7] pour que les services de l’agglomération soient davantage impliquées dans la réponse à l’appel à projet. Quelques acteurs sont alors chargés de rédiger une réponse avec le concours du bureau d’étude engagé sur le projet de territoire. Le temps presse. L’AMI a été repéré tardivement, le projet doit donc être rédigé pendant l’été.
7 La petite équipe projet s’attache alors à répondre au cahier des charges qui met l’accent sur la « valorisation de projets exemplaires et reproductibles ». Elle s’appuie pour cela sur les réseaux d’interconnaissances et appelle chacun pour savoir ce qu’il a « dans les cartons » [8]. Si la thématique environnementale était perçue comme une évidence « parce que c’est l’ADN, et l’historique de La Rochelle » [9], l’enjeu de la neutralité carbone « est un peu sorti du chapeau » [10] pour donner du « lien » aux différents projets. En effet, à La Rochelle « en 2017 dans le projet de territoire y’avait rien sur la neutralité carbone ». Comme le résume une membre de l’équipe de préfiguration : « la proposition de neutralité carbone c’est ce qui permettait de, d’offrir le socle commun sur tous les axes de travail qu’on voulait développer, […] On avait cette approche à partir d’un quartier bas-carbone, il faut aller plus loin, voilà il faut qu’on ait une grande ambition, donc fallait aussi construire cette grande ambition » [11]. Autrement dit, le projet n’a pas été construit pour atteindre l’objectif de la neutralité carbone, c’est l’objectif de la neutralité carbone qui a été construit comme la « grande ambition » d’un projet visant d’abord à valoriser les ressources du territoire. C’est moins le bilan carbone qui a guidé le choix des leviers que le profil des partenaires mobilisables :
« C’était simple, tu prends un territoire comme le nôtre et tu te dis on va essayer de devancer de 10 ans, l’objectif de la directive européenne de neutralité carbone du territoire. […] Et donc eu, bah après tu regardes en grands postes et puis sur quels leviers on peut jouer parce que tu peux identifier des domaines où tu n’as pas du tout la main et tu ne vas pas y arriver » [12].
9 L’équipe projet s’est alors appuyé sur les acteurs qui avaient des projets à valoriser (la performance énergétique des bâtiments, la mobilité portée de longue date par la ville, l’écologie industrielle etc.), ou alors a suscité des actions qui pouvaient être novatrices et distinctives sur le projet. C’est notamment ainsi qu’a été introduit l’axe « carbone bleu » :
« C’est vraiment [le Bureau d’Étude] qui avait, qui finalement nous a présenté le projet avec les différents axes en fait de LRTZC, et en disant finalement, les solutions basées sur la nature, donc là en l’occurrence, c’était le carbone bleu, étaient quelque chose de très novateur, et en fait pouvaient rentrer dans ce projet TIGA parce qu’il fallait en fait avancer des choses très novatrices ».
11 Cette logique de valorisation des innovations a également conduit à délaisser les enjeux trop sensibles et/ou sur lesquels il n’y avait « rien dans les cartons » : « Donc, il y a certains points qu’on avait mis de côté, l’exemple de l’agriculture parce que ça semblait politiquement pas mûr, voilà, on sentait qu’on marchait un peu sur des œufs, et on a regardé, et on avait pas de pistes innovantes » [13]. Par exemple, de façon frappante puisque c’est souvent la dimension centrale des politiques climatiques locales (Bertrand, Richard 2014 ; Chailleux, Hourcade 2021), le volet énergétique du projet se limite à l’expérimentation d’une boucle d’autoconsommation et d’un parc hydrogène sur le site pilote du quartier bas-carbone. Cela souligne que le projet n’a pas été élaboré dans une logique de planification de la transition écologique et énergétique du territoire mais dans une logique de « monstration » (Alam, Godard 2007) des innovations territoriales – le démonstrateur à hydrogène, la mesure du potentiel de séquestration carbone des marais, le véhicule autonome, etc. Le vice-président délégué à LRTZC insiste d’ailleurs après coup sur l’idée que le projet « est une sorte d’expérimentation de la faisabilité » :
« Parce que ce n’est pas les 70 actions dans le territoire zéro carbone qui vont nous permettre d’atteindre la neutralité carbone. […] Ça aussi, il faut arriver à le mettre en tête. Ce n’est pas un mensonge. Simplement, la recherche de territoire zéro carbone, c’est 70 actions qui sont autant d’expérimentations sur différents secteurs qui peuvent aboutir à des réductions d’émissions de carbone ou à des opérations de séquestration. Si on montre que ça marche, il faut massifier » [14].
13 L’innovation, la dimension technique et la démonstration de la faisabilité (par une programmation des opérations avec des livrables, un budget et un planning précis) étaient des éléments attendus du cahier des charges de l’AMI. Mais cette technicisation de l’enjeu climatique dans le cadre spécifique de la réponse à l’appel à projets apparaît aussi comme une condition de l’accord entre les partenaires. D’une part, le projet est construit et perçu comme un jeu à somme positive : il est élaboré dans une logique opportuniste de valorisation des savoirs et savoir-faire locaux où chaque partenaire anticipe de tirer des bénéfices de sa participation, et n’implique aucune forme de redistribution. D’autre part, le projet est élaboré, sous contrainte temporelle, en dehors des arènes traditionnelles et donc aussi des contraintes réglementaires, techniques, opérationnelles : la faisabilité et l’acceptabilité des objectifs et des mesures sont considérés comme des verrous à lever au cours de la mise en œuvre du projet, pas comme des conditions préalables à l’accord. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce projet ait été élaboré en réponse à un appel à projets orienté sur l’innovation, pas sur l’action climatique. En ce sens, ici l’appel à projets a moins pour effet de conformer les acteurs locaux aux attentes de l’État (Epstein 2015) que de créer une configuration singulière et donc de soustraire temporairement la discussion aux espaces et règles habituels de la fabrique de l’action publique ; ce qui est particulièrement visible dans la constitution et la gouvernance du consortium en dehors des structures de l’institution intercommunale.
La neutralité carbone : cause fédératrice d’une coalition de croissance verte et bleue
14 L’appel à projets imposait que le projet soit porté par un « consortium associant les collectivités territoriales ou établissements publics compétents, des entreprises – grandes et petites – des acteurs de la recherche ». En pratique, la communauté d’agglomération est cheffe de file du projet LRTZC mais celui-ci est porté par un consortium de cinq partenaires publics et privés : l’agglomération et la ville, l’université, le Port Atlantique et Atlantech. La sélection des acteurs du consortium, et au-delà des partenaires économiques et associatifs impliqués dans le projet, a été cadrée par les contraintes du cahier des charges, et notamment la recherche de partenaires investisseurs et co-financeurs, mais également par les coopérations antérieures et la recherche d’innovations à valoriser. Comme l’a déjà observé Vincent Béal (2014), la priorité donnée au développement durable dans les politiques urbaines est liée à son appropriation par les élites urbaines en renfort de leur stratégie d’attractivité. Le projet fonctionne en effet comme un système de légitimation croisée au sein duquel chaque partenaire tire des bénéfices, financiers et symboliques, de sa participation tout en contribuant au succès global du projet : la ville renforce son image de pionnière de l’écologie urbaine, l’université accrédite ainsi sa stratégie distinctive « littoral urbain durable et intelligent » ; le Port valorise sa stratégie d’exemplarité environnementale et la nouvelle démarche d’écologie industrielle de la place portuaire ; le cluster d’innovation gagne en audience parmi les innovateurs de la transition énergétique, etc. La présence dans ce consortium du Port qui, par sa fonction même, participe d’un commerce maritime fortement émetteur en GES [15] souligne presque à elle seule le souci d’articuler les enjeux de développement économique du territoire à l’enjeu climatique. Si la sélection des partenaires du projet a été opérée par cooptation dans une logique de recherche des bons partenaires pour maximiser les chances de succès, elle matérialise également le contour des élites politiques, scientifiques, portuaires et patronales, dominantes dans le régime urbain de La Rochelle [16] : le projet vient donner une consistance à une coalition de croissance verte et bleue. Le projet LRTZC n’a pas seulement pour objectif de lutter contre le changement climatique, il vise aussi à inscrire le territoire dans la compétition territoriale en renforçant son attractivité : « Pour autant, préserver ne veut pas dire cesser de développer. Le territoire fait de son attractivité une priorité » [17]. C’est également ce que souligne un élu municipal EELV :
« C’est le choix de l’agglomération, vraiment un projet d’agglomération. Parce que je crois que l’agglomération a une conception du développement économique qui est en phase avec celui du grand port. On est sur, sur l’idée de faire un territoire qui est compétitif avec d’autres territoires. Qui est ancré vers un modèle de développement certes peut-être un plus durable, mais qui s’inscrit quand même dans la compétition avec d’autres acteurs, et donc il faut attirer les flux, les investissements… On est toujours dans cette logique-là, de croissance et de productivité… Voilà ils conçoivent le zéro carbone comme une fin, ou plutôt un moyen de continuer, de conserver cette stratégie de croissance économique. Ça a d’ailleurs été dit par la présidente de E5T… Zéro carbone c’est la croissance de demain. Discours très croissance verte, croissance verte oui » [18].
16 La gouvernance ad-hoc du consortium donne corps à cette coalition d’acteurs fédérée autour de l’objectif de la neutralité carbone : la direction politique est incarnée par le COPIL qui rassemble les présidents, et/ou leurs représentants, des institutions partenaires du consortium. Le pilotage technique est assuré au quotidien par une équipe projet et un COTECH qui rassemble les responsables d’axes et les référents des territoires d’expérimentation. C’est surtout à l’échelle des axes, 7 au moment du dépôt du dossier (Carbone bleu, coopérative carbone, participation citoyenne, gouvernance de la donnée, autoconsommation énergétique, économie circulaire, performance énergétique des bâtiments) que s’organise la mise en œuvre opérationnelle du projet. À ces instances techniques et politiques, il convient d’ajouter deux instances consultatives qui incarnent respectivement la légitimation scientifique et participative. Si le conseil scientifique dont le rôle est de « challenger » les acteurs du projet sur leurs innovations est intervenu à plusieurs reprises dans la phase d’élaboration, le comité citoyen n’a lui été mis en place qu’un an après le début du projet, ce qui illustre que son rôle ne se situe pas dans « l’espace de la négociation explicite, où se définissent les principes d’action » mais dans « l’espace de l’opérationnalisation où sont négociés les moyens d’action » (Salles 2006).
17 Cette asymétrie entre les conseils scientifiques et comité citoyen est révélatrice de la technicisation du projet. Le projet a été construit et piloté en dehors des arènes politiques traditionnelles, et sans intervention des élu.es, ce que l’ancien vice-président de l’agglomération en charge de la transition énergétique a d’ailleurs pu critiquer.
« Monsieur D. souhaite alerter sur cet AMI, car certes il a déjà fait l’objet d’une présentation générale, mais des actions sont déjà lancées. Il souhaite que les élus soient mieux associés, le risque est qu’ils se sentent comme de simples relais et non comme des acteurs de la démarche. Il faut donc être attentifs à bien associer chaque élu et ne pas en faire un sujet essentiellement technocratique » [19].
19 Si le projet LRTZC a bien été présenté et voté en conseil communautaire, les élu.es locaux, et en premier lieu les maires, n’ont été que très peu impliqués dans son élaboration. De façon significative, lors de la première soirée de « l’écosystème LRTZC », un an après le dépôt du projet, les élu.es, ont été rassemblés dans une salle de spectacle. Sur scène, le maire-président, le président du conseil scientifique, puis les porte-parole des axes se succèdent, réduisant ainsi les élu.es à leur statut de spectateur d’un projet pourtant conduit en leur nom. En ce sens, si le projet valorise fortement sa dimension partenariale, avec un « écosystème élargi de 130 partenaires », il s’inscrit dans un régime de « pluralisme limité » (Hermet 2004). En raison de cette fermeture des cercles décisionnels, le projet est conçu et construit comme une réponse technique (innovation, du management, sensibilisation des citoyens aux changements de comportement) à un problème non-discuté (le changement climatique) dans un ordre politico-économique (l’attractivité territoriale) non remis en cause. L’enjeu de la neutralité carbone fonctionne comme cause fédératrice parce qu’il est dépolitisé. Son élaboration dans des arènes discrètes et en dehors des arènes politiques traditionnelles, le place hors de portée des clivages et affrontements politiques, et donc permet la formalisation de compromis sans contrainte de justification (Gilbert, Henry 2012). De ce point de vue, la publicité accordée au projet après sa labellisation par l’État puis lors des élections municipales, ouvre une conjoncture critique qui modifie profondément les conditions de l’échange politique.
Publicisation et politisation du projet « Zéro Carbone » : une conjoncture critique pour l’ambition climatique territoriale
20 Le 13 septembre 2019, le Premier ministre français annonce que le projet « La Rochelle Territoire Zéro Carbone » (LRTZC) est lauréat de l’appel à manifestation d’intérêts « Territoire d’Innovation de Grande Ambition » initié en 2017 par l’État en 2017. Le projet jusqu’alors maintenu dans des arènes discrètes gagne rapidement en audience. D’une part, ce « trophée » est fortement mobilisé par les différents partenaires. Rapidement, le projet devient la marque du territoire et le support d’une intense médiatisation. D’autre part, au cours de la campagne pour les élections municipales le maire-président place ce projet au cœur de son offre politique. Or en modifiant radicalement la configuration initiale, cette publicité ouvre une conjoncture critique qui rend difficile le passage à la définition des règles et des instruments supposés opérationnaliser l’attention de l’objectif ; ce que souligne la crise politique provoquée par le vote du Plan-Climat-Air-Energie-Territorial par le conseil communautaire.
« LRTZC a pris la place du projet de territoire » : médiatisation et politisation de la neutralité carbone
21 Pendant la phase de candidature, l’équipe-projet recrute un cabinet de communication et relations publiques pour « faire en sorte que LRTZC soit partout » [20]. Après l’annonce des résultats la médiatisation s’intensifie. LRTZC est dans l’air du temps. Succès des mobilisations écologistes comme les marches pour le climat, le bon score d’EELV aux élections européennes, l’importance du discours climatique dans les médias, sont autant d’éléments qui favorisent le verdissement des discours (Cadiou, Douillet 2020) et attirent l’attention sur le projet. La labélisation par l’État dans le cadre du programme « Territoire d’Innovation de grande Ambition » en fait un trophée particulièrement valorisé. La communication sur le projet est d’autant plus forte que chacun des partenaires inscrit le projet dans sa propre stratégie. Ainsi, en quelques mois, la convergence des discours accrédite l’ambition climatique du territoire : LRTZC en devient la marque. Elle agglutine peu à peu les discours et les pratiques de toutes celles et de tous ceux désireux de se positionner, dans une logique économique ou militante, à l’avant-garde des enjeux climatiques et environnementaux, au point que l’équipe projet est amenée à proposer un dispositif de reconnaissance des projets portés participant à l’ambition de la neutralité carbone.
22 La médiatisation est intensifiée au cours de la campagne pour les élections municipales. À La Rochelle, comme dans d’autres villes, les questions environnementales (bus, plantation d’arbres, soutien à la rénovation thermique) ont été omniprésentes. Confronté à une intense concurrence à gauche, le maire sortant, candidat à sa réélection, a fait de son action écologique, incarnée par le projet LRTZC, un élément clef de son offre politique. En effet, le projet contribue à rendre visible une direction politique (Pinson 2005), et ici à afficher le volontarisme climatique des acteurs du territoire. La labellisation par l’État de cette « grande ambition » lui permet d’affirmer son leadership et de se positionner en candidat de l’écologie utile face à la concurrence de ses anciens alliés écologistes (Mazeaud 2022). Ce projet à la fois collectif et ambitieux permet le déploiement d’un discours volontariste parfaitement ajusté à la symbolique décisionnelle du jeu démocratique local et à la recherche de légitimation par les outputs. En outre, l’objectif de la neutralité carbone laisse a priori peu de place à la critique au point de rapidement apparaître comme consensuel (Kenis et Lievens 2017). Ainsi pendant la campagne, même le candidat Les Républicains revendique à son profit de faire de ce projet une « opportunité de croissance économique ». Toutefois, la logique des affrontements politiques conduit le candidat écologique à durcir la critique en contestant non pas l’objectif de neutralité carbone mais la compatibilité de l’objectif avec la politique d’attractivité et de développement territorial. Ces critiques montrent que l’usage politique de l’action publique (Cadiou 2014), ici des « trophées territoriaux », peut ouvrir un espace de débat sur un enjeu d’action publique pourtant traité sur un mode dépolitisé. Elles ont toutefois sans doute été peu audibles en dehors des cercles militants, n’ont de toute évidence pas fait obstacle à la réélection du maire-président qui bénéficiait par ailleurs du soutien affiché des élites locales et patronales.
23 Cette séquence électorale a donc de fait conforté la coalition et renforcé encore la place de ce projet sur l’agenda politique local : il « a pris la place du projet de territoire » [21]. Ce que souligne également le nouveau vice-président en charge de la politique climatique, et du pilotage de LRTZC :
« C’est devenu quasiment un projet de territoire sans en, sans en être un au départ. Au départ c’est une compilation d’actions qui relèvent de différentes politiques publiques. Donc il a quand même, dès le départ, cette dimension systémique, donc ça je trouve intéressant, c’est à dire l’idée de dire on va mettre en place un projet qui touche tous les aspects du fonctionnement de nos politiques publiques, donc ça, c’était conclu dès le départ, c’était quand même une position politique. Voilà ça c’est le président de l’Agglo qui l’a voulu. Après la construction elle a été très technique que les choses soient claires. Et puis finalement, pendant la campagne des municipales, c’est devenu un, c’est devenu un slogan quoi, La Rochelle Territoire Zéro Carbone. Moi j’ai récupéré ça, et voilà, on y a été » [22].
25 En modifiant radicalement la configuration, cette publicité nouvelle ouvre une conjoncture critique. En devenant la marque du territoire, le projet LRTZC devient la figure repoussoir des opposants et collectifs mobilisés qui contraignent les membres du consortium, et surtout le maire-président, à se justifier. Il le souligne d’ailleurs régulièrement : « LRTZC est une marque. D’ailleurs, le meilleur exemple est que quand les gens jugent que ce qu’on fait par ailleurs est pas compatible, ils nous le disent « c’est pas très zéro carbone tout ça » [23]. Bien que nouvelle, cette contrainte de justification demeure gérable tant que les critiques ne sont pas articulées et intégrées à une contestation plus large de la politique d’attractivité ; ce que peinent à faire les opposants [24]. En revanche, cette publicité nouvelle sur la grande ambition climatique du territoire a contribué à modifier les conditions d’élaboration du compromis sur les politiques intercommunales qui y sont liées et à ouvrir une crise politique au sein du conseil communautaire.
La grande ambition climatique face au « consensus intercommunal »
26 Comme tous les EPCI de plus de 20 000 habitants, l’agglomération étudiée a l’obligation d’élaborer un Plan-Climat-Air-Energie-Territoire (PCAET). Selon la loi transition écologique pour la croissance verte de 2015, cet instrument de planification territoriale réglementé et standardisé devait être adopté au plus tard en janvier 2018. Au moment de la réponse à l’appel à projets « Territoire d’innovation de Grande Ambition », le PCAET de cette ville était en phase d’élaboration mais sans qu’une priorité particulière lui soit accordée. À l’inverse, LRTZC a été « une locomotive qui fonçait à toute allure » sans que l’articulation avec les documents de planification territoriale, parmi lesquels le PCAET, n’ait été spécifiquement recherchée. Les discussions n’ont donc à aucun moment été bridées par les enjeux de faisabilité, ce qui on l’a vu, a favorisé « l’émulation créatrice » (Breton 2014). Le chargé de mission PCAET n’a d’ailleurs été impliqué que dans la phase initiale du diagnostic et du bilan carbone, pas dans l’élaboration du projet. On l’a dit, ce projet a été d’abord conçue comme une somme d’innovations à valoriser dans une démarche d’exemplarité environnementale orientée vers la neutralité carbone, pas comme un instrument de planification de la stratégie territoriale. Une ancienne élue de l’agglomération insiste d’ailleurs sur point : « Les gens savaient pas à quoi ils s’engageaient. Ils avaient pas conscience de ce que ça impliquait zéro carbone » [25]. Dès lors, ce sont les autres documents de planification, et en premier lieu le PCAET qui sont supposés opérationnaliser l’atteinte de cet objectif. Là où le « flou » de l’objectif facilitait la formation d’un consensus, le passage aux règles et instruments implique le retour des discussions dans les arènes techniques et politiques traditionnelles (Verdier, 2008). Or, la publicité donnée au projet a profondément modifié les conditions d’élaboration du compromis intercommunal, dans un contexte où malgré la réélection du maire-président l’équilibre intercommunal est encore à construire.
27 L’euphorie du succès dans l’appel à projets passée et la séquence des élections municipales achevée, l’élaboration du PCAET a repris son cours. Rapidement, la planification de la transition énergétique du territoire devient un enjeu central. Depuis 2015, l’agglomération avait annoncé son ambition de développer la part des ENR sur son territoire mais aucune action n’avait été mise en place. Dans le même temps, plusieurs promoteurs ont amorcé des projets d’installation d’éoliennes dans l’espace périurbain de l’agglomération, et comme dans de nombreux territoires, ces éoliennes ont cristallisé les oppositions des populations. Ainsi, au sein du territoire la forte mobilisation des riverains et notamment d’une association créée pour s’opposer aux projets d’éoliennes a conduit une majorité de maires des communes péri-urbaines à demander un moratoire sur l’installation d’éoliennes. Rappelons-le, l’installation des éoliennes n’est pas de la compétence de l’agglomération mais du préfet qui délivre le permis de construire. En revanche, le PCAET définit une stratégie de transition énergétique, déclinée en un mix-énergétique réalisé à partir des sources d’énergie exploitables sur le territoire. En outre, afin de tenter de réguler les installations d’éoliennes, l’agglomération a adopté en 2018 une charte puis élaboré un guide paysager fixant les critères d’appréciation de ces projets. Ces documents devaient être annexés au PCAET afin de les rendre opposables. Selon le vice-président délégué à la transition énergétique, ces documents visent à réguler les installations de parcs éoliens en fixant des critères paysagers susceptibles d’être retenus par le préfet au soutien d’un refus de permis de construire. À l’inverse, selon les opposants à ces projets, ces documents légitiment l’installation des éoliennes qui respectent les critères fixés ; ce dont du reste, le vice-président en charge de la transition énergétique ne se cache pas puisque ces projets d’ENR font partie du mix-énergétique proposé dans le PCAET.
28 La conséquence est qu’à l’encontre du traditionnel « consensus intercommunal » (Desage, Guéranger 2011), le vote du PCAET a donné lieu à un vif affrontement politique. 17 maires sur les 24 que compte l’agglomération se sont opposés au projet. Par deux fois entre décembre et février 2022, l’intensité du conflit a conduit à repousser le vote sur le PCAET. Ce dernier n’a finalement été adopté qu’à une très courte majorité après que le guide-paysager a été retiré. Un groupe de maires issus des rangs de la majorité intercommunale a annoncé la constitution d’un nouveau groupe politique afin de demander un rééquilibrage des relations entre la ville centre et les communes périphériques : « Le territoire zéro carbone, c’est une chose. Mais quel est notre projet de territoire ? Que fait l’Agglo concrètement pour fédérer ses habitants ? Il faut de la coopération avec les communes et trouver des compromis. Si nous sommes écoutés, nous ne sommes pas entendus. » [26]. Au-delà, de nombreuses critiques sur la gestion « autoritaire » de ces enjeux ont émaillé des débats et profondément tendu les relations au sein de l’institution intercommunale. Si ce conflit peut être vu comme une conséquence de la présidentialisation de l’institution intercommunale, il est aussi la conséquence d’un projet qui bien que portant une ambition climatique pour le territoire a été élaboré en dehors des arènes traditionnelles de l’institution intercommunale. Cela a été démontré à de nombreuses reprises, le « consensus intercommunal » repose principalement sur le respect de l’autorité des maires (Dormois 2006), ce qui d’ailleurs explique largement l’incapacité des structures intercommunales à mettre en œuvre des politiques redistributrices (Desage 2012). Or, si le maire-président aime à rappeler aux élu.es communautaires que l’objectif de la neutralité carbone « engage » l’agglomération, dans les faits, les maires n’ont été que peu impliqués dans le projet. Ces derniers n’en tirent pas de bénéfice direct mais sont confrontés aux mobilisations des habitants de leur territoire contre les installations d’éoliennes et sont donc tentés de s’y rallier et de les soutenir. Or, la publicité donnée au projet rend tout compromis coûteux pour le maire-président et ses alliés, car il pourrait être interprété comme une forme de renoncement à l’objectif affiché, ce qui les contraint à choisir le passage en force. On mesure alors à quel point ce projet n’a pu être élaboré que dans la configuration particulière de la réponse à l’appel à projet caractérisée par la discrétion, la technicisation et la mise à distance des logiques politiques du consensus intercommunal. À l’inverse, le retour à une phase plus opérationnelle de mise en œuvre favorise ici sa repolitisation. Plus largement, ce que les maires et les opposants rappellent dans leurs critiques, c’est que l’action climatique n’est pas qu’une question technique, elle est profondément politique en ce qu’elle impacte les structures profondes de l’ordre social, économique et politique (Hulme 2009, Comby 2019).
Conclusion
29 À l’issue de cette enquête, deux éléments méritent selon nous d’être soulignés. Premièrement, l’analyse nous éclaire sur les configurations dans lesquelles sont élaborées les politiques urbaines. Au-delà d’une référence désormais routinière au projet comme forme contemporaine du gouvernement des villes (Pinson 2005), il importe de prendre au sérieux les modalités concrètes d’élaboration de ces projets, et notamment les effets propres de la réponse à un appel à projet (Breton 2014). En l’espèce, l’effet est moins de conformer les acteurs locaux aux attentes de l’État que de modifier temporairement les conditions d’élaboration des politiques locales. Dès lors, c’est en suivant le projet de son écriture sous contrainte à sa valorisation en tant que « trophée » de l’action publique (Epstein 2013b) à sa mise en œuvre que l’on peut saisir en quoi, et comment, ces séquences successives influencent le contenu et les modalités du projet. Dans le cas du projet, ces séquences forment des configurations très différentes – discrétion vs publicité ; technicisation vs politisation ; consortium des élites publiques et privées vs maires – qui pèsent fortement sur le cadrage des enjeux : la neutralité carbone comme enjeu technique et jeu à somme positive d’un côté et comme enjeu politique et jeu redistributif de l’autre.
30 De ce point de vue, et c’est le second point à souligner, ce proojet confirme ici que la priorité accordée à l’enjeu climatique traduit d’abord son appropriation par les élites urbaines et son intégration dans les politiques d’attractivité territoriale. En ce sens, à l’instar de ce qu’ont déjà souligné Vincent Béal (2013) sur le développement durable ou Fabien Desage (2012) sur les politiques du logement, la capacité des acteurs locaux à se saisir d’un enjeu et à l’ériger en priorité apparaît conditionnée par sa technicisation et sa dépolitisation ; ce qui les prive en retour de toute capacité à redistribuer l’ordre social, économique et politique territorial. Cette tension entre la capacité à se saisir d’un enjeu et la capacité à le traiter politiquement, c’est-à-dire à mettre en débat la distribution de l’ordre qui le sous-tend, constitue un défi majeur des politiques intercommunales et des politiques climatiques. Or, si au regard de l’importance de l’enjeu climatique on peut s’inquiéter de sa dépolitisation, il faut aussi garder à l’esprit que ces processus de dépolitisation sont politiques et donc réversibles.
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Mots-clés éditeurs : dépolitisation, neutralité carbone, politique climatique, appels à projet, intercommunalité
Date de mise en ligne : 21/12/2022
https://doi.org/10.3917/psud.057.0021Notes
-
[1]
Voir l’introduction de ce dossier.
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[2]
Projet LRTZC, Agglomération de La Rochelle, 2019.
-
[3]
Or ces travaux n’accordent pas toujours une attention suffisante à l’étude empirique du politique (Hughes 2017 ; Le Galès 2020).
-
[4]
Par conditions institutionnelles, il faut entendre ici la variété des normes en vigueur dans une société locale mais aussi la nature des relations entre groupes sociaux telles qu’elles se sont structurées au fil du temps » (Béal, Dormois, Pinson, 2010).
-
[5]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC, 6 avril 2021.
-
[6]
C’est une association d’acteurs regroupés au sein d’un quartier bas carbone, pensé comme un démonstrateur de grande envergure de la filière du bâtiment durable. Il se présente comme un « réseau d’acteurs qui souhaite contribuer au développement économique sur le territoire de l’agglomération.
-
[7]
Le maire de la ville-centre a toujours été le président de l’agglomération. Depuis 1975, le maire a toujours été issu des rangs du PRG ou du PS.
-
[8]
Entretien, salarié.e, membre de l’équipe projet LRTZC, 27 avril 2021.
-
[9]
Idem
-
[10]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC, op.cit
-
[11]
Entretien, salarié.e, membre de l’équipe projet LRTZC, op.cit.
-
[12]
Entretien, chercheur membre de l’équipe projet LRTZC, 2 avril 2021.
-
[13]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC.
-
[14]
Entretien Vice-Président en charge de LRTZC, 15 juin 2021.
-
[15]
Ce 6e Grand Port Maritime français, 1er port français pour l’importation de produits forestiers et de pâtes à papier, 2e port français pour l’exportation des céréales.
-
[16]
Sur les enjeux de la sélection des acteurs dans l’action publique (Le Naour, Massardier 2014)
-
[17]
Projet LRTZC.
-
[18]
Entretien, élu communautaire, 9 octobre 2019.
-
[19]
Conseil communautaire, 29 mars 2019.
-
[20]
Entretien, agent, membre de l’équipe projet LRTZC, op.cit.
-
[21]
Notes d’observation, séance de travail des membres du COTECH, novembre 2021.
-
[22]
Entretien, vice-président en charge du projet LRTZC, op.cit.
-
[23]
Notes d’observation, novembre 2021.
-
[24]
Sur les difficultés à constituer une coalition anti-croissance (Segas 2021)
-
[25]
Entretien, Vice-Président, communauté d’agglomération, 2014-2020.
-
[26]
Sud Ouest, 25 février 2022.