Pôle Sud 2019/2 n° 51

Couverture de PSUD_051

Article de revue

Lectures

Pages 151 à 164

Notes

  • [1]
    J. Leca (1996), « La gouvernance de la France sous la Ve République », in L. Rouban, F. D’Arcy (dir.), De la Ve République à l’Europe. Hommages à Jean-Louis Quermonne. Paris, Presses de Sciences Po.
  • [2]
    A. Smith (2008), « À la recherche du territoire. Lecture critique de quatre ouvrages sur la France infranationale », Revue française de science politique, vol. 58, n° 6, p. 1 019-1 027.
  • [3]
    C. Crespy, V. Simoulin (2016), « Le gouvernement à crédit. Tâtonnements des gouvernements, aveuglement des gouvernés », L’Année sociologique, vol. 66, n° 2, p. 465-492.
  • [4]
    De ce point de vue, on ne peut que conseiller le croisement de la lecture de Sociologie politique du pouvoir local avec le manuel de F.-M. Poupeau (2017), Analyser la gouvernance multiniveaux, Grenoble, PUG.
  • [5]
    T. Power (1997), “Partis, Puppets and Paradoxes : Changing Attitudes Toward Party Institutionalization in Post-Authoritarian Brazil”, Party Politics, vol. 3, n° 2, p. 189-219.
  • [6]
    L. Lecuyer (2018), Analyse comparée des élites bureaucratiques fédérales au Brésil et au Mexique. L’exemple des trajectoires d’appui à la petite agriculture (1960-2000), thèse pour le doctorat en science politique, dir. G. Massardier, université de Montpellier.
  • [7]
    F. Engelmann (dir.) (2017), Sociologia política das instituições judiciais, Porto Alegre, UFRGS/CEGOV.
  • [8]
    D. J. Yashar (2005), Contesting Citizenship in Latin America. The Rise of Indigenous Movements and the Postliberal Challenge, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [9]
    Q. Delpech (2015), “Concealed Repressions : labor organizing campaigns and antiunion practices in the apparel industry of Guatemala”, Mobilization, an International Quaterly, vol. 20, n° 3, p. 325-344.
  • [10]
    J.-L. Briquet (2006), « Les formulations savantes d’une catégorie politique. Le clientélisme et l’interprétation sociohistorique du “cas italien” », Genèses, vol. 62, n° 1, p. 49-68.
  • [11]
    J. Quirós (2016), La politique vécue. Péronisme et mouvements sociaux dans l’Argentine contemporaine, Paris, L’Harmattan.
  • [12]
    A. Klein, C. Laporte, M. Saiget (dir.), 2015, Les bonnes pratiques des organisations internationales, Paris, Presses de Sciences Po.
  • [13]
    David Le Breton (2004), Les passions ordinaires : anthropologie des émotions, Paris, Payot & Rivages, p. 286 et 131.
English version

Anne-Cécile Douillet, Rémi Lefebvre, Sociologie politique du pouvoir local, Paris, Armand Colin, 2017, 272 p.

1Longtemps, les ouvrages de synthèse sur la vie publique locale et les collectivités territoriales ont constitué le domaine réservé des juristes. Mais les besoins d’expertise se sont renouvelés avec la transformation des contextes de travail des cadres dirigeants des collectivités territoriales, avec la responsabilisation croissante des élus locaux, avec le développement des concours territoriaux et de nouvelles formations de master centrées sur les affaires territoriales. La science politique peut aujourd’hui légitimement répondre à ces besoins. L’ouvrage d’Anne-Cécile Douillet et Rémi Lefebvre en offre une manifestation brillante en rendant accessible un ensemble de connaissances très diversifiées issues de leur propre expertise et de la cumulativité des travaux sur le pouvoir local. Dans une collection (« U ») qui a fait les preuves de sa pertinence, les auteurs livrent un tour d’horizon des acquis, des débats et des auteurs sur les modalités d’exercice du pouvoir politique local. Leur ouvrage est ainsi le révélateur d’un domaine scientifique qui donne à voir ses richesses, mais aussi ses angles morts. C’est ce sur quoi nous proposons de revenir après avoir présenté le contenu de l’ouvrage.

2L’intérêt d’un tel ouvrage est de dépasser une lecture formelle pour envisager « l’activité gouvernementale » dans les espaces infranationaux. Sans négliger le poids du cadre institutionnel tout en se méfiant des dichotomies usuelles (entre l’État et les collectivités locales par exemple), les auteurs s’attachent à saisir successivement les acteurs et les produits de cette activité pour conclure que « les espaces politiques locaux ne semblent guère avoir plus de vertus démocratiques que l’espace national » (p. 240). En effet, leur parti-pris est de considérer le local comme un « lieu de recherche » pour éclairer des problématiques politiques générales plutôt que les singularités des territoires constitutifs de cette France infranationale. Partant de là, l’ouvrage se décompose en cinq chapitres progressifs et complémentaires. Le premier revient sur les marges d’action des autorités locales à l’aune de l’évolution de leurs relations avec l’État. Loin d’une dynamique univoque et irréversible, il ressort que l’autonomie locale acquise par les politiques de décentralisation depuis les années 1980 est contrebalancée par le renforcement des contraintes budgétaires. Mais cette lecture en termes d’opposition entre niveaux de gouvernement ne doit pas occulter, nous rappellent à juste titre les auteurs, les interpénétrations qui délimitent des systèmes de pouvoir et d’action publique. Le second chapitre envisage cette fois les autorités locales comme des « ordres institutionnels », structurés par leurs histoires et structurant les positions de pouvoir. Il revient sur la mise en place de cadres institutionnels locaux dans l’État français avant d’en évoquer les effets instituants : d’une part, avec la superposition de deux filières locales (l’une politique et horizontale, l’autre verticale et administrative), d’autre part avec la cristallisation d’intérêts institutionnels bornant les velléités de réformes territoriales sur un chemin « sinueux et incrémental » (p. 87). Les deux chapitres suivants sont indissociables en ce qu’ils abordent les élites du pouvoir local. Le quatrième chapitre se focalise plus spécifiquement sur la professionnalisation de l’activité politique locale qui pose un double défi pour tout aspirant à un mandat électif : « être » et « avoir » du métier. Les épreuves pour entrer en politique sont telles que « le groupe social formé par les élus est ainsi peu représentatif de la population active et la professionnalisation se mesure aussi à l’aune de l’éviction des catégories populaires » (p. 111). Dans cet esprit, un encadré bienvenu (p. 113) revient sur le développement d’un nouveau profil d’élu, formé au travail de collaboration dans une collectivité avant d’exercer des mandats politiques, incarnant une forme exacerbée de fermeture de l’espace local de pouvoir. L’élévation des coûts d’entrée dans la politique est étroitement liée à la diversification des tâches assumées par les élus que les auteurs présentent par la suite. Le cinquième chapitre élargit le regard sur les élites politiques en partant d’une question incontournable et insatiable (« qui gouverne ? ») et en s’ouvrant à des chantiers moins balisés dans les travaux francophones. L’ouvrage tente notamment de cerner la contribution des élus aux processus d’action publique avant d’aborder leurs interactions avec une série d’acteurs. Les auteurs semblent alors enclins à penser que la participation des élus à l’action publique est tributaire de logiques institutionnelles beaucoup plus que partisanes. Surtout, elle parait conditionnée par les relations que les élus doivent entretenir avec une diversité de catégories d’acteurs : des experts, des hauts fonctionnaires, des consultants, des groupes d’intérêt, ainsi que des représentants de la société civile et des citoyens appelés à s’exprimer dans le cadre de dispositifs participatifs. Là réside peut-être un dilemme politique : gouverner à proximité expose les élus à des interlocuteurs pluriels et aux logiques d’action contradictoires. Le dernier chapitre propose, enfin, d’envisager « le pouvoir local en action ». Loin d’une simple synthèse des interventions des collectivités, il met sur le métier la notion même de « politiques locales ». Cette interrogation salutaire renvoie à l’entrelacement des pouvoirs et des financements qui complique l’identification de centres d’impulsion. Elle est également nourrie par les mécanismes de standardisation qui altèrent la différenciation territoriale que l’on pourrait attendre de l’autonomisation des pouvoirs locaux. Sans l’exprimer ainsi, l’ouvrage tend finalement à montrer que le renforcement des moyens de la compétition politique est, pour partie, découplé d’une complexification de la gestion des problèmes publics. Autrement dit, si la « politique électorale » est une arène de plus en plus sélective et autocontrôlée par les insiders politiques, la « politique des problèmes » fait de son côté intervenir des acteurs et intérêts sans cesse plus nombreux dont la maîtrise est devenue sinon impossible, du moins très incertaine [1].

3L’ouvrage refermé, le lecteur ressentira assurément la sensation d’avoir une vision claire et synthétique de l’exercice du pouvoir dans les espaces infranationaux. C’est là l’un des grands mérites de cette lecture : accéder en un format aisé à l’actualité des travaux, principalement francophones, sur le pouvoir local. Incontestablement, l’ouvrage confirme les points forts de la recherche française des vingt dernières années sur le sujet, et qu’on limitera ici à trois. Le premier tient à la vigueur d’une sociologie des institutions ayant permis d’éclairer les transactions collusives entre des acteurs diversement positionnés, qu’il s’agisse des relations entre représentants du local et du centre ou entre représentants de différentes communes dans les instances intercommunales. Cette perspective a notamment permis de montrer le poids des appartenances institutionnelles (la « force de l’institué ») par rapport aux affiliations idéologico-partisanes dans les prises de position des élus, au risque néanmoins de minorer l’explication des changements et des évolutions. Le second point fort découle de la sociologie du métier politique qui a considérablement enrichi la connaissance des diverses tâches et activités que les élus locaux doivent articuler. « La complexification des répertoires d’action et de discours » (p. 126) – avec, par exemple, une tension entre l’inscription dans des réseaux d’action publique et la présence auprès de groupements de la société locale – éclaire l’élévation des coûts d’entrée et de maintien dans la vie politique locale. Elle nourrit une dynamique de professionnalisation politique qui gagnerait désormais à être davantage croisée avec les logiques de technicisation propres à certaines délégations (comment s’occuper du secteur des transports ou du budget par exemple ?) ou encore avec les professions sociales des élus (qu’est-ce qu’être enseignant ou avocat dans la politique locale ?). Un troisième point fort de la recherche sur le pouvoir local concerne l’étude de la territorialisation de l’action publique. Depuis les années 1990, ce processus a été bien labouré à l’aune d’une diversité de secteurs et de questions transversales (standardisation, professionnalisation, retour de l’État, etc.). On connait beaucoup mieux désormais les rouages d’une action devenue collective. Toutefois, les travaux produits dans cet esprit ont parfois pêché par un déficit de formalisation des dimensions analytiques pour expliquer le changement comme l’avait déploré Andy Smith dans une recension précédente [2]. D’autres ont en revanche pêché par une modélisation excessivement cohérente des évolutions – avec des formules souvent percutantes – comme le montrent bien Cécile Crespy et Vincent Simoulin dans un article récent revenant sur l’apparent pilotage « à distance » de l’État [3].

4Sociologie politique du pouvoir local nous livre ainsi une présentation séduisante et efficace de cet état de la recherche. Il serait aisé – et en même temps inapproprié – de reprocher à ce genre d’ouvrage synthétique un manque d’approfondissement sur tel ou tel point. Toutefois, en s’en tenant à un objectif pédagogique visé par la collection, on peut regretter l’absence de tableaux présentant les champs de compétences attribués aux différentes collectivités et leur ventilation dans le budget de chacune. Il aurait également été appréciable d’avoir une vue d’ensemble, sous une forme schématique, des différentes catégories d’organes et d’acteurs (privés, publics et parapublics) gravitant aujourd’hui autour des institutions locales. L’introduction d’éléments de comparaison avec l’évolution des démocraties locales dans les pays européens aurait, par ailleurs, permis de mieux apprécier la fermeture sociale et technocratique du pouvoir local en France. Ces regrets n’entament en rien les qualités de cet ouvrage qui ne manquera pas de figurer en bonne place dans les recommandations bibliographiques d’enseignements ou de concours.

5En adoptant cette fois le point de vue scientifique de celui qui travaille sur le pouvoir local, la lecture de cet ouvrage se prête à des réflexions plus générales sur un champ de recherche. Elle révèle en creux des défis pour les années à venir. Les défis sont d’abord empiriques avec des objets qui restent encore largement sous explorés. Pensons, dans le domaine des institutions et de la compétition politique, à la rareté des travaux sur les assemblées locales, sur les oppositions politiques dans les collectivités locales ou encore sur les instances de contrôle (tribunaux administratifs, chambres régionales des comptes). Pensons, en matière d’action publique territoriale, au champ encore opaque des lieux intergouvernementaux (sociétés publiques locales, établissements publics d’aménagement, entreprises publiques locales) et des instances parapubliques (notamment les chambres de commerce et d’industrie, les chambres des métiers). Pensons, en sus de la connaissance désormais bien couverte des hauts fonctionnaires, à l’étude des cadres intermédiaires, mais aussi au rôle de « corporations » (tels les éboueurs étudiés à Marseille par André Donzel) et de leurs syndicats. Pensons, enfin, à des groupements de la société civile dont on sait encore peu de choses, comme les clubs de retraités, les clubs sportifs, les commerçants, les associations d’usagers des transports… C’est dire si la recherche sur le pouvoir local est encore loin d’être épuisée et peut s’appuyer sur l’ouvrage d’A.-C. Douillet et R. Lefebvre pour se déployer sur de bonnes bases. Les défis sont aussi théoriques ou épistémologiques. En gagnant en finesse empirique et analytique sur la vie politique (et ses élus), la sociologie politique du pouvoir local a eu tendance à se recroqueviller sur le seul espace politique. Elle a progressivement laissé de côté les effets de structuration politique des contextes territoriaux tenant aux transformations des systèmes productifs, des structures sociales, des matrices culturelles… Significativement, les travaux des politistes se sont quelque peu détournés de l’étude des rapports qui se nouent entre des équipes dirigeantes et leur base sociale. Quelles sont, à cet égard, les conséquences sur l’activité politique locale de la gentrification ou encore de l’accueil de retraités dans certains territoires résidentiels ? De même, il est tout aussi intéressant de se demander ce que provoque sur les élus la financiarisation du capitalisme territorial et l’éloignement des centres de décision économiques dans de grands groupes internationaux. Il y a assurément une nécessité à renouveler un dialogue avec des champs d’analyse plutôt investis par les sociologues et les économistes territoriaux. En reconsidérant les rapports des institutions avec les rapports sociaux localisés, se pose dans le prolongement la question d’une différenciation des analyses politiques selon les territoires étudiés. La spécialisation des « études urbaines » et de la « sociologie des mondes ruraux » laisse penser à un nécessaire ajustement des analyses de sociologie politique à ces territoires de plus en plus distincts. L’exercice des rôles politiques prend-il les mêmes modalités ici et là ? De même que le développement des espaces périurbains, où les habitants ne sont présents que partiellement (ce que l’on nomme rapidement la « démocratie du sommeil »), questionne la capacité de mobilisation et d’ancrage des élus. Enfin, la gestion publique se caractérise de plus en plus par son aspect multiniveaux [4] dont on peut légitimement penser que cela n’est pas sans conséquence sur les activités politiques locales et la représentation des intérêts, a fortiori dans un contexte d’austérité budgétaire qui met en tension les relations intergouvernementales.

6Sociologie du pouvoir politique local répondra donc aux attentes d’un public diversifié tant il peut être lu sous différents angles. Il livre aussi bien des connaissances précieuses et actualisées qu’il invite à réfléchir sur un champ de recherche. C’est là le signe de la richesse d’un ouvrage incontournable.

7Stéphane Cadiou

8Université de Saint-Étienne – Triangle (UMR 5602)

Pierre-Louis MAYAUX, La privatisation dans tous ses États. Protestations et consentement dans les services d’eau en Amérique latine, Paris, L’Harmattan, 2017

9C’est à l’épineuse question de la privatisation des services publics et des politiques néolibérales en Amérique latine que s’attaque P.-L. Mayaux dans cet ouvrage qui rend compte d’une enquête d’ampleur, menée sur trois sites différents, en Bolivie, en Colombie et au Brésil. L’enquête a pour objet le « vaste transfert de prérogatives au secteur privé » (p. 19) qu’a connu l’Amérique latine entre 1988 et

102001. Dans le secteur des services urbains de l’eau potable et de l’assainissement, 130 contrats de délégation à des entreprises privées ont ainsi été signés entre 1991 et 2007. Alors que, dans la plupart des cas, ces privatisations se sont révélées « bien plus conflictuelles qu’attendu » (p. 20), qu’elles ont été remises en cause par les gouvernements de gauche des années 2000 et 2010, que certaines grandes multinationales se sont retirées et, surtout, que l’efficacité et la rentabilité de la gestion privée ne parait pas meilleure que celle du public, la grande majorité des arrangements appuyés sur des partenariats public-privé perdure aujourd’hui. Face à ces constats, P.-L. Mayaux s’interroge sur les facteurs qui président à « l’inégale acceptation » des privatisations par les usagers. Pour cela, il propose de « saisir ensemble, dans un même cadre, les ressorts de l’acceptation et du refus social », du consentement et de la protestation (p. 23). Constatant qu’il n’existe pas de relation directe entre le consentement social à la privatisation et les indicateurs de performance des services, l’auteur invite à dépasser les interprétations utilitaristes par l’efficacité. Il prend alors en compte d’autres facteurs de production du consentement tels que « le rôle des institutions locales et nationales et celui des imaginaires sociaux » (p. 36) ainsi que les caractéristiques des élites, plus ou moins unifiées ou divisées face aux projets néolibéraux de privatisation.

11Afin d’explorer ces variables, P.-L. Mayaux compare trois cas situés dans des environnements nationaux différents, les villes de Carthagène en Colombie et de Campo Grande au Brésil, où aucune protestation d’ampleur n’a empêché la mise en œuvre des privatisations, et la ville de Cochabamba en Bolivie, où les violents affrontements de la « guerre de l’eau » de l’année 2000 ont mis un coup d’arrêt à la gestion privée du service. Selon la thèse défendue par P.-L. Mayaux, les variations du rythme de passage à la gestion libérale privée des services des eaux ont donné leur forme aux processus d’acclimatation ou de rejet, par les usagers locaux, du changement normatif. Ce dernier a consisté dans le passage d’un « régime socialclientéliste » (p. 74), appuyé sur une conception universaliste du service selon laquelle l’accès à l’eau est conçu comme un droit, à un régime néolibéral qui repose sur les principes de marchandisation et de technicisation de la gestion du service. Les changements graduels ont favorisé la production du consentement tandis que les ruptures brutales ont provoqué des « chocs normatifs » qui ont facilité le déclenchement de protestations.

12La recherche comparée dont rend compte cet ouvrage présente d’évidentes qualités et de réels apports qui suscitent cependant quelques discussions. Le premier apport tient à l’approche processuelle adoptée par l’auteur qui montre bien comment les trajectoires de libéralisation de l’action publique ne sont pas arrivées dans un vide social et, au contraire, ont été façonnées dans le cadre d’arrangements institutionnels construits sur le long terme. Ainsi les réformes des années 1990 ont-elles été greffées sur des institutions, des pratiques, des systèmes de pouvoir et de représentations dont les spécificités ont fait varier la mise en œuvre des prescriptions internationales relatives aux « bonnes pratiques » de la gouvernance urbaine, même si la Banque mondiale a joué un rôle actif dans l’ensemble des cas observés. Pour P.-L. Mayaux, les privatisations en Colombie (Carthagène) ont reposé sur une superposition d’institutions, c’est-à-dire sur l’adjonction d’acteurs qui ont négocié leurs prérogatives avec d’autres alors que, dans le cas bolivien (Cochabamba), la libéralisation a été menée par des élites libérales unitaires qui ont remplacé les anciennes institutions à l’occasion de réformes radicales et brutales. Au contraire, au Brésil (Campo Grande), « la transition néolibérale avait déjà été initiée auparavant » (p. 310), ce qui a favorisé, comme dans le cas colombien, une acclimatation normative et une inflexion progressive des rapports entre acteurs. Au Brésil, la transition néolibérale engagée au cours de la présidence de F. H. Cardoso (1994-2002) n’a ainsi fait que confirmer la large place faite aux experts et technocrates dans l’action publique depuis la période militaire (1964-1985). Remarquons à ce sujet que, en réalité, la priorité historique donnée à la modernisation par le progrès et la rationalité techniques dans la gestion publique remonte bien plus loin. Dès 1889, les gouvernements militaires du Brésil de la Première République ont appuyé la construction de l’ordre républicain sur les principes d’« ordre et progrès » issus de l’idéologie positiviste et rationaliste. Ces principes ont été remis à l’ordre du jour pendant la période autoritaire, où la modernisation a reposé sur une valorisation du rôle des ingénieurs mais aussi sur une forte bureaucratisation de l’action publique. Dans ce cadre, on regrette que l’enquête menée par P.-L. Mayaux n’ait pas interrogé de façon plus approfondie la façon dont continuités et ruptures sont portées par les trajectoires professionnelles des agents des administrations publiques. Dans le cas du Brésil, ces dernières présentent des continuités fortes entre les régimes autoritaires et représentatifs, qu’il s’agisse des élus fédéraux [5] ou d’autres groupes professionnels tels que les experts agronomes [6] ou les agents du système judiciaire [7]. Au contraire, le cas de la Bolivie tend à indiquer que les trajectoires professionnelles des responsables politiques et leur entrée dans les administrations publiques nationales après des passages à l’international ont induit un renouvellement favorable à la rupture. Une sociologie fine des agents de l’État et de la façon dont leurs carrières ont traversé, accompagné ou porté la rupture néolibérale aurait apporté un complément utile à l’analyse proposée ici.

13Le second apport significatif de cet ouvrage concerne, d’une part, l’approche relationnelle de l’action publique et de la protestation, d’autre part, la comparaison des situations de protestation avec celles où elle est absente, l’auteur proposant alors « l’édification d’un cadre commun » (p. 30) à l’explication de la révolte et du consentement. Délaissant l’explication par l’insuffisance des ressources, P.-L. Mayaux privilégie d’autres facteurs tels que le consentement par satisfaction matérielle, par conviction, ou encore par indifférence. Ici, l’inspiration est issue à la fois de l’analyse cognitive des politiques publiques et de celle des cadres de l’action collective puisqu’elle se réfère surtout aux représentations sociales des problèmes publics et conclut que l’acclimatation aux réformes, « processus long, sinueux et finalement fragile » (p. 41), constitue une variable décisive du déclenchement de la protestation. Si cette proposition parait convaincante, on regrette de ne pas en savoir plus sur les processus de cadrage des mobilisations ou de l’acceptation. Dans les trois cas observés, l’auteur se réfère au « sens » social de la ressource en eau davantage comme une donnée que comme une construction historique et stratégique, tant de la part des organisations protestataires que de celle des promoteurs des privatisations. Dans le cas de Cochabamba, les protestataires ont demandé le respect des « us et coutumes » tels que reconnus dans la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et proclamé que « l’eau, c’est la vie ». Loin de constituer un invariant, cette signification relève de toute évidence des processus de construction des cadres identitaires des mobilisations indianistes, justement consolidés avec les protestations d’opposition aux élites libérales dans les années 1990 [8].

14L’attention portée par P.-L. Mayaux aux stratégies des élites politiques et économiques pour mettre en place des dispositifs qui favorisent le consentement (participation, préservation des grilles tarifaires) parait tout à fait convaincante. En revanche, la référence aux normes plutôt qu’aux cadrages est plus délicate, quand elle succombe à la tentation de l’explication par la « tradition » régionale, la culture ou les identités (p. 368) et quand elle n’évite pas le risque d’occulter les processus historiques relatifs aux interactions contestataires, tels que les caractéristiques des réseaux d’engagement locaux et l’histoire des structures associatives des sociétés locales, les ressources organisationnelles à disposition des contestataires, ou encore les modalités de la répression. Dans le secteur de l’eau, qu’il s’agisse de la production d’énergie électrique ou des services urbains de distribution, les protestations sont soumises à une répression brutale sur tout le continent latino-américain. Plutôt qu’un consentement, elle produit une obéissance par la contrainte et l’absence de mobilisation s’explique alors par les obstacles rencontrés par les protestataires [9]. Les violences extrêmes et la précarité de l’habitat auxquelles sont soumises les populations migrantes nouvellement arrivées à Carthagène et à Campo Grande, soit en raison du conflit armé soit dans le cadre du front pionnier, ne constituent-elles pas un facteur plus puissant pour fragiliser les mobilisations qu’une « norme » sociale dont la nature, la solidité et la présence partagée paraissent bien difficiles à documenter ? Si l’on souscrit sans réserve au projet de l’auteur de mener une sociologie des interactions entre agents publics et protestataires, on regrette de ne pas les voir de près, dans une approche finalement très désincarnée.

15Un troisième apport de l’ouvrage de P.-L. Mayaux consiste à interroger la pérennité des privatisations au regard des systèmes de pouvoir locaux. Selon lui, les réformes libérales de la gestion des services urbains ont connu une continuité dans les cas où elles se sont greffées sur les arrangements élitaires préexistants et ont satisfait les intérêts de la classe dirigeante locale. Ainsi, à Carthagène, « la planification a continué à constituer, pour les élus locaux, un instrument de gestion politique de leur base sociale » (p. 184) et n’a pas remis en cause l’implication des milieux d’affaires dans la décision politique locale. Ici encore, la proposition de l’auteur emprunte une voie convaincante mais l’explication ne va pas jusqu’au bout et aurait mérité d’être assise sur des observations rapprochées des interactions et des pratiques concrètes. En effet, malgré quelques références aux interprétations de l’échange électoral par l’économie morale, plusieurs passages tombent dans l’association entre « clientélisme et corruption » (p. 210) pour souligner « l’efficacité des achats de vote » (p. 211) et importer, dans l’analyse scientifique, des termes appartenant au débat politique [10]. Comment se noue la relation d’échange et qui en sont les parties ? Que se joue-t-il dans la promesse d’un raccordement aux réseaux d’eau potable pour un électeur pauvre ? Le risque est ici de confondre la relation d’échange elle-même avec le bien échangé, alors que c’est bien dans les caractéristiques de l’échange et dans son contenu moral que pourrait se trouver une des clés du consentement et de la représentation des réformes comme « acceptables ». Dans le cas de Carthagène, on aurait voulu comprendre en quoi la relation d’échange politique qui s’est nouée autour de l’accès aux services de l’eau a pu mener au consentement, ce qui n’a rien d’automatique dans une relation clientélaire. Différents travaux ont ainsi montré, par exemple à propos des mobilisations des classes populaires de la périphérie de Buenos Aires, comment les relations d’échange politique structurent la protestation et l’action collective plutôt qu’elles ne s’y opposent [11].

16À côté de ces éléments de discussion, le grand mérite de cet ouvrage est de donner matière à des explications des transformations actuelles des systèmes politiques d’Amérique latine et d’ailleurs, bien au-delà de la question des privatisations et de l’eau. En suivant P.-L. Mayaux, soulignons les enjeux politiques des processus d’acclimatation normative qu’il observe, et, de façon plus large, ceux de la mise en œuvre des « bonnes pratiques » de la gouvernance libérale dite « démocratique » [12]. Ses instruments consolident un gouvernement des conduites qui ne repose pas sur la contrainte directe, mais plutôt sur l’encadrement des comportements et de la protestation. Ils assoient, ce faisant, des processus de domination extrêmement inégalitaires. La production du consentement, contrainte ou douce, constitue donc un art de gouverner qui sert des stratégies de pouvoir aujourd’hui marquées par des tendances autoritaires. En effet, la diffusion des cadres relatifs aux « bonnes pratiques » et celle des instruments de gouvernement qu’elles portent pourraient bien participer à la construction d’une domination de type autoritaire. Assise sur des processus de légitimation par l’efficacité et la modernisation, elle s’éloigne d’un idéal démocratique défini en termes de justice sociale ou de souveraineté du peuple. Autant de questions présentes en filigrane de cet ouvrage, dont un des grands mérites consiste à fournir au débat des éléments empiriques concrets.

17Camille Goirand

18Institut des hautes études de l’Amérique latine

19CREDA (UMR 7227 CNRS/Université Paris 3)

Christian Le Bart, Les émotions du pouvoir. Larmes, rires, colères des politiques, Paris, Armand Colin, 2018, 256 p.

20Les larmes d’une Simone Weil à l’issue de l’âpre combat ayant débouché sur la loi autorisant l’IVG ; celles d’un Barack Obama lors d’un discours évoquant les enfants victimes des armes à feu ; la colère très ostensible que Ségolène Royal manifeste, lors du débat qui l’opposa à Nicolas Sarkozy, à propos de la question des enfants handicapés ; ou bien encore les vociférations enthousiastes d’un Emmanuel Macron en meeting électoral : en première lecture, osons le dire, l’évocation de tels faits pourrait sembler relever bien plus du domaine de l’anecdote alimentant les discussions de café que d’une très sérieuse perspective de recherche en science politique. Par là même, l’un des premiers mérites de l’ouvrage de Christian Le Bart, Les émotions du pouvoir. Larmes, rires, colères des politiques, est de convaincre son lecteur de la possibilité de construire, sur la base d’un tel matériel empirique, une perspective de recherche d’autant plus pertinente qu’elle contrôle, de manière très réflexive, certaines des difficultés et suspicions qui pèsent généralement sur les études relatives aux émotions.

21En effet, objet composite et biface, les états affectifs se distinguent, d’abord et entre autres, par le fait qu’ils peuvent être, d’une part, plus ou moins ostensiblement exprimés et, d’autre part, plus ou moins effectivement éprouvés. Alors même que ces deux types d’états affectifs ne peuvent prétendre relever ni des mêmes corpus ni des mêmes épistémologies, il n’est pas rare que le chercheur, ayant décidé d’ériger les émotions en objet d’étude, soit bien vite soupçonné de naïvement les confondre. Cette méfiance générale pourrait s’avérer plus grande encore dès lors qu’il s’agit de rendre compte des conduites de personnalités politiques. Les signes ostensibles d’émotions que ces derniers manifestent, en effet, ne relèvent-ils pas de ce que David Le Breton appelle le « paradoxe du comédien » ? C’est-à-dire d’une grande maîtrise « dans cet art de façonner les signes, de faire de son corps une écriture intelligible, afin de déployer à heure fixe les affres de la douleur ou de la jalousie, ou une hilarité à gorge déployée pour une réplique déjà répétée des centaines de fois » ; ou pour le dire autrement d’une capacité peu commune à « moduler dans son rôle un répertoire de signes donnant à voir des émotions qu’il ne ressent pas » [13].

22À l’instar de l’acteur de théâtre, l’homme politique est tenu à un rôle qui interdit le spectateur averti de prétendre pouvoir entrevoir, à partir des larmes, des rires et des colères qui lui sont donnés à voir, les états affectifs qui étreignent effectivement celui qui se doit d’obtenir son suffrage. De fait, ce qui intéresse Christian Le Bart, spectateur et analyste averti de la vie politique, ce ne sont certainement pas les états affectifs effectivement ressentis — dans son for intérieur — par un Barack Obama essuyant une larme à l’évocation des enfants abattus par des armes à feu. Ce qui intéresse le politiste, ce sont bien plutôt les données qui permettent d’observer la mise en œuvre de « processus de labellisation, de désignation, de légitimation ou au contraire de dénonciation des émotions, processus par lesquels ceux-ci accèdent au statut d’objet social et même ici, d’objet politique » (p. 232). Cette posture constructiviste permet ainsi au chercheur — qui assume pleinement sa dépendance à l’égard des mises à l’agenda médiatique — de se concentrer sur « les épisodes émotionnels qui font réagir », ou plus précisément encore sur « les émotions qui suscitent le commentaire et “font le buzz” » (p. 32).

23Par ailleurs, deux autres principes de méthode supplémentaires consolident plus encore cette perspective visant à sociologiser la question des émotions des politiques. En tout premier lieu, une historicisation du questionnement qui permet de relever des contrastes et des inflexions très utiles à l’analyse. De fait, loin de se limiter à la seule question des affects politiques, l’ouvrage peut également être lu comme une manière d’interroger l’évolution historique des normes auxquelles les personnalités politiques doivent se conformer pour pouvoir l’emporter dans les luttes qui les opposent les uns aux autres. En second lieu, les émotions politiques dont il est question ne sont jamais envisagées indépendamment de leur insertion dans des configurations d’acteurs qui présentent trois pôles permettant de réfléchir aux caractéristiques évolutives des démocraties représentatives : d’une part les citoyens, d’autre part les responsables politiques, mais encore les professionnels de l’information et des médias qui, comme le montre l’ouvrage, exercent une influence déterminante dans la définition des normes affectives en matière d’activité politique.

24L’ouvrage propose une thèse forte, en trois actes, qui doit beaucoup à l’historicisation de son objet d’étude. Premier acte, l’institution étatique s’est construite par un travail de régulation des émotions qui a contraint les hommes d’État à valoriser le contrôle de soi et à ne laisser entrevoir que des émotions exemplaires. Ici, l’auteur s’appuie, bien évidemment, sur les travaux d’historiens qui permettent d’étayer la thèse d’une civilisation progressive des émotions ayant contraint les gouvernants à un contrôle de soi croissant. Ledit contrôle de soi, il convient de le souligner, doit être envisagé bien plus comme une formalisation normée des affects plutôt que comme leur simple extinction. Les hommes d’État, en effet, ne doivent pas seulement réfréner des élans affectifs impulsifs, ils doivent tout autant être capables de convenablement exprimer et susciter des émotions relatives à des évènements qui affectent la nation toute entière : fierté et admiration, par exemple, pour les grandes figures et exploits nationaux, ou bien encore tristesse suite aux catastrophes ou attentats. Le corpus sur lequel s’appuie l’auteur permet de préciser dans quelle mesure l’exigence de gouvernement de soi qui pèse sur les hommes, et plus encore les femmes, politiques n’est jamais aussi évidente que lorsque qu’elle est prise en défaut par des adversaires ou des commentateurs de la vie politique. Aux indices d’autocensure qui transparaissent, par exemple, dans les autobiographies des personnalités politiques, s’ajoutent de nombreux exemples de procès en émotivité qui ont consisté à dénoncer le caractère inconvenant des réactions affectives manifestées, en telle ou telle autre occasion, par telle personnalité.

25Dans un deuxième acte, l’auteur fait entrer en scène l’ensemble des éléments qui attestent que, depuis quelques années, cette norme de contrition s’est assouplie tant et si bien que l’expression des émotions des politiques est désormais davantage tolérée. Le recours à la thèse du relâchement contrôlé des émotions de Cas Wouters permet de conjurer une trop sommaire interprétation en termes de régression ou du « retour du refoulé ». C’est bien parce que la norme de contrôle de soi est désormais connue et maîtrisée de tous, en effet, que certaines circonstances permettent une visibilité accrue des émotions. Plus exactement, « c’est précisément parce que les larmes sont institutionnellement irrecevables qu’elles attirent l’attention des médias, ces derniers aimant à se focaliser sur les écarts par rapport aux routines institutionnelles. La recevabilité médiatique est donc largement conditionnée par l’irrecevabilité institutionnelle » (p. 177). Aux procès en émotivité peuvent alors s’ajouter des procès en insensibilité qui témoignent à quel point, en quelques années seulement, la pudeur, la froideur et l’inhibition sont devenues des propriétés qui desservent les personnalités politiques : « là où jadis ceux qui se laissaient aller pouvaient apparaître comme indignes des fonctions politiques, ce sont désormais ceux qui ne savent pas exprimer leurs émotions qui attirent la suspicion » (p. 132). Ainsi, l’auteur rappelle les nombreuses formes de stratégies de correction d’image que durent déployer des professionnels politiques tels Lionel Jospin, Édouard Balladur, François Fillon, Martine Aubry, et bien d’autres énarques incités à ostensiblement « fendre leur armure ». « Les émotions de relâchement émotionnel sont désormais au cœur de l’attention des médias car ils sont censés, du fait de leur supposée authenticité, révéler la vérité des personnalités par-delà les masques institutionnels » (p. 150).

26Dans un troisième et dernier mouvement, l’ouvrage s’applique à montrer que ce relâchement de la norme émotionnelle ne peut être compris qu’à l’aune des transformations d’une logique médiatique qui invite à questionner la manière dont les professionnels des médias s’immiscent dans les relations entre les gouvernants et gouvernés. À l’encontre d’un simple évolutionnisme, les transformations des normes affectives pesant sur les hommes politiques sont alors décrites comme la résultante de l’agrégation des actions interdépendantes mises en œuvre aussi bien par les personnalités politiques que par les professionnels des médias. Du côté des premiers, dans un contexte d’assouplissement de la norme de contrition des affects, certains de leurs écarts émotionnels leur procurent une visibilité médiatique susceptible de se muer en une popularité fondée sur la sympathie et l’impression d’une plus grande proximité avec le commun des électeurs. Ainsi, cette nouvelle logique médiatique des larmes et des colères peut parfois apparaître comme une ressource politique qui permet à certaines personnalités politiques non seulement d’exister auprès des médias et de l’opinion, mais encore « de prétendre à des positons de leadership en bousculant la logique des institutions » (p. 229).

27La manière dont les professionnels des médias poursuivent leurs propres fins mérite tout autant d’être analysée. La recevabilité des émotions politiques, en effet, est avant tout arbitrée par des journalistes qui, à travers le travail d’exégèse des écarts émotionnels des candidats et des gouvernants, trouvent l’occasion de s’instituer en experts du jeu politique. La figure du journaliste le mieux à même d’éclairer l’opinion publique se confond alors avec celle d’un scrutateur avisé des coulisses du théâtre politique sachant faire le partage entre les émotions authentiques et les émotions feintes à des fins tactiques. Documentaires au cœur de la campagne, talk-show et évolutions des manières de questionner les élus et les candidats (Le petit journal, Une ambition intime, etc.), constituent autant « d’épreuves de banalisation, ou même de profanation » (p. 157) à partir desquels les professionnels des médias pourront sonder les cœurs et tester les nerfs des politiques et ainsi établir leurs verdicts. Autant dire que la mise à nue des personnalités politiques autorise désormais les journalistes à s’engager dans des procès en insincérité qui incitent plus encore les politiques à laisser entrevoir des émotions qui puissent être jugées authentiques : « on ne reproche plus au politique (en tout cas : plus principalement) l’écart par rapport à une norme qui impose le sang-froid, on leur reproche de verser des “larmes de crocodile”, preuve que celles-ci ont bien acquis une légitimité qui fait craindre l’inflation » (p. 186).

28Par-delà ces trois volets qui étayent la thèse de l’auteur, l’ouvrage présente bien d’autres réflexions et pistes stimulantes. La conclusion propose notamment une très utile typologie récapitulative des différentes formes d’émotions propres aux personnalités politiques. Par ailleurs, le fait que l’ouvrage soit presque exclusivement centré sur des épisodes français suscite évidemment la question du degré d’extension, dans une perspective comparative, des analyses proposées. On ne peut qu’espérer que l’ouvrage inspirera d’autres chercheurs et suscitera des travaux à partir de données empruntées à d’autres contextes culturels et systèmes politiques. On pourrait ainsi se demander dans quelles mesures les proportions respectives des « émotions exemplaires » et des « émotions partisanes » varient en fonction des caractéristiques de la lutte politique dans tels ou tels autres pays. De même, les scènes secondaires que constituent les coulisses médiatisées de la politique, lieu de prédilection pour les émotions proscrites sur la scène institutionnelle, présentent-elles, ici et là, des formes identiques ? Dans quels pays peut-on (ou non) observer des plongées au cœur des coulisses des campagnes analogues à celles proposées par un Serge Moati français ? En quoi la volonté (somme toute relativement bienveillante) de révéler la face cachée de l’humanité des bêtes politiques nécessite une forme de distanciation et de neutralité peu compatible avec la bien plus forte politisation de la presse qui peut caractériser d’autres pays ? En d’autres termes, quels sont les rapports, ici et là, entre les modes de traitement médiatique des épisodes affectifs et les registres émotionnels qui caractérisent les combats militants ?

29Comme on peut le voir, l’ouvrage confirme, une fois de plus, l’impossibilité d’envisager les émotions comme une variable isolée et suffisante en elle-même. Loin de prétendre pouvoir célébrer un supposé « tournant émotionnel », l’attention que le chercheur accorde aux émotions est avant tout ici l’occasion d’alimenter les questions cruciales que la science politique peut se poser en ce qui concerne l’évolution des règles du jeu politique, des relations entre les gouvernants et les gouvernées, ou bien encore des formes d’articulation entre les logiques institutionnelles et les logiques médiatiques.

30Christophe Traïni

31Sciences Po Aix, CHERPA


Date de mise en ligne : 15/01/2020

https://doi.org/10.3917/psud.051.0151

Notes

  • [1]
    J. Leca (1996), « La gouvernance de la France sous la Ve République », in L. Rouban, F. D’Arcy (dir.), De la Ve République à l’Europe. Hommages à Jean-Louis Quermonne. Paris, Presses de Sciences Po.
  • [2]
    A. Smith (2008), « À la recherche du territoire. Lecture critique de quatre ouvrages sur la France infranationale », Revue française de science politique, vol. 58, n° 6, p. 1 019-1 027.
  • [3]
    C. Crespy, V. Simoulin (2016), « Le gouvernement à crédit. Tâtonnements des gouvernements, aveuglement des gouvernés », L’Année sociologique, vol. 66, n° 2, p. 465-492.
  • [4]
    De ce point de vue, on ne peut que conseiller le croisement de la lecture de Sociologie politique du pouvoir local avec le manuel de F.-M. Poupeau (2017), Analyser la gouvernance multiniveaux, Grenoble, PUG.
  • [5]
    T. Power (1997), “Partis, Puppets and Paradoxes : Changing Attitudes Toward Party Institutionalization in Post-Authoritarian Brazil”, Party Politics, vol. 3, n° 2, p. 189-219.
  • [6]
    L. Lecuyer (2018), Analyse comparée des élites bureaucratiques fédérales au Brésil et au Mexique. L’exemple des trajectoires d’appui à la petite agriculture (1960-2000), thèse pour le doctorat en science politique, dir. G. Massardier, université de Montpellier.
  • [7]
    F. Engelmann (dir.) (2017), Sociologia política das instituições judiciais, Porto Alegre, UFRGS/CEGOV.
  • [8]
    D. J. Yashar (2005), Contesting Citizenship in Latin America. The Rise of Indigenous Movements and the Postliberal Challenge, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [9]
    Q. Delpech (2015), “Concealed Repressions : labor organizing campaigns and antiunion practices in the apparel industry of Guatemala”, Mobilization, an International Quaterly, vol. 20, n° 3, p. 325-344.
  • [10]
    J.-L. Briquet (2006), « Les formulations savantes d’une catégorie politique. Le clientélisme et l’interprétation sociohistorique du “cas italien” », Genèses, vol. 62, n° 1, p. 49-68.
  • [11]
    J. Quirós (2016), La politique vécue. Péronisme et mouvements sociaux dans l’Argentine contemporaine, Paris, L’Harmattan.
  • [12]
    A. Klein, C. Laporte, M. Saiget (dir.), 2015, Les bonnes pratiques des organisations internationales, Paris, Presses de Sciences Po.
  • [13]
    David Le Breton (2004), Les passions ordinaires : anthropologie des émotions, Paris, Payot & Rivages, p. 286 et 131.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions