Notes
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[1]
Enquêtes Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions, Radio France, La Chaîne Parlementaire et Public Sénat, menées les 13 et 14 mars et les 26 et 27 juin 2020.
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[2]
Laquelle destruction – à l’exclusion des bulletins blancs et nuls – est prévue par l’article R. 68 du Code électoral.
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[3]
Parmi de nombreuses autres chroniques, citons Michel Crespy : « Montpellier, on n’y comprend plus rien », Midi Libre, 12 janvier 2020 ; ou bien Abel Mestre : « Montpellier, la campagne vire à l’absurde », Le Monde, 15 juin 2020). On renvoie également à l’article de Julien Audemard, David Gouard et Arnaud Huc dans ce même numéro 54 de Pôle Sud.
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[4]
Médicale avec le suspense du rétablissement à temps du sortant pour se représenter ; judiciaire avec les procès intentés de part et d’autre du camp écologiste ; matrimoniale avec les échos de séparations houleuses vécues par certaines têtes de liste… toutes choses qui sont généralement écartées des chroniques électorales.
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[5]
Le programme présenté par M. Altrad a été jugé par Greenpeace comme un des plus polluant … https://www.greenpeace.fr/montpellier/les-candidats-aux-municipales-de-montpellier-ont-ils-un-probleme-de-transit/.
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[6]
Génération Écologie et le Parti Animaliste.
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[7]
Durant le mandat, des différends ont opposé le maire et le patron du club de rugby, notamment au sujet du naming appellation (proposition hein) du stade et du statut commercial de la parcelle où il est implanté.
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[8]
Rappelons que le décret de convocation des électeurs à un second tour date du 28 mai 2020, même si la nouvelle est connue des candidats dès le 23 - quelques jours seulement après la sortie du premier confinement - et que la limite de dépôt des listes de second tour est le 2 juin à 18 heures.
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[9]
Entretien du 24 janvier 2020. C’est nous qui choisissons de considérer cette réponse comme une boutade.
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[10]
À toutes fins utiles, précisions que le « God », fait explicitement référence, non à Dieu, mais au godemichet https://actu.fr/occitanie/montpellier_34172/municipales-montpellier-le-milliardaire-c-est-mon-cheval-de-troie-pour-penetrer-le-systeme_34073631.html)
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[11]
Même si sa déclaration tardive (deuxième quinzaine de février) pouvait laisser penser à une stratégie d’évitement
Introduction
1Les élections municipales en Occitanie, comme en France plus généralement, semblent au premier abord un défi pour l’analyse politique, et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la faiblesse inhabituelle du taux de participation, même si elle s’inscrit dans une tendance à la défection électorale remontant désormais à plusieurs décennies (Brouard, McAvay, 2020 ; Braconnier, Coulmont, Dormagen, 2017), paraît priver l’interprétation des résultats de pertinence, d’autant plus que la cause en est pour les deux tours à trouver, en dehors des dynamiques politiques elles-mêmes, dans un contexte sanitaire. On peut ajouter à cela que la longueur inhabituelle de l’entre deux tours (d’une semaine à plus de trois mois) a laissé la place à des comportements (d’alliance, de tractation, de défection, etc.) qui n’ont pas leur place dans un créneau d’une semaine, et largement moins si l’on prend en compte l’écart qui sépare d’ordinaire le premier tour du délai ultime de dépôt des listes pour le second : moins de deux jours.
2En deuxième lieu, les résultats passent généralement pour difficiles à lire, d’autant plus que leur approche territoriale se rapporte à des scrutins locaux où la présence des partis, voire même de tendances politiques clairement identifiées, devient fantomatique. Les polémiques ayant entouré l’identification des listes, par les préfectures, à des couleurs politiques même euphémisées (divers gauche, divers droite) témoignent de ce recul de la sensibilité partisane et politique qui, si elle ne date pas d’hier (Le Bart, 2003), n’en apparaît pas moins renforcée lors de ces élections. A la protestation des candidats face aux étiquettes préfectorales s’ajoute en effet une pratique croissante de dissimulation d’identités partisanes par les partis eux-mêmes.
3Troisièmement, de nouvelles offres politiques, « disruptives », ont entouré la compétition électorale, qui concernent tout autant les tentatives d’enracinement de La République en Marche (LREM), l’émergence de listes municipalistes, citoyennes, voire de candidatures visant à valoriser en politique des ressources réputationnelles ou économiques formées dans d’autres secteurs de la vie sociale : entrepreneurs et comiques, gilets jaunes ont ainsi fait leur apparition sur la scène municipale, et Montpellier en constitue l’une des plus claires illustrations.
4Pourtant, s’il s’agit plus d’un défi à l’analyse politique qu’une parenthèse que celle-ci devrait vite oublier, c’est que des enseignements très intéressants peuvent être tirés de ce scrutin hors-normes. Nous nous proposons ici d’en analyser les résultats dans la région Occitanie, en mettant à l’épreuve des dynamiques électorales observées trois séries d’hypothèses causales généralement partagées à propos des élections municipales, et notamment dans un contexte de dépression participative tel que nous l’avons connu en mars et juin 2020.
5La première série d’hypothèses touche à la contextualisation du vote, et explique les trajectoires électorales par l’impact de l’enracinement social et politique des élus, ainsi que par le poids que peut représenter la conduite localisée de politiques publiques. Les ressources accumulées sur ces deux versants de la vie municipale conduiraient à une hégémonie politique des maires en place qui, elle-même, expliquerait la très forte stabilité politique des communes (Koebel, 2008).
6La deuxième hypothèse causale se présente comme une exception (de confirmation) à la première, et s’intéresse aux grandes villes. Dans celles-ci, en effet, on assisterait à une nationalisation progressive de la vie politique, ce qui aurait pour effet de rendre l’agenda politique plus dépendant des grands courants d’adhésion ou de rejet à l’égard de la politique nationale (Nadeau, Foucault, Jérôme & Jérôme-Spezziari, 2019). L’envergure municipale aurait tendance à décontextualiser la ville.
7La troisième hypothèse causale se rapporte à une dimension centrale du scrutin de 2020 : la participation. De la faiblesse de celle-ci on projette généralement les conséquences suivantes : a) une augmentation significative de la prime au sortant ; b) une domination du vote rationnel sur les dimensions émotionnelles et de campagne ; c) une emprise plus forte des rationalités d’appareil. En effet, la désertion des urnes étant massive, la part des citoyens votant par intérêt (institutionnel et partisan) devient plus déterminante.
8Dans ce papier, nous allons distinguer deux temps d’analyse. Le premier sera consacré à un panorama des élections municipales en Occitanie, au travers des principales tendances observées. L’impression qui domine est celle d’une stabilité assez remarquable des pouvoirs municipaux établis, à l’exception notable de quelques cas emblématiques. Le second temps sera consacré au scrutin montpelliérain. À sa manière, il nous conduira à examiner nos trois hypothèses causales avec circonspection.
Les élections municipales en Occitanie : stabilité de surface en eaux troubles
9Pour une élection consacrant ce qu’il est souvent convenu d’appeler « l’élu préféré des Français », le scrutin 2020, on le sait, a été marqué par un taux d’abstention record. 55,33% des électeurs ne se sont pas déplacés, tandis qu’ils n’étaient que 36,45% en 2014, chiffre qui avait alors été commenté comme celui d’une croissance exceptionnelle de l’abstention. La défection électorale de 2020 ne peut donc être interprétée comme la seule traduction d’une désaffection croissante à l’égard du scrutin municipal, mais bien comme une catastrophe démocratique de caractère exceptionnel. Parmi les réponses apportées quant aux motifs de l’abstention, les sondages Sopra-Steria réalisé avant chacun des deux tours de mars et juin 2020 [1] faisait apparaître nettement en tête le coronavirus, et ensuite l’idée que cette élection ne changerait rien à la vie quotidienne. En Occitanie, cependant, le taux d’abstention s’est établi à 49,85%, traduisant donc une participation de 5% supérieure à la moyenne nationale. La raison de ce différentiel est moins à rechercher dans une passion politique demeurée plus vive en région qu’en France plus généralement, ou à une moindre sensibilité au risque sanitaire qu’à la structure démographique de l’Occitanie : davantage rurale, celle-ci donne un poids plus important au vote des petites communes, lesquelles connaissent des taux de participation significativement plus élevés que ceux des villes (Gouard, Huc, Volle, 2021). L’incidence du mode d’habitat sur l’élection est bien entendu décisive, comme l’indique le tableau suivant :
Taux de participation aux élections municipales en Occitanie (Premier tour 2020)
Nombre d’électeurs inscrits | Taux moyen de participation | Part de la population régionale |
---|---|---|
Moins de 500 | 67,6 | 13,6 |
De 500 à 999 | 58,8 | 10,3 |
De 1000 à 2999 | 52,3 | 20,4 |
De 3000 à 5999 | 47,9 | 14,9 |
De 6000 à 9999 | 46,1 | 11,9 |
De 10000 à 29999 | 41,7 | 11,3 |
De 30000 à 100000 | 39,0 | 8,2 |
Plus de 100000 | 35,9 | 9,4 |
Moyenne | 50,1 | 100,0 |
Taux de participation aux élections municipales en Occitanie (Premier tour 2020)
10Le décrochage participatif est particulièrement sensible, sur toutes les strates de population, même si les grands différentiels se concentrent dans les villes, où la participation chute de près de 50%, avec des records à Toulouse (36,6%) et Montpellier (34,6% de participation), dans l’indifférence à l’égard de la nature des compétitions, ou même du nombre de listes en présence (12 à Toulouse, 13 à Montpellier, contre respectivement 10 et 9 en 2014), pourtant censées attirer vers le vote des secteurs étendus de la population électorale. Au sein de chacune de ces strates, pourtant, on observe des variations parfois considérables qui tiennent à trois facteurs. Le premier est, nous l’avons dit, la démographie et ses conséquences sur l’acte de vote et son encadrement social. Dans les petites communes, l’élection municipale demeure une pratique à laquelle il peut être coûteux de se soustraire, étant entendu que la relation à la mairie, et aux élus est d’une proximité et d’une fréquence plus grandes, et que le fait d’avoir ou ne pas avoir voté est l’objet d’une attention personnelle plus aisée (Barone, Troupel, 2010). Le deuxième facteur est sociologique, et s’intéresse au rituel que représente, dans les mondes ruraux des petites communes, le scrutin municipal (Barone, Troupel, 2008). C’est qu’il n’est pas que contraignant, il est également structurant de la vie sociale, et son avènement constitue un rituel à la charge émotionnelle intense. Il n’est ainsi pas rare que pour symboliser l’achèvement de ce rituel et de la conflictualité qu’il peut engendrer, les opérations électorales se concluent par le fait de brûler de concert l’ensemble des bulletins [2]. Naturellement, cette pratique et la ferveur associée ont beaucoup moins de prise et de fréquence dans les communes les plus peuplées et/ou soumises à un fort renouvellement démographique. La place de l’élection municipale dans les interactions sociales (les frictions sentimentales de voisinages ; les rivalités de capitaux fonciers, d’adhésion religieuse ou politique) renvoie à un certain enracinement spatial et temporel. D’un point de vue sociologique, un regard plus directement porté sur l’identité municipale en termes de revenus et d’inégalités n’apporte rien de significatif : les communes significativement riches de la région (Tournefeuille ou Balma dans l’agglomération toulousaine, Castelnau-le-lez, Montferrier ou Saint-Clément de Rivière dans celle de Montpellier) ne se distinguent pas par des participations plus élevées que celles que l’on constate chez les moins aisées. En revanche, au sein des grandes villes centrales, les disparités de participation selon les quartiers (où dominent les classes populaires, moyennes ou supérieures) restent frappantes. Comme nous n’avions constaté lors des précédents scrutins, le chiasme civique se perpétue : les populations qui ont, par leur niveau de vie, le plus besoin de l’action publique sont en même temps ceux qui se détournent le plus de l’offre électorale, souvent faute d’une présence significative des élus et challengers sur le terrain (Kokoreff, 2014). Lors du scrutin 2020, on pouvait faire l’hypothèse que le phénomène connaîtrait un arrêt, en raison des discours de listes comme celles conduites, à Montpellier, par Mohed Altrad ou Alenka Doulain. Au-delà de leurs différences (cf. supra, seconde partie), l’enracinement de certains de leurs colistiers dans les quartiers populaires laissait présager un plus grand intérêt public pour le scrutin. On ne le constate pas vraiment, et même, entre le bureau de vote de référence (Heidelberg, à Montpellier) son canton d’appartenance, un canton plus aisé de la ville et la moyenne globale montpelliéraine, le différentiel reste stable par rapport à 2014. Ce n’est donc pas tant que les quartiers populaires ont plus voté à cette occasion que le fait que la démobilisation électorale a – exceptionnellement ? – atteint toutes les couches de la population montpelliéraine.
Participation et quartiers montpelliérains (Municipales 2001- 2020) en % de participation
Lieu | 2001 | 2008 | 2014 | 2020 | Différenciel entre 2014 et 2020 |
---|---|---|---|---|---|
Heidelberg – Bureau 90 (Mosson, très populaire) | 49,0 | 44,0 | 38,6 | 19,8 | -48.7% |
Canton Montpellier 9 (Mosson) ; puis 1 (après 2015) | 53,0 | 50,8 | 45,9 | 27,7 | -39.6% |
Canton Montpellier 3 (Antigone, Beaux-Arts, Agro…) | 57,5 | 54,5 | 55,1 | 36,4 | -33.9% |
Montpellier en moyenne (1995 : 59%) | 54,9 | 52,5 | 52,1 | 34,6 | -33.6% |
Participation et quartiers montpelliérains (Municipales 2001- 2020) en % de participation
11Enfin – et enfin seulement – la nature de la compétition électorale peut faire varier la participation. Mais elle intervient – contrairement à l’hypothèse stratégique du vote variant selon les enjeux (Allisson & Brisset, 2014) – en troisième lieu. Si l’on prend comme exemple les communes du Gard, on constate en effet que les villes où seule une liste se présentait atteignent des records d’abstention : Bouillargues (73%) ; Générac (65%) ; Pujaut (70%) ; Redessan (67%) ou encore Saint-Privat des Vieux (71%) sont toutes des villes de plus de 3500 habitants où, parfois depuis plusieurs scrutins, l’électeur n’a le choix que d’une liste.
12Il ne faut pourtant pas surévaluer le poids de ce phénomène, en particulier dans les petites communes. Le fait qu’il n’y ait qu’une seule liste n’entame en rien les deux causes précédentes liées au contrôle social de l’acte de vote et à son caractère rituel. En outre, si ce facteur compétitif était dominant, nous serions en droit de nous attendre à une croissance de la tension électorale au second tour, et donc à une mobilisation plus importante. Or, dans ce même département gardois pris en exemple, les élections à Aramon ne mobilisent que 2% d’électeurs en plus (à 52% au second tour) ; la participation demeure à 51% à Beauvoisin, et elle baisse même à Milhaud (45%) et Bagnols-sur-Cèze (36,8%), la seule commune où un élu LREM, Jean-Yves Chapelet, l’emporte.
13Quant à la sensibilité de l’enjeu local, comme par exemple l’éventualité d’une alternance d’extrême-droite (ou son maintien), elle n’a qu’un effet très limité sur la mobilisation du corps électoral, comme en témoignent les taux d’abstentions de Beaucaire, Saint-Gilles ou Vauvert, dans le Gard, de Lunel dans l’Hérault, de Perpignan ou Pia dans les Pyrénées-Orientales, ou encore de Moissac en Tarn-et-Garonne, où moins d’un électeur sur deux s’est déplacé au premier tour. Cette faible influence de la variable la plus significative de l’attachement (ou de la distance) au jeu politique dit bien le malaise représentatif que cette élection municipale traduit, lorsqu’on examine la situation dans l’ensemble de la région.
14Les trois facteurs de mobilisation (démographie, sociologie, enjeux perçus), lorsqu’ils tournent à plein régime, permettent d’expliquer le maintien d’un haut niveau de participation. C’est le cas de la commune d’Octon, que nous suivons depuis 13 ans. En 2020, la participation s’établit à 77,2%, soit presque autant que lors du précédent scrutin. Par comparaison, les élections des communes voisines (Liausson, Salasc) sont en retrait de plus de 10 points, alors que, moins peuplées, elles « devraient » plus voter. La raison de cet écart tient à la présence, contrairement à 2014, d’une compétition électorale. Contre le maire sortant et sa liste, elle-même renouvelée (7 sortants sur 15 candidats), une liste incomplète de 11 personnes se présente. Deux sociologies du village (510 habitants) se font face. La première compose, autour du maire sortant, un alliage d’anciens et nouveaux habitants dont l’identité politique est introuvable – quoique le maire, ex-Parti socialiste (PS), se revendique de la majorité présidentielle. Elle affiche un bilan de deux mandats faits de projets aboutis, dont certains parmi les plus épineux qu’une équipe locale puisse affronter : plan local d’urbanisme, mise aux normes et transfert de la compétence eau, création de nouveaux services publics. La seconde est exclusivement constituée de jeunes et nouveaux citoyens octonais qui s’engagent en politique afin de promouvoir de nouveaux objets (écologie, coopération, circuits courts, etc.) et de nouvelles méthodes, notamment la démocratie participative. Cette seconde liste signale la transition dans laquelle la (pourtant lente) expansion de la commune, sa proximité de réseau avec la métropole montpelliéraine (à 55 kilomètres) entraîne la commune. Elle agrège, outre ces nouveaux courants « urbains », les mécontentements que les politiques conduites en 12 ans de mandats ont pu engendrer à l’égard de la municipalité sortante. L’acuité de cette compétition permet de comprendre le maintien d’un haut niveau de participation électorale, tandis que les communes voisines, où une telle compétition est absente, voient l’abstention progresser plus nettement.
15Le croisement des regards géographique, sociologique et politique auquel nous convient ces élections municipales en Occitanie touche, au-delà de la participation, la question du changement. Rappelons les hypothèses dont nous discutons la portée causale : la contextualisation du vote explique la stabilité des leaderships municipaux ; l’abstention élevée les fortifie encore ; les villes peuvent s’en extraire par la nationalisation relative de leur compétition électorale. Dès lors, le scrutin 2020 aurait dû avoir deux effets : une limitation radicale des alternances et un effet assourdi des courants nationaux, puisque le parti de la majorité gouvernementale ne disposait pratiquement d’aucun sortant.
Les scrutins dans les communes de plus de 3500 habitants (Municipales, Occitanie 2020)*,**,***
Les scrutins dans les communes de plus de 3500 habitants (Municipales, Occitanie 2020)*,**,***
* Dont une victoire sur la gauche sortante, et deux sortants ralliés à LREM** Le maire de Pia, Jérôme Palmade, ex-RN, a rallié Les Républicains en septembre 2020. Il n’est pas comptabilisé ici.
*** Victoire aux dépens de la droite sortante (Moissac)
16Les résultats des scrutins des villes de plus de 3500 habitants, que nous suivons depuis 20 ans (notamment dans la partie orientale de la nouvelle région) sont à bien des égards contre-intuitifs. Alors que deux facteurs (contextualisation locale des petites villes, prime au sortant liée à l’abstention) auraient dû concourir à une stabilité nettement supérieure à celle des élections de 2014, nous constatons 46 changements de majorité, dont la moitié vers la gauche, l’autre moitié vers la droite ou l’extrême droite. Rapporté au nombre de communes concernées, cela représente un taux d’alternance de 16%, même légèrement supérieur à celui de 2014. En outre, nous ne considérons ici que les alternances de bord politique, alors que, derrière la même sensibilité politique globale, se cachent des alternances localisées qui ont une signification parfois supérieure à un changement de bord politique. Ainsi, à Prades-le-lez, dans l’agglomération montpelliéraine, le maire sortant, à gauche, est battu par Florence Brau, à la tête d’une liste écologiste et citoyenne. On reste dans une vaste gauche municipale, mais on a changé radicalement de paradigme politique, au sein de la commune comme dans les alliances métropolitaines. Un même constat peut être fait à Villeneuve-lez-Maguelone, avec la victoire d’une liste également citoyenne (en coalition avec une autre, divers droite) contre le maire sortant, à l’étiquette officiellement « divers gauche », mais dont la sensibilité de gauche avait suivi un cours plutôt contraire.
17A ce sujet, l’une des controverses de campagne s’exprima autour de la volonté du gouvernement – face à la protestation de nombre de listes à l’égard de leur identification à une nuance politique précise (divers gauche, droite, etc.) – de supprimer toute indication de nuance politique en deçà de 9000 habitants. Évidemment, la manœuvre était grossière, et visait à casser le thermomètre à défaut de faire tomber la fièvre : vu la faiblesse prévisible des scores de LREM, notamment dans cette strate de population, autant parler, comme le font les Espagnols et Italiens, d’élections « administratives », et en dissoudre la portée politique. En réalité, cette barrière est très excessive, car un travail un peu attentif aux configurations locales permet, au-dessus de 3500 habitants, d’identifier une sensibilité de gauche, de droite, etc. Ce que cette controverse exprime sans doute le mieux, c’est la perte d’intelligence territoriale du ministère de l’Intérieur, à force de sacrifier l’administration préfectorale, qui l’incarne, sur l’autel des dépenses de sécurité.
18Quant aux grandes villes, dans cet échantillon urbain, peut-on vraiment soutenir que leur tendance au changement résulte d’une nationalisation de leur vie politique ? Il faudrait ici plaider que Perpignan et Montpellier en seraient la traduction sous l’angle de l’alternance, comme Toulouse sous celui du maintien, la droite emmenée par Jean-Luc Moudenc ayant été soutenue par LREM. Nous examinerons le cas de Montpellier dans la seconde partie. Quant à Toulouse, la liste Archipel Citoyen, à gauche, incarne bien un mouvement repérable dans beaucoup de configurations métropolitaines (Dau, 2020). Mais la résistance de l’équipe sortante doit plus aux alliances impossibles à gauche qu’à la conjonction des droites et de LREM en termes strictement partisans. Perpignan présente un cas de figure encore différent où, comme l’a remarquablement montré Nicolas Lebourg, c’est en euphémisant systématiquement son image extrémiste, en se montrant patelin et notable, que Louis Aliot, l’a cette fois emporté en ville (Fourquet, Lebourg, Manternach, 2014 ; 2020).
19En ce qui concerne le Rassemblement National (RN), plus généralement, le scrutin de 2020 est en trompe-l’œil. D’un côté, Perpignan, avec Moissac, constituent deux trophées attendus, tant les trajectoires électorales antérieures, depuis le scrutin de 2014, le laissaient présager. Mais dans les deux cas, ce sont des victoires insuffisantes pour être parachevées à l’échelle intercommunale. Romain Lopez hérite certes d’une deuxième vice-présidence (au tourisme) au sein de la communauté de communes Terres des Confluences. Adoubé, il n’y est cependant pas majoritaire. À Perpignan, Louis Aliot fait face à une union à droite qui lui donne une place encore plus limitée au sein de la communauté urbaine Perpignan Méditerranée Métropole. A Beaucaire, la réélection brillante de Julien Sanchez ne lui permet pas non plus d’étendre son leadership sur la communauté de communes. Ailleurs, tandis que certains envisageaient que le RN l’emporte dans 20 à 34 villes (Le Parisien du 12 janvier 2020), ce ne sont que quatre victoires, dont deux réélections, qui sont au rendez-vous. Et encore faut-il y ranger celle de Robert Ménard, à Béziers et, ici, sur la communauté d’agglomération, alors que l’on sait les tensions qui existent entre lui et le parti de Marine Le Pen. La réussite de Robert Ménard à Béziers a cependant son revers : alors qu’il menait campagne dans plusieurs villes (dont Sète, Frontignan) autour d’une perspective de rassemblement des droites sous sa bannière, l’échec est cuisant. Cette configuration du RN municipal est une autre manière de constater la faible nationalisation de la vie politique municipale. Après avoir marqué les esprits à l’occasion des élections européennes, le RN s’avère une nouvelle fois incapable de faire fructifier un tel capital à l’échelle locale. Tout se passe comme si le RN était d’autant plus populaire que le scrutin était loin, et d’autant moins désirable que l’enjeu se localise. Faute d’alliances, d’enracinement notabiliaire, d’adaptation aux intérêts territoriaux, le RN ne peut que ponctuellement compter sur une décomposition de la droite sortante (Perpignan, Moissac, Béziers). Bénéficiaire plus que conquérant, en somme.
20Pour achever ce panorama, on peut constater sans surprise que le seul indice d’une certaine nationalisation de la vie politique municipale se démontre … par une déroute : celle de LREM qui doit en partie sa marginalisation (6 communes, la plupart conservées par des élus d’autres origines partisanes, et ralliés ou soutenu par le parti présidentiel) par l’impopularité dont il pâtit à l’échelle nationale.
21Finalement, outre la faiblesse de ce dernier facteur pour les villes, on doit constater le rendement médiocre des hypothèses avancées au sujet de la participation et de son impact sur les changements électoraux. Le décrochage électoral sensible, quoique inégal en fonction des strates de population, a cette fois touché des secteurs d’opinion très variés, à la fois en termes d’âge, de catégories sociales et de tendances politiques. En termes partisans, ce sont les électeurs de La France Insoumise (LFI) et du Rassemblement National qui sont les principales victimes de la défection civique en 2020. Mais cette circonstance n’a pas empêché que des changements, en nombre légèrement plus important qu’en 2014 (année de changement pourtant intense, et intensément défavorable à la gauche), se soient produits. Globalement, cette élection semble illustrer un vrai problème dans l’attachement des électeurs à la compétition municipale, avec un effacement problématique de la référence aux partis, voire aux valeurs singulières qui s’attachent aux grands courants. Cet effacement est loin d’avoir trouvé une compensation dans l’essor de nouvelles façons d’aborder la politique, que ce soit par l’écologie, le municipalisme ou le local-populisme. Rien ne dit qu’un tel marasme ne soit dû qu’à la situation sanitaire et n’ait pas de conséquence durable pour les scrutins ultérieurs.
Montpellier : nouvelle étape dans la décomposition politique
22Dans cette seconde partie, nous allons analyser le cas de Montpellier. En apparence, nous avons là l’illustration parfaite de cette France urbaine des alternances politiques qui, en ne reconduisant pas la liste « divers-gauche » du maire sortant, Philippe Saurel, parfois proche de LREM, traduirait une vague plus générale. En Occitanie, pourtant, la préfecture de l’Hérault fait, avec Perpignan, exception. Dans toutes les autres villes principales, alors que l’on croyait les sortants usés par une succession de mandats ou des dissensions internes à leur majorité (cas de Nîmes, Sète, Montauban, Carcassonne ou Narbonne), la droite parvient à conserver ses fiefs. Elle se maintient également à Toulouse, où pourtant elle reçoit le soutien de LREM, ce qui, dans la circonstance d’un vote intermédiaire, défavorable à la majorité gouvernementale, aurait pu s’apparenter à un « baiser de la mort ». Montpellier, analysée de plus près, propose une réponse pourtant décalée aux trois hypothèses que nous proposions en commençant : la prime au sortant liée aux ressources tirées de l’exercice du pouvoir ; son renforcement en cas d’abstention élevée ; la domination des rationalités d’appareil sur la personnalisation du pouvoir, lorsque la participation chute.
23Rappelons les principaux épisodes d’une élection que beaucoup de commentateurs ont considérée comme inclassable [3]. Elle commence par une non-campagne, avec l’hospitalisation du maire sortant, candidat à sa propre réélection mais empêché, à l’issue d’une opération programmée le … 3 janvier 2020. Jusque-là, l’été avait confirmé la présence d’une liste « Nous Sommes », aux accents municipalistes, participatifs, conduits par une ancienne militante d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), Alenka Doulain ; celle de Michaël Delafosse pour le PS, allié avec le Parti communiste français (PCF) et le Parti radical de gauche (PRG), celle de Patrick Vignal pour LREM, et celle de Alex Larue pour Les Républicains (LR). L’automne 2019 avait été marqué par la candidature de Mohed Altrad (entrepreneur et président du club de rugby), et son assemblage composite d’intérêts sociaux et de personnalités ; celle de Clothilde Ollier, qui remportait en octobre l’investiture EELV contre Jean-Louis Roumégas, lequel se présentait sitôt l’investiture retirée à la première et confiée à Coralie Mantion. Rémi Gaillard, netcomique, se présentait à son tour le 16 décembre 2019. Olaf Rokvam, pour le RN en janvier, ainsi que Kamy Nazarian pour l’Union populaire républicaine (UPR), Maurice Chaynes et Sylvie Trousselier, chacun investissant une partie de la gauche radicale, complétaient un tableau inédit de 14 listes.
Résultats de l’élection municipale de Montpellier (1er et 2nd tour 2020)
Résultats de l’élection municipale de Montpellier (1er et 2nd tour 2020)
24Dès le premier tour, les clivages se multiplient. L’origine de cette fragmentation tient dans la décomposition d’un système politique qui avait déjà subi, depuis 2010, plusieurs dégradations. La première est le décès de son leader incontesté Georges Frêche, même s’il n’était plus maire depuis 2004. La transmission du capital politique qui lui était attaché a explosé en vol, avec la guerre fratricide de 2014 entre Jean-Pierre Mourre (PS) et Philippe Saurel (ex-PS devenu divers gauche). Celui-ci l’avait emporté au terme d’une « disruption » antipartisane, réunissant autour de lui des personnalités venant d’horizons de gauche et de droite, mais tournant petit à petit le dos à la partie la plus à gauche de son électorat. Philippe Saurel, en personnalisant sa gouvernance urbaine et métropolitaine, n’a pourtant pas hérité du capital Frêche pour trois raisons.
25Tout d’abord transmettre n’est jamais facile (même entre père et fils). Au fil des élections, le « patron » avait tissé une toile sur la ville qui lui était en partie personnelle. Et la présentation du successeur ne se fait pas comme lorsqu’un médecin, jadis, présentait à sa clientèle le nouveau confrère : en politique, beaucoup d’anciens clients profitent de la transition pour s’émanciper.
26Ensuite, comme projet politique, le frêchisme (un néo-keynésianisme urbain attirant à lui des clientèles contradictoires, depuis les classes populaires jusqu’aux entrepreneurs en passant par les nouvelles classes moyennes), n’est plus adapté à l’agenda montpelliérain (Négrier, Teillet, 2020). Les moyens ne sont plus là, et la pertinence du développementalisme urbain et de la course aux équipements (l’idéologie du « gros ») devient discutable.
27Enfin, pour un maire sortant, Philippe Saurel suscite une défiance très inhabituelle dans des secteurs électoraux qui, normalement, constituent le matelas d’aisance de l’élu en place : le personnel municipal et métropolitain, le milieu associatif. Résultat, le maire sortant est très loin du score de Georges Frêche au premier tour des élections municipales de 2001 (38,76% des voix), ou de celui de Hélène Mandroux en 2008 (47,11% des voix), avec à chaque fois 8 listes en présence. Il est même en retrait de son score de 2014 (22,93% des voix, avec 9 listes en concurrence) (Baraize, Négrier, 2002 ; Négrier, 2014)
28Les autres facteurs de dégradation sont connus : l’essor de LREM a totalement déstabilisé les partis montpelliérains, déjà secoués par la « disruption Saurel ». La ville a ensuite perdu son statut de capitale régionale, alors qu’elle demeurait l’une des métropoles les plus attractives de France. Enfin, la campagne elle-même, déstructurée à bien des égards. Elle témoigne, dans ses errements, de la transition politique à l’œuvre. Comparons Toulouse et Montpellier. Dans les deux cas, nous avons une ville fragmentée : 12 listes d’un côté, 14 de l’autre. La grande différence, c’est que la fragmentation toulousaine s’opère essentiellement entre partis. Celle de Montpellier, au contraire, se fait au sein des partis : division de LFI en deux, des socialistes en 3, des écologistes en 4 listes (au moins), de la droite en 5… Dans ces conditions, des personnalités ont pensé pouvoir convertir leurs ressources, extérieures au champ politique (humour, entreprise), en capital électoral. Le résultat est saisissant : alors que nous avons 12 listes « politiques », ces deux « intrus » totalisent près de 23%, avec respectivement Mohed Altrad à 13,3% et Rémi Gaillard à 9,6%. La saga des Verts, qui pensaient à tort s’être protégés des chicayas traditionnelles entre personnes et courants écologistes grâce à une primaire ouverte, a donné des allures tragi-comiques à la campagne montpelliéraine. Elle a alimenté la chronique (médicale, judiciaire, matrimoniale… [4]) tout autant qu’elle a consterné les citoyens engagés dans les choix publics. Car c’est tout le paradoxe : cette campagne a aussi accouché de programmes à certains égards très intéressants et nouveaux. Le thème de la sécurité, par exemple, a cessé d’être l’apanage de l’extrême droite pour faire débat, un débat pluraliste et ouvert, où l’on sent bien que chacun a ses options, mais aussi une certaine modestie à l’égard des difficultés à l’atteindre. L’urbanisme a également opposé des options qui font l’honneur des débats publics, sur la place de l’agriculture en ville, la pertinence du modèle des Zones d’aménagement concertés (ZAC), les enjeux de mobilités, etc. L’écologie a occupé une place à la fois considérable et compliquée : chacun a verdi son programme, de sorte que l’extension de l’écologie à toutes les listes s’est traduite par une dépolitisation paradoxale du sujet. La division de l’écologie politique lui a, une nouvelle fois, été fatale : les trois listes s’en réclamant (Mantion, Ollier, Roumégas) obtiennent un total de 16,3%, soit à peu près autant que le vainqueur socialiste au premier tour. Et si l’on ajoute à ce score celui de la liste Nous Sommes, on atteint 25,5%.
29Au soir du premier tour, aucune liste n’atteint 20% des suffrages et, compte tenu de l’abstention (65,4%), les trois listes qualifiées ne cumulent à elles trois que 16,5% du corps électoral. Les alliances possibles sont diverses. La gauche est largement majoritaire, mais elle est divisée entre des tendances qui se sont livrées une guerre âpre (entre écologistes, entre représentants de LFI écartelée entre plusieurs listes, entre ex-socialistes). En tête, l’équipe sortante est affaiblie par son isolement. D’autre part, la liste Altrad s’impose en troisième voie énigmatique, difficile à inscrire dans une stratégie – même élargie – de gauche, et peu compatible a priori avec les idéaux écologistes [5]. Deux listes - celles de Rémi Gaillard et d’Alenka Doulain, ratent de très peu la qualification pour le second tour (10% des suffrages exprimés). La liste Delafosse ne peut raisonnablement compter sur le ralliement cumulé de cette dernière et des deux listes écologistes. De ce côté, le choix s’opère donc assez vite vers une coalition entre listes « légitimes », celles disposant des investitures PS, PCF, PRG et EELV auxquelles se rallient d’autres mouvements de moindre envergure [6].
30A côté de celle-ci et du maire sortant, seul Mohed Altrad peut se maintenir. Mais la volatilité de son électorat, la faible probabilité qu’il soit bénéficiaire de ralliements de la part des autres listes, semblent condamner le patron à jouer les utilités, et notamment l’intention qu’on lui prête depuis le début : se présenter pour faire tomber le maire sortant [7]. Pourtant, un coup de théâtre a lieu avec la proposition d’une coalition entre les trois listes juste en-deça du seuil de maintien – Rémi Gaillard (9,6%), Doulain (9,3%), Ollier (7,2%) - et non-coalisées de s’allier en vue de proposer une plateforme de second tour à M.Altrad.
31L’émoi est considérable au sein de la liste Nous Sommes, où la frustration d’avoir frôlé à ce point la qualification devient un levier pour envisager l’impensable : une alliance avec un net-comique, une ex-leader des Verts devenue porte-voix d’une partie de LFI, l’autre partie, en conflit avec elle, grossissant les rangs de Nous Sommes ; mais surtout un ralliement à une liste dirigée par un patron dont tous les intérêts sont à l’opposé des valeurs portées par le mouvement. De nos entretiens, de la consultation des échanges sur les réseaux sociaux entre membres de la liste, on voit combien le moment, extrêmement rapide, de la décision [8], conduit à une incandescence des sentiments, entrelacés avec une foule de calculs stratégiques, ou de ce qui en tient lieu. L’euphémisation du partenaire (M. Altrad n’aurait aucun programme et serait soulagé que Nous sommes lui en fournisse un) ; le désir de compter, coûte que coûte, dans le second tour ; la volonté de n’avoir pas fait tout ce travail pour rien ; l’idée que s’insérer dans une telle coalition permet de se faire connaître, de « nousommiser » d’autres conseillers municipaux, d’accéder aux dossiers, etc. Lors d’entretiens préalables au premier tour, l’une des questions posées à cette liste était la suivante : en fonction du type de désignation des membres de la liste (appel à candidature conduisant à 135 candidats potentiels, puis sélection des 65 noms par un comité de désignation de 10 membres non-candidats, assistés de 3 experts en démocratie directe), comment constituer une alliance au second avec d’autres listes ne partageant pas cette philosophie ? La réponse ne fut que de l’ordre de la boutade : « il n’y aura pas besoin d’alliance, nous gagnerons seuls » [9]. Une fois acquis le vote des colistiers du premier tour en faveur d’un mandat de négociation avec les trois autres listes, l’autonomie des négociateurs devient totale. Un autre monde devient déterminant : celui des relations avec l’équipe Altrad, et la joyeuse séduction qu’exerce Rémi Gaillard sur chacun, d’autant plus que celui-ci n’est pas candidat lui-même et ne présente que de faibles exigences politiques. L’accord se fait, en deça des espoirs du GOD (ainsi que se nomme lui-même le trio Gaillard-Ollier-Doulain [10]), qui n’est finalement pas majoritaire dans la liste. La liste Nous Sommes avait éveillé un intérêt par la nouveauté de son discours, de son appel à un renouvellement radical des pratiques politiques. Les péripéties de cette alliance, les contradictions béantes de cette négociation pour des places provoquent une large incompréhension chez une bonne partie de ceux qui avaient soutenu le municipalisme de rupture.
32En termes électoraux, le rêve arithmétique (les quatre listes cumulent près de 40% des voix au premier tour) s’effondre devant les impacts négatifs de cette alliance auprès de tous les électorats concernés : de plus de 20 000 voix théoriques, la liste commune n’atteint pas 9000 voix au second tour. Le grand bénéficiaire de ces déperditions est Michaël Delafosse, bien que le score du maire sortant, Philippe Saurel, en tire également parti.
33***
34Que retenir de ce récit pour nos trois hypothèses ?
35De la première (la prime au sortant produite par l’exercice du pouvoir et de l’action publique ; sa confortation en cas d’abstention élevée), nous pouvons dire deux choses. Tout d’abord, cette prime est spectaculairement absente, alors qu’il n’y a pas, dans le mandat Saurel, de quoi châtier une équipe sortante : la réussite du passage à la métropole, un relatif désendettement, une certaine pause dans la transformation de la ville, ne permettent pas de légitimer un front hostile dans la population. En revanche, dans l’exercice du pouvoir, quatre handicaps enrayent le leadership Saurel. L’hostilité d’une partie significative des agents municipaux et métropolitains est le premier, alors que le soutien de ces derniers constitue habituellement un matelas d’aisance pour le sortant. Arrivé contre les pronostics à la ville en 2014, Philippe Saurel ne s’est jamais départi d’une certaine défiance à leur égard, qui est devenue réciproque. La conflictualité du leadership est le deuxième, avec une volonté incomprise de politiser la jeune métropole et d’envenimer les relations avec plusieurs de ses soutiens initiaux, sans le compenser par le soutien d’autres forces. L’isolement personnel et politique est le troisième handicap, avec des relations aussi délétères avec le département qu’avec la région, dont Montpellier a perdu en cours de mandat le statut de capitale au profit de Toulouse, au terme d’une fusion complexe (Négrier & Simoulin, 2021). Enfin, le quatrième handicap est la faiblesse de la campagne électorale conduite en très peu de jours par un maire hospitalisé [11], et mal relayé sur le terrain par une équipe dont plusieurs membres éminents avaient souhaité se retirer.
36Ainsi, la prime au sortant apparaît comme une ressource virtuelle qui n’est valorisée que par la construction d’un leadership politique. Elle n’a donc rien d’automatique. Au travers de ces quatre faiblesses, on entrevoit en négatif ce que la prime au sortant représente de travail politique : entretien du sanctuaire administratif, jeu sur les contradictions adverses pour s’identifier au consensus, capacité d’influence multi-niveaux, enracinement de l’équipe dans la sociologie urbaine. La prime au sortant est l’effet, et non la cause.
37De la troisième hypothèse (plus l’abstention est forte, plus les rationalités d’appareils prennent le pas sur les émotions), on peut dire qu’on la perd assez rapidement au fil du récit. Bien sûr, la rationalité est partout, même dans les justifications apparemment incohérentes ou frivoles à l’égard des engagements initiaux, au profit d’une realpolitik locale, comme nous l’avons indiqué pour Nous Sommes. La présentation des motifs se promettait d’être sèche. Elle en ressort peut-être un peu humide. Ces rationalités sont en effet tissées d’émotions, de manque radical de repères, de confiance dans le projet, d’ouverture à la séduction, voire à la fascination d’acteurs sortant du registre politique, et n’y projetant pas leurs intérêts majeurs. Non seulement la rationalité ne domine pas un jeu politique pourtant démocratiquement amoindri, mais encore est-il largement conditionné par des passions : défiance, haine, ressentiments, déclassement, séduction, envie, effusion… La raison politique n’est donc pas séparable des émotions (Faure, Négrier, 2017) qui l’incarnent dans l’espace social. Cependant, nous montrons ici que ces ingrédients enchâssés de raison et de passion ne s’articulent pas de la même façon selon l’état de la configuration politique. Sa décomposition, telle que nous l’avons décrit pour planter le décor montpelliérain, fait que les émotions prennent une place inhabituelle, non pas tant dans le vote que dans la tentative, au sein des appareils, de donner du crédit à des calculs erratiques, des déchirements suicidaires, des tactiques orphelines de stratégie (De Certeau, 1990).
38Quant à la nationalisation de la vie politique, on peut, pour tenir à la fois compte des résultats en Occitanie et du phénomène montpelliérain, proposer deux conclusions. La première est que son influence est plus démontrable en termes négatifs. La droite LR doit son maintien dans ses fiefs à la faiblesse collective de la gauche mais aussi à l’impopularité du parti de gouvernement, LREM. C’est, somme toute, un effet classique d’élection intermédiaire, que le parti présidentiel interprète en dissociant les espaces locaux et nationaux (Lefebvre, 2020). LREM ne parvient qu’exceptionnellement à l’emporter, souvent sur une légitimité puisée ailleurs que dans un alignement macronien. Mais à l’échelle de la région entière, ce phénomène n’est parlant que pour moins d’une dizaine de villes, et n’y explique qu’une petite partie de l’élection. La seconde conclusion est que la nationalisation de la vie politique municipale dépend de la capacité des partis, à l’échelle locale, à alimenter le capital électoral des candidats. Elle est donc fonction d’un certain alignement électoral entre une partie de l’opinion et ces partis, ce qui suppose leur enracinement dans la vie locale. Le cas de Montpellier - un cas limite par l’étendue de sa décomposition politique – montre que cette nationalisation tourne à vide, non seulement parce que le « capital » dont il est question se fragmente en plusieurs offres rivales, mais aussi parce qu’elle s’avère un facteur médiocre de mobilisation électorale. Le résultat final – l’élection d’une liste de gauche contre celle qui était la plus proche du parti gouvernemental – peut sembler restaurer l’hypothèse nationale et partisane, mais les facteurs qu’elle suppose sont introuvables. C’est pourquoi l’analyse électorale doit résister à la fascination comptable pour les résultats. Le principal se trouve chemin faisant (Lacarrière, 1974).
Références / References
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- Barone S., Troupel A., 2008, « Les usages d’un mode de scrutin particulier. Les élections municipales dans les très petites communes », Pôle Sud, n°29, p. 95-109
- Barone, S., Troupel, A., 2010, Battre campagne. Élections et pouvoir municipal en milieu rural, Paris : L’Harmattan, coll. Logiques Politiques
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- Brouard, S., McAvay, H., 2020, Participation aux élections municipales 2020 en métropole : l’effet du COVID-19, Policy brief, CEVIPOF, Juin 2020 https://www.sciencespo.fr/cevipof/attitudesoncovid19/wp-content/uploads/2020/06/Note10_BROUARD_McAVAY_Abstention_18juin-vf.pdf
- Dau, E., 2020, Vers un nouveau municipalisme à la française, https://commonspolis.org/fr/propositions/rapport-vers-un-nouveau-municipalisme-a-la-francaise-2/
- De Certeau, M., 1990, L’invention du quotidien, Paris : Gallimard 1980
- Faure, A., Négrier, E., 2017, La politique à l’épreuve des émotions, Rennes : Presses Universitaires de Rennes
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- Fourquet, J., Lebourg, N., Manternach, S., 2020, Perpignan, une ville promise au Front national, https://chairecitoyennete.com/perpignan-etude-rassemblement-national/
- Gaxie, D., Lehingue, P., 2014, « Remarques sur le modèle des élections intermédiaires », in Y. Déloye éd., Institutions, élections, opinion. Mélanges en l’honneur de Jean-Luc Parodi. Presses de Sciences Po, 2014, pp. 159-176.
- Gouard, D., Huc, A., Volle, J.P., 2021, Soixante ans d’évolution électorale en Occitanie, dans Négrier, E., Simoulin, V., 2021, La fusion des régions. Le laboratoire d’Occitanie, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble, p.55-75
- Koebel, M., 2008, « Les élections municipales sont-elles politiques ? », Savoir/Agir n°3, p.103-108
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- Lacarrière, J., 1974, Chemin faisant. 1000 kilomètres à pied à travers la France, Paris : Fayard
- Le Bart, Ch., 2003, Les maires. Sociologie d’un rôle, Lille : Septentrion
- Lefebvre, R., 2020, « Peut-on parler de dénationalisation des élections municipales ? », Pouvoirs Locaux n°118, p.42-47
- Nadeau, R., Foucault, M, Jérôme B, Jérôme Spezziari, V., 2019, Villes de gauche, villes de droite. Trajectoires politiques des municipalités françaises de 1983 à 2014, Paris : Presses de Science Po.
- Négrier, E., 2014, « Une vague bleue en Midi Rouge. Les élections 2014 en Languedoc-Roussillon », Pôle Sud n°41, p.203-216
- Négrier, E., Simoulin, V., 2021, La fusion des régions. Le laboratoire d’Occitanie, Grenoble : Presses Universitaires de Grenoble
- Négrier, E., Teillet, Ph., 2020, Culture et Métropole : une trajectoire montpelliéraine, Paris : Autrement
Mots-clés éditeurs : vote rationnel, Occitanie, elections municipales, émotions politiques, prime au sortant, nationalisation
Date de mise en ligne : 17/06/2021
https://doi.org/10.3917/psud.054.0013Notes
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[1]
Enquêtes Ipsos/Sopra Steria pour France Télévisions, Radio France, La Chaîne Parlementaire et Public Sénat, menées les 13 et 14 mars et les 26 et 27 juin 2020.
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[2]
Laquelle destruction – à l’exclusion des bulletins blancs et nuls – est prévue par l’article R. 68 du Code électoral.
-
[3]
Parmi de nombreuses autres chroniques, citons Michel Crespy : « Montpellier, on n’y comprend plus rien », Midi Libre, 12 janvier 2020 ; ou bien Abel Mestre : « Montpellier, la campagne vire à l’absurde », Le Monde, 15 juin 2020). On renvoie également à l’article de Julien Audemard, David Gouard et Arnaud Huc dans ce même numéro 54 de Pôle Sud.
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[4]
Médicale avec le suspense du rétablissement à temps du sortant pour se représenter ; judiciaire avec les procès intentés de part et d’autre du camp écologiste ; matrimoniale avec les échos de séparations houleuses vécues par certaines têtes de liste… toutes choses qui sont généralement écartées des chroniques électorales.
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[5]
Le programme présenté par M. Altrad a été jugé par Greenpeace comme un des plus polluant … https://www.greenpeace.fr/montpellier/les-candidats-aux-municipales-de-montpellier-ont-ils-un-probleme-de-transit/.
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[6]
Génération Écologie et le Parti Animaliste.
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[7]
Durant le mandat, des différends ont opposé le maire et le patron du club de rugby, notamment au sujet du naming appellation (proposition hein) du stade et du statut commercial de la parcelle où il est implanté.
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[8]
Rappelons que le décret de convocation des électeurs à un second tour date du 28 mai 2020, même si la nouvelle est connue des candidats dès le 23 - quelques jours seulement après la sortie du premier confinement - et que la limite de dépôt des listes de second tour est le 2 juin à 18 heures.
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[9]
Entretien du 24 janvier 2020. C’est nous qui choisissons de considérer cette réponse comme une boutade.
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[10]
À toutes fins utiles, précisions que le « God », fait explicitement référence, non à Dieu, mais au godemichet https://actu.fr/occitanie/montpellier_34172/municipales-montpellier-le-milliardaire-c-est-mon-cheval-de-troie-pour-penetrer-le-systeme_34073631.html)
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[11]
Même si sa déclaration tardive (deuxième quinzaine de février) pouvait laisser penser à une stratégie d’évitement